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LA MÈRE

Le Grand Secret

with Audio records of reciting

Six monologues et une conclusion par

LA MÈRE en collaboration avec

Nolini (L’ecrivain)

Pavitra (Le Savant)

André (L’Industriel)

Pranab (L’Athlete)

Lettre de la Mère au sujet de Le Grand Secret

Mon cher André,

Je sais que tu es un homme très occupé et que tu n’as pas beaucoup de loisirs. Pourtant je vais te demander de faire quelque chose pour moi et j’espère qu’il te sera possible de le faire.

Voilà de quoi il s’agit.

Pour le premier décembre je prépare quelque chose qui ne peut être classé sous aucune rubrique théâtrale et qui certainement ne peut pas être appelé une pièce de théâtre, mais ce sera cependant mis sur scène et j’espère que cela ne manquera pas d’intérêt. Je fais parler des hommes ayant eu des vies et des occupations très différentes, et il serait mieux, naturellement, qu’ils ne parlent pas tous le même langage; je veux dire que leur style doit différer. J’ai demandé à plusieurs de se mettre dans la peau d’un personnage ou d’un autre, et de m’écrire ce que, selon eux, ce personnage dirait. Si ensuite il y a quelques retouches à faire, je les ferai.

Je t’envoie, ci-joint, l’introduction qui sera lue avant l’ouverture du rideau; cela te donnera une idée de ce que je veux faire et te fera mieux comprendre ce que je veux dire.

Parmi les personnages, tu verras qu’il y a un industriel, grand brasseur d’affaires. Je ne suis pas très au courant des termes et du langage industriels et j’ai pensé que tu pourrais m’aider à rédiger quelque chose de vraisemblable. L’homme raconte sa vie et je voudrais que ce soit une vie de grand magnat (américain ou autre) du genre Ford, par exemple. Je les fais parler l’un après l’autre, au maximum dix minutes chacun pour raconter leur vie, leurs grands succès qui, à cette heure critique, les laissent sans satisfaction, assoiffés de quelque chose qu’ils ne connaissent pas et ne comprennent pas: je t’envoie en même temps la conclusion du discours de l’industriel telle que je la conçois, mais, naturellement, tu pourrais y apporter tous les changements qui te paraissent nécessaires.

J’ai demandé à Pavitra de rédiger le récit du savant, Nolini s’occupe du littérateur, Pranab a déjà écrit ce que dira l’homme de sport (en anglais, mais je le mettrai en français), j’ai déjà esquissé l’homme d’État, je me charge de l’artiste et naturellement de l’Inconnu, puisque c’est moi qui parlerai à travers lui.

Il restera après à décider quels seront les acteurs; Débou fera l’Inconnu, Hriday l’homme de sport, j’essaye de convaincre Pavitra d’incarner l’homme de science, Manoj fera ou l’artiste ou l’écrivain. Udar va essayer de prendre l’homme d’État — restera l’industriel. Naturellement, l’idéal serait que tu viennes dire ce que tu auras écrit — mais peut-être considéreras-tu cela comme une folie irréalisable... À dire vrai, ceci n’est qu’un ballon d’essai; nous en reparlerons plus tard... j’espère n’avoir rien oublié d’important à te dire. Mais si tu veux plus de détails je te les enverrai.

Le 7 juillet 1954


Croquis de la Mère pour la mise en scène de Le Grand Secret

Le Grand Secret

Six monologues et une conclusion

(Six parmi les hommes les plus celebres du monde se trouvent reunis par un de ces hasards qui n’en sont pas, sur un canot de sauvetage ou ils ont pris refuge lorsqu’a coule en pleine mer le paquebot qui les emmenait a une conference mondiale sur le progres de l’humanite.

Sur le canot se trouve aussi un septieme personnage qui semble jeune, ou plutot ne pas avoir d’age. Il est vetu d’un costume qui n’a pas d’epoque. Il est assis au gouvernail, immobile et silencieux, mais ecoutant attentivement ce que disent les autres qui le traitent comme une quantite negligeable et ne s’occupent pas de lui.

Les personnages sont:

L’Homme d’Etat

L’Ecrivain

Le Savant

L’Artiste

L’Industriel

L’Athlete

L’Inconnu.

L’eau va manquer, les provisions sont epuisees, les souffrances physiques commencent a etre intolerables. Pas d’espoir a l’horizon; la mort approche. Pour echapper un peu a la misere actuelle, chacun a son tour raconte sa vie.)

