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Sri Aurobindo

Le Secret du Véda
Suivi de hymnes choisis du Rig-Véda

Avec commentaires

20. Le Lévrier céleste

La légende des Angiras comporte encore deux éléments récurrents que nous devons tenter d’éclaircir davantage si nous voulons maîtriser entièrement cette conception védique de la Vérité et de la découverte des illuminations de l’Aurore par nos premiers Pères: il nous faut déterminer qui est Sarama et quelle est la fonction exacte des Panis, deux problèmes de l’exégèse védique qui sont intimement liés. Que Sarama soit une sorte de pouvoir de la Lumière, et probablement de l’Aurore, ne fait aucun doute; car une fois que nous avons compris que les démêlés d’Indra avec d’une part les voyants aryens originels et de l’autre les fils de la Caverne n’est pas une bizarre déformation de l’histoire indienne primitive, mais une lutte symbolique entre les pouvoirs de la Lumière et les pouvoirs de l’Obscurité, – Sarama, qui guide la recherche des troupeaux rayonnants et découvre en même temps le chemin et le repaire secret dans la montagne, doit annoncer l’aurore de la Vérité dans le mental humain. Et si nous nous demandons quel est, parmi les facultés nous servant à découvrir la vérité, ce pouvoir qui chez nous fait ainsi émerger de l’obscurité de l’inconnu la vérité qu’elle cache, nous pensons immédiatement à l’intuition. Car Sarama n’est pas Sarasvati, elle n’est pas l’inspiration, même si leurs noms se ressemblent. Sarasvati nous apporte le flot entier de la connaissance; elle est ou elle éveille le grand fleuve, maho arṇaḥ, et illumine de sa plénitude toutes les pensées, dhiyo viśvā vi rājati (1-3-12). Sarasvati possède et est le flot de la Vérité; Sarama est celle qui voyage, qui prend la route et cherche, qui ne possède pas elle-même mais plutôt retrouve ce qui a disparu. Et elle n’est pas non plus la révélation intégrale, la Préceptrice de l’homme, comme la déesse lia; car même quand ce qu’elle cherche est trouvé, elle ne s’en empare pas mais prévient seulement les voyants et leurs auxiliaires divins, qui doivent alors lutter pour acquérir la lumière ainsi découverte.

Voyons cependant ce que le Véda lui-même dit de Sarama. Un vers, 1-104-5, ne cite pas son nom, l’hymne lui-même ne concernant ni les Angiras ni les Panis, mais décrit pourtant assez précisément le rôle qui lui est attribué dans le Véda: “Quand celle-ci, la conductrice, devint visible, elle alla, connaissante, vers le séjour qui est comme la maison du Dasyu, prati yat syā nīthā adarśi dasyor, oko na achā sadanaṃ jānatī gāt”. Voilà donc les deux caractéristiques essentielles de Sarama: elle sait d’avance, la connaissance chez elle précède la vision, jaillit instinctivement au moindre indice et, grâce à cette connaissance, elle guide le reste des facultés et pouvoirs divins dans leur recherche. Et puis elle les mène vers ce séjour, sadanam, demeure des Destructeurs, située à l’autre pôle de l’existence, à l’antipode du siège de la Vérité, sadanam ṛtasya (1-164-47, VII-36-1), dans la caverne ou cachette de l’obscurité, guhāyām, tout comme la maison des dieux se situe dans la caverne ou le secret de la lumière. Autrement dit, Sarama est ce pouvoir descendu de la Vérité superconsciente, qui nous conduit vers la lumière enfouie en nous-mêmes, dans le subconscient. Tout cela caractérise à merveille l’intuition.

