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Mère

Entretiens

 

Le 2 novembre 1955

L'enregistrement   

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Cet Entretien est basé sur le chapitre I de La Synthèse des Yogas, «Les Quatre Aides».

Alors, ta question?

«Le processus du yoga consiste à sortir l’âme humaine de son état de conscience égoïste absorbé dans les apparences extérieures...»

Je n’ai pas bien compris «l’état de conscience égoïste absorbé dans les apparences».

On est occupé des choses extérieures. Cela veut dire que la conscience est tournée vers les choses extérieures — c’est-à-dire toutes les choses de la vie que l’on voit, que l’on connaît, que l’on fait —, au lieu d’être tournée vers le dedans pour trouver la Vérité profonde, la Présence divine. C’est le premier mouvement. On s’occupe de tout ce que l’on fait, n’est-ce pas, des gens qui sont autour de soi, des choses dont on se sert; et puis de la vie: dormir, manger, causer, travailler un peu, s’amuser un peu aussi; et puis recommencer, dormir, manger, etc., etc., et puis ça recommence; et alors ce que celui-ci a dit, ce que celui-là a fait, ce que l’on doit faire, la leçon que l’on doit apprendre, l’exercice que l’on doit préparer; et puis alors si on se porte bien, si on se sent en bon état, etc. C’est à ça qu’on pense d’habitude.

Alors le premier mouvement — et ce n’est pas si facile —, c’est que tout ça, ça passe au second plan, et qu’une chose vienne au-dedans et au-devant de la conscience comme la chose importante: la découverte de la raison d’être de la vie, et apprendre ce que l’on est, pourquoi l’on vit, et qu’est-ce qu’il y a derrière tout cela. Ça, c’est le premier pas: s’intéresser plus à la cause et au but qu’à la manifestation. C’est-à-dire que le premier mouvement est un retrait de la conscience de cette identification totale avec les choses apparentes et extérieures, et une sorte de concentration intérieure vers ce que l’on veut découvrir, la Vérité que l’on veut découvrir. Ça, c’est le premier mouvement.

Beaucoup de gens qui sont ici oublient une chose. Ils veulent commencer par la fin. Ils s’imaginent qu’ils sont prêts pour exprimer dans leur vie ce qu’ils appellent la Force ou la Conscience supramentale, et ils veulent infuser ça dans leurs actions, dans leurs mouvements, dans leur vie quotidienne. Mais le malheur est qu’ils ne savent pas du tout ce que c’est que la Force ni la Conscience supramentales et qu’il faut d’abord faire un chemin inverse, un chemin d’intériorisation et de recul vis-à-vis de la vie, pour trouver en soi cette Vérité que l’on doit exprimer.

Parce que tant qu’on ne l’a pas trouvée, il n’y a rien à exprimer. Et en s’imaginant qu’on vit une vie exceptionnelle, on vit seulement dans l’illusion de son état exceptionnel. Par conséquent, d’abord, il faut non seulement trouver son âme et le Divin qui la possède, mais s’identifier à elle. Et puis après, alors, on peut commencer à revenir vers les activités extérieures, et puis les transformer; parce qu’alors on sait vers quoi les transformer, en quoi les transformer.

On ne peut pas sauter au-dessus de cette étape-là. Il faut d’abord trouver son âme, c’est tout à fait indispensable, et s’identifier à elle. Après, on peut venir à la transformation. Sri Aurobindo a écrit quelque part: notre yoga commence où les autres finissent. Généralement le yoga mène justement vers cette identification, cette union avec le Divin — c’est pour cela qu’on l’appelle le yoga1. Et quand les gens sont arrivés là, eh bien, ils sont au bout de leur chemin et ils sont satisfaits. Mais Sri Aurobindo a écrit: nous commençons quand ils finissent; vous avez trouvé le Divin, mais au lieu de vous asseoir en contemplation et d’attendre que le Divin vous sorte de votre corps qui est devenu inutile, au contraire avec cette conscience vous vous tournez vers le corps et vers la vie, et vous commencez le travail de la transformation — qui est un très dur labeur. C’est là qu’il compare cela à tailler sa route dans la forêt vierge; parce que, comme personne ne l’a fait auparavant, il faut tailler son chemin là où il n’y en avait pas. Mais essayer de faire cela sans avoir la directive indispensable de l’union avec le Divin en soi, dans son âme, c’est un enfantillage. Voilà.

