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Mère

Entretiens

 

Le 16 mai 1956

L'enregistrement   

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«En somme, on peut affirmer avec certitude que toutes les solutions offertes [morales, religieuses, ascétiques] sont et ne peuvent être que provisoires tant que l’on n’a pas atteint la Conscience de Vérité supramentale qui met à leur place les apparences des choses et révèle leur essence ou ce qui en elles dérive directement de l’essence spirituelle. En attendant, notre seule sauvegarde est de trouver une loi d’expérience spirituelle qui nous dirige — à moins de libérer une lumière au-dedans de nous qui pourra nous conduire sur le chemin jusqu’à ce que cette Conscience de Vérité, directe et plus grande, soit atteinte au-dessus de nous ou née en nous. Car tout le reste en nous, tout ce qui est purement extérieur et qui n’est pas le sens spirituel ou la vision spirituelle — les constructions, représentations et conclusions de l’intellect, les suggestions et les instigations de la Force de Vie, les nécessités concrètes de l’existence physique — sont parfois des demi-lumières, parfois de fausses lumières, qui tout au plus peuvent nous servir pendant un temps ou nous aider un peu, et pour le reste, nous retarder ou nous embrouiller.» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 152)

Les besoins physiques aussi? Je ne comprends pas.

Tout cela, pas seulement les besoins physiques. Ce sont toutes ces choses qui parfois sont des lumières, c’est-à-dire des connaissances mitigées, mélangées à de l’ignorance, et parfois des fausses lumières, c’est-à-dire pas de connaissance du tout: simplement des idées, des conceptions, des manières de voir, des manières de sentir — toutes les choses qui sont considérées comme connaissance dans la conscience humaine ordinaire.

Sri Aurobindo parle même des besoins physiques, les besoins du corps, que généralement on considère comme des choses impérieuses et qui ont leur vérité en soi; il dit que même cela peut être seulement une lumière tout à fait partielle, c’est-à-dire un semblant de connaissance, ou même une chose fausse.

Cela va à l’encontre de toutes les idées modernes.

Les gens ont toujours l’impression que ce qu’ils appellent les besoins de leur corps, ce que le corps demande est une loi absolue; que si on ne lui obéit pas, eh bien, on fait une faute grave contre son corps, qui en subira les conséquences. Et Sri Aurobindo dit que ces besoins eux-mêmes sont ou des lumières très partielles, c’est-à-dire seulement une façon de voir les choses, ou bien pas de lumière du tout, tout à fait faux.

Si l’on étudiait assez attentivement le problème, on s’apercevrait à quel point les soi-disant besoins du corps dépendent de l’attitude mentale. Par exemple, le besoin de manger. Il y a des gens qui, littéralement, meurent de faim s’ils n’ont pas mangé pendant huit jours. Il y en a d’autres qui le font exprès, et qui prennent le jeûne comme un principe de yoga, comme une nécessité du yoga. Et pour eux, au bout de huit jours de jeûne, le corps se porte aussi bien qu’au début, et quelquefois mieux!

Finalement, pour toutes ces choses, c’est une question de proportion, de mesure. Il est évident que l’on ne peut pas vivre toujours sans manger. Mais il est évident aussi que l’idée que l’on a du besoin de manger n’est pas vraie. Au fond, c’est tout un sujet d’études: «L’importance de l’attitude mentale vis-àvis du corps.»

Sri Aurobindo ne reconnaît pas les besoins du corps comme des choses qui ont leur vérité en soi. Il dit: ce n’est pas vrai, c’est seulement une idée que vous avez, une impression, ce n’est pas une chose vraie, qui porte sa vérité en soi.

Douce Mère, quelle est-elle, cette «loi impérieuse», cette «loi spirituelle et supramentale»?

C’est la vérité de chacun.

Chaque être porte en soi sa loi spirituelle, sa loi supramentale. Ce n’est pas la même pour tous, ce n’est pas une seule loi identique. C’est pour chacun la vérité de son être, c’est-à-dire la chose qu’il doit réaliser dans l’univers et la place qu’il doit occuper dans le monde.

Ça, c’est la vérité de son être.