Seuls quelques rares hymnes du Véda citent nommément Sarama, et c’est chaque fois dans le cadre de l’exploit des Angiras ou de la conquête des plans supérieurs de l’existence. Le plus important de ces hymnes est le Sukta des Atris, V-45, déjà mentionné dans notre étude des Angiras Navagvas et Dashagvas. Les trois premiers vers résument la prouesse: “Tranchant la montagne du ciel par les mots, il les découvrit; les radieuses de l’Aurore imminente s’exilèrent; il trouva celles qui étaient enfermées dans l’enclos; Svar surgit; un dieu ouvrit les portes humaines. Le Soleil développa amplement sa puissance et sa gloire; la Mère des vaches (l’Aurore), sciemment, arriva de l’immensité; les fleuves inondèrent les déserts, les flots emportèrent les rives, le ciel se raidit comme un pilier solidement fixé. Ce que contenait la montagne en gestation s’avança vers ce Mot pour la naissance suprême des Puissantes (Rivières ou, moins certainement. Aurores); la montagne se fendit en deux, le ciel fut parfait (ou, s’accomplit); les illuminantes distribuèrent l’étendue (ou, façonnèrent la terre)” (rik 1 à 3). Le Rishi parle ici d’Indra et des Angiras, comme l’indique le reste de l’hymne et comme l’attestent d’ailleurs les expressions utilisées; car celles-ci correspondent aux formules rituelles du mythe des Angiras, et répètent mot pour mot les expressions dont se servent continuellement les hymnes sur la délivrance de l’Aurore, des Vaches et du Soleil. Nous savons ce qu’elles signifient. La montagne de notre triple existence déjà constituée, dont le sommet touche le ciel, est fendue en deux par Indra et les illuminations cachées en jaillissent; l’essor des brillants troupeaux manifeste Svar, le ciel supérieur du superconscient (rik 1). Le soleil de la Vérité diffuse toute la force et la gloire de sa lumière, l’Aurore intérieure arrive de l’immensité lumineuse toute imprégnée de connaissance – jānatī gāt, la même expression servant à désigner celle qui conduit à la maison du Dasyu en 1-104-5 et Sarama en iïl-31-6 –, les fleuves de la Vérité, représentant le débordement de son être et son mouvement, ṛtasya preṣā (1-68-1 à 3), descendent précipitamment et leurs flots torrentueux creusent ici-bas un chenal pour leurs eaux; le ciel, l’être mental, rendu parfait, solide comme un pilier bien conçu, peut désormais soutenir la vaste Vérité de la vie supérieure ou immortelle qui se manifeste, et la grandeur de cette Vérité peut se loger ici dans l’être physique tout entier (rik 2). L’accouchement de ce que la montagne porte en son sein, – parvatasya garbhaḥ les illuminations constituant la pensée à sept têtes, ṛtasya dhītiḥ, libérées sous l’impulsion du mot inspiré –, entraîne la naissance suprême des sept grands fleuves, formant la substance de la Vérité mise rapidement en mouvement, ṛtasya preṣā (rik 3).

Puis, après l’invocation d’Indra et d’Agni “avec les mots du discours parfait (ou, les hymnes) qui plaisent aux dieux” – car ces paroles permettent aux Maruts (pouvoirs de là Vie qui gagnent la pensée, comme on le verra par la suite) d’accomplir les sacrifices, étant ces voyants qui grâce à leur sagesse clairvoyante s’acquittent bien de la tâche sacrificielle, ukthebhir hi ṣmā kavayaḥ suyajñā āvivāsanto maruto yajanti (rik 4) –, après, donc, le Rishi fait parler les hommes, et on les entend s’exhorter et s’encourager mutuellement à réitérer l’exploit des Pères pour obtenir les mêmes divins résultats: “Allons maintenant, devenons aujourd’hui parfaits dans nos pensées, détruisons la souffrance et l’inquiétude, adoptons le bien supérieur, eto nu adya sudhyo bhavāma, pra duchunā minavāma ā varīyaḥ; rejetons toujours loin de nous les choses hostiles (tout ce qui attaque et divise, dveṣāṃsi); avançons vers le Maître du sacrifice. Allons, amis, créons en nous la Pensée (manifestement la pensée à sept têtes des Angiras), elle, la Mère (Aditi ou l’Aurore), qui ouvre le passage de l’enclos de la Vache” (riks 5 et 6). On voit clairement de quoi il s’agit; c’est dans des passages comme ceux-ci que le sens profond du Véda se dépouille à moitié du voile du symbole.