(Le rideau s’ouvre.)

L’homme d’état

Puisque vous me le demandez, c’est moi qui, le premier, vous dirai ce qu’a été ma vie.

Né d’un père politicien, j’ai été, dès mon enfance, familiarisé avec les questions de gouvernement et les problèmes politiques. Tout cela se discutait librement aux dîners que mes parents donnaient à leurs amis et auxquels j’assistais dès l’âge de douze ans. Les opinions des différents partis politiques n’avaient plus de secrets pour moi, et dans ma petite tête enthousiaste je trouvais déjà une solution facile à toutes les difficultés.

Mes études furent tout naturellement orientées dans ce sens, et je devins un brillant élève des sciences politiques.

Plus tard, quand il fallut passer de la théorie à la pratique, j’ai eu à faire face aux premières difficultés sérieuses, et j’ai commencé à comprendre combien il est presque impossible de mettre ses idées en pratique; il a fallu avoir recours aux compromis et mon grand idéal s’est peu à peu effrité.

J’ai constaté d’ailleurs que le succès ne répond pas vraiment à la valeur personnelle, mais plutôt à la capacité de s’adapter aux circonstances et de plaire. Pour cela, il faut flatter les faiblesses des gens plutôt que d’essayer de corriger leurs imperfections.

Ce qu’a été ma brillante carrière, vous le savez tous sans doute, et je ne m’étendrai pas là-dessus. Mais je désire vous dire que dès que j’ai été premier ministre et que ma position me donnait un réel pouvoir, je me suis souvenu des ambitions humanitaires de ma jeunesse et j’ai tâché d’être guidé par elles. J’ai essayé de ne pas être un homme de parti. J’ai voulu trouver une solution au grand conflit de tendances politiques et sociales qui déchirent le monde et qui, à mes yeux, ont toutes, pourtant, des avantages et des inconvénients. Aucune n’est parfaitement bonne, ni complètement mauvaise, et il faudrait trouver un moyen d’adopter ce qui est bon en chacune et d’en faire un tout harmonieux et pratique. Mais j’ai été incapable de découvrir la formule synthétique qui réconcilierait les contraires, et encore plus incapable de la traduire en actions.

Ainsi, j’ai voulu la paix, la concorde, l’entente entre nations, la collaboration pour le bien de tous, et j’ai été obligé, par une force plus grande que la mienne, à faire la guerre et à triompher par des moyens sans scrupules et des décisions sans charité.

Pourtant, on me considère comme un grand homme d’État; je suis couvert d’honneurs et de louanges, on m’appelle «un ami de l’humanité».

Mais je sens mon infirmité, et je sais qu’il m’a manqué une connaissance et un pouvoir véritables qui m’auraient permis de mener à bien les beaux espoirs de mon enfance.

Et maintenant que la fin est proche, j’ai l’impression d’avoir fait bien peu, et peut-être même, bien mal, et je franchirai le pas de la mort, triste et déçu.

L’écrivain

Cette beauté et cette vérité toutes palpitantes au coeur des mortels, j’ai voulu d’une plume ailée les rendre captives. La création qui se déroule sous nos yeux, tel un panorama — hommes et créatures, êtres et choses, événements, paysages, et les autres mondes également déployés dans notre conscience à travers nos sentiments et nos perceptions —, forme avec eux tous une toile mystérieuse, un dédale compliqué. Ils m’ont ensorcelé et j’entends leur voix qui me presse de connaître, de comprendre et de saisir, leur voix plus douce et plus irrésistible que la voix même des sirènes égéennes. C’est le chant de cette voix que j’ai voulu prêter à mes paroles.

J’ai voulu dire le mystère des choses, j’ai voulu sans détours faire parler le Sphinx. Ce qui reste caché, ce qui demeure scellé, ce qui depuis les profondeurs secrètes anime les soleils et les étoiles et les coeurs, c’est cela que j’ai voulu dévoiler, livrer à la pleine lumière du jour. Le labeur des choses, terrestres ou supraterrestres, est une pantomime muette et souvent confuse; je lui ai prêté la parole et la conscience. Les mots me semblaient le plus merveilleux des instruments, l’instrument par excellence. Ils ont juste assez de consistance pour incarner et exprimer — ni trop fluides pour être vagues, ni trop compacts pour être opaques. Le mot appartient à deux mondes à la fois. Il est du monde matériel, et peut ainsi donner forme et substance; mais il est suffisamment immatériel pour rester en contact avec les mondes subtils: forces et vibrations, principes, idées. Il peut matérialiser l’immatériel, incarner ce qui est désincarné; mais il peut surtout donner leur sens aux choses, la signification exacte enclose dans les formes.

