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Mère

Entretiens

 

Le 9 janvier 1957

L'enregistrement   

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L’Homme, le Purusha

«Dieu ne peut cesser de se pencher vers la Nature, ni l’homme d’aspirer à la divinité. C’est la relation éternelle du fini à l’infini. Quand ils semblent se détourner l’un de l’autre, c’est pour s’élancer vers une plus intime rencontre.

«Dans l’homme, la nature du monde redevient consciente de soi afin de faire un plus grand bond vers son Possesseur. C’est ce Possesseur que, sans le savoir, elle possède, que la vie et la sensation nient, tout en le possédant, et cherchent, tout en le niant. Si la nature du monde ne connaît pas Dieu, c’est qu’elle ne se connaît pas elle-même; quand elle se connaîtra elle-même, elle connaîtra une joie d’être sans mélange.

«Posséder dans l’unité et non se perdre dans l’unité, tel est le secret. Dieu et l’Homme, le Monde et l’Au-delà deviennent un quand ils se connaissent l’un l’autre. Leur division est la cause de l’ignorance, de même que l’ignorance est la cause de la souffrance.» (Aperçus et Pensées)

D’après ce que Sri Aurobindo dit ici, la réalité de l’univers est ce que l’on appelle Dieu ou divinité, mais c’est essentiellement Joie. L’univers est créé dans la Joie et pour la Joie. Mais cette Joie ne peut exister que dans l’unité parfaite de la création avec son Créateur, et il décrit cette unité comme le Possesseur — c’est-à-dire le Créateur —, le Possesseur étant possédé par sa création, une sorte de possession réciproque qui est l’essence même de l’Unité et qui est la source de toute joie.

Et c’est à cause de la division, parce que le Possesseur ne possède plus et que le possédé ne possède plus non plus le Possesseur, que la division est créée et que la Joie essentielle est changée en ignorance, et cette ignorance est cause de toute la souffrance. «Ignorance», non pas dans le sens où on l’entend d’ordinaire parce que cela, c’est ce que Sri Aurobindo appelle la Nescience: cette ignorance-là est une conséquence de l’autre. La vraie ignorance, c’est l’ignorance de l’unité, de l’union, de l’identité. Et c’est celle-là qui est cause de toutes les souffrances.

Dès que la division a commencé et que la création a perdu le contact direct avec le Créateur, l’ignorance a régné et elle a eu pour résultat toutes les souffrances.

Tous ceux qui ont fait l’expérience intérieure ont eu cette expérience-là, que de la minute où on rétablit l’union avec l’origine divine, toute souffrance disparaît. Mais il y a eu un mouvement très prolongé, dont je vous parlais la semaine dernière, qui consistait à mettre à l’origine de la création non pas cette Joie divine essentielle, mais le désir. Cette joie de créer, de se manifester, de s’exprimer, il y a toute une série de chercheurs et de sages qui l’ont considérée non comme une joie, mais comme un désir; toute la ligne du bouddhisme est ainsi. Et au lieu de voir la solution dans une Unité qui vous redonne la Joie essentielle de la manifestation et du devenir, ils considèrent que le but, et le moyen en même temps, sont le rejet total de tout désir d’être et le retour à l’annihilation.

Cette conception est comme un malentendu essentiel. Les méthodes préconisées pour se libérer sont des méthodes de développement qui peuvent être très utiles; mais cette conception d’un monde essentiellement mauvais, parce qu’il est le produit du désir et dont il faut s’échapper à tout prix et le plus vite possible, a été la plus grande et la plus sérieuse déformation de toute la vie spirituelle dans l’histoire de l’humanité.

Elle pouvait être utile, peut-être, à un moment donné, car tout est utile dans l’histoire du monde, mais cette utilité est passée, elle est périmée, et il est temps que cette conception soit dépassée et que l’on retourne à une Vérité plus essentielle et plus haute, qu’on remonte vers la Joie d’être, la Joie de l’union et de la manifestation du Divin.