Je parle de yoga. Je ne parle pas de votre vie à tous, vous les enfants ici. Ça c’est différent. Vous êtes ici pour vous développer. Et quand vous serez développés et que vous aurez justement une pensée qui vous est propre, une vision qui vous est propre, et que vous aurez assez de connaissances pour pouvoir choisir librement quelle vie vous voulez mener, alors là vous prendrez une décision.

Mais ceux qui ont déjà pris la décision, eh bien, il est d’abord indispensable qu’ils trouvent leur âme et qu’ils s’unissent à leur être psychique, et au Divin qui est au-dedans de lui... Ça c’est un début tout à fait indispensable. On ne peut pas sauter au-dessus de ce pont-là, ce n’est pas possible. Cela peut être vite fait si vous savez vous servir de l’aide qu’on vous donne; mais il faut que ce soit fait.

C’est tout? Quelqu’un a quelque chose à demander?

Pavitra cherche son âme!

Mère, ici Sri Aurobindo a dit: «... bien que le problème reste le même, le point de départ doit être nouveau.»

Oui. C’est exactement ce que je viens de dire. Le problème reste le même...

Le problème...

Le problème, c’est de trouver son âme et de s’unir au Divin.

Mais, Mère, pendant la période védique aussi c’était le même?

De trouver leur âme et le Divin? Évidemment.

Mais ils n’ont pas réussi?

Non, Sri Aurobindo dit qu’à l’époque védique on a essayé d’amener la vie spirituelle dans la vie physique, mais il dit qu’à cette époque-là les moyens qu’ils employaient, les chemins qu’ils suivaient, ce n’est plus bon maintenant. Vous nous voyez avec un autel en train de faire une pûjâ! Ça ne va plus; ça ne s’adapte pas.

Leur but et notre but, est-ce que c’est le même?

Je pense que oui.

En tout cas, il y a eu plusieurs époques, dans la vie terrestre, où il y avait comme une sorte d’exemple donné, en promesse, de ce qui serait un jour. On a appelé cela des Âges d’Or. Mais certainement, il y a eu des époques où l’on a comme vécu une représentation plus ou moins complète de ce qui devrait être. Seulement, ce n’était qu’une démonstration, un exemple, que le monde était tout à fait impropre à adopter comme une réalisation. C’était seulement pour dire: vous voyez, c’est comme ça que ce sera. Mais pas comme ça dans tous les détails, comme ça dans l’essence. Et je pense que ça n’a pas duré très longtemps. En tout cas, le souvenir de la chose est très restreint, très localisé, et extrêmement réduit dans ses proportions. Il y avait une intensité, il y avait une grande beauté dans l’expression, mais c’était comme quelque chose de tout à fait indépendant de l’ensemble de la vie terrestre, un exemple... presque un exemple qui n’est pas à suivre, que l’on ne peut pas suivre, et qui était toujours accompagné d’une promesse: «Ça sera comme ça»... les paroles qu’on a répétées avec des mots très différents, de la Nouvelle Terre, ou du Monde Divin, ou d’une Création Nouvelle, etc.

Et je pense que c’était peut-être au commencement... pas exactement au commencement de l’humanité, mais au commencement de l’évolution consciente de l’humanité vers une réalisation. Nous avons dit la dernière fois que, pendant très longtemps, cette humanité était comme ça, très statique, et comme dans une préparation si lente, si invisible, que ça a pris peut-être des millions d’années. Mais ces promesses et ces exemples, c’était comme des points de départ, comme l’élan premier donné pour le commencement de l’évolution de la conscience vers une réalisation supérieure.

Je pense que l’époque védique était la plus récente. Il y en a eu d’autres avant, mais de très courte durée.

Quelque chose, par ici? Une question?... C’est tout?

Mère!

C’est encore lui qui pose des questions!

Qu’est-ce que vous voulez savoir?

Quand Vivekânanda a parlé de «l’unité essentielle qui trouverait son état parfait», est-ce qu’il a pensé ça d’une façon vague, ou bien...

