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Mère

Entretiens

 

Le 28 mars 1956

L'enregistrement   

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«Si de quitter le monde et ses activités, si une libération et une quiétude suprêmes étaient le but unique du chercheur, ces trois grandes réalisations fondamentales1 suffiraient à l’accomplissement de sa vie spirituelle; concentré sur elles seules, il pourrait laisser tomber toutes les autres connaissances, mondaines ou divines, et, désencombré, s’en aller dans le Silence éternel. Mais il doit tenir compte du monde et de ses activités; il doit apprendre la Vérité divine qui peut se cacher derrière, et réconcilier l’apparente contradiction de la Vérité divine et de la création manifestée, qui est le point de départ de la plupart des expériences spirituelles.» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 130-31)

Je ne comprends pas le sens. Pourquoi cette contradiction est-elle le point de départ de l’expérience spirituelle?

Ce que l’on appelle ordinairement une expérience spirituelle, c’est le besoin intense de quelque chose d’autre que la vie dans laquelle on vit; et le plus souvent, cela s’éveille après des difficultés ou des désappointements ou des douleurs, des chagrins, toutes ces choses qui rendent malheureux et en même temps éveillent l’aspiration à une condition meilleure. C’est cela qui est généralement à la base des expériences spirituelles: c’est une chose négative.

Le besoin positif de connaître le Divin et de s’unir à Lui, généralement, vient beaucoup plus tard. Je dis «généralement»; il y a des exceptions, mais généralement c’est d’abord une fuite hors des misères de la vie, qui vous pousse vers une vie spirituelle. Il y a très peu de gens, s’ils étaient dans un état d’harmonie parfaite intérieurement et extérieurement, qu’il ne leur arrivait rien de désagréable ou de pénible, très peu de gens qui penseraient au Divin; ils ne s’en soucieraient pas, ils s’accommoderaient de la demi-mesure des choses ordinaires et ils ne rechercheraient pas un absolu. C’est cela que Sri Aurobindo veut dire.

Mais quand on a trouvé cette vie spirituelle, on s’aperçoit qu’elle est partout derrière les apparences, aussi bien que directement sans apparences. Derrière les apparences, elle existe aussi; c’est ce qu’il dit: il faut trouver, réconcilier ces contradictions. Il y a un endroit, ou un état de conscience, dans lequel elles se réconcilient.

Mais d’abord, il faut aller comme ça (geste ascendant), et puis on revient comme ça (geste descendant). Voilà.

Sri Aurobindo écrit ici: «Et pourtant, en lui ou devant lui [le chercheur], il n’y a pas seulement cette éternelle Existence consciente d’elle-même, cette Conscience spirituelle, cette infinitude de Force illuminée, cette Béatitude sans fin et sans temps. Il y a aussi, d’une façon également constante pour son expérience, un univers dans un espace et dans un temps mesurables — peut-être une sorte de fini sans limites —, dans lequel tout est éphémère, limité, fragmentaire...» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 132)

Le «fini sans limites», qu’est-ce que cela veut dire?

C’est pour essayer de formuler quelque chose qui est informulable.

En fait, on pourrait presque dire que les détails sont finis et que l’ensemble est infini, mais il ne dit pas «infini»: il dit «sans limites» — sans limites dans l’espace et sans limites dans le temps, mais pourtant limité en soi. Chaque détail a sa limite propre et l’ensemble n’en a pas.

Douce Mère, encore une chose que je n’ai pas comprise: «Parfois, ces deux états de son esprit [la conscience de l’éternité hors du temps et la conscience du monde dans le temps] semblent exister alternativement pour lui suivant son état de conscience; à d’autres moments, ils sont là comme deux parties de son être, disparates et qu’il faut réconcilier, deux moitiés de son existence, supérieure et inférieure, ou intérieure et extérieure. Il découvre bientôt que cette séparation dans sa conscience a un immense pouvoir libérateur, car, grâce à elle, il n’est plus lié à l’Ignorance, à l’Inconscience...» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 132)

Je n’ai pas compris cela.

C’est parce que l’on porte cette division en soi et parce que l’on peut goûter d’une vie éternelle que la vie extérieure vous paraît irréelle; et par conséquent, c’est à cause de cette contradiction que l’on commence à faire le nécessaire pour passer de la vie extérieure à la vie divine. S’il n’y avait pas de contradiction dans l’être, si l’on était un moyen terme entre les deux, comme ça, cela pourrait durer indéfiniment; on n’objectiverait pas sa difficulté et son besoin, on continuerait à vivre comme on vit, sans réfléchir, par habitude.

C’est à cause de cette contradiction aussi qu’il y a une partie de l’être qui prend l’habitude de surveiller l’autre. Autrement, on vivrait sans même s’apercevoir de ce que l’on fait, automatiquement.

(S’adressant à un disciple) Quelque chose par là?

Pourquoi: «Tout ce qui est hors du Temps fait pression pour entrer dans le jeu du Temps; tout ce qui est dans le Temps tourne autour de l’Esprit hors du temps»? (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 133)

Parce que c’est comme ça, mon enfant. Tout ce qui est non manifesté veut se manifester, et tout ce qui est manifesté essaye de retourner à son Origine.

C’est comme si tu me demandais: «Pourquoi la terre est-elle ronde et pourquoi est-ce qu’il y a un soleil et des planètes?» C’est comme ça, c’est la Loi de l’univers qui est comme cela.

