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Mère

Entretiens

 

Le 15 août 1956

L'enregistrement   

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«Il est donc de la plus haute importance que l’être psychique caché en nous fasse son émergence et prenne la direction du sacrifice, car seul cet être profond peut apporter le plein pouvoir de l’esprit dans l’acte et de l’âme dans le symbole. Lui seul peut assurer au symbole une éternelle fraîcheur, une sincérité et une beauté impérissables même quand la conscience spirituelle est incomplète, et empêcher le symbole de devenir une forme morte ou une magie corrompue et corruptrice; seul, il peut conserver à l’acte son pouvoir et sa signification. Toutes les autres parties de notre être — le mental, la force de vie, la conscience physique ou corporelle — sont beaucoup trop sous la domination de l’Ignorance pour être des instruments sûrs, et encore moins peuvent-ils être un guide ou la source d’une impulsion qui ne s’égare point. Toujours, le mobile et l’action de ces pouvoirs s’accrochent en grande partie à la vieille loi, aux tables trompeuses, aux mouvements inférieurs chéris de la Nature, et c’est à contre-coeur, avec crainte ou révolte, ou en opposant une inertie obstructrice, qu’ils répondent aux voix et aux forces qui nous appellent et nous pressent de nous dépasser et de nous transformer en un être plus grand et en une Nature plus vaste. Le plus souvent, ils répondent par une résistance ou un acquiescement mitigé et temporisateur; car même quand ils répondent à l’appel, ils tendent encore par habitude automatique sinon consciemment, à introduire dans l’action spirituelle leurs propres incapacités naturelles et leurs erreurs. À chaque instant, ils sont poussés à tirer égoïstement avantage des influences psychiques et spirituelles; à chaque instant, on peut les surprendre à se servir du pouvoir, de la joie et de la lumière que ces influences nous apportent, dans un dessein vital inférieur. Plus tard aussi, même quand le chercheur s’est ouvert à l’Amour divin transcendant, universel ou immanent et qu’il cherche à l’infuser dans la vie, il se heurte au pouvoir d’obscurcissement et de perversion de ces forces inférieures de la Nature. Toujours, elles attirent vers les pièges, infiltrent dans cette intensité plus haute leurs éléments amoindrissants, cherchent à capturer pour elles-mêmes et à leurs fins le Pouvoir qui descend, et le dégradent, en font un instrument mental, vital et physique glorifié au service du désir et de l’ego. S’il ne tenait qu’à elles, l’Amour divin, au lieu d’être le créateur de nouveaux cieux et d’une nouvelle terre de Vérité et de Lumière, serait gardé ici prisonnier et utilisé comme une légitimation formidable, une force de glorification sublimante, pour dorer la boue de la vieille terre et colorer de rose et de saphir les vieux cieux troubles et irréels de l’imagination vitale sentimentalisante et les chimères idéalisées du mental. Si cette falsification est tolérée, la Lumière, le Pouvoir et la Béatitude d’en haut se retirent et il y a une chute à un état inférieur, ou bien la réalisation reste à michemin, enchaînée, prise dans un dangereux mélange, à moins qu’elle ne soit recouverte ou même submergée par une exaltation inférieure qui n’est pas le véritable Ânanda. Pour cette raison, l’Amour divin, pourtant au coeur de toute la création et la plus puissante de toutes les forces créatrices et rédemptrices, a été jusqu’à présent la moins visiblement présente dans la vie terrestre, la moins efficace dans la rédemption, la moins créatrice. La nature humaine n’a pas été capable de la supporter dans toute sa pureté, justement parce que c’est la plus puissante, la plus pure, la plus rare, la plus intense de toutes les énergies divines; l’homme a immédiatement corrompu le peu qu’il en pouvait saisir pour en faire une ardeur vitale pieuse, une sentimentalité religieuse ou morale incapable de se défendre, un mysticisme voluptueux ou même érotique et sensuel sorti d’un mental peint en rose ou d’une impulsion vitale passionnément trouble, et par ces faux-semblants, il a voulu compenser son incapacité à abriter le Feu mystique qui pourrait reconstruire le monde par sa flamme sacrificielle. Seul, l’être psychique profond, quand il se dévoile et émerge avec son plein pouvoir, peut conduire le sacrifice du pèlerin sans dommage à travers ces embûches et ces pièges; à chaque moment, il surprend, démasque, rejette les mensonges du mental et de la vie, saisit la vérité de l’Amour divin et de l’Ânanda, et les dégage des ardeurs excitées du mental ou de l’enthousiasme aveugle et fallacieux de la force de vie. Mais par contre, toutes les parties essentiellement vraies dans l’être mental, vital et physique, il les désembourbe et les prend avec lui dans le voyage, jusqu’à ce qu’elles se tiennent, droites sur le sommet, neuves en esprit et sublimes en leur forme.» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 184-86)

C’est la réponse la plus puissante, la plus complète et la plus vraie à toutes les questions que tant de gens ont dans leur tête et qu’ils n’osent pas poser.