Le Rishi évoque ensuite le grand et vénérable exemple que les hommes sont invités à suivre, l’exemple des Angiras, le succès de Sarama: “Ici la pierre fut mise en mouvement, grâce à quoi les Navagvas chantèrent l’hymne pendant dix mois; Sarama en route vers la Vérité découvrit les vaches; l’Angiras rendit toutes les choses vraies. Alors, quand apparut cette Vaste (Usha, représentant Aditi l’Infinie), mātā devānām aditer anīkam, tous les Angiras rejoignirent les vaches (ou plutôt peut-être, bougèrent ensemble grâce aux illuminations, symbolisées par les vaches ou les rayons); la fontaine de celles-ci (les illuminations) jaillit dans le monde suprême; Sarama découvrit les vaches en suivant le chemin de la Vérité” (riks 7 et 8). C’est grâce au mouvement de Sarama, nous le voyons ici, allant droit à la Vérité sur le chemin de la Vérité que les sept voyants, représentant la pensée à sept têtes ou aux sept rayons d’Ayasya et de Brihaspati, trouvent toutes les illuminations secrètes et, grâce au pouvoir de ces illuminations, arrivent tous ensemble, comme nous l’a déjà dit Vasishtha, dans l’immensité plane, samāne ūrve, d’où l’Aurore est descendue avec la connaissance, ūrvād jānatī gāt (rik 2), ou, pour reprendre la formule de notre extrait, quand apparut cette Vaste, à savoir la Conscience infinie. Là, unis, ils sont, comme l’expliquait Vasishtha, réconciliés dans la connaissance et ne se disputent plus, saṃgatāsaḥ saṃ jānate na yatante mithas te (7.76.5); autrement dit les sept ne font plus qu’un, comme indiqué dans un autre hymne (4.51.4); ils deviennent l’Angiras unique aux sept bouches, image correspondant à celle de la pensée à sept têtes, et c’est cet Angiras unique et unifié “qui rend toutes choses vraies”, à la suite de la découverte de Sarama (rik 7). La Volonté du Voyant, parfaite, unie, harmonisée, corrige tout mensonge et toute perversité, et transforme toute la pensée, la vie et l’action en expressions de la Vérité. Dans cet hymne aussi, l’action de Sarama est précisément celle de l’Intuition, qui va directement à la Vérité en suivant le chemin direct de la Vérité, et non les voies tortueuses du doute et de l’erreur, et qui délivre la Vérité du voile de l’obscurité et des fausses apparences; ce sont les illuminations qu’elle découvre qui permettent au mental clair-Voyant d’atteindre la révélation complète de la Vérité. Le reste de l’hymne évoque: – le lever du soleil aux sept chevaux, montant vers son “domaine qui pour lui se déploie largement au terme du long voyage”; – l’Oiseau véloce et le jeune Voyant atteignant l’un le Soma et l’autre ce champ des vaches lumineuses (rik 9); – l’ascension du Soleil vers “le lumineux Océan”, qu’il traverse “comme un navire guidé par les penseurs”; – et la descente sur les hommes de l’eau de cet océan en réponse à leur appel (rik 10). Dans cette eau la pensée septuple des Angiras est établie par le voyant humain (rik 11). Si nous nous rappelons que le Soleil représente la lumière de la connaissance superconsciente ou consciente-de-Vérité, et l’océan lumineux les royaumes du superconscient avec leurs trois fois sept sièges de la Mère, Aditi, nous n’aurons aucun mal à saisir le sens de ces expressions symboliques1. Il s’agit de cette réalisation sublime du but suprême, que prépare le succès total des Angiras, leur ascension conjointe au plan de la Vérité, exploit lui-même préparé par Sarama et sa découverte des troupeaux.

