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Sri Aurobindo

L’Énigme de ce monde
(Juillet 1933)

Traduction par La Mère
 

Une lettre en réponse à
une question de Maurice Magre1

“L’esprit divin, en s’incarnant dans les formes, a donc tout prévu et tout voulu. Mais alors, comment a-t-il l’air de poursuivre un but, la conscience, puisqu’il pouvait le réaliser du premier coup? Pourquoi a-t-il permis la douleur et le mal qui sont dans son essence même? Si le mal humain peut être attribué aux hommes, l’injustice qui frappe les animaux et les plantes ne peut être attribuée qu’à l’ordre divin. Pourquoi l’ordre divin n’a-t-il pas tout organisé dans la joie? La douleur ne perfectionne pas toujours et plus souvent elle jette dans un irrémédiable désespoir1.”)

À Maurice Magre, bien sympathiquement.

Votre lettre m’a été communiquée et les questions que vous y posez furent pour moi, à une certaine époque de mon développement, d’un intérêt trop intense pour que je ne prenne pas grand plaisir à y répondre. Pourtant, une réponse exprimée mentalement, quelque complète qu’elle puisse être, ne peut jamais être la réponse, celle qui fait taire les doutes et calme l’esprit. La certitude ne peut venir qu’avec l’expérience spirituelle, et les plus beaux ouvrages philosophiques ne pourront jamais valoir ni remplacer quelques minutes de Connaissance vécue.

Vous dites: “Un homme de développement moyen, qui n’est plus tourmenté de désirs terrestres, qui n’est uni au monde que par ses affections, doit-il renoncer à l’espoir de ne pas se réincarner? N’y a-t-il pas, après l’état humain, un état moins matériel où l’on passe quand on n’est plus rappelé par le désir, dans l’état humain? Cela me semble rigoureusement logique. L’homme ne peut être au sommet de l’échelle. Les animaux sont tout près de lui, n’est-il pas tout près de l’état suivant?”

Tout d’abord, ce qui maintient le rapport avec la terre, ce ne sont pas seulement les désirs du vital, mais tout mouvement spécifiquement humain, et certes les affections en font partie. On est aussi lié à la nécessité de la réincarnation par ses affections, par ses sentiments, que par ses désirs. Cependant, au sujet de la réincarnation, comme en toute chose, chaque cas a sa solution propre, et il est certain qu’une aspiration constante vers la libération des renaissances, unie à un effort soutenu d’élévation, de sublimation de la conscience, doit avoir pour résultat de couper la chaîne des existences terrestres, sans pour cela mettre fin à l’existence individuelle qui se prolonge dans un autre monde. Mais pourquoi penser que cette existence dans un autre monde, plus éthéré, soit “l’état suivant” qui serait par rapport à l’homme ce que l’homme est à l’animal? Il me paraît plus logique de penser (et la connaissance profonde confirme cette certitude) que l’état suivant sera un état physique lui aussi, quoique d’un physique qu’on puisse concevoir comme magnifié, transfiguré par la descente, l’infusion de la Lumière et de la Vérité. Tous les âges et les millénaires de vie humaine qui se sont écoulés sur terre jusqu’à présent, ont préparé l’avènement de cet état nouveau, et maintenant le temps est venu des réalisations concrètes et tangibles. C’est l’essence même de l’enseignement de Sri Aurobindo, le but du groupe qu’il a laissé se former autour de lui, la raison d’être de son Ashram.

Pour votre seconde question2, j’avais l’intention de vous envoyer la traduction de quelques extraits des œuvres de Sri Aurobindo. Mais lorsque je lui ai dit que je voulais traduire des passages de La Vie Divine pour vous les envoyer, il m’a répondu que je n’aurais pas moins de deux chapitres à traduire si je voulais vous transmettre une réponse à peu près complète. Devant ma perplexité il a, de lui-même, décidé d’écrire quelques nouvelles pages sur le sujet; il me les a remises tout dernièrement et j’ai commencé de suite la traduction.

Je ne voudrais pas déflorer les belles pages que je vais avoir le privilège de traduire, mais en attendant de pouvoir vous les envoyer, je vous donnerai, si vous le permettez, ma vue, très simpliste et succincte du problème.