«Inadéquate aussi est la très fréquente tentative de mésalliance entre le vital et le spirituel, entre une expérience mystique au-dedans et un paganisme esthétique, intellectuel et sensuel au-dehors, ou un hédonisme exalté qui s’appuie sur l’expérience mystique et se satisfait de l’illusion d’une approbation spirituelle...» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 151)

Qu’est-ce que Sri Aurobindo entend par un «paganisme esthétique»?

C’est comme cela que Sri Aurobindo décrit les différents panthéons des différents pays, spécialement en Grèce ou dans l’Inde. C’est-à-dire que c’est une façon esthétique et intellectuelle de transformer toutes choses en des créatures divines, des êtres divins: toutes les forces de la Nature, tous les éléments, toutes les forces spirituelles, toutes les forces intellectuelles, toutes les forces physiques, tout cela est transformé en un nombre de divinités et il leur est donné une réalité esthétique et intellectuelle. C’est une façon symbolique, et artistique, et littéraire, et poétique, d’avoir affaire à toutes les forces et toutes les réalités universelles. C’est ainsi que se sont créés les panthéons, comme le panthéon grec ou le panthéon égyptien, ou bien le panthéon de l’Inde.

Tous ces dieux sont des représentations que Sri Aurobindo appelle «esthétiques et intellectuelles» — une façon de concevoir l’univers. Ce n’est pas pour dire que cela ne correspond pas à une vérité (à une réalité plutôt qu’à une vérité): il y a des êtres comme cela; mais c’est un certain genre d’approche du monde universel, ou plutôt des mondes universels.

Douce Mère, est-ce que la morale ne nous a pas aidés à augmenter notre conscience?

Cela dépend des gens. Il y a des gens que cela aide, il y a des gens que cela n’aide pas du tout.

La morale est une chose tout à fait artificielle et arbitraire, et dans la majorité des cas, parmi les meilleurs, elle enraye le véritable effort spirituel par une sorte de satisfaction morale que l’on est dans le droit chemin et que l’on est un honnête homme, et que l’on fait son devoir, et que l’on satisfait à toutes les nécessités morales de la vie. Alors, on est si satisfait de soi que l’on ne bouge plus et que l’on ne fait plus de progrès.

Il est très difficile pour un homme vertueux d’entrer sur le chemin de Dieu; on l’a dit très souvent, mais c’est tout à fait vrai, parce qu’il est très satisfait de lui-même, il a l’impression qu’il a réalisé ce qu’il devait réaliser, il n’a plus ni aspiration ni même cette humilité élémentaire qui fait que l’on veut faire des progrès. N’est-ce pas, celui que l’on appelle ici un homme sâttvique1, généralement il est assis très confortablement dans sa vertu et ne pense jamais à en sortir. Alors cela vous met à des millions de lieues de la réalisation divine.

Ce qui aide, jusqu’à ce que l’on ait trouvé la lumière intérieure, c’est de se faire à soi-même un certain nombre de règles, qui naturellement ne doivent pas être tout à fait rigides et fixes, mais qui doivent être assez précises pour s’empêcher de sortir complètement du droit chemin ou de faire des erreurs irréparables — des erreurs dont on subit la conséquence dans toute sa vie.

Pour cela, il est bon d’ériger en soi un certain nombre de principes, mais qui doivent être pour chacun en accord avec sa nature. Si vous adoptez une règle sociale, collective, vous vous mettez immédiatement dans l’esclavage de cette règle sociale, et alors cela vous empêche presque radicalement de faire un effort de transformation.

Douce Mère, Sri Aurobindo a dit qu’il fallait trouver une lumière au-dedans, puis se soumettre à la Shakti divine. Maintenant que le Supramental est descendu, est-ce que ce sera plus facile?

Eh bien, c’est cela, la lumière au-dedans, maintenant.

Quelle est la difficulté? Où vois-tu une objection ou une contradiction? Quelle est ta difficulté?

Comment pouvons-nous comprendre que c’est devenu plus facile? Quel est l’effet de cette descente?

Eh bien, attends que cela se produise en toi et tu le connaîtras!