Un autre texte, l’hymne III-31 de Vishvamitra, est d’une importance capitale à cet égard: “Agni (la Force divine) est né, tremble sa flamme de l’offrande, pour le sacrifice aux (ou, pour atteindre les) Fils puissants du Rutilant (le Déva, Rudra); grand est leur enfant, grande la naissance, grand le mouvement du Conducteur des chevaux brillants (Indra, le Mental divin), grâce aux sacrifices. Les victorieuses (aurores) l’accompagnent dans son combat, par la connaissance, elles font naître une grande lumière, la délivrant de l’obscurité; sciemment, les Aurores montent jusqu’à lui, Indra est devenu le seul seigneur des vaches lumineuses. Les vaches qui étaient dans la place forte (des Panis), les penseurs leur taillèrent une issue; utilisant leur mental, les sept voyants les lancèrent en avant (ou, en haut vers le Suprême), ils découvrirent le chemin (le but ou le champ d’action du voyage) complet de la Vérité; les connaissant (les sièges suprêmes de la Vérité), Indra y pénétra par l’obéissance”, vīḷau satīr abhi dhīrā atṛndan, prācā ahinvan manasā sapta viprāḥ; viśvām avindan pathyām ṛtasya, prajānann it tā namasā viveśa (riks 3 à 5). Il s’agit comme d’habitude de la grande naissance, de la grande lumière, du grand mouvement divin de la connaissance de la Vérité, avec la découverte du but et l’accès des dieux et des voyants aux plans suprêmes situés plus haut. Puis il est question du rôle de Sarama dans cette entreprise. “Quand Sarama trouva la faille dans la montagne, il (ou peut-être, elle, Sarama) fit en sorte que le grand et suprême chemin (ou, but) ne s’interrompe plus. Sa course parfaite le conduisit au-devant des impérissables (les vaches invulnérables de l’Aurore); le sachant, elle se dirigea la première vers leur cri” (rik 6). Là encore c’est l’Intuition qui guide; ayant la connaissance, elle prend la tête et s’élance aussitôt vers la voix des illuminations cachées, vers l’endroit où la montagne, si solidement bâtie et apparemment impénétrable (vīḷu, dṛḍha) présente une fissure où peuvent s’introduire les chercheurs.

Le reste de l’hymne continue à décrire l’exploit des Angiras et d’Indra: “Il s’avança, lui le voyant le meilleur de tous, il les traita amicalement; la montagne céda le fruit de ses entrailles au parfait travailleur; puissamment viril, escorté par les jeunes (les Angiras), il obtint la plénitude des richesses qu’il cherchait; puis entonnant l’hymne de lumière, il devint subitement un Angiras. Prenant sous nos yeux la forme et la mesure de chaque chose existante, il connaît toutes les naissances, il tue Shushna”; autrement dit le Mental divin revêt l’aspect correspondant à chaque chose existant dans le monde, révèle son image et son intention divines vraies, et abat la fausse force qui déforme la connaissance et l’action. “Lui qui cherche les vaches, en route vers le siège du ciel, chantant l’hymne, lui l’Ami délivre ses amis de toutes les imperfections (empêchant la juste expression de soi). Leur mental recherchant la lumière (les vaches), ils entrèrent dans leurs séjours par les mots de l’illumination, créant le chemin vers l’Immortalité, ni gavyatā manasā sedur arkaiḥ kṛṇvānāso amṛtatvāya gātum. Là se trouve leur vaste domaine, la Vérité, qui leur permit de s’emparer des mois (les dix mois des Dashagvas). Ayant une vision harmonisée (ou, parfaite), ils se réjouirent dans leur propre demeure (Svar), trayant le lait de l’antique semence des choses. Leur cri (du Mot) réchauffa complètement ciel et terre (c’est-à-dire créa la brûlante clarté, gharma (4.55.6), taptaṃ ghṛtam (4.1.6), ce que produisent les vaches solaires); ils campèrent solidement dans ce qui était né, ils établirent dans les vaches les héros (c’est-à-dire installèrent la combativité dans la lumière de la connaissance)” (riks 7 à 10).