Il me paraît incontestable que l’univers dans lequel nous nous trouvons n’est pas parmi les plus réussis, surtout dans son expression la plus extérieure; mais il est incontestable aussi que nous en faisons partie, et par suite, la seule chose qui pour nous soit logique et sage, est de nous mettre à l’œuvre pour le perfectionner, pour tirer le meilleur du pire et faire de lui le plus merveilleux univers qui soit. Car, ajouterai-je, non seulement cette transfiguration est possible, mais elle est certaine.

Que la paix et la joie de la Connaissance soient avec vous.

La Mère

*

On ne peut nier — en fait aucune expérience spirituelle ne nie — que ce monde ne soit ni idéal ni satisfaisant et qu’il soit fortement marqué du sceau de l’imperfection, de la souffrance et du mal. En vérité, cette perception est en quelque sorte le point de départ de l’impulsion spirituelle, excepté chez le petit nombre à qui l’expérience supérieure vient spontanément sans qu’ils soient contraints au détachement par le sentiment puissant ou accablant, affligeant, de l’Ombre qui surplombe tout le champ de l’existence manifestée. Cependant, la question reste: est-ce là vraiment, comme on le prétend, le caractère essentiel de toute manifestation, ou du moins, tant qu’il y aura un monde physique, celui-ci devra-t-il être nécessairement de cette nature, si bien que le désir de naître, la volonté de se manifester ou de créer, doive être considéré comme le péché originel, et le retrait de la naissance ou de la manifestation comme le seul chemin possible de salut? Pour ceux qui perçoivent le monde ainsi ou d’une façon plus ou moins analogue — et ils ont été la majorité — , il y a des chemins de sortie bien connus, des raccourcis de la délivrance spirituelle. Mais il se peut aussi que le monde ne soit pas ainsi et qu’il semble seulement ainsi à notre ignorance ou à une connaissance partielle: il se peut que l’imperfection, le mal, la souffrance soient une circonstance affligeante ou un passage douloureux, mais non la condition même de la manifestation, non l’essence même de la naissance dans la Nature terrestre. Et s’il en est ainsi, la plus haute sagesse ne sera pas dans la fuite, mais dans l’élan vers la victoire ici-même, dans une collaboration consentante avec la Volonté qui est derrière le monde, dans une découverte de la porte spirituelle de la perfection, qui sera en même temps l’ouverture de la descente totale de la Lumière, la Connaissance, la Puissance et la Béatitude divines.

Toute l’expérience spirituelle affirme qu’il y a un Permanent au-dessus du transitoire de ce monde manifesté où nous vivons et de cette conscience limitée où nous tâtonnons et luttons en d’étroites frontières, et que ses caractéristiques sont l’infini, l’existence en soi, la liberté, la Lumière et la Béatitude absolues. Y a-t-il donc un gouffre infranchissable entre ce qui est au-delà et ce qui est ici, est-ce que ce sont deux perpétuels opposés, et l’homme ne peut-il atteindre l’Éternel qu’en quittant cette aventure temporelle et en sautant par-dessus le gouffre? Tel semble l’aboutissement d’une ligne d’expérience qui a été poussée jusqu’à ses plus rigoureuses conclusions par le bouddhisme, et un peu moins rigoureusement par un certain type de spiritualité moniste qui admet quelque rapport entre le monde et le Divin, mais en dernier ressort, les oppose encore l’un à l’autre comme vérité et illusion. Mais il y a aussi une autre expérience, indiscutable, à savoir que le Divin est ici en toute chose, autant qu’il est au-dessus et derrière toute chose; que tout est en Cela, tout est Cela, quand nous nous retirons des apparences vers leur Réalité. C’est un fait, et il est significatif et illuminateur, que celui qui connaît le Brahman, même quand il se meut et agit dans ce monde, même quand il supporte tous ses chocs, peut vivre dans une paix absolue, dans la lumière et la béatitude absolues du Divin. Il y a donc ici quelque chose d’autre que cette tranchante opposition; il y a un mystère, un problème qui semble devoir admettre une solution moins désespérée. Cette possibilité spirituelle indique un autre chemin par-delà, et amène un rayon d’espérance dans l’obscurité de notre existence déchue.