Dans mes poèmes lyriques, j’ai voulu mettre à nu les grandes nostalgies du coeur, celui de l’homme et de la Nature; j’ai voulu dire ce pour quoi éperdument ils appellent, pourquoi leurs larmes. Sur une plus large toile, j’ai peint en légendes et paraboles les mille facettes de la vie, ses humeurs et ses pulsions, ses rares sagesses, sa commune folie; j’ai donné un accent vibrant et une réalité lourde de sens aux épisodes qui forment l’histoire, l’histoire de la conscience dans l’homme et la Nature. Les tragédies et les comédies de la vie je les ai pétries en drames et il ne m’appartient pas de dire quelle fut votre satisfaction en voyant les formes anciennes répondre si magnifiquement aux besoins et aux exigences du tempérament moderne. En d’inoubliables personnages, j’ai façonné les figures et les caractères des forces vivantes. Mais il existe un instrument plus vaste encore et plus explicite, le roman, qui est peut-être plus agréable à l’esprit scientifique et chercheur de notre âge, car il donne un exemple en même temps qu’il explique. Ainsi, je vous ai raconté la vivante histoire d’individus et de groupements sociaux; j’ai également tenté de vous décrire l’histoire et la vie de l’humanité prise dans son ensemble, cet agrégat massif avec ses mouvements en rond et en spirale, ses ascensions. Mais je savais et je sentais que l’esprit humain ne peut se suffire d’une simple extension ou expansion: la vaste communauté. Aussi vous ai-je donné mon épopée. En vérité, ce fut l’oeuvre de toute ma vie. Beaucoup d’entre vous, je dois dire, ne l’ont pas comprise et ne la comprennent pas; un plus grand nombre encore en est resté intimidé; mais tous vous avez senti son frémissement magique. Oui, ce fut une tentative désespérée pour déchirer le voile.

J’ai varié le thème et j’ai varié la manière. J’ai jonglé, comme un homme de science consommé, avec mes propres mots; je savais changer leur structure, comment les transmuer pour ainsi dire, comment les faire messagers d’un sens nouveau, d’un nouvel accent, d’une valeur nouvelle. Je possédais quelque maîtrise de la période cicéronienne, un peu de l’ampleur de Milton, un peu aussi de cette racinienne tendresse. Je n’étais pas incapable de la simplicité d’un Wordsworth à sa belle époque, et la magie shakespearienne ne me fut pas non plus tout à fait étrangère. Le sublime d’un Vâlmîki ou la noblesse de Vyâsa n’étaient point sommets si hauts que je ne les puisse franchir.

Et cependant je n’ai pas atteint mon but. Je ne suis pas satisfait, je reste malheureux. Car ce sont après tout des rêves que j’ai créés, des rêves que j’ai semés aux quatre vents. Je sens que je n’ai pas touché la vraie vérité des choses, ni leur âme de beauté. J’ai effleuré seulement leur surface, caressé la plus extérieure robe dont se pare la Nature, mais son corps lui-même, mais son être véritable s’est dérobé à ma poursuite. C’est un voile arachnéen que j’ai tissé autour des membres de la création, si réelle fût sa semblance, si enchanteur fût-il apparemment. Et les moyens, l’instrument lui-même qu’en un temps j’avais pu croire sans défaut, parfait dans sa nature pour pénétrer et révéler, pour exprimer, pour revêtir de chair, cet instrument m’a déserté. Un grand silence, un pur mutisme m’a finalement semblé plus proche du coeur des choses.

Au milieu de ce flot sans fin, au milieu de ces changeantes myriades, j’étends mes bras impuissants et tel Faust m’écrie: «Où, où te ferai-je captive, ô Nature infinie?» Un autre grand poète fut autrefois comparé à «un ange sans force battant dans le vide en vain ses ailes dorées». Notre espèce tout entière ne vaut pas mieux.