Tant de gens mettent en doute l’efficacité de la Protection, la sûreté du chemin, parce que d’autres s’égarent. Et ils tremblent de peur dans leur égoïsme au lieu de se dire ce que je viens de vous lire ce soir, et qui est la cause de toutes les catastrophes, petites ou grandes, qui menacent ceux qui suivent le chemin du yoga sans avoir pris le soin nécessaire d’être suffisamment purs et sincères.

Aucune protection, aucune Grâce ne peut sauver ceux qui se refusent à la purification indispensable.

Et j’ajoute ceci que la peur est une impureté, l’une des plus grandes impuretés, l’une de celles qui proviennent le plus directement des forces antidivines qui veulent détruire l’action divine sur la terre; et le premier devoir de ceux qui veulent vraiment faire le yoga, c’est d’éliminer de leur conscience, avec toute la puissance, toute la sincérité, toute l’endurance dont ils sont capables, même l’ombre d’une peur. Pour marcher sur le chemin, il faut être intrépide, et ne jamais faire ce retour sur soi, mesquin, petit, faible, vilain, qu’est la peur.

Un courage indomptable, une sincérité parfaite et un don de soi sincère tel qu’on ne fait pas de calculs ni de marchandages, qu’on ne se donne pas avec l’idée de recevoir, qu’on ne se confie pas avec l’idée qu’on sera protégé, qu’on n’a pas une foi qui demande des preuves — c’est cela qui est indispensable pour marcher sur le chemin, et c’est cela seul qui peut vraiment vous mettre à l’abri de tout danger.

(silence)

Tu as une question, toi?

Douce Mère, pourquoi sent-on une atmosphère différente les jours de Darshan1? Comment doit-on se comporter ces jours-là?

Différente? Tu poses la question!... Il y a une invasion d’éléments plus ou moins obscurs et étrangers, qui peuvent venir avec bonne volonté, c’est possible, mais qui viennent avec une ignorance presque totale, et qui précipitent tout cela dans l’atmosphère; et alors naturellement, si l’on est le moins du monde ouvert à ce qui se passe, on se sent écrasé sous le poids de cet accroissement d’ignorance.

Je ne veux pas dire qu’il n’y ait pas d’ignorance ici! mais enfin, la dose est différente. Ici, il y a tout de même une sorte de manipulation de la conscience, qui se fait constamment, nuit et jour, visiblement, invisiblement; et qu’on le veuille ou même qu’on ne le veuille pas, malgré tout on l’absorbe, et au bout d’un certain temps cela agit.

Quand il vient un petit nombre de gens, cela change quelque chose, mais ce n’est pas suffisant pour donner une impression pénible; mais quand c’est une ruée comme cela, qui se précipite tout ensemble, alors tout le niveau descend immédiatement, et à moins que l’on ne soit capable de se retirer en soi-même et de mettre la tête au-dessus de cette eau qui submerge — cette nappe d’ignorance qui submerge —, si l’on n’est pas capable de lever sa tête au-dessus, eh bien, on se sent très mal à l’aise.

Non, Mère, c’est une atmosphère de joie!

Tu trouves que c’est une atmosphère de joie!

Oui, Mère.

Alors c’est personnel, mon petit. C’est une chose purement personnelle. Et tu devrais pouvoir la garder.

C’est parce que, à ce moment-là, il y a en toi des souvenirs qui s’éveillent, une certaine concentration. Peut-être même, ce que tu appelles joie, c’est un plaisir vital, non? Ce n’est pas une sorte d’excitation? Quand éprouves-tu la joie?

Aujourd’hui, c’est après le Darshan.

Je crois que c’est le même phénomène pour les gens qui sont plus réceptifs le jour de leur fête, ou qui ont besoin du souvenir d’un événement pour que cela réveille leur réceptivité.