Vivekânanda, autant que je sache, n’était pas beaucoup pour une réalisation matérielle. Il était plutôt de l’ordre de ceux qui veulent s’enfuir de la vie, se guérir de ce mal.

Mais à la fin de sa vie, il a regretté de ne pas avoir réussi.

J’avais lu une fois une chose, je ne sais plus où, parce que c’était en France — c’était une traduction dans un livre, un de ces livres théosophiques ou autres qui font des traductions des choses de l’Inde —, j’avais lu un incident à propos de Vivekânanda qui avait été profondément choqué, et qui avait grondé un disciple, parce que ce disciple lui avait dit: «Oh! Regardez comme ce coucher de soleil est magnifique!» Ça l’avait profondément choqué. Je me souviens, j’ai lu ça en France, et ça m’a frappée; je m’en souviens encore parce que ça m’a paru... c’était sa réflexion qui me paraissait scandaleuse! Il a dit: «Oh! c’est beau? si vous appréciez la beauté dans la Nature, jamais vous n’atteindrez le Divin.» Je ne sais pas, d’ailleurs, si c’était vrai ou si celui qui l’a raconté l’a inventé, je n’en sais rien. Mais je dis seulement que je l’ai lu, et que ça m’a tellement frappée que, bien des fois, quand je regarde un coucher de soleil ou un lever de soleil, ou un bel effet de lumière, je me souviens encore de ça et je me dis: «Tiens, dissocier à ce point... quelle drôle de chose qu’on ne puisse pas vivre la vie spirituelle si on admire la Nature!»

Alors, si c’est vrai qu’il était comme cela, il était certainement à l’autre bout de notre programme. Je vous dis, je ne sais pas si c’est vrai, mais enfin, je vous le donne pour ce que c’est. Et tout ce que j’ai lu sur lui a été comme ça: qu’il avait un mépris profond pour toutes les expressions physiques, qu’il les prenait tout au plus comme un moyen de se développer et de se libérer — rien de plus.

Mère, tu as dit que l’époque védique était comme une promesse. Une promesse à qui?

À la Terre et aux hommes. Ils ont laissé une sorte de document oral de leur expérience. Ça se transmettait — et c’était ça qui était la promesse.

Ils employaient un langage imagé. Il y a des gens qui disent que c’était parce qu’ils voulaient que ce soit une initiation qui ne soit comprise que par les initiés. Mais ça pouvait être aussi une expression tout à fait spontanée, sans but précis de voiler, mais qui ne pouvait être comprise que par ceux qui avaient eu l’expérience. Parce que c’est de toute évidence quelque chose qui n’est pas mental et qui venait spontanément — comme si cela sortait du coeur et de l’aspiration —, qui était l’expression tout à fait spontanée d’une expérience ou d’une connaissance. Et naturellement, une expression qui était poétique, qui avait son rythme propre, sa beauté propre, et qui ne pouvait être accessible qu’à ceux qui avaient eu une expérience identique. Par conséquent c’était voilé de soi-même, il n’y avait pas besoin d’ajouter un voile dessus. Il est plus que probable que c’était comme cela.

Quand on a une expérience vraie, qui n’est pas le résultat d’une pensée préliminaire qui construit et qui obtient par un effort spécial l’expérience, quand c’est une expérience directe et spontanée, une expérience qui sort de l’intensité même de l’aspiration, ça se formule spontanément en mots. Quand elle est suffisamment totale et complète, elle se formule en mots — qui ne sont pas pensés, qui sont spontanés, qui sortent spontanément de la conscience. Eh bien, il est plus que probable que les Védas étaient comme ça. Mais ceux-là seulement qui ont éprouvé l’expérience, qui ont eu la même condition de conscience, peuvent comprendre ce que ça veut dire.

Il y a de ces phrases qui paraissent tout à fait banales et ordinaires, où les choses semblent être dites d’une façon presque enfantine, et qui sont écrites ou entendues et puis notées, comme ça. Eh bien, quand on les lit avec une conscience ordinaire, cela paraît quelquefois même tout à fait banal. Mais si on a l’expérience, on voit qu’il y a une puissance de réalisation et une vérité d’expression, qui vous donnent la clef pour l’expérience même.