“Indra, le tueur de Vritra, grâce à ceux qui étaient nés (les fils du sacrifice), grâce aux offrandes, aux hymnes d’illumination, fit surgir les Brillantes; la Vache, immense et délectable (la vache Aditi, la Conscience supérieure vaste et pleine de félicité ou triomphante), lui apportant la suave nourriture (le miel coupé de ghṛta), le lui donna comme si c’était son lait. Et aussi pour le Père (le Ciel) ils préparèrent une demeure immense et pleine de flamboyante énergie; parfaits exécutants, ils en eurent alors une vision totale. Offrant leur large soutien aux Parents (le Ciel et la Terre) et siégeant dans ce monde supérieur, ils en embrassèrent toute l’extase. Quand pour la ségrégation (du mal et de la fausseté) la Pensée vaste s’empare de lui, occupant chaque jour davantage la terre et le ciel, lui qui détient la parole juste et sereine, le verbe irréprochable, alors à lui, Indra, se donnèrent toutes les énergies irrésistibles. Ayant découvert le vaste Champ, multiforme, délicieux (l’immense champ des vaches, Svar), il dépêcha ensemble pour ses amis tout ce qui se meut (le mouvant troupeau). Éclatant de lumière, Indra avec l’aide des âmes humaines (les Angiras) donna naissance conjointement au Soleil, à l’Aurore, au Chemin, à Agni” (riks 11 à 13 et 15).

Et dans les derniers vers les mêmes symboles se répètent, et s’y ajoute cette célèbre image de la pluie qui a été si mal comprise: “Pour conquérir, je rénove l’Ancienne Naissance. Élimine tous ceux, nombreux, non divins, qui nous veulent du mal et, ô Maghavan, établis Svar en nous pour notre possession (et régal). Les pluies purifiantes se déploient devant nous (prenant la forme des eaux); fais-nous passer sur leur autre rive qui est l’état de paix et de félicité. Ô Indra, guerroyant sur ton char, protège-nous de l’ennemi; vite, vite, fais de nous les conquérants des Vaches. Le Tueur de Vritra, le Maître des Vaches a révélé (aux hommes) les vaches; il est entré avec ses lois (ou, luisances) éclatantes chez ceux qui étaient noirs (dépourvus de lumière, comme les Panis); par la vérité manifestant les vérités heureuses (les vaches de vérité), il a ouvert toutes ses propres portes”, pra sūnṛtā diśamāna ṛtena duraś ca viśvā avṛṇod apa svāḥ (riks 19 à 21); autrement dit, il ouvre les portes de son monde à lui, Svar, après avoir fracturé, en violant notre obscurité, antaḥ kṛṣṇān gāt, les “portes humaines” maintenues fermées par les Panis.

Ainsi s’achève cet hymne remarquable dont j’ai traduit la plus grande partie parce qu’il fait ressortir de façon saisissante le caractère mystique et hautement psychologique de la poésie védique tout en soulignant superbement, de ce fait, la nature de l’imagerie au sein de laquelle évolue Sarama. Les autres allusions à Sarama dans le Rig-Véda n’ajoutent rien d’essentiel à cette conception. Elle est brièvement mentionnée en IV-16-8: “Quand tu arrachas les eaux à la montagne, Sarama se manifesta à toi; ainsi toi, notre guide, célébré par les Angiras, brise les enclos des Vaches et tires-en pour nous d’abondantes richesses”. C’est l’Intuition qui, préfigurant le Mental divin, se révèle à lui quand émergent les eaux, les ruissellements de la Vérité qui s’échappent de la montagne où ils étaient confinés par Vritra (4.16.7); et c’est à l’Intuition que ce dieu Indra fait appel pour guider notre sauvetage de la Lumière et la conquête de la grande richesse enfouie dans le roc, verrouillée derrière les portes de la forteresse des Panis.