En un temps, quand Sri Aurobindo donnait le Darshan luimême, avant de le donner, il y avait toujours une concentration de certaines forces, ou d’une certaine réalisation qu’il voulait donner aux gens. Et alors, chaque Darshan marquait une étape dans l’avance; chaque fois quelque chose était ajouté. Mais cela, c’était du temps où le nombre des visiteurs était très restreint. C’était organisé d’une autre manière; et cela faisait partie de la préparation nécessaire.

Mais cette concentration spéciale, maintenant, elle se produit à d’autres moments, pas particulièrement les jours de Darshan. Et elle se produit beaucoup plus souvent, en d’autres genres d’occasions, de circonstances. Le mouvement s’est beaucoup accéléré; la marche en avant, les étapes se succèdent beaucoup plus rapidement. Et il est peut-être plus difficile de suivre; ou en tout cas, si l’on ne prend pas le soin de suivre, on est beaucoup plus vite distancé qu’avant; on a l’impression qu’on est en retard ou qu’on a été abandonné. Les choses changent vite.

Et je dois dire que ces moments de Darshan avec tout cet afflux de gens ne servent pas tant à un progrès intérieur (c’està- dire intérieur à l’Ashram) qu’à une diffusion à l’extérieur. L’utilisation de ces jours-là est un peu différente; c’est surtout pour aller plus loin, avoir un champ plus vaste, atteindre des points plus éloignés. Mais la concentration est moindre et il y a cet inconvénient d’une grande cohue, qui a toujours existé, mais qui a été beaucoup plus grande ces dernières années qu’au début. Au début, il n’y avait pas une telle foule; et peut-être aussi la qualité de la foule était-elle un peu différente.

Alors la joie dont tu parlais, ce serait plutôt une espèce d’excitation, ou l’impression d’une vie plus intense ou plus active; mais ce n’est pas effectivement une Présence plus grande. On se met soi-même, peut-être, dans un état où l’on est plus réceptif, où l’on reçoit davantage, mais il n’y a pas d’intensification de Présence (pas à ma connaissance).

Alors, ce doit être au-dedans de toi qu’il faut trouver la raison, et le remède pour garder la joie.

Mais Mère, quelle est la signification du message que tu donnes chaque Darshan? Par exemple, aujourd’hui, tu as donné la photo de la fleur qui symbolise la manifestation supramentale2.

Oui, comme je viens de vous le dire, cela se répand par milliers d’exemplaires sur le monde. C’est une extériorisation de la chose, c’est une façon de répandre l’influence, de répandre le message, de toucher plus loin. Tout ce qui est dit dans un message de Darshan a été étudié, éprouvé, expérimenté avant. Et le jour du Darshan, on le donne. D’abord on fait l’expérience, puis on la déclare publiquement. Le mouvement d’avant, c’est le développement individuel; au Darshan, on le répand.

Sri Aurobindo a toujours parlé de deux mouvements: la formation individuelle pour pouvoir atteindre le but individuellement, et la préparation du monde... Parce que le progrès de l’individu est, pour ainsi dire, pas exactement retardé ni aidé par la condition du tout, mais cela produit un certain équilibre entre les deux. Le mouvement individuel est toujours beaucoup plus rapide et plus perçant; il va plus loin, plus profondément et plus vite. Le mouvement collectif produit une sorte de base, qui en même temps freine, mais en même temps supporte. Et c’est l’équilibre entre ces deux mouvements qui est nécessaire. Alors, plus on va rapidement individuellement, plus il faut essayer d’étendre et de fortifier la base collective.

Mère, est-ce que le jour du 15 août a une signification occulte (ou simple)? Parce que, dans l’histoire, des événements importants sont arrivés ce jour-là.

Que veux-tu dire exactement? Le 15 août est le jour de la naissance de Sri Aurobindo. Par conséquent, c’est une date qui a une importance capitale dans la vie terrestre, au point de vue physique. Et alors?

Le 15 août, d’autres événements importants se sont produits...

Quoi, la libération de l’Inde? C’est parce que la libération de l’Inde est arrivée le 15 août? Et alors, il faut que l’on vous dise pourquoi c’est arrivé, vous ne pouvez pas le trouver tout seul, non? Cela a besoin d’être dit? Je crois que Sri Aurobindo l’a écrit aussi, non, dans le message qu’il a donné? Il ne l’a pas dit3?

(silence)

Oui, c’est exactement cela...