C’est cette nouvelle orientation — je veux dire nouvelle dans sa réalisation terrestre — qui doit remplacer toutes les orientations spirituelles précédentes et ouvrir le chemin à la réalisation nouvelle, qui sera une réalisation supramentale. C’est pour cela que je vous disais la semaine dernière que seule la Joie, la Joie divine vraie, peut remporter la Victoire.

Naturellement, il ne faut pas faire de confusion sur ce qu’est cette Joie, et c’est pour cela que, dès le début, Sri Aurobindo nous a mis en garde en nous disant que c’est seulement quand on a dépassé la jouissance que l’on peut entrer dans la béatitude. La béatitude, c’est justement l’état qui provient de la manifestation de cette Joie. Mais elle est tout à fait l’opposé de tout ce que l’on a l’habitude d’appeler joie et plaisir, et il faut avoir complètement abandonné l’un pour pouvoir avoir l’autre.

(À un enfant) Tu as une question?

J’ai une question, mais nous n’avons pas encore lu cela.

Qu’est-ce que c’est?

C’est sur Dieu et la Nature.

Et alors?

Pourquoi Dieu et la Nature s’enfuient-ils lorsqu’ils s’aperçoivent1?

Pour jouer. Il le dit: ils jouent. C’est pour jouer.

(Un jeune disciple) Mère, est-ce que la Nature sait que c’est un jeu? Dieu sait que c’est un jeu, mais est-ce que la Nature le sait?

Je pense que la Nature le sait aussi, c’est seulement l’homme qui ne le sait pas!

(Un autre enfant) Douce Mère, où est-ce que la Nature peut se cacher?

Où elle peut se cacher? Elle se cache dans l’inconscience, mon enfant. C’est la plus grande cachette, c’est l’inconscience. D’ailleurs, Dieu aussi se cache dans l’inconscience.

Peut-être, quand on sait que c’est un jeu et qu’on le fait en jouant, ça amuse. Mais quand on ne sait pas que c’est un jeu, ça n’amuse pas. N’est-ce pas, c’est seulement quand on est de l’autre côté, du côté divin, qu’on peut voir cela de cette façon-là; c’est-à-dire que tant qu’on est dans l’ignorance, eh bien, nécessairement on souffre de ce qui devrait nous amuser et nous faire plaisir. Au fond, cela revient à ceci: quand on fait une chose exprès, en sachant ce que l’on fait, c’est très intéressant et cela peut même être très amusant. Mais quand c’est quelque chose que l’on ne fait pas exprès et que l’on ne comprend pas, quand c’est une chose qui vous est imposée et que l’on subit, ce n’est pas agréable. Alors la solution, celle que l’on donne toujours: il faut apprendre, il faut savoir, il faut le faire exprès. Mais pour vous dire mon sentiment, je crois qu’il vaudrait mieux changer de jeu... on peut, quand on est dans cet état-là, sourire, comprendre et même s’amuser, mais quand on perçoit, quand on est conscient de tous ceux qui, loin de savoir qu’ils jouent, prennent très sérieusement ce jeu et le trouvent plutôt mauvais, eh bien... je ne sais pas, on aimerait mieux que ça change. C’est une opinion toute personnelle.

Je sais bien: de la minute où l’on passe de l’autre côté... au lieu d’être dessous et de subir, quand on est dessus et que non seulement on observe, mais on fait soi-même, c’est un renversement si total qu’il est difficile de se souvenir de l’état dans lequel on est quand on a tout le poids de cette inconscience, de cette ignorance sur le dos, et qu’on subit les choses sans savoir ni pourquoi ni comment ni où l’on va ni pourquoi c’est. On oublie cela. Et alors on peut dire: c’est un «jeu éternel dans un jardin éternel». Mais pour que ce soit un jeu amusant, il faudrait que tout le monde joue le jeu en connaissant les règles du jeu; tant que l’on ne connaît pas les règles du jeu, ce n’est pas agréable. Alors la solution que l’on vous donne: «Mais apprenez les règles du jeu!»... ce n’est pas à la portée de tout le monde.

