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Mère

Entretiens

 

Le 30 janvier 1957

L'enregistrement   

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Les Chaînes

«Le monde entier aspire à la liberté, et pourtant chaque créature est amoureuse de ses chaînes. Tel est le premier paradoxe et l’inextricable noeud de notre nature.

«L’homme est amoureux des liens de la naissance; aussi se trouve-t-il pris dans les liens jumeaux de la mort. Dans ces chaînes, il aspire à la liberté de son être et à la maîtrise de son accomplissement.

«L’homme est amoureux du pouvoir; aussi est-il soumis à la faiblesse. Car le monde est une mer et ses vagues de force se heurtent et déferlent sans cesse les unes contre les autres; celui qui veut chevaucher la crête d’une seule vague doit s’effondrer sous le choc de cent autres.

«L’homme est amoureux du plaisir; aussi doit-il subir le joug du chagrin et de la douleur. Car la félicité sans mélange n’existe que pour l’âme libre et sans passion; mais ce qui poursuit le plaisir dans l’homme est une énergie qui souffre et qui peine.

«L’homme est assoiffé de calme, mais il a faim aussi des expériences d’un mental agité et d’un coeur inquiet. Pour son mental, la jouissance est une fièvre, le calme, une monotone inertie.

«L’homme est amoureux des limitations de son être physique, et cependant il voudrait avoir aussi la liberté de son esprit infini et de son âme immortelle.

«Et quelque chose en lui éprouve une étrange attraction pour ces contrastes. Pour son être mental ils constituent l’intensité artistique de la vie. Ce n’est pas seulement le nectar, mais le poison aussi qui attire son goût et sa curiosité.» (Aperçus et Pensées)

Douce Mère, que veut dire «intensité artistique»?

Pour la plupart des hommes, ce qu’ils appellent «artistique», ce sont justement les contrastes.

Les artistes disent, et sentent, que ce sont les ombres qui font les lumières, que s’il n’y avait pas de contrastes ils ne pourraient pas faire de tableaux. La même chose pour la musique: ce sont les contrastes entre les «forte» et les «piano» qui font l’un des plus grands charmes de la musique.

J’ai connu des poètes qui disaient: «C’est la haine de mes ennemis qui me fait apprécier l’affection de mes amis»... Et c’est la possibilité presque inévitable du malheur qui donne toute sa saveur au bonheur, et ainsi de suite. Et le repos, ils ne l’apprécient qu’en contradiction avec l’agitation quotidienne, le silence qu’à cause du bruit général, et même certains vous disent: «Oh! c’est parce qu’il y a les maladies qu’on aime la bonne santé.» C’est au point que l’on n’apprécie quelque chose que lorsqu’on l’a perdu. Et comme Sri Aurobindo le dit ici: quand il n’y a pas cette fièvre d’action, de mouvement, cette agitation de la pensée créatrice, on a l’impression que l’on tombe dans une inertie. La majorité des gens craignent le silence, le calme, la tranquillité. Ils ne se sentent plus vivre quand ils ne sont pas agités.

J’ai vu bien des cas où Sri Aurobindo avait donné le silence à quelqu’un, avait fait taire son mental, et cette personne revenir à lui avec une sorte de désespoir en lui disant: «Mais je suis devenue stupide!» Parce que sa pensée n’était plus agitée.

Ce qu’il dit là est terriblement vrai. Les hommes veulent la liberté, mais il sont amoureux de leurs chaînes, et quand on veut les leur enlever, quand on veut leur montrer le chemin de la vraie libération, ils ont peur, et même souvent ils protestent.

Presque toutes les productions d’art — littéraires, poétiques, artistiques — de l’homme sont basées sur la violence des contrastes dans la vie. Quand on essaye de les tirer de leurs drames quotidiens, ils ont vraiment l’impression que ce n’est pas artistique. S’ils voulaient écrire un livre ou composer une pièce de théâtre où il n’y aurait aucun contraste, où tout serait harmonieusement pur et beau, où il n’y aurait pas d’ombre dans le tableau, ce serait probablement quelque chose qui paraîtrait très terne, très monotone, sans vie, parce que ce que l’homme appelle «la vie», c’est le drame de la vie, c’est l’anxiété de la vie, c’est la violence des contrastes. Et peut-être, s’il n’y avait plus de mort, ils seraient terriblement fatigués de vivre.

