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Mère

Pensées et Aphorismes de Sri Aurobindo

Traduction et commentaires. Tape recordings (1958)

 

11 — L’immortalité n’est pas la survie de la personnalité mentale après la mort, bien que ce soit vrai aussi, mais la possession éveillée du Moi qui est sans mort et sans naissance, et dont le corps n’est qu’un instrument et une ombre.

Il y a ici trois affirmations qui ont été l’objet de questions. D’abord: «Qu’est-ce que la personnalité mentale?»

Dans chaque être humain, le corps est animé par l’être vital et gouverné, ou partiellement gouverné, par un être mental. Ceci est une règle générale, mais le degré de formation et d’individualisation de l’être mental est très différent suivant les individus. Dans la grande masse des êtres humains, le mental est une chose fluide qui n’a pas d’organisation propre, et par conséquent ce n’est pas une personnalité. Et tant que le mental est comme cela, fluide, pas organisé, sans vie cohésive propre et sans personnalité, il ne survit pas. Ce qui constituait l’être mental se dissout dans l’état mental quand le corps, la substance qui constituait le corps, se dissout dans la substance physique.

Mais dès que l’être mental est constitué, organisé, individualisé et qu’il devient une personnalité, il ne dépend pas, il ne dépend plus du corps pour son existence, et par conséquent il lui survit. L’atmosphère mentale terrestre est remplie d’êtres, de personnalités mentales, qui vivent d’une façon tout à fait indépendante, même après la disparition du corps, et qui peuvent se réincarner dans un corps nouveau quand l’âme, c’est-à-dire le vrai Moi, se réincarne; celui-ci porte ainsi avec lui le souvenir de ses vies antérieures.

Mais ce n’est pas cela que Sri Aurobindo appelle immortalité. L’immortalité est une vie qui n’a ni commencement ni fin, qui ne naît pas et ne meurt pas, qui est tout à fait indépendante du corps — c’est la vie du Moi, l’être essentiel de chaque individualité, et elle n’est pas séparée du Moi universel. Et cet être essentiel a le sens de l’unité avec le Moi universel; en fait, il est une expression personnifiée, individualisée du Moi universel et cela n’a ni commencement ni fin, ni vie ni mort, cela existe éternellement et c’est cela qui est immortel. Quand nous sommes pleinement conscients de ce Moi, nous participons à sa vie éternelle et, par conséquent, nous sommes immortels.

Mais on fait une petite confusion sur ce mot immortalité — ce n’est pas nouveau, c’est une confusion qui s’est produite très souvent. Quand on parle d’immortalité, la plupart des gens comprennent qu’il s’agit d’une durée indéfinie du corps.

Le corps ne peut durer indéfiniment que si, tout d’abord, il devient pleinement conscient de ce Moi immortel et s’il s’unit à lui, s’identifie à lui, au point d’avoir la même capacité, la même faculté de transformation constante qui permet de suivre le mouvement universel, ce qui est une condition absolument indispensable pour la durée. C’est parce que le corps est fixe, parce qu’il ne suit pas le mouvement, parce qu’il ne peut pas se transformer avec une rapidité suffisante pour s’identifier constamment à l’évolution universelle qu’il se décompose et qu’il meurt. C’est sa fixité, sa dureté, son incapacité de se transformer qui le mettent dans l’obligation d’être détruit afin que sa substance retourne au domaine général de la substance physique et qu’il se reforme dans des formes nouvelles pour être apte à progresser encore. Mais généralement, quand on parle d’immortalité, les gens pensent qu’il s’agit de l’immortalité physique — il est bien entendu que jusqu’à présent elle n’a pas encore été réalisée.

Sri Aurobindo dit que c’est possible, et même que cela arrivera, mais il y met une condition: c’est que le corps soit supramentalisé et qu’il participe aux qualités de l’être supramental qui sont des qualités de plasticité et de transformation constante. Et quand Sri Aurobindo écrit que «le corps n’est qu’un instrument et une ombre», il parle du corps tel qu’il est maintenant, et sera encore pendant fort longtemps probablement. Il n’est que l’instrument du Moi, l’expression très inadéquate de ce Moi, et une ombre — une ombre, quelque chose d’imprécis et d’obscur en comparaison de la lumière et de la précision du Moi éternel.

Comment cette ombre, cet instrument peut-il servir au développement de l’âme, et comment en cultivant l’instrument on peut être utile aux vies postérieures, est une question qui ne manque pas d’intérêt.

Chaque fois que l’âme s’incarne dans un corps nouveau, elle vient avec l’intention de faire une expérience nouvelle qui l’aidera dans son développement et rendra sa personnalité plus parfaite; c’est ainsi que, de vie en vie, l’être psychique se forme pour devenir une personnalité tout à fait consciente et indépendante qui, lorsqu’elle est arrivée au maximum de son développement, peut choisir non seulement le temps de son incarnation, mais le lieu, le but et l’oeuvre à accomplir.