À la fin de ma vie, je demande, avec l’ignorance d’un enfant: que veut dire tout cela? Devant quel Dieu nous inclineronsnous pour déposer notre offrande? À quoi ressemble donc la vision de la Shékinah? Pourquoi avoir vécu, pourquoi mourir? Quel est le sens de cette apparition fugitive sur la terre, de tous ces efforts, de toutes ces luttes, de tous ces succès compensés par tant de souffrances? de ces merveilleux espoirs, de ces enthousiasmes triomphants menant vers des abîmes d’inconscience et d’ignorance que rien ne semble pouvoir combler? Et tout cela ayant pour conclusion inévitable une disparition, une dissolution encore plus mystérieuse que l’apparition, quelque chose qui donne l’impression de l’absurde, d’une mauvaise plaisanterie aussi macabre qu’inutile.

Le savant

Contrairement à plusieurs d’entre vous, je ne me suis pas lancé dans la vie avec le but d’améliorer le sort de mes semblables. C’est la connaissance qui m’attirait, non l’action; et c’était la connaissance sous son aspect moderne: la science. Je ne voyais rien de plus beau que de soulever un coin du voile qui nous cache les secrets de la Nature, de comprendre mieux quelques-uns de ses ressorts cachés. Sans doute acceptais- je inconsciemment le postulat que tout accroissement de connaissance impliquait un accroissement de pouvoir et que de toute nouvelle maîtrise de la Nature devait tôt ou tard résulter une amélioration de la condition de l’homme, à la fois de sa condition matérielle et de sa condition morale. Pour moi — comme pour tous les penseurs dont les racines plongent dans le siècle dernier, le siècle de la fondation scientifique —, l’ignorance était le premier de nos maux, sinon le seul, celui qui retient l’humanité dans son essor vers la perfection. Nous admettions sans discussion la perfectibilité indéfinie du genre humain. Le progrès pouvait être plus ou moins rapide; il n’en était pas moins assuré. Du moment que nous en étions arrivés où nous en sommes, c’est que nous pouvions aller plus loin. Et pour nous, connaître davantage, c’était automatiquement savoir davantage, devenir plus sage, plus juste, en un mot devenir meilleur.

Il y a un autre postulat que nous admettions aussi, implicitement; c’est qu’il nous est possible de connaître l’univers tel qu’il est réellement, de saisir objectivement ses lois. Cela paraissait tellement évident que la question ne se posait pas... L’univers et moi, nous existons tous deux, l’un ayant pour fonction de connaître l’autre. Sans doute, je fais partie de l’univers. Mais, dans le processus de connaissance, je m’en détache, je le considère objectivement. J’admets que ce que j’appelle les lois de la Nature existent indépendamment de moi, de mon esprit, qu’elles existent en soi et qu’elles seront les mêmes pour tout autre esprit capable de les percevoir.

Animé par cet idéal de connaissance pure, je me mis au travail. Je choisis les sciences physiques, et, comme domaine particulier, celui de l’atome, la radioactivité, où Becquerel et les Curie avaient tracé une voie royale. C’était l’époque où la radioactivité spontanée commençait à céder la place à la radioactivité artificielle, où le rêve des alchimistes se changeait en réalité. Je travaillai avec les grands physiciens qui ont découvert la fission de l’uranium et j’assistai à la naissance de la bombe atomique... Années de labeur ardu, opiniâtre, exclusif. C’est à cette époque que je conçus l’idée qui devait me conduire à ma première découverte, celle qui nous permet aujourd’hui d’obtenir directement de l’énergie électrique à partir de l’énergie intra-atomique, de l’énergie nucléaire. Comme vous le savez, cette découverte entraîna un bouleversement profond des conditions économiques du monde entier, car elle signifiait l’énergie à bas prix, à la portée de tous. Si cette découverte eut un si grand retentissement, c’est qu’elle libérait l’homme de la malédiction du travail: de l’obligation de gagner son pain à la sueur de son front. Je réalisai donc là le rêve de mon adolescence — une grande découverte — et je m’aperçus en même temps de son importance pour l’humanité, à qui j’avais apporté, sans le chercher spécialement, un bienfait considérable.

J’aurais donc eu lieu d’être pleinement satisfait... Si je l’ai été, c’est peu de temps. Car peu après — je puis vous le dire puisque nous sommes à deux doigts de la mort et qu’elle ensevelira probablement mon secret —, peu après, dis-je, je découvris le moyen de libérer l’énergie atomique, non seulement de l’uranium, du thorium et de quelques autres métaux rares, mais de la plupart des métaux communs, le cuivre et l’aluminium entre autres. Mais alors se posa à moi un problème formidable, sous l’angoisse duquel je défaillis. Devais-je rendre publique ma découverte? À ce jour, personne en dehors de moi ne connaît ce secret.