(long silence)

À propos de ce que j’ai dit dans l’une des classes précédentes, on m’a posé une question:

«Les difficultés et les obstacles que l’on rencontre sur le chemin lorsqu’on veut atteindre un certain but, sontils un signe, parfois, que cette décision, ce plan ou ce projet était fautif dès le départ et donc qu’il ne faut pas persister, ou au contraire, ces difficultés indiquentelles une victoire à remporter, une transformation à accomplir? Sont-elles un signe qu’il faut persévérer et tenir bon? Je ne parle pas ici de la décision de suivre le chemin du yoga, mais de petites choses relatives au travail, aux sports ou autres activités. En d’autres termes, comment reconnaître et interpréter la Direction qui vient à travers les circonstances ou les relations avec autrui et l’expérience?»

Je crois que cette contradiction est seulement apparente.

Si l’on veut suivre une discipline de yoga, naturellement c’est avant d’entreprendre quelque chose qu’il faut tâcher de discerner et de savoir si l’inspiration que l’on reçoit est une inspiration réelle, venant du Divin, ou bien si c’est tout simplement une réaction aux circonstances extérieures et une impulsion, soit vitale, soit mentale. Il est assez important, il est même très important, d’essayer de discerner et d’agir en toute connaissance de cause. Mais il est un très grand nombre de choses que l’on fait et auxquelles on n’a pas l’habitude de réfléchir avant. Quand la circonstance vient, on y obéit pour ainsi dire. Et au fond, ces choses-là, comme presque tout ce que l’on fait dans la vie, n’ont pas d’importance en elles-mêmes. La seule chose qui importe, c’est l’attitude avec laquelle on les fait. Que l’on fasse certaine action parce que cette action s’est trouvée devant vous pour une raison ou pour une autre et que l’on est, pour ainsi dire, toujours obligé d’agir tant que l’on est dans la vie extérieure, cela a une certaine importance au point de vue de la conduite de la vie si ce sont des actes qui peuvent avoir des conséquences assez profondes dans l’existence, comme par exemple de se marier ou d’aller vivre dans un endroit ou dans un autre, ou de prendre une certaine occupation ou une autre; ce sont des choses qui sont généralement considérées comme importantes, et qui le sont dans une certaine mesure; mais même pour celles-là, tout dépend beaucoup plus, au point de vue du yoga, de l’attitude que l’on prend que de la chose elle-même. Et alors, surtout pour tous les tout petits actes de la vie quotidienne, l’importance est réduite au minimum.

Il y a certaines personnes, scrupuleuses, qui se posent des problèmes et qui ont une grande difficulté à les résoudre, parce qu’elles se posent mal le problème. J’ai connu une jeune femme qui était théosophe et qui essayait de pratiquer, et qui m’a dit: «On nous enseigne que c’est la Volonté divine qui doit prévaloir dans tout ce que nous faisons, mais le matin, quand je prends mon petit déjeuner, comment savoir si Dieu veut que je mette deux morceaux de sucre dans mon café ou un seul?»... Et c’était touchant, n’est-ce pas, et j’ai eu quelque peine à lui expliquer que l’esprit dans lequel elle boirait son café au lait, l’attitude qu’elle avait vis-à-vis de la nourriture qu’elle prendrait était beaucoup plus importante que le nombre de morceaux de sucre qu’elle mettrait dedans1!