Une question se pose aussitôt: ce monde est-il une immuable suite de phénomènes toujours semblables, ou recèle-t-il un élan évolutif, un fait évolutif, quelque échelle ascendante qui conduise d’une apparente Inconscience originelle à une conscience de plus en plus développée, et qui de développement en développement monte toujours, pour émerger sur des sommets de plus en plus hauts encore hors de notre atteinte normale? S’il en est ainsi, quel est le sens, le principe fondamental, l’aboutissement logique de cette progression? Tout semble indiquer que cette progression est un fait: que l’évolution n’est pas seulement physique, mais spirituelle. Ici aussi, il existe une ligne d’expérience spirituelle justificatrice par laquelle nous découvrons que l’Inconscient d’où tout part, est seulement une apparence, car en lui se trouve “involuée”, enfermée, une Conscience qui a des possibilités sans fin, une Conscience qui n’est pas limitée, mais cosmique et infinie, un Divin caché et emprisonné en soi, dans la Matière, mais qui contient toutes les potentialités en ses profondeurs secrètes. De cette Inconscience apparente, chaque potentialité se révèle tour à tour: d’abord la Matière organisée qui cache l’Esprit immanent, puis la Vie qui surgit dans la plante et s’associe à une mentalité croissante dans l’animal, puis le Mental lui-même qui se développe et s’organise dans l’homme. Cette évolution, cette progression spirituelle, s’arrête-t-elle court ici, à cet être mental imparfait qu’on appelle l’Homme? Ou bien son secret est-il simplement une succession de renaissances dont l’unique but ou l’unique fin est de peiner jusqu’au moment où elle peut apprendre sa propre futilité, renoncer à elle-même et faire le saut en quelque Existence originelle hors des naissances, ou en quelque Non-existence? En tout cas, la possibilité existe et passé un certain point, c’est une certitude — qu’il y a une conscience bien plus grande que ce que nous appelons le Mental, et qu’en gravissant l’échelle un peu plus haut, nous pouvons trouver un point où cesse l’emprise de l’Inconscience matérielle, de l’Ignorance vitale et mentale; dès lors, un principe de conscience peut se manifester, qui libère, non pas partiellement ou imparfaitement seulement, mais radicalement et totalement le Divin emprisonné. Dans cette vision, chaque étape de l’évolution apparaît comme le résultat de la descente d’un Pouvoir de conscience chaque fois plus haut, qui élève tout le niveau terrestre et crée une nouvelle strate. Mais les plus hauts Pouvoirs ne sont pas encore descendus, et c’est par leur descente que l’énigme de l’existence terrestre trouvera sa solution et que, non seulement l’âme, mais la Nature elle-même, touchera sa délivrance. Telle est la Vérité qui a été vue par éclairs et d’une façon de plus en plus complète par la lignée des voyants que les Tantra appelaient les héros-chercheurs et les divins chercheurs; cette Vérité est peut-être proche maintenant du point où elle pourra être pleinement révélée et pleinement expérimentée. Alors, quel que puisse être le lourd poids de lutte, de souffrance et d’obscurité dans le monde, si tel est le haut résultat qui nous attend, tout ce qui s’est passé avant peut être considéré par les forts et les aventureux comme un prix point trop élevé pour la gloire qui doit venir. En tout cas, l’Ombre se soulève; une Lumière divine se penche sur le monde, et ce n’est pas seulement un vague Éclat incommunicable et hors d’atteinte.