Moi, j’ai l’impression, très forte impression, qu’il y a un mauvais plaisant qui est venu gâter le jeu et qui en a fait quelque chose de dramatique, et ce mauvais plaisant est évidemment la cause de la division et de l’ignorance qui est produite par cette division, et de la souffrance qui est produite par l’ignorance. Au fond, malgré toutes les traditions spiritualistes, il est difficile de concevoir que cet état de division, d’ignorance et de souffrance était prévu à l’origine de la création. Malgré tout, il est gênant de penser que cela ait pu être prévu. Moi, je me refuse à le croire. J’appelle cela un accident — un accident assez formidable, mais enfin, n’est-ce pas, il est formidable surtout en proportion de la conscience humaine; en proportion de la conscience universelle, ce peut n’être qu’un accident très réparable. Et après tout, quand il sera réparé, on pourra même s’en souvenir en se disant: «Ah! cela nous a donné quelque chose que nous n’aurions pas eu sans cela.» Mais il faut attendre que ce soit réparé, d’abord.

En tout cas, je ne sais pas s’il est des gens pour dire que c’était prévu et voulu, mais moi, je vous dis que ce n’était pas prévu et pas voulu, et c’est même pour cela que lorsqu’il s’est produit, d’une façon tout à fait inattendue, immédiatement quelque chose de plus a jailli de l’Origine, qui probablement ne se serait pas manifesté si cet accident n’avait pas eu lieu. Si la Joie était restée Joie et conçue comme Joie, et que tout se soit passé dans la Joie et dans l’Union au lieu de se passer dans la division, il n’y aurait jamais eu besoin que la Conscience divine se précipite dans l’inconscience comme Amour. Alors, quand on voit cela de très loin et de très haut, on dit: «Après tout, on y a peut-être gagné quelque chose.» Mais il faut le voir de très loin et de très haut pour pouvoir dire cela. Ou plutôt, quand c’est par derrière, quand on a dépassé l’état, quand on est rentré dans l’Union et dans la Joie, quand la division et l’inconscience et la souffrance ont disparu, alors on peut très sagement dire: «Eh oui, on y a gagné une expérience qu’on n’aurait jamais eue autrement.» Mais il faut que l’expérience soit derrière, il ne faut pas que l’on soit en plein dedans. Parce que même pour celui — c’est quelque chose que je sais —, même pour celui qui est sorti de cet état, qui vit dans la conscience de l’Unité, pour qui l’ignorance est une chose extérieure, n’est plus une chose intime et douloureuse, même pour celuilà — il est impossible de regarder avec un sourire indifférent la souffrance de tous ceux qui n’en sont pas sortis. Cela me paraît impossible. Par conséquent, il faudrait vraiment que les choses changent dans le monde et que la condition aiguë de la maladie disparaisse pour que l’on puisse dire: «Ah! oui, on y a gagné.» C’est vrai qu’on y a gagné quelque chose, mais c’est un gain très coûteux.

C’est pour cela, je crois, c’est à cause de cela que tant d’initiés, de sages ont été attirés par la solution du néant, du Nirvâna, parce que, évidemment, c’est un moyen très radical d’échapper aux conséquences d’une manifestation ignorante.

Seulement, la solution de changer cette manifestation en une réalité vraie, vraiment divine, est une solution très supérieure. Et c’est celle-là que l’on veut essayer maintenant, avec une certitude de réussir un jour ou l’autre, parce que malgré tout, en dépit de tout, ce qui est vrai est éternellement vrai, et ce qui est vrai dans l’essence doit nécessairement devenir vrai dans la réalisation un jour ou l’autre. Sri Aurobindo nous a annoncé que nous avions fait le premier pas sur le chemin et que le moment était venu d’aboutir, par conséquent il n’y a qu’à se mettre en route. Voilà.

Alors, ta question? (À l’enfant qui voulait savoir pourquoi le jeu de cache-cache) C’était cela que tu voulais savoir?

Au fond, ce que tu demandais, c’était: pourquoi cette image?

Oui.

On pourrait retourner la chose. Au lieu de dire que l’univers est comme cela, c’est-à-dire que le Divin et l’homme sont comme cela, ressemblent à cela, on devrait dire que cela, c’est peut-être une expression extérieure, superficielle de ce qu’est la relation essentielle à l’heure actuelle entre le Divin et l’homme.