Aujourd’hui, il m’est venu entre les mains une de ces cartes de voeux que les gens envoient, comme aux moments des pûjâs ou du nouvel an, ou de telle fête, telle autre; et sur cette carte, il était écrit ceci (je ne sais plus exactement les mots; d’ailleurs, c’était en anglais), enfin c’étaient des greetings «à l’occasion de ce jour mémorable de la naissance de notre nation». C’était envoyé par quelqu’un qui, je pense, s’est déclaré disciple de Sri Aurobindo il y a fort longtemps... Cela m’a paru une de ces énormités dont seule la stupidité humaine est capable. S’il avait dit: «En ce jour mémorable de la naissance de Sri Aurobindo et de sa conséquence naturelle, la naissance de la nation», ç’aurait été très bien. Mais enfin, on a laissé le point important et on a parlé de l’autre, qui est tout simplement une conséquence, un effet naturel: cela devait être comme cela, cela ne pouvait pas être autrement.

Mais les gens pensent toujours comme cela, à l’envers. Toujours. Ils prennent l’effet pour la cause, ils glorifient l’effet et ils oublient la cause.

Et c’est pour cela que le monde marche la tête en bas et les pieds en l’air. Tout simplement, il n’y a pas d’autre raison.

(silence)

J’ai ici une collection formidable de questions. J’en ai reçu encore une aujourd’hui. C’est une question qui soulève peutêtre le problème le plus difficile pour le monde; alors, je ne sais pas trop si, justement dans cette atmosphère de Darshan, il est très approprié de toucher à un problème pareil. C’est pourtant une chose infiniment intéressante. On voudrait trouver une solution pleinement satisfaisante, parce que du même coup on aurait la clef qui ouvre la dernière porte.

L’homme s’est toujours trouvé en présence de deux attitudes possibles quand il a voulu trouver une solution au problème de l’existence de l’univers. On pourrait dire qu’au point de vue pratique, puisque l’univers existe et qu’il existe tel qu’il est, le plus sage est de le prendre tel qu’il est, et si on n’en est pas satisfait, eh bien, d’essayer de le rendre meilleur. Mais même si l’on prend cette attitude tout à fait pratique, reste le problème: «Comment le rendre meilleur?» Et de nouveau on est en présence d’un même fait, qu’il semble impossible de résoudre. Voilà:

La Volonté divine (et la Grâce qui la manifeste) est toutepuissante et rien ne peut être qui ne soit l’expression de cette Volonté divine et de cette Grâce qui la manifeste... Attitude logique (celle qui est justement décrite dans ce petit livre que je vous lis le vendredi maintenant, qui s’appelle {{0{{Wu Wei4): une paix parfaite, un abandon total, laisser tout effort et toute volonté personnelle de côté, s’abandonner à la Volonté divine et la laisser agir à travers soi.

Notez que ce n’est pas du tout facile, ce n’est pas aussi simple que cela en a l’air. Mais enfin, si l’on adopte sincèrement cette attitude, il est certain qu’il s’ensuit immédiatement une paix intérieure parfaite, une béatitude sans mélange, et que, quels que soient les événements de votre existence, cela vous laisse totalement indifférent. C’est toujours ce que l’on a préconisé pour le salut individuel; et je peux remarquer en passant que dans ce petit livre, qui est d’ailleurs fort joli et fort bien écrit, le sage compare l’état d’abandon dont il parle à cette mer, calme, bleue, paisible, vaste, qui est mue par la force profonde, se gonfle au moment où il faut, se retire au moment où il faut — enfin c’est une description idéale. Mais un esprit pratique et un peu objectif, immédiatement vient vous dire: «Eh bien, oui, mais il y a aussi des ouragans sur la mer, il y a aussi des orages effroyables, des raz de marée, des îles qui sont englouties. Et alors cela, c’est peut-être un autre aspect du Divin, mais il n’amène plus la paix, du moins de la façon dont le sage la décrit. Il faudrait être dans un autre état de conscience pour avoir la paix dans des cas comme ceux-là, il ne faut pas se comparer à la mer!» Alors, le problème se repose de nouveau.

Sri Aurobindo, dans La Vie Divine, a étudié tout cela, et il nous dit qu’il y a des signes certains d’une évolution progressive. Une évolution tend naturellement vers un but, et si c’est une évolution progressive, on peut continuer de concevoir que tout est l’expression de la Grâce et de la Volonté divines, mais en même temps que tout n’est pas comme cela devrait être. Tout est selon la Volonté divine, mais tout n’est pas comme cela devrait être, autrement cela ne bougerait pas.