Il est vrai que le problème demeure: pourquoi tout cela a-t-il été nécessaire, ces commencements grossiers, ce long passage orageux? Pourquoi un prix si lourd et si pénible a-t-il été demandé? Pourquoi y a-t-il jamais eu le mal et la souffrance? Car, si l’on regarde le comment, la cause effective de la chute dans l’Ignorance, et non le pourquoi, toutes les expériences spirituelles s’accordent en substance. C’est la division, la séparation, le principe d’isolement hors du Permanent et de l’Un qui l’a produite; c’est parce que l’ego a pris position pour lui-même dans le monde, affirmant son propre désir et sa propre importance, au lieu d’affirmer son union avec le Divin et son unité avec le tout; c’est parce que, au lieu de laisser la suprême et unique Force-Sagesse-Lumière déterminer l’harmonie de toutes les forces, il fut permis à chaque idée, chaque force, chaque forme des choses, de s’accomplir autant qu’elle le pouvait dans la masse des possibilités infinies, par sa propre volonté séparée, et donc inévitablement, finalement, par son conflit avec les autres. La division, l’ego, la conscience imparfaite, les tâtonnements et les luttes d’une affirmation de soi indépendante, sont la cause effective de la souffrance et de l’ignorance de ce monde. Dès que les consciences se séparèrent de l’unique conscience, elles tombèrent inévitablement dans l’Ignorance, et le dernier résultat de l’Ignorance fut l’Inconscience. D’un immense et sombre Inconscient le monde matériel a émergé, et en lui s’élève une âme qui, par l’évolution, se fraye un passage vers la conscience, est attirée vers la Lumière cachée, et monte, bien qu’aveuglément encore, vers la Divinité perdue d’où elle était venue.

Mais pourquoi vraiment tout cela est-il arrivé? Il est une manière ordinaire de poser la question, et d’y répondre, qui doit être tout de suite éliminée: la manière humaine et sa révolte, ses reproches éthiques, sa clameur émotive. Car, contrairement à ce que certaines religions supposent, ce n’est pas une Déité personnelle, supracosmique et arbitraire, elle-même nullement affectée par la chute, qui a imposé le mal et la souffrance à des créatures produites par le caprice de son “fiât”. Le Divin que nous connaissons est un Être infini, et c’est dans son infinie manifestation que ces choses ont pris place; c’est le Divin lui-même qui est ici, derrière nous, imprégnant la manifestation, soutenant le monde par son unité; c’est le Divin qui est en nous, soulevant lui-même le fardeau de la chute et ses sombres conséquences. Si, en haut, Il se tient à jamais dans sa Lumière, sa Béatitude et sa Paix parfaites, il est ici-bas aussi: sa Lumière, sa Béatitude et sa Paix sont secrètement ici, supportant tout; en nous-mêmes, il existe un esprit, une présence centrale plus grande que la série des personnalités de surface, et qui, tel le suprême Divin lui-même, n’est pas écrasée par le sort qu’elle subit. Si nous découvrons ce Divin en nous, si nous reconnaissons que nous sommes cet esprit qui est un avec le Divin en essence et dans l’être, c’est le portail de notre délivrance, et en lui nous pouvons, même au milieu de ce monde de discordes, demeurer lumineux, béatifiques et libres. Tel est le témoignage de l’expérience spirituelle, et il est aussi vieux que le monde.

