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Mère

Pensées et Aphorismes de Sri Aurobindo

Traduction et commentaires. Tape recordings (1958)

 

6 — J’ai appris, tard, que lorsque la raison mourait la Sagesse naissait; avant cette libération je n’avais que la connaissance.

Une fois de plus, il faut vous répéter que la forme de ces aphorismes est volontairement paradoxale afin de donner un petit choc au mental et de l’éveiller suffisamment pour qu’il fasse un effort de compréhension. Il ne faut pas prendre cela au pied de la lettre. Certaines personnes ont l’air de s’inquiéter à l’idée qu’il faut que la raison disparaisse pour devenir sage. Ce n’est pas cela, ce n’est pas du tout cela.

Il faut que la raison ne soit plus le sommet et le maître.

Pendant fort longtemps dans la vie, avant qu’on ne possède quelque chose qui ressemble à la Connaissance, il est indispensable que la raison soit le maître, autrement on est le jouet de ses impulsions, de ses fantaisies, de ses imaginations émotives plus ou moins déréglées et on risque d’aller très loin, non seulement de la sagesse mais même de la connaissance indispensable pour se conduire convenablement. Mais quand on est arrivé à gouverner toutes les parties inférieures de son être à l’aide de la raison, qui est le sommet de l’intelligence humaine ordinaire, alors, si l’on veut dépasser ce point, si l’on veut se libérer de la vie ordinaire, de la pensée ordinaire, de la vision ordinaire des choses, il faut, si je puis dire, monter sur la tête de la raison — non pas la fouler aux pieds avec mépris, mais s’en servir comme d’un marchepied pour gravir plus haut, au-delà d’elle, et atteindre quelque chose qui se soucie fort peu de ses décrets et qui peut se permettre d’être déraisonnable, parce que c’est une déraison supérieure, avec une lumière supérieure, quelque chose qui est au-delà de la connaissance ordinaire et qui reçoit ses inspirations d’en haut, de très haut, de la Sagesse divine.

Voilà ce que cela veut dire.

Quant à la connaissance dont Sri Aurobindo parle ici, c’est la connaissance ordinaire, ce n’est pas la connaissance par identité; c’est celle que l’on peut acquérir par l’intellect, par la pensée, par les moyens ordinaires.

Mais une fois de plus, et d’ailleurs nous aurons l’occasion de revenir sur ce sujet avec les aphorismes suivants, ne vous hâtez pas d’abandonner la raison avec la conviction que tout de suite vous entrerez dans la sagesse, parce qu’il faut être prêt pour entrer dans la sagesse, autrement on risque fort, en abandonnant la raison, d’entrer dans la déraison, ce qui est assez dangereux.

Bien des fois dans ce qu’il a écrit, particulièrement dans La Synthese des Yogas, Sri Aurobindo nous met en garde contre les fantaisies de ceux qui croient pouvoir faire la sâdhanâ1 sans avoir un contrôle sévère sur eux-mêmes, et qui écoutent toutes sortes d’inspirations qui les mènent à un déséquilibre dangereux où tous leurs désirs refoulés, cachés, secrets, se donnent jour sous prétexte de se libérer des conventions ordinaires et de la raison ordinaire.

On ne peut être libre qu’en jaillissant vers le haut, très haut au-dessus des passions humaines. On n’a le droit d’être libre que lorsqu’on a une liberté supérieure, non égoïste, et que l’on en a fini avec tous les désirs et toutes les impulsions.

Mais il ne faudrait pas non plus que les gens très raisonnables, très moraux selon les lois sociales ordinaires, se croient sages, parce que leur sagesse est une illusion et qu’elle n’a en elle aucune vérité profonde.

Il faut être au-dessus des lois pour pouvoir les violer, il faut être au-dessus des conventions pour pouvoir les négliger, il faut être au-dessus de toutes les règles pour pouvoir les mépriser, et que le mobile de cette libération ne soit jamais un mobile égoïste, personnel, pour satisfaire une ambition ou agrandir sa personnalité, par supériorité, par mépris des autres, pour être au-dessus du troupeau et pouvoir le regarder avec condescendance. Méfiez-vous quand vous sentez en vous ce sens de la supériorité et que vous regardez les autres ironiquement, d’un petit air: «Moi, je ne suis plus de cette étoffe-là» — à ce moment-là vous déraillez, et vous risquez de tomber dans un abîme.

Quand on entre vraiment dans la sagesse, la vraie sagesse, celle dont Sri Aurobindo parle ici, il n’y a plus de supérieur et d’inférieur, il n’y a qu’un jeu de forces où toute chose a sa place et son importance, et s’il y a une hiérarchie, c’est une hiérarchie de soumission au Suprême, ce n’est pas une hiérarchie de supériorité vis-à-vis de ce qui est au-dessous.

Et avec l’entendement humain, la raison humaine, la connaissance humaine, on est incapable de discerner cette hiérarchie-là; c’est seulement l’âme éveillée qui est capable de reconnaître une autre âme éveillée, alors le sens de la supériorité disparaît complètement.

La vraie sagesse ne vient que quand l’ego disparaît, et l’ego disparaît seulement quand vous êtes prêt à vous abandonner complètement au Seigneur suprême, sans aucun mobile personnel et sans en attendre aucun profit — quand on le fait parce qu’on ne peut pas faire autrement.

17 octobre 1958

 

1 Discipline spirituelle.

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