Et nous voilà de nouveau en face du problème.

La question que l’on m’a posée est celle-ci:

«Maintenant que le Supramental s’est manifesté sur la terre, il doit s’ensuivre naturellement que la Grâce divine est toute-puissante.» Et on me demande: «Est-ce que c’est correct?»

La Grâce divine a toujours été toute-puissante.

Et pourtant, si nous comparons le monde tel qu’il est au monde plus ou moins idéal tel que nous pouvons le concevoir quand nous sortons de notre conscience d’ignorance et que nous entrons dans une conscience que nous appelons plus divine, comment se fait-il que ce ne soit pas toujours très bien, si la Grâce est toute-puissante?

Il semblerait que la vision de ce qui doit être précède de beaucoup l’exécution — et c’est cela qui fait naître tout le problème... On voit en avant (ou en haut) la réalisation, peut-être pas du pas suivant, mais enfin celle qui se produira un jour; et alors, comme on la voit, on se dit: «Mais cette conception est plus divine que ce qui est réalisé maintenant; par conséquent, si la Grâce est toute-puissante, cela doit se réaliser instantanément.» (Je suis en train de regarder le problème comme il me semble qu’une mentalité humaine se le pose, ou à peu près, pour essayer de me faire comprendre.)

Mais qu’est-ce que l’on appelle une Grâce toute-puissante? Je ne veux pas parler des conceptions d’un esprit ordinaire pour qui la Grâce toute-puissante est celle qui réaliserait instantanément ce qu’il désire ou ce qu’il croit être la bonne chose; je ne parle pas de cela, nous éliminons ce cas qui est enfantin. Mais en admettant que quelqu’un ait une vision plus profonde, plus haute, une sorte de perception intérieure d’un monde idéal où toutes sortes de choses qui sont pour nous très choquantes disparaîtraient — alors, on est en face vraiment d’un problème qui paraît insoluble.

Ceci se traduit pour les mentalités très ordinaires d’une façon très simpliste et très enfantine: ou bien la Volonté divine est quelque chose qui est pour nous impensable (ce qui ne serait pas étonnant!), impensable et presque monstrueuse si elle admet les choses telles qu’elles sont, si elle veut les choses telles qu’elles sont, ou bien... la Grâce est impuissante.

Cela, je vous préviens pour vous mettre en garde contre le piège, c’est le grand argument de l’Adversaire. Il s’en sert pour troubler les esprits et éveiller la révolte; mais enfin, c’est très bien conçu comme piège.

Alors, viennent ceux qui disent: «C’est parce que vous êtes dans l’Ignorance que vous voyez comme cela; changez votre conscience, entrez en rapport avec la Conscience divine et vous verrez autrement.» C’est parfaitement exact. Je vous disais tout à l’heure, et je le répète, que si vous arrivez à sortir de l’Ignorance et si vous entrez tant soit peu en union avec la Réalité divine, vous vivez une vie extatique où tout est merveilleux, sublime, et où la Grâce se manifeste en toute chose. Par conséquent, vous avez résolu le problème pour vous-même, à condition que vous puissiez rester dans cet état-là d’une façon perpétuelle, ce qui n’est pas très facile. Mais enfin, c’est possible. Mais cela vous tire hors du monde, cela vous empêche de participer à la vie du monde, et surtout, si tout devait être changé de cette façon-là, je pense qu’une éternité ne suffirait pas pour que tous les éléments du monde soient transformés.

Et le problème se repose. De n’importe quelle façon, par n’importe quel chemin que vous le preniez, il se reposera toujours.

Il y a une solution.

Pensez-y, on en reparlera une autre fois. Voilà, je voudrais que vous fassiez un effort. Parce que c’est salutaire, parce que c’est une sorte de conflit dans la conscience humaine, qui se présente constamment; parce que c’est ce conflit qui sert de base à toutes les oppositions à une oeuvre concrète, parce que c’est ce conflit qui fait que les gens (je parle même de ceux qui sont les plus éclairés dans ce domaine) confondent toujours la vie spirituelle avec une annihilation de la création physique, matérielle, que pour eux c’est le seul moyen d’échapper: «Échappons à la réalité matérielle et nous échappons au problème», parce que, pour être dans l’état où le problème ne se pose plus, il faut sortir de la vie — d’après eux.