Mais il paraît évident que l’équivalent moderne, actuel, du rishi de l’ancien temps... même son expression védique spontanée sera très différente dans sa formulation. Parce que le développement terrestre et le développement humain changent les conditions de l’expression. La façon de dire de ce temps-là et la façon de dire de maintenant ne peuvent pas être les mêmes; et pourtant, l’expérience peut être une même expérience de quelque chose qui ne se pense pas, mais qui vient comme une expression vivante de l’expérience.

Mère, les rishis védiques, est-ce que c’étaient des hommes évolués à cet état, ou bien des manifestations spéciales?

Qu’est-ce que tu veux dire? Si c’étaient des hommes de l’évolution ou des hommes de l’involution?

C’étaient probablement... non... c’étaient sûrement des hommes de l’involution. Mais le corps était le produit de l’évolution.

Mais il est tout à fait certain que c’étaient des êtres involués, c’est-à-dire des êtres qui étaient descendus des régions supérieures et qui se servaient de ces corps, qui s’étaient identifiés à ces corps.

C’est ça, ce que j’avais dit l’autre jour, n’est-ce pas: ce qui a changé totalement le cours du développement terrestre et humain, c’est quand les corps se sont trouvés être assez perfectionnés pour pouvoir servir d’instruments à des êtres des régions supérieures, qui sont venus s’incarner en eux pour s’en servir. Et il paraît évident que les rishis en étaient — sinon tous, au moins ceux qui conduisaient, ceux qui étaient à la tête. Mais très probablement, ils formaient un groupe qui devait avoir sa réalisation propre et très indépendante de l’entourage. Ils vivaient d’ailleurs suffisamment isolés, si ce que l’on dit est exact.

(silence)

C’est tout? Plus rien? Non?

Mère, l’évolution se poursuivra, ou sera-t-elle remplacée par l’involution? C’est-à-dire...

Oui, j’ai compris. Mais ce que je ne comprends pas c’est le sens de ta question. Si le processus du développement terrestre continuera par une évolution...?

... ou si cela sera remplacé par une involution?

Oui... Mais il y a une chose que tu oublies. C’est que Sri Aurobindo a dit que chaque espèce nouvelle qui apparaissait sur la terre était le résultat d’une involution. Par conséquent, il y a toujours eu la combinaison des deux. Un double travail: un travail qui va de bas en haut, et une réponse qui va de haut en bas.

Mère, l’évolution, n’est-ce pas le Divin inhérent qui se manifeste? Alors pourquoi est-elle nécessaire?

L’involution ou l’évolution?

L’évolution. C’est-à-dire, par exemple, il y a eu d’abord l’évolution du mental des animaux. Alors on a dit que le mental c’était déjà...

En principe...

Caché en principe.

En principe oui — et c’est ça qui prépare; on a appelé ça de toutes sortes de noms: une étincelle divine, une Présence, etc., qui est infusée dans l’obscurité de la Matière pour commencer l’évolution. Mais il y a une autre chose: il y a une descente et identification d’êtres, d’êtres conscients, d’individualités, dans les formes produites par l’évolution. Et alors, il y a une union qui se produit entre des êtres des régions supérieures et les formes qui ont été évoluées par cette Présence divine. Et l’identification se produit entre cette divinité immanente et cet être qui descend. N’est-ce pas, c’est quand l’être psychique, par exemple, s’identifie à une personnalité d’ordre supérieur, une émanation divine, une vibhûti qui vient s’identifier à un être psychique — c’est ça, c’est cette chose-là. Mais ce n’est pas l’un ou l’autre. L’un fait un travail comme ça, comme je dis, un travail de développement du dedans au dehors; et l’autre, c’est quelque chose qui descend, et qui prend possession de ce que l’autre a préparé.

Généralement, ce sont des phénomènes individuels. Ces identifications-là sont des phénomènes individuels. Généralement. Je ne dis pas qu’il soit impossible que ça soit un phénomène collectif; mais enfin généralement, ce sont des phénomènes individuels.

Mais enfin, il suffit d’avoir l’expérience et on comprend. Ça devient très clair! Par conséquent, il ne faut pas parler, il faut agir. Voilà. C’est tout?

Bonne nuit, mes enfants!

 

1 Yoga, en sanskrit, veut dire union. De la racine yuj (unir) que l’on retrouve dans le français joug et l’anglais yoke.

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