Vous connaissez tous l’histoire de la bombe atomique, vous savez que celle-ci a fait place à un engin infiniment plus destructeur encore, la bombe à hydrogène. Vous savez aussi, comme moi, que l’humanité chancelle sous le poids des découvertes qui placent entre ses mains une puissance destructrice inégalée. Mais si je révélais maintenant ma nouvelle découverte, si je dévoilais mon secret, je placerais une puissance diabolique entre les mains du premier venu. Et cela sans contrôle, sans restriction... L’uranium, le thorium ont été aisément monopolisés par les gouvernements, en raison de leur rareté relative d’abord, et surtout de la difficulté de leur mise en oeuvre dans les piles atomiques. Mais vous imaginez ce qui arriverait si tout criminel, tout détraqué, tout fanatique, pouvait, dans un petit laboratoire de fortune, confectionner un engin capable de faire sauter Paris, Londres ou New-York! Ne serait-ce pas le coup de grâce assené à l’humanité? Moi aussi, j’ai chancelé sous le poids de ma découverte; j’ai hésité longtemps et je n’ai pu jusqu’à présent parvenir à aucune décision qui satisfasse à la fois ma raison et mon coeur.

Ainsi donc, le premier postulat avec lequel je suis parti, jeune savant, à la recherche des secrets de la Nature, s’est effrité. Si tout accroissement de connaissance confère une puissance accrue, il ne s’ensuit pas du tout que l’humanité s’en trouve automatiquement améliorée. Le progrès scientifique n’implique pas le progrès moral. À changer la nature humaine, la connaissance scientifique et intellectuelle est impuissante. Et pourtant cela devient urgent. Si les convoitises et les passions humaines restent ce qu’elles sont aujourd’hui — à peu de chose près ce qu’elles étaient à l’âge de pierre — l’humanité est vouée à disparaître. Nous sommes arrivés à un point où elle dispose d’une puissance telle qu’à moins d’un changement moral, radical et rapide, elle sera l’instrument de sa propre destruction.

Que reste-t-il du deuxième postulat de mon adolescence? Puis-je au moins avoir la joie de la connaissance pure, être certain que j’ai compris quelque chose aux rouages cachés de la Nature; puis-je espérer jouir de la compréhension des vraies lois qui la gouvernent? Hélas! Je crains bien que, là aussi, mon idéal ait fait faillite... Nous, hommes de science, avons depuis longtemps abandonné l’idée qu’une théorie devait être vraie ou fausse. Nous disons qu’elle est commode, qu’elle s’adapte aux faits et les explique. Quant à savoir si elle est vraie, c’est-à-dire si elle est conforme à la réalité, c’est une autre affaire. Et peutêtre la question n’a-t-elle pas de sens. Il existe sans doute — que dis-je? il existe sûrement — d’autres théories qui expliquent les mêmes faits aussi bien et qui, par conséquent, sont aussi valables que la première... Toutes ces théories, que sont-elles au fond? Des symboles, pas autre chose. Elles sont utiles, sans doute, car elles nous permettent de prévoir; elles nous disent comment les choses se passent, mais non leur raison d’être, leur pourquoi. Elles ne nous introduisent pas dans la réalité. On a constamment l’impression de tourner autour de la réalité, de la vérité, de l’aborder sous différents angles, sous différents points de vue, sans jamais réussir à la découvrir, sans jamais qu’on puisse la saisir, ni qu’elle jaillisse et se révèle.

Et puis, d’un autre côté, dans toutes les mesures que nous faisons et que nous pensions nous révéler quelque chose de l’univers extérieur, nous intervenons nous-mêmes. Par le fait de notre mesure, nous dérangeons, si peu que ce soit, les phénomènes extérieurs et l’aspect du monde s’en trouve modifié. Aussi la connaissance que nous donnent ces mesures n’est-elle pas certaine. Ce que nous pouvons en déduire, c’est un état probable du monde, pas une certitude. Pour les phénomènes à notre échelle, l’incertitude est négligeable; mais il n’en est pas de même pour l’infiniment petit, le monde de l’atome. Et il s’agit ici d’une impuissance essentielle, d’un obstacle que nous ne pouvons jamais espérer vaincre. Il est dû à la nature des choses, non à l’imperfection de nos moyens d’investigation. Si bien que nous ne réussirons jamais à rejeter les verres de couleur à travers lesquels nous observons l’univers. Toutes mes mesures, toutes mes théories me contiennent moi, l’esprit humain, tout autant qu’elles contiennent l’univers. Elles sont subjectives, tout autant qu’objectives. Et peut-être dans le fond, n’ont-elles d’existence que dans mon esprit...