Il y a une solution.

Ce sera pour une autre fois.

Après être rentrée à l’Ashram, à la fin de la classe, Mère a fait la remarque suivante:

J’ai donné la solution, ce soir. Je l’ai donnée deux fois en classe, sans parler.

Cette solution a-t-elle un rapport avec la date du 15 août? Y a-t-il un rapport entre la fête de l’Assomption (dans l’Église catholique) et la date de naissance de Sri Aurobindo?

Oui. Et il l’a dit lui-même aussi. L’Assomption de la Vierge Marie, c’est la divinisation de la Matière. Et c’est l’objet du dernier Avatâr.

APPENDICE Le 15 août 19475

15 août 1947, naissance de l’Inde libre. Ce jour marque pour notre pays la fin d’une ère révolue, le commencement d’un âge nouveau. Mais par notre vie et nos actes de nation libre, nous pouvons en faire aussi une date importante dans l’ère nouvelle qui s’ouvre pour le monde, pour l’avenir politique, social, culturel et spirituel de l’humanité.

Le 15 août est le jour de ma propre naissance, et naturellement je me réjouis de le voir revêtir cette vaste signification. Pour moi, cette coïncidence n’est pas un accident fortuit, mais la sanction et le sceau de la Force divine qui dirige mes pas dans l’oeuvre avec laquelle j’ai commencé ma vie; c’est aussi le début de sa pleine fructification. En fait, je constate en ce jour que presque tous les mouvements mondiaux que j’ai espéré voir s’accomplir dans ma vie, bien qu’alors ils apparussent plutôt comme des rêves irréalisables, arrivent maintenant à maturité ou sont en voie de réalisation. Et en chacun d’eux, l’Inde libre peut fort bien jouer un rôle important et occuper une position de premier plan.

Le premier de ces rêves était un mouvement révolutionnaire d’où naîtrait une Inde libre et unie. Aujourd’hui l’Inde est libre, mais elle n’est pas parvenue à l’unité. Il semblait presque, à un moment, que l’acte même de sa libération allait la faire retomber dans ce chaos d’États séparés où elle était plongée avant la conquête britannique. Fort heureusement, il paraît maintenant probable que ce danger sera évité et qu’une union large et puissante, bien qu’encore incomplète, s’établira. De même, la politique énergique et sage de l’Assemblée Constituante permet d’espérer que le problème des classes déshéritées sera résolu sans schisme ni fission. Mais la vieille division communautaire entre hindous et musulmans semble s’être durcie et être devenue une division politique permanente dans le pays. Il faut espérer que ce fait accompli ne sera pas accepté à titre définitif et qu’on y verra seulement un expédient provisoire. Car s’il se perpétuait, l’Inde s’en trouverait sérieusement affaiblie, sinon mutilée: la guerre civile resterait toujours possible; possible aussi une nouvelle invasion et une conquête étrangère. L’Inde verrait alors sa prospérité et son développement intérieur entravés, sa position affaiblie au sein des nations, sa destinée faussée ou même ruinée. Ceci ne doit pas être; il faut que la partition soit abolie. Espérons que nous y parviendrons naturellement parce que nous aurons reconnu de plus en plus non seulement la nécessité de la paix et de la concorde, mais la nécessité d’une action commune, et parce que nous aurons pris l’habitude d’agir en commun et créé les moyens nécessaires à cette fin. Ainsi, sous une forme ou une autre, l’unité pourra finalement se faire — la forme exacte qu’elle prendra a sans doute une importance pratique, mais ce n’est pas un point fondamental. En tout cas, quels que soient le moyen et la manière, la division doit disparaître; l’unité doit être totale, et elle le sera, car elle est indispensable à la grandeur de l’Inde future.

Un autre rêve voyait la résurrection et la libération des peuples asiatiques, et l’Asie retrouver son grand rôle dans le progrès de la civilisation humaine. L’Asie s’est levée; des territoires importants sont maintenant tout à fait libres ou sur le point de l’être; les autres, soumis encore totalement ou en partie, avancent en dépit des difficultés vers leur libération. Peu reste à faire, et sera fait aujourd’hui ou demain. Dans cette renaissance, l’Inde a un rôle à jouer, et elle s’y est engagée déjà avec une énergie et une habileté qui montrent la mesure de ses possibilités et la place qu’elle peut prendre dans le conseil des nations.