Au fond, cela reviendrait à dire que quand on joue, on est beaucoup plus divin que quand on est sérieux! (riant) Mais cela, ce n’est pas toujours bon à dire. Peut-être y a-t-il plus de divinité dans le jeu spontané des enfants que dans l’érudition du savant et l’ascétisme du saint. Cela, je l’ai toujours pensé. Seulement (souriant) c’est une divinité très inconsciente d’elle-même.

Pour ma part, je dois vous confesser que je me sens beaucoup plus moi-même, essentiellement, quand je suis joyeuse et que je joue — à ma manière — que lorsque je suis très grave et très sérieuse, beaucoup plus. Grave et sérieuse, cela me donne toujours l’impression que je suis en train de tirer le poids de toute cette création si lourde et si obscure, tandis que quand j’y joue — que je joue, que je peux rire, que je peux m’amuser —, cela me fait l’effet comme d’une poudre de joie qui tomberait d’en haut et qui donnerait une coloration très spéciale à cette création, à ce monde, et le rendrait beaucoup plus proche de ce qu’il doit être essentiellement.

Mère, pourquoi et quand est-ce que tu es grave?

Oh! bien, vous m’avez vue quelquefois, non? Peut-être quand je descends d’un échelon, je ne sais pas — quand il y a quelqu’un qui se noie ou qui est en difficulté, alors il faut descendre de la berge dans l’eau pour le tirer. C’est peut-être pour cela. Quand la création est dans une difficulté spéciale, on descend un peu, on tire, alors on devient sérieux. Mais quand tout va bien, on peut rire et s’amuser.

Au fond, on pourrait dire que toutes les prédications, toutes les exhortations, même toutes les prières et toutes les invocations viennent de ce que Sri Aurobindo appelle l’hémisphère inférieur, c’est-à-dire qu’on est encore dessous. Cela peut être le sommet, cela peut être la frontière, cela peut être juste le bord de cet hémisphère inférieur, mais on est encore dans l’hémisphère inférieur. Et dès que l’on passe de l’autre côté, tout cela vous paraît pour le moins inutile, et presque enfantin dans le mauvais sens du mot — ignorant, encore ignorant. Et c’est une chose très intéressante d’être encore dans cet état où l’on est tantôt d’un côté, tantôt juste à la frontière de l’autre. Eh bien, cette frontière de l’autre, qui pour la conscience humaine est un sommet presque inaccessible, pour celui qui peut consciemment et librement vivre dans l’hémisphère supérieur, c’est malgré tout une descente.

Je voudrais, plus tard, que nous prenions pour lire ici ces derniers chapitres de La Vie Divine. Je crois que vous devenez assez grands, assez mûrs pour pouvoir suivre cela. Et alors, il y a toutes sortes de choses que vous pourrez comprendre et des sujets que nous pourrons aborder, basés sur ces textes-là, qui nous feront avancer d’un pas, un pas sérieux vers la réalisation. Il décrit d’une façon tellement précise et tellement merveilleuse la différence entre ces deux états de conscience, comment tout ce qui paraît à l’homme un maximum presque de perfection, en tout cas de réalisation, comme tout cela appartient encore à l’hémisphère inférieur, y compris toutes les relations avec les divinités telles que les hommes les ont connues et les connaissent encore — comme toutes ces choses sont encore en-dessous —, et quel est le vrai état, celui qu’il décrit comme l’état supramental, quand on passe au-dessus.

Et au fond, tant que l’on n’est pas passé au-dessus consciemment, il y a tout un monde de choses que l’on ne peut pas comprendre.

Alors je voudrais, là, que nous puissions ouvrir le chemin, passer au-delà, tous ensemble, un peu.

Voilà.

 

1 «Dieu et la Nature sont comme un garçon et une fille qui jouent, amoureux l’un de l’autre. Ils se cachent et s’enfuient quand ils s’aperçoivent, afin de pouvoir se chercher, se poursuivre et se capturer.» (Aperçus et Pensées, «L’Homme, le Purusha»)

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