Ayant découvert sur la grève de l’Infini une empreinte, j’ai entrepris de reconstituer l’être qui a laissé sur le sable cette trace. J’y ai enfin réussi. Et il se trouve que cet être, c’est moi-même...

Voilà où j’en suis; voilà où nous en sommes... Et je ne vois pas d’issue...

Après tout, que je n’aie sur le monde que des probabilités, pas de certitudes, laisse peut-être une lueur d’espoir... c’est que le sort de l’humanité ne soit pas définitivement scellé...

L’artiste

Né dans une famille bourgeoise tout à fait respectable qui considérait l’art comme un passe-temps plutôt que comme une carrière, et les artistes comme des gens peu sérieux, aisément enclins à la débauche et ayant un mépris de l’argent très dangereux, j’ai senti, peut-être par esprit de contradiction, un besoin impérieux de faire de la peinture. Toute ma conscience était concentrée dans mes yeux et je m’exprimais plus facilement en croquis qu’en paroles. J’apprenais beaucoup mieux en regardant des images qu’en lisant des livres, et ce que j’avais vu une fois, paysages, figures humaines ou dessins, je ne l’oubliais jamais.

À treize ans, grâce à de grands efforts, j’avais à peu près maîtrisé la technique du dessin, de l’aquarelle, du pastel et de la peinture à l’huile. Alors j’ai eu l’occasion de faire de petits travaux rémunérateurs pour les amis et connaissances de mes parents; et du moment que j’ai gagné de l’argent, la famille a commencé à prendre au sérieux ma vocation. J’en ai profité pour pousser à fond mes études. Quand j’eus l’âge réglementaire, je suis entré à l’École des Beaux-Arts, et presque tout de suite je suis monté en loges. J’ai été l’un des plus jeunes à remporter le Prix de Rome, et ce fut l’occasion d’étudier à fond l’art italien. Plus tard, des bourses de voyage me permirent de voir l’Espagne, la Belgique, la Hollande, l’Angleterre, et d’autres pays encore. Je ne voulais pas être l’homme d’une époque ou d’une école et j’ai étudié l’art de tous les pays, sous toutes ses formes, en Orient aussi bien qu’en Occident.

En même temps, je poussais ma propre production et j’essayais de trouver une formule nouvelle. Alors cela a été le grand succès, la renommée; grands prix dans les expositions, membre des jurys, tableaux figurant dans les principaux musées du monde, engouement des marchands de tableaux; c’était la fortune, les décorations, les honneurs; on a même prononcé le mot de génie... mais je ne suis pas satisfait. Ma conception du génie est tout autre. Il faudrait créer des formes nouvelles, avec des moyens et des procédés nouveaux, pour exprimer une beauté nouvelle plus haute et plus pure, plus noble et plus vraie. Tant que je me sens encore lié à l’animalité humaine, je ne puis pas me libérer complètement des formes de la Nature matérielle. L’aspiration était là, mais une connaissance ou une vision m’a manqué.

Et maintenant que nous allons mourir, je sens que je n’ai rien produit de ce que je voulais produire, je n’ai rien créé de ce que je voulais créer. Et malgré toute la gloire dont j’ai été comblé, il me semble que je suis un raté!

L’industriel

Puisque nous en sommes aux confidences et qu’au surplus ce que je vais vous dire ne pourra être utilisé ni par les concurrents ni par ceux qui m’en veulent de ma réussite, ou de ce qu’on appelle ainsi, je vais vous raconter ma vie telle que je la vois et non telle qu’elle a été décrite à de fréquentes reprises.