Il en est ainsi de toutes ces petites choses que l’on fait à chaque minute. La Conscience divine n’agit pas à la manière humaine. Elle ne décide pas du nombre de morceaux de sucre que vous mettrez dans votre café. Elle vous place petit à petit dans l’attitude vraie vis-à-vis des gestes, des choses — une attitude de consécration, de souplesse, d’adhésion, d’aspiration, de bonne volonté, de plasticité, d’effort vers le progrès —, et c’est cela qui compte, beaucoup plus que la petite décision que vous prendrez à chaque seconde. On peut tâcher de percevoir quelle est la chose la plus vraie à faire, mais ce n’est pas avec une discussion mentale ou un problème mental que l’on peut résoudre ces choses. C’est justement avec une attitude intérieure qui crée une atmosphère d’harmonie — d’harmonie progressive — dans laquelle tout ce que l’on fera sera nécessairement, dans les circonstances données, la meilleure chose qui pouvait être faite. Et l’idéal serait une attitude assez totale pour que l’acte soit spontané, dicté par quelque chose d’autre que par une raison extérieure. Mais cela, c’est un idéal — auquel on doit aspirer et que l’on peut réaliser au bout d’un certain temps. Jusque-là, le soin de garder toujours l’attitude vraie, l’aspiration vraie, est beaucoup plus important que de décider si l’on fera la marche gymnastique ou si on ne la fera pas et si l’on ira dans une certaine classe ou si l’on n’ira pas. Parce que ces choses n’ont pas d’importance véritable en elles-mêmes, elles n’ont qu’une importance tout à fait relative, la seule chose importante étant justement de garder l’orientation vraie dans son aspiration et la volonté vivante de progrès.

En règle générale, et pour que l’expérience ait son plein profit, quand on a entrepris quelque chose, il faut le faire avec persistance, sans se soucier des obstacles et des difficultés, jusqu’à ce qu’un événement absolument irréfutable vous fasse savoir que vous n’avez plus à la faire. Ceci arrive très rarement. Généralement, les choses suivent leur courbe, et quand elles arrivent à un aboutissement — ou qu’elles sont terminées ou qu’elles ont apporté le résultat voulu —, on s’aperçoit de la raison pour laquelle on les a faites. Mais les obstacles, les contradictions (ou les encouragements) ne doivent pas être considérés comme des signes irréfutables qu’il faille suivre, parce que ces choses peuvent avoir une signification très différente suivant les cas, et ce n’est pas du tout sur ces événements extérieurs qu’il faut juger de la validité de son entreprise.

Quand on est très attentif et très sincère, on peut avoir une indication, pour ainsi dire intérieure, mais perceptible, de la valeur de ce que l’on a entrepris ou de l’action que l’on est en train de faire. Vraiment, pour celui qui est entièrement de bonne volonté, c’est-à-dire qui veut en toute sincérité, avec toute la partie consciente de son être, faire la vraie chose de la vraie manière, il y a toujours une indication; si pour une raison quelconque on s’embarque dans une action plus ou moins funeste, on sent toujours un malaise dans la région du plexus solaire — un malaise qui n’est pas violent, qui ne s’impose pas dramatiquement, mais qui est très perceptible pour celui qui est attentif, quelque chose comme une sorte de regret, comme un manque d’adhésion. Cela peut aller jusqu’à une sorte de refus de collaborer. Mais j’insiste: sans violence, sans affirmation brutale; cela ne fait pas de bruit, cela ne fait pas mal, c’est tout au plus un petit malaise. Et si vous passez outre, si vous ne faites pas attention, si vous n’y attachez pas d’importance, au bout d’un certain temps cela disparaîtra complètement et il n’y aura plus rien.

Ce n’est pas que cela grandisse avec l’erreur croissante; au contraire, cela disparaît et la conscience se voile.

Par conséquent, on ne peut pas donner cela comme un signe certain, parce que si vous avez désobéi plusieurs fois à cette petite indication, eh bien, elle ne se produira plus. Mais je dis que si en toute sincérité vous y êtes très attentifs, alors ce sera un guide très sûr et très précieux.

Mais s’il y a un malaise, il se produit au début, presque immédiatement; et lorsqu’il ne se manifeste pas, eh bien, quoi que ce soit que l’on ait commencé, il est préférable de le faire jusqu’au bout pour que l’expérience soit complète, à moins que l’on ne reçoive, comme je l’ai dit, une indication absolument précise et catégorique que cela ne doit pas se faire.

 

1 À propos de cette même histoire, un disciple se souvient d’avoir entendu Mère lui dire à peu près ceci: «Maintenant, je ne me moquerais plus de cette pauvre dame. Je ne suis pas sûre que le Seigneur ne s’occupe pas aussi du nombre de morceaux de sucre que nous mettons dans notre café!»

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