Mais encore, quel est le but et l’origine de la discorde? Pourquoi cette division et cet ego sont-ils nés, ce monde d’évolution douloureuse? Pourquoi le mal et la souffrance doivent-ils s’immiscer dans la Paix, la Béatitude et le Bien divins? Il est difficile de répondre à l’intelligence humaine en restant à son propre niveau, car la conscience qui est à l’origine de ce phénomène et pour laquelle il est en quelque sorte automatiquement justifié dans une connaissance supra-intellectuelle, est une intelligence cosmique, et non une intelligence humaine individualisée; elle voit des espaces plus larges, elle a une autre vision, un autre savoir, d’autres états de conscience que la raison et le sentiment humains. On pourrait répondre au mental humain que l’Infini peut en lui-même être libre de ces perturbations, mais qu’une fois la manifestation commencée, ont commencé aussi d’infinies possibilités, et parmi les possibilités infinies que la manifestation universelle a pour fonction de réaliser, l’une d’elles était évidemment la négation — l’apparente négation effective — du Pouvoir, de la Lumière, de la Paix et de la Béatitude, avec toutes ses conséquences. Si l’on demande pourquoi cela a été accepté, même si c’était possible, la réponse la plus proche de la Vérité cosmique que l’intelligence humaine puisse donner, c’est que dans les relations ou dans la transition du Divin dans l’Unité au Divin dans la Multiplicité, ce possible funeste est devenu inévitable à un certain moment. Car dès qu’il apparaît, il acquiert, pour l’Âme descendant dans la manifestation évolutive, une attraction irrésistible qui crée l’inévitable — une attraction qui en termes humains, sur le plan terrestre, peut se traduire par l’attrait de l’inconnu, la joie du danger, de la difficulté et de l’aventure, la volonté de tenter l’impossible, de réaliser l’incalculable, de créer le nouveau et l’incréé avec son propre être et sa vie comme matériaux, la fascination des contraires et de leur difficile harmonisation — c’est cela, traduit en une autre conscience, supraphysique et surhumaine plus haute et plus vaste que le mental, qui fut la tentation conduisant à la chute. Car, pour l’être originel de lumière sur le point de descendre, la seule chose inconnue était les profondeurs de l’abîme, les possibilités du Divin dans l’Ignorance et l’Inconscience. De l’autre côté, dans la divine Unité, c’était un vaste acquiescement plein de compassion, d’aide, d’acceptation, une connaissance suprême que cette possibilité devait être; qu’étant apparue, elle devait être menée jusqu’au bout; que son apparition faisait en quelque sorte partie d’une infinie sagesse incalculable; que si le plongeon dans la Nuit était inévitable, l’émergence dans un Jour sans précédent était aussi une certitude; et que c’est seulement ainsi qu’une certaine manifestation de la suprême Vérité pouvait avoir lieu, par une mise en œuvre des contraires phénoménaux comme point de départ de l’évolution et comme condition de l’émergence transformatrice. Cet acquiescement comprenait aussi la volonté du grand Sacrifice, la descente du Divin lui-même dans l’Inconscience pour prendre le fardeau de l’Ignorance et de ses conséquences, pour intervenir comme l’Avatar et la Vibhoûti, et marcher entre les deux signes de la Croix et de la Victoire, vers l’accomplissement et la délivrance. Est-ce là une expression trop imagée de la Vérité inexprimable? Mais sans images, comment présenter à l’intelligence un mystère si loin d’elle? C’est seulement quand on a traversé la barrière de l’intelligence limitée et participé à l’expérience et à la connaissance cosmiques qui voient les choses par identité, que les suprêmes réalités derrière ces images — des images qui correspondent au fait terrestre — , revêtent leurs formes divines et apparaissent comme simples, naturelles, inhérentes à l’essence des choses. C’est seulement en entrant dans cette conscience plus grande que l’on peut saisir l’inévitable de la création et de son but.

Certes, telle est la Vérité de la manifestation comme elle se présente à la conscience quand elle se tient à la frontière de l’Éternité et de la descente dans le temps, là où la relation entre l’Un et la Multiplicité dans l’évolution est déterminée: une zone où tout ce qui doit être, est en puissance, mais pas encore en action. Mais la conscience libérée peut s’élever plus haut, là où le problème n’existe plus, et de là, voir le problème à la lumière d’une suprême identité où tout se trouve prédéterminé dans la vérité automatique et spontanée des choses, où tout est justifié pour une conscience et une sagesse absolues, une Félicité absolue derrière toute la création et la non-création, et où l’affirmation et la négation sont vues toutes deux avec les yeux de l’ineffable Réalité qui les délivre et les réconcilie. Mais cette connaissance est inexprimable pour le mental humain; son langage de lumière est trop indéchiffrable, la lumière elle-même trop brillante pour une conscience accoutumée à l’effort et à l’obscurité de l’énigme cosmique et trop enchevêtrée dans l’énigme pour pouvoir suivre le fil et saisir le secret. En tout cas, c’est seulement en nous élevant dans l’esprit au-dessus de la zone d’obscurité et de conflit, que nous entrons dans le plein sens et que l’âme est délivrée de son énigme. S’élever à ce sommet de libération, est la vraie porte de sortie et le seul moyen de connaissance indubitable.

Mais cette libération et cette transcendance n’entraînent pas forcément une disparition de la manifestation, une pure coupure dissolvante hors du monde; elles peuvent préparer une mise en action de la Connaissance suprême, une intensité de Pouvoir capable de transformer le monde et de mener l’impulsion évolutrice à son accomplissement. C’est une ascension d’ou l’on ne retombe plus, mais d’où l’on peut prendre son vol pour une descente ailée de lumière, de force et d’Ânanda.