Sarama est également citée dans l’hymne 1-72 de Parashara Shaktya, un des Suktas qui contribuent le mieux à éclairer le sens de l’imagerie védique, comme du reste la plupart des hymnes de Parashara, poète très lumineux qui aime toujours à écarter un peu plus qu’un léger coin du voile jeté par le mystique. L’hymne est bref, je vais donc le traduire en entier: Il a formé en nous les sagesses clair-voyantes de l’éternel Ordonnateur des choses, tenant en main les multiples pouvoirs des divinités (les pouvoirs des Purushas divins, naryā purūṇi); puisse Agni devenir le maître du trésor de ces richesses (divines), créant ensemble toutes les choses immortelles. Tous les immortels, les sages (non limités par l’ignorance), qui le cherchaient, ont trouvé en nous l’Enfant (le Veau de la Vache Aditi) qui est partout; détenant la Pensée, ils parvinrent à la splendeur (glorieuse) d’Agni dans ce séjour suprême, but de leur laborieux voyage. Quand, ô Agni, pendant rois années (les trois saisons ou périodes symboliques correspondant peut-être à la traversée des trois cieux du mental), eux, purs, t’eurent servi et adoré, toi le pur, avec le ghṛta (la clarté de la lumière), ils obtinrent les noms sacrificiels et, leurs corps ayant réalisé une naissance parfaite, se mirent en mouvement (vers le ciel suprême). Ayant découvert (ou, connu) et atteint les vastes Ciel et Terre, les maîtres du sacrifice avec leur puissance impétueuse (ou, les fils de Rudra) les portèrent en avant; s’étant emparé de l’hémisphère supérieur le mortel les connut (ou, le mortel s’éveilla à la connaissance) et devint conscient d’Agni qui siégeait dans le domaine suprême. Le connaissant parfaitement (ou, en harmonie avec lui), ils s’approchèrent et s’agenouillèrent devant lui avec leurs épouses (les énergies féminines des dieux) et se prosternèrent devant celui qui mérite notre soumission; se purgeant (ou peut-être, dépassant les limites du ciel et de la terre), ils formèrent leurs propres (leurs justes ou divins) corps, amis protégés chacun par le regard de l’Ami. Quand les maîtres du sacrifice eurent trouvé cachés en toi les trois fois sept plans secrets, unanimes ils s’en servirent pour protéger l’Immortalité. Veille sur les troupeaux, mobiles et immobiles. Ô Agni, toi qui sais toutes les manifestations de connaissance des mondes (ou, des peuples), établis sans interruption tes forces pour la vie; connaissant en nous les chemins du voyage des dieux (ou, vers les dieux), tu t’es fait leur messager infatigable et le porteur des offrandes. Les sept Puissants du ciel (les fleuves), ajustant parfaitement la pensée, connaissant la Vérité, discernèrent les portes de la Félicité (ou, du trésor); Sarama trouva l’enclos fortifié, l’étendue des vaches rayonnantes, grâce auxquels la créature humaine jouit de la béatitude (des richesses suprêmes). Ceux qui ont entrepris tout ce qui porte un beau (ou, juste) fruit ont créé le chemin vers l’Immortalité; avec les Grands, dans la grandeur, la terre se fit large; Aditi, la Mère infinie, est venue avec ses fils pour la soutenir. Quand les Immortels créèrent les deux yeux du ciel (probablement identiques aux deux pouvoirs de vision du Soleil, les deux chevaux d’Indra), ils plantèrent en lui la gloire resplendissante; alors ce fut comme si des neuves coulaient vers le bas, libérés; les juments rouges descendant, ô Agni, eurent la connaissance.