Sa descente dans un corps physique est nécessairement une descente dans l’obscurité, l’ignorance, l’inconscience, et, pendant fort longtemps, elle doit travailler simplement pour amener un peu de conscience dans la matière du corps avant de pouvoir s’en servir pour faire l’expérience qu’elle est venue faire. Ainsi, si par une méthode raisonnée, clairvoyante, nous cultivons le corps, nous aidons en même temps à la croissance de l’âme, à son progrès et à son illumination.

La culture physique consiste à mettre de la conscience dans les cellules du corps. On le sait ou on ne le sait pas, mais c’est un fait. Quand nous nous concentrons pour faire agir nos muscles en accord avec notre volonté, quand nous faisons effort pour assouplir nos membres, pour leur donner une agilité ou une force ou une résistance ou une plasticité qu’ils n’ont pas naturellement, nous infusons dans les cellules de ce corps une conscience qui ne s’y trouvait point, et ainsi nous en faisons un instrument homogène, réceptif, et qui progresse dans et par son action. C’est cela l’importance capitale du développement physique. Naturellement, ce n’est pas la seule chose qui amène la conscience dans le corps, mais c’est une chose qui agit d’une façon tout à fait générale, ce qui est rare. Je vous ai dit plusieurs fois déjà que l’artiste infuse une conscience très grande dans ses mains, l’intellectuel dans son cerveau, mais c’est une chose pour ainsi dire locale, tandis que la culture physique a une action plus générale. Et quand on voit les résultats absolument merveilleux de cette culture, quand on observe à quel point le corps peut se perfectionner, on comprend combien cela peut être utile à l’action de l’être psychique qui est venu dans cette matière; car naturellement, quand il est en possession d’un instrument organisé, harmonisé, plein de force, de souplesse et de possibilités, cela favorise considérablement son travail.

Je ne dis pas que les gens qui font de la culture physique le font dans ce but, parce que très peu savent que tel est le résultat, mais qu’ils le sachent ou non, le résultat est là. Et d’ailleurs, si on est un peu sensitif, quand on voit bouger le corps d’un être qui a fait de la culture physique raisonnée et méthodique, on voit une lumière, une conscience, une vie qui n’existe pas dans les autres.

Il y a beaucoup de gens qui voient les choses d’une façon tout à fait extérieure et qui disent: «Ces ouvriers, par exemple, qui sont obligés de faire des travaux de force et qui, pour les besoins de leur métier, apprennent à porter des poids considérables, eux aussi se font des muscles, et au lieu de passer leur temps comme des aristocrates à faire des exercices qui n’ont pas un résultat extérieur très utile, au moins eux, ils produisent quelque chose...» C’est une ignorance, parce qu’il y a une différence essentielle entre des muscles qui ont été développés par une utilisation spéciale, localisée et limitée, et des muscles qui sont tous cultivés volontairement et harmonieusement selon un programme d’ensemble qui ne laisse rien sans travail et sans exercice.

Les gens, comme les ouvriers ou les paysans, qui ont une occupation spéciale et qui développent spécialement certains muscles, ont toujours une déformation professionnelle, et cela n’aide d’aucune façon spéciale à leur progrès psychique, parce que la vie tout entière aide nécessairement au progrès psychique mais d’une façon si inconsciente et si lente que ce pauvre psychique doit revenir encore et encore et encore, et indéfiniment, pour arriver à ses fins. Par conséquent, nous pouvons dire sans risquer de nous tromper que la culture physique, c’est la sâdhanâ du corps, et que toute sâdhanâ aide nécessairement à hâter l’arrivée au but. Plus on le fait consciemment, plus le résultat est prompt et général, mais même si on le fait sans voir plus loin que le bout de ses doigts, ou de ses pieds ou de son nez, on aide au développement total.

Pour finir, on peut dire que toute discipline, quelle qu’elle soit, si on la suit rigoureusement, sincèrement, volontairement, est une aide considérable, car elle permet à la vie terrestre d’atteindre plus rapidement son but et la prépare à recevoir la vie nouvelle. Se discipliner, c’est hâter l’arrivée de cette vie nouvelle et le contact avec la réalité supramentale.

Tel qu’il est, le corps physique n’est vraiment qu’une ombre très défigurée de la vie éternelle du Moi, mais ce corps physique est capable d’un développement progressif; à travers chaque formation individuelle la substance physique progresse, et un jour elle sera capable d’établir un pont entre la vie physique telle que nous la connaissons et la vie supramentale qui se manifestera.

28 novembre 1958