Ce qui est inhérent en la force de l’être, se manifeste comme devenir; mais ce que sera cette manifestation, ses conditions, l’équilibre de ses énergies et l’organisation des ses principes, dépend de la conscience qui agit dans la force créatrice, du pouvoir de conscience que l’être libère de lui-même pour la manifestation. Il est de la nature de l’Être de graduer et de varier ses pouvoirs de conscience, et suivant la gradation et les variations de déterminer son mode et le degré ou l’étendue de sa révélation. La création manifestée est limitée par le pouvoir auquel elle appartient: elle voit et vit suivant ce pouvoir, et ne peut voir davantage et vivre plus puissamment; elle ne peut changer son monde qu’en s’ouvrant à un pouvoir de conscience plus grand au-dessus d’elle, ou en s’élevant à lui ou en le faisant descendre. C’est ce qui se produit dans l’évolution de la conscience en notre monde — un monde de matière inanimée qui sous la pression de la nécessité, produit un pouvoir de vie, puis un pouvoir mental apportant de nouvelles formes de création, et qui peine encore pour produire ou pour faire descendre quelque pouvoir supramental. C’est aussi une opération de la force créatrice se mouvant entre deux pôles de conscience: d’un côté, une conscience secrète au-dedans et au-dessus, qui contient en elle-même toutes les potentialités de lumière, de paix, de pouvoir et de béatitude — là, éternellement manifestées, ici attendant leur réalisation; et de l’autre côté, une conscience extérieure, à la surface et au-dessous, qui part du contraire apparent d’inconscience, d’inertie, d’effort aveugle, de capacité de souffrir, et qui grandit en recevant en elle-même des pouvoirs de plus en plus hauts l’obligeant à toujours recréer sa manifestation en des conditions plus larges, chacune des créations nouvelles mettant au jour quelque potentialité interne et rendant de plus en plus possible la descente de la Perfection qui attend au-dessus. Tant que la personnalité extérieure que nous appelons nous-même, est centrée dans les pouvoirs inférieurs de la conscience, l’énigme de notre existence, son but et sa nécessité, sont pour nous un problème insoluble; si par hasard quelque lueur de vérité est transmise à cet homme mental extérieur, il la saisit imparfaitement et, peut-être, l’interprète mal, s’en sert mal et la vit mal. Le vrai soutien de sa marche, est plus dans le feu de la foi que dans les connaissances vérifiées et indubitables. C’est seulement en s’élevant à une conscience plus haute, au-delà de la ligne mentale, et donc supraconsciente pour lui maintenant, qu’il peut émerger de son incapacité et de son ignorance. Sa pleine libération, sa complète illumination, viendront quand il aura traversé la ligne et sera entré dans la lumière d’une existence supraconsciente nouvelle. Telle est la transcendance qui était le but de l’aspiration des mystiques et des chercheurs spirituels.

Mais ceci, en soi, ne changerait rien à la création ici-bas; l’évasion d’une âme libérée du monde ne fait aucune différence pour ce monde. Cependant, cette traversée de la ligne, si elle était utilisée à des fins, non seulement ascendantes mais descendantes aussi, amènerait la transformation de la ligne elle-même, et changerait la barrière, le couvercle qu’elle est maintenant, en un passage pour les hauts pouvoirs de conscience de l’Être qui sont à présent au-dessus d’elle. Ce serait une nouvelle création sur la terre, l’intervention des puissances ultimes qui renverseraient les conditions de ce monde; car ce serait une création fondée sur le plein flot de la lumière spirituelle et supramentale, au lieu d’une création sortie de l’inconscience matérielle et qui émerge dans la pénombre du mental. C’est seulement dans le plein flot de l’esprit réalisé que l’être incarné peut savoir, avec tout ce que cela comporte, la signification et la nécessité temporaire de sa descente dans les conditions de l’obscurité, et qu’il peut, en même temps, les dissoudre par une transmutation lumineuse qui les changera en une manifestation ici-bas du Divin révélé et non plus voilé et déguisé, ni même apparemment déformé.

 

1 (Question posée par Maurice Magre est l’auteur de nombreux ouvrages, en particulier de <i>À la Poursuite de la Sagesse</i> (Charpentier, 1936) où il a consacré un chapitre à Sri Aurobindo et à la Mère. Signalons aussi le <i>Livre des Certitudes Admirables</i> (Avignon, 1941).

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2 Celle qui a fait l’objet de <i>L’Énigme de ce Monde</i>.

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