Bien. Imagine que dans une chambre obscure tu aies mis une lampe à pétrole qui brûle avec du pétrole, comme on en avait dans le temps (il y a cinquante ans, on avait des lampes à pétrole dans les chambres, comme maintenant il y a des lanternes, c’était un peu mieux, mais c’était la même chose). Alors tu éclairais ta chambre avec cela, et puis, tout d’un coup, quelqu’un a inventé le moyen d’avoir de la lumière avec l’électricité. Alors, ta lampe à pétrole est remplacée par une belle lampe électrique qui éclaire dix fois plus.

Quelle est ta difficulté, ton problème?

Tu as toujours eu une lumière pour éclairer ta chambre — ta chambre intérieure —, mais au lieu d’une lampe à pétrole, c’est devenu une lampe électrique. Voilà.

Tu ne comprends pas, non? Ce n’est pas très difficile à comprendre.

On veut voir cette lumière.

Voir? Ah!... Entre dans la chambre, tu verras.

(silence)

C’est tout?

Mère, après la première question, il y a une phrase que je n’ai pas comprise: «... et pour le reste, nous retarder ou nous embrouiller.» Qu’est-ce que ce «reste»? (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 152)

Sri Aurobindo parle des constructions mentales, des représentations ou des conclusions de l’intellect, des suggestions et des instigations de la force vitale, des besoins du corps; alors tout cela, ces demi-lumières ou ces fausses lumières peuvent servir un petit peu sur le chemin, nous aider un petit peu, et seulement pendant quelque temps. Et tout ce qui n’est pas cela, tout le reste, c’est-à-dire toutes les innombrables pensées et mouvements, sensations et sentiments que l’on a, eh bien, cela ne sert à rien du tout. Et pire que de ne servir à rien du tout, cela vous retarde sur le chemin, voilà tout. Cela nous embrouille. C’està- dire que cela crée une confusion intérieure et qu’il ne faut en tenir aucun compte.

Toutes les innombrables choses que l’on pense, que l’on éprouve, que l’on sent, que l’on voit, que l’on fait... tout cela ne sert à rien du tout. Naturellement, en se plaçant au point de vue du yoga.

(S’adressant à l’enfant qui voulait voir la lumière) Tu as encore une question?

Comment entrer dans la chambre?

Tu prends une clef et tu ouvres la porte!

Il faut trouver la clef.

Ou tu t’assois devant la porte jusqu’à ce que tu aies trouvé le mot, l’idée ou la force qui l’ouvre — comme dans les Contes des Mille et Une Nuits.

Ce n’est pas une plaisanterie, c’est très sérieux. Il faut s’asseoir devant la porte et puis se concentrer jusqu’à ce que l’on ait trouvé ou la clef ou le mot ou le pouvoir de l’ouvrir.

Si on n’essaye pas, cela ne s’ouvre pas tout seul. Peut-être après des milliers d’années, mais tu veux le faire tout de suite — alors? Pour le faire tout de suite, il faut s’asseoir obstinément devant la porte jusqu’à ce qu’on ait trouvé le moyen. Ce peut être une clef, ce peut être un mot, ce peut être une force, ce peut être n’importe quoi, et tu restes devant la porte jusqu’à ce qu’elle s’ouvre.

Et tu ne penses pas à autre chose.

Seulement à ta porte.

N’y a-t-il pas une serrure par où la lumière peut s’échapper?

Une serrure! Qu’est-ce que tu veux dire? Une fente par où la lumière peut s’échapper?... Peut-être qu’elle s’échappe, mais peut-être qu’on ne la voit pas non plus!

Elle s’échappe.

Mais alors c’est un autre problème: il faut ouvrir ses yeux. Il faut apprendre à ouvrir les yeux, à regarder.

Les tout petits enfants ne voient pas, même les toutes petites bêtes ne voient pas, les tout petits chats ne voient pas. Ça leur prend quelques heures ou quelques jours — ils ne voient pas.

Il faut apprendre à voir.

 

1 Selon la terminologie indienne, l’homme «sâttvique» est celui qui est mû par un principe de connaissance, d’équilibre et de lumière, par opposition à l’homme «râjasique» qui vit selon ses désirs et ses passions, et à l’homme «tâmasique» qui vit dans l’inertie et l’obscurité.

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