Ainsi va cet hymne de Parashara, traduit aussi littéralement que possible, au risque même de paraître maladroit. Il célèbre tout du long, comme on s’en aperçoit dès le premier coup d’oeil, la connaissance, la Vérité, une Flamme divine difficile à distinguer de la Divinité suprême, l’Immortalité, l’ascension des dieux, ou pouvoirs divins, à l’aide du sacrifice vers leur statut divin, leurs noms suprêmes, leurs formes justes, la gloire éclatante d’un état sublime avec ses trois fois sept sièges de la Divinité. Il ne peut s’agir que de cette ascension des pouvoirs divins en l’homme, qui, renonçant à leurs apparences cosmiques ordinaires, montent vers la splendide Vérité au-delà, ce que confirme d’ailleurs Parashara lui-même quand il dit que cette action des dieux permet au mortel de s’éveiller à la connaissance et de découvrir Agni établi dans le séjour et but suprême, vidan marto nemadhitā cikitvān, agniṃ pade parame tasthivāṃsam (1-72-4). Que vient faire Sarama dans un hymne pareil, si elle n’est pas elle-même un pouvoir de la Vérité, si ses vaches ne sont pas les rayons d’une aurore divinement illuminatrice? Quel rapport y a-t-il entre les vaches d’anciennes tribus rivales ou les chamailles sanguinaires de nos ancêtres aryens et dravidiens, s’accusant mutuellement de pillage et vol de bétail, et cette lumineuse apocalypse de l’Immortalité et de la Divinité? Que sont du reste ces fleuves qui pensent, connaissent la Vérité et découvrent des portes cachées? Ou faut-il persister à dire qu’il s’agissait des rivières du Punjab, confisquées par la sécheresse ou par les Dravidiens, Sarama étant pour sa part une figure mythique symbolisant une ambassade aryenne ou bien une simple aurore naturelle?

Un hymne du dixième Mandala est entièrement consacré à cette “ambassade” de Sarama, c’est le “Colloque de Sarama et des Panis”, en X-108; mais il n’ajoute rien d’essentiel à ce que nous savons déjà d’elle, et sert avant tout à préciser notre conception des maîtres du trésor de la caverne. Notons cependant que, ni dans cet hymne ni dans les autres que nous avons relevés, on ne fait la moindre allusion à l’image du lévrier divin, probablement inventée plus tard pour Sarama après qu’eut évolué la symbolique védique. C’est assurément la brillante déesse aux beaux pieds qui attire les Panis et qu’ils désirent avoir pour sœur – faisant d’elle non pas un chien pour garder leur troupeau, mais quelqu’un qui possédera une part de leurs richesses. L’image du lévrier céleste n’en est pas moins superbement bien choisie et saisissante, et tout dans cette légende en préparait l’apparition. Un des premiers hymnes (1-62) mentionne, il est vrai, un fils pour qui Sarama “obtint de la nourriture”, une interprétation ancienne expliquant la formule par une histoire, celle d’un lévrier Sarama qui posait comme condition à sa recherche des vaches perdues l’obtention d’une part de la nourriture sacrificielle pour sa progéniture. Mais il s’agit là visiblement d’une explication forgée de toutes pièces que rien dans le Rig-Véda lui-même ne justifie. Le Véda dit en effet: “Dans le sacrifice (ou plus vraisemblablement, au cours de la recherche des vaches par Indra et les Angiras) Sarama découvrit un fondement pour le Fils”, vidat saramā tanayāya dhāsim (1-62-3); car c’est ce que semble vouloir dire ici le mot dhāsim. Le fils est très probablement l’enfant né du sacrifice, métaphore constante dans l’imagerie védique, et non la descendance canine de Sarama. Il existe des expressions similaires dans le Véda, comme en 1-96-4, “Matarishvan (Vayu, dieu de la Vie), augmentant le nombre des choses désirables (les buts supérieurs de l’existence), découvrit Svar, découvrit le chemin pour le Fils”, mātariśvā puruvārapuṣṭir vidad gātuṃ tanayāya svarvit, où le sujet traité est évidemment le même, mais le fils n’a rien à voir avec une vulgaire portée de chiots.