Le troisième rêve était une union mondiale qui formerait la base extérieure d’une vie plus belle, plus lumineuse et plus noble pour toute l’espèce humaine. Cette unification du monde humain est en route; un début imparfait s’organise et se heurte encore à de formidables difficultés. Mais l’élan est là qui doit immanquablement grandir et vaincre. Là aussi, l’Inde a commencé à jouer un rôle prépondérant, et si elle peut élaborer une politique plus large qui ne se limite pas aux possibilités immédiates et aux faits actuels, mais qui plonge le regard dans l’avenir et l’oblige à se rapprocher, sa présence peut provoquer un développement hardi et rapide, au lieu d’une lente et timide poussée. Une catastrophe peut venir interrompre ou détruire ce qui est en train de s’édifier, mais de toute façon, le résultat final est certain. Car l’unification est une nécessité de la Nature, un mouvement inévitable. Il est clair également qu’elle est indispensable aux nations, car sans elle, non seulement la liberté des petits pays est à tout moment en péril, mais la vie des grandes puissances elles-mêmes est aussi menacée. Par conséquent, l’intérêt de tous est dans l’unification; seuls, l’imbécillité des hommes et leur égoïsme stupide peuvent y faire obstacle, mais ils ne prévaudront pas toujours contre la nécessité de la Nature ni contre la Volonté divine. Cependant, une base extérieure ne suffit pas; il faut que se développent une vision et un esprit internationaux; des formes et des institutions internationales doivent apparaître, peut-être des formules nouvelles comme la double nationalité ou une nationalité multilatérale, des échanges ou des fusions volontaires de cultures. Ainsi, le nationalisme sera satisfait en même temps qu’il perdra son caractère militant; il ne trouvera plus ces formes nouvelles incompatibles avec son instinct de conservation, plus d’incompatibilité entre sa sécurité et l’intégralité de sa vision. Un nouvel esprit d’unité s’emparera de l’espèce humaine.

Un autre rêve, le don spirituel de l’Inde au monde, a déjà commencé. La spiritualité de l’Inde pénètre maintenant l’Europe et l’Amérique dans une mesure toujours croissante. Ce mouvement se développera encore; au milieu des désastres de notre époque, les yeux se tournent de plus en plus vers l’Inde avec espoir, et l’on fait même de plus en plus appel non seulement à ses enseignements, mais à ses pratiques psychiques et spirituelles.

Le rêve final était une nouvelle étape dans l’évolution, qui élèverait l’homme à une conscience plus vaste et plus haute et commencerait à résoudre les problèmes qui le troublent ou le tourmentent depuis qu’il pense et qu’il rêve d’une perfection individuelle et d’une société parfaite. C’est encore seulement une idée et un espoir personnel, mais une idée qui a commencé à s’emparer des esprits d’avant-garde en Inde et en Occident à la fois. Les difficultés en ce domaine sont plus formidables que partout ailleurs, mais les difficultés sont faites pour être surmontées et, si la Volonté suprême est là, elles seront surmontées. Là aussi, si cette évolution doit se faire, et puisqu’elle doit procéder par une croissance de l’esprit et de la conscience intérieure, l’initiative peut venir de l’Inde et le mouvement central appartenir à l’Inde, bien que sa portée doive être universelle.

Tel est le sens que je donne à ce jour de la libération de l’Inde. Que cet espoir soit ou non justifié, et dans quelle mesure, dépend de l’Inde nouvelle et libre.

Sri Aurobindo

 

1 Les jours de «Darshan», visiteurs et disciples étaient admis à passer un à un devant Mère, et Sri Aurobindo autrefois, pour recevoir directement leur aide spirituelle. Le 15 août, anniversaire de la naissance de Sri Aurobindo, est l’un des quatre Darshan de l’année. Notons que, cette foislà, les visiteurs étaient particulièrement nombreux.

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2 Il s’agit de l’haemanthus qui forme une boule composée de centaines d’étamines rouge et or.

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3 Mère fait allusion au message que Sri Aurobindo a publié le 15 août 1947. Nous en donnons le texte intégral en appendice, après cet Entretien.

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4 Wu Wei: fiction basée sur la philosophie de Lao Tseu, par Henri Borel.

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5 Message radiodiffusé par All India Radio, station de Trichinopoly, le 14 août 1947, à l’occasion de l’indépendance de l’Inde.

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