La plupart de ces choses sont simplement des constatations de faits; mais il n’y a pas d’explications, parce que l’on ne peut pas donner d’explications mentales. On peut en donner, mais chaque chose que l’on veut expliquer s’explique par une autre, qui doit s’expliquer par une autre, qui doit s’expliquer par une autre — indéfiniment. Et tu peux faire le tour de l’univers, et chacune expliquant l’autre, ça n’explique rien du tout.

La seule chose que l’on puisse faire, c’est de dire: c’est comme ça.

C’est pour cela que l’on dit que le mental ne peut rien savoir: il ne peut rien savoir parce qu’il a besoin d’explications. Une explication n’a de valeur que dans la mesure où elle vous donne un pouvoir pour agir sur la chose que l’on explique; autrement, à quoi cela sert? Si, en expliquant quelque chose, cela ne vous donne pas le pouvoir de la changer, c’est absolument inutile, parce que, comme je l’ai dit, l’explication que vous donnez nécessite une autre explication, et ainsi de suite. Mais si, par une explication, vous obtenez un pouvoir sur une chose, pour la rendre différente de ce qu’elle est, alors cela vaut la peine. Mais ce n’est pas le cas. Ça, c’est encore tourner en rond comme ça, sur une surface, au lieu de s’élancer en l’air vers une hauteur nouvelle.

C’est tout?

(Se tournant vers un disciple) Oui, oui, vous l’avez déjà posée votre question, mais enfin, vous pouvez la poser à haute voix si vous voulez.

Sri Aurobindo parle d’une première réalisation où l’on voit, d’une part, l’Existence éternelle, Brahman, et d’autre part, l’existence du monde, Mâyâ, comme deux contradictions; puis il y a une autre réalisation, supramentale, et il dit: «La dualité Brahman-Mâyâ, autrefois contradictoire, est désormais deux-en-une (bi-une) et se révèle à lui [au chercheur] comme le premier grand aspect dynamique du Moi de tous les moi...» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 134)

Quand on a réalisé cela, est-ce que cela veut dire que notre nature inférieure a consenti à changer? Est-ce que, à ce moment-là, on voit que la dualité est deuxen- un?

Évidemment, je ne comprends pas votre question.

Jusqu’ici, il y a cette dualité dont il a parlé.

C’est une apparence, ce n’est pas un fait.

Quand on réalise que cette dualité n’existe pas...

Cela veut dire que l’on est passé derrière les apparences, qu’on a constaté un fait qui était toujours là.

Est-ce que c’est une promesse?

Mais enfin, quand on a fait un progrès, on a fait un progrès! Je ne comprends pas votre question. Si vous faites un progrès, vous faites un progrès; si vous apercevez une chose vraie derrière une illusion, généralement c’est considéré comme un progrès.

Mais ici, il explique encore que même la nature inférieure...

Oui, mais comme vous avez reconnu que c’est une seule et même chose... C’est ce que je disais tout à l’heure: quand vous avez une explication, est-ce que cela suffit à changer votre nature extérieure? Est-ce qu’elle a changé, est-ce que vous êtes différent de ce que vous étiez dans votre être extérieur?

Non.

Non. Alors, il faut quelque chose de plus. C’est ce que je voulais dire; une explication ne suffit pas, il faut autre chose. Évidemment, c’est un progrès de savoir quelque chose quand on ne le savait pas, mais à moins que cette connaissance ne devienne dynamique et ne se change en un pouvoir de transformation, cela ne sert pas à grand-chose.

Compris? Bon.

(S’adressant à un enfant) Tu veux poser une question? Dis, un peu de courage.

Douce Mère, comment peut-on augmenter la compréhension?

La compréhension? Eh bien, c’est en augmentant la conscience, c’est en allant au-delà du mental, en élargissant sa conscience, en approfondissant sa conscience, en touchant des régions qui sont par-delà le mental.

Au moment de la première publication de cet Entretien, en 1962, Mère a ajouté le commentaire suivant à la dernière question:

J’ajouterais maintenant une chose: c’est l’expérience. Changer la connaissance en expérience. Et l’expérience vous conduit automatiquement à une autre expérience.

Mais par «expérience», j’entends tout autre chose que ce que l’on entend d’habitude. Ce n’est pas faire l’expérience de ce que l’on sait — ça, c’est entendu —, mais au lieu de savoir et de connaître (même une connaissance très supérieure à la connaissance mentale, même une connaissance très intégrale), c’est devenir le pouvoir qui fait que ça est. Au fond, c’est devenir le Tapas des choses — le Tapas de l’univers.

On dit toujours qu’au début de la Manifestation, il y a Satchidânanda, et on le met dans cet ordre: d’abord Sat, c’est-a-dire l’Existence pure; puis Chit, la prise de Conscience de cette Existence; et Ânanda, la Joie de l’Existence, qui fait que ça continue. Mais entre ce Chit et cet Ânanda, il y a Tapas, c’est-à-dire le Chit qui se réalise. Et quand on devient ce Tapas-là, le tapas des choses, alors on a la connaissance qui donne le pouvoir de changer. Le tapas des choses, c’est ce qui gouverne leur existence dans la Manifestation.

Quand on est là, on a le sentiment d’une puissance si formidable! C’est la puissance universelle. On a le sentiment de la maîtrise totale de l’univers.

 

1 R éalisation du Divin immanent, du Divin cosmique et du Divin transcendant ou Nirvâna.

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