Les deux chiens de Sarama, messagers de Yama, sont mentionnés dans un hymne tardif du dixième Mandala, mais sans qu’il soit dit que Sarama est leur mère. Le passage figure dans le fameux “Hymne funéraire”, X-14, et il vaut la peine de noter ce que sont réellement dans le Véda Yama et ses deux chiens. Une conception postérieure fait de Yama le dieu de la Mort qui possède en propre un monde spécial; mais, dans le Rig-Véda, il semble avoir été à l’origine un aspect du Soleil – l’Isha Upanishad elle-même, bien plus tard, se servira du nom pour désigner le Soleil –, puis l’un des deux enfants jumeaux du Seigneur resplendissant de la Vérité. Il est le gardien du Dharma, la loi de la Vérité, satyadharma, condition nécessaire à l’Immortalité, et par conséquent lui-même le gardien de l’Immortalité. Son monde, c’est Svar, le monde de l’Immortalité, amṛte loke akṣite, où, comme déclaré en IX-113-7, réside la Lumière indestructible, où s’est établi Svar, yatra jyotir ajasraṃ, yasmim̐ loke svar hitam. En réalité, l’hymne X-14 n’est pas tant une glorification de la Mort qu’une glorification de la Vie et de l’Immortalité. Yama et les Pères ont découvert jadis le chemin conduisant à ce monde, ce pâturage des vaches, d’où l’ennemi ne peut emporter les troupeaux rayonnants, yamo no gātuṃ prathamo viveda, naiṣā gavyūtir apabhartavā u; yatrā naḥ pūrve pitaraḥ pareyuḥ (rik 2). L’âme du mortel qui gravit le ciel reçoit l’ordre de “dépasser les deux chiens de Sarama, ces chiens aux quatre yeux et au pelage multicolore, sur le bon chemin (ou, chemin de la perfection ou de l’accomplissement)” (rik 10). De ce chemin qui monte au ciel ils sont les gardiens aux quatre yeux, protégeant l’homme en route par leur vision divine, yau te śvānau yama rakṣitārau caturakṣau pathirakṣī nṛcakṣasau (rik 11), et Yama est prié de les donner comme escorte à l’âme itinérante. Ces chiens sont “nomades, difficiles à contenter” et circulent parmi les hommes, eux les messagers du seigneur de la Loi. Et l’hymne implore: “Puissent-ils (les chiens) nous redonner ici aujourd’hui dans ce triste (monde) la félicité, afin que nous puissions contempler le Soleil” (rik 12). L’hymne est resté fidèle aux notions védiques primitives, la Lumière et la Félicité et l’Immortalité, et ces chiens de Sarama possèdent les caractéristiques essentielles de Sarama, la vision, l’ampleur du mouvement, le pouvoir d’emprunter le chemin qui mène au but. Sarama conduit vers l’étendue des vaches; ces chiens protègent l’âme dans son voyage vers le pâturage invulnérable, le champ, kṣetra, des troupeaux lumineux et impérissables. Sarama nous amène à la Vérité, à la vision solaire qui conduit à la Béatitude; ces chiens apportent à l’homme le bonheur dans ce monde de souffrance, pour qu’il puisse voir le Soleil. Que Sarama symbolise la déesse aux beaux pieds pressée d’aboutir ou le lévrier céleste, mère de ces vagabonds protecteurs du chemin, l’idée reste la même: un pouvoir de la Vérité qui cherche et découvre, qui grâce à une divine clairvoyance trouve la Lumière cachée et l’Immortalité refusée. Mais c’est à cette recherche et à cette découverte que se limite sa fonction.

 

1 C’est cette lecture qui nous permet de comprendre aisément plusieurs expressions désormais obscures du Véda, comme par exemple en VIII-68-9: Puissions-nous dans nos batailles conquérir avec ton aide la grande richesse dans les eaux et dans le Soleil, āpsu sūrye mahad dhanam.

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