Sur les faits mêmes, on n’a rien dit qui ne soit matériellement exact. Mon père était maréchal-ferrant dans une petite ville de province. C’est lui qui m’a donné le goût de travailler le fer. C’est lui aussi qui m’a fait connaître la joie du travail bien fait, la satisfaction de se donner tout entier à la tâche entreprise. C’est lui qui m’a inculqué le désir de faire toujours mieux, mieux que les autres et mieux qu’avant. Chez lui, le désir du gain n’était pas le mobile principal mais il ne se défendait pas de l’orgueil d’être le premier dans sa profession et goûtait sans fausse honte les louanges de ses concitoyens.

Quand, au début de ce siècle, le moteur à explosion a fait son apparition, les gamins, dont j’étais, se passionnaient pour les perspectives qu’il ouvrait et la réalisation d’une voiture sans chevaux, d’une automobile comme on commençait à l’appeler, s’offrait alors comme un but digne des plus grands efforts. À vrai dire, les quelques exemplaires qu’on avait déjà vus étaient fort loin de la perfection.

La première voiture, construite de mes mains avec des pièces détachées ramassées à droite et à gauche et qui n’avaient certes jamais été conçues pour le rôle que je leur faisais jouer, m’a donné sans aucun doute la plus grande joie de ma vie. Quand, juché sur un siège bien peu confortable, j’ai parcouru les quelques centaines de mètres qui séparaient l’atelier de mon père de l’hôtel de ville de mon pays natal, rien ne me paraissait plus beau que l’assemblage hétéroclite, brinquebalant et fumant qui faisait fuir les piétons, aboyer les chiens et cabrer les chevaux.

Je passe sur les années qui ont suivi, sur l’hostilité de ceux qui proclamaient que Dieu avait créé le cheval pour tirer les voitures et qu’il était bien assez impie d’avoir déjà fait des chemins de fer sans venir encore lancer ces nouvelles inventions diaboliques sur les routes et dans les villes. Plus nombreux encore étaient ceux qui ne voyaient aucun avenir dans une mécanique capricieuse, tout juste utilisable par des experts ou des fous inconscients. Les quelques esprits aventureux qui m’ont avancé les premiers dollars dont j’ai pu disposer et permis de monter un petit atelier, d’embaucher un ou deux compagnons, d’acheter un peu d’acier, paraissaient perpétuer la foi irraisonnée des premiers chercheurs d’or qui s’élançaient dans un pays hostile et sans ressources pour courir après une fortune aléatoire et fuyante.

Pour ma part, je ne poursuivais pas la fortune, mais la satisfaction de fabriquer une automobile plus facile à conduire et moins coûteuse que celles qui existaient. Je sentais confusément que ce moyen de transport devait être économique, puisque son moteur n’avait à être nourri que lorsqu’il travaillait. Si son prix d’achat pouvait être suffisamment abaissé il semblait évident que de nombreuses personnes l’acquerraient, qui hésitaient devant la dépense permanente que représentait un attelage.

Tout le monde se souvient encore de mon premier modèle construit en série. Haut sur pattes pour pouvoir passer dans les chemins de terre, mécanique robuste acceptant d’être menée rudement par le paysan le plus fruste, il était un peu méprisé par ceux qui concevait encore l’automobile comme un luxe accessible seulement aux plus fortunés. Déjà, pourtant, ce modèle, facile à conduire, presque sans effort, laissait entrevoir le moment où l’automobile pourrait être mise entre les mains les plus inexpérimentées.

Il fallut cependant attendre la première guerre mondiale pour que l’automobile remporte sa première grande victoire sur le cheval. Ambulance, transports de munitions, tout ce qui devait aller vite, ou représentait de gros tonnages, tout cela fut «motorisé». Mon usine connut une activité prodigieuse, les grandes séries commandées par l’armée permirent de perfectionner mon outillage et de mettre au point des méthodes nouvelles d’usinage et de montage.

La fin de la guerre me trouvait avec un outil bien au point, «tournant rond» comme on dit, mais qui paraissait hors de proportion avec les besoins civils. Mes collaborateurs prirent peur. Ils me pressaient de réduire les cadences de fabrication, de renvoyer une partie du personnel, d’annuler les commandes faites aux fournisseurs et d’attendre quelque temps pour voir à quel niveau s’établirait le flot des commandes. C’était sans doute la sagesse. Mais j’avais une occasion, probablement unique, de produire la voiture la moins chère du monde. Ralentir la production, c’était augmenter le prix de revient. Je décidais donc que le problème consistait à vendre notre production et non à produire ce qu’on voudrait bien nous acheter. En six mois, après une brillante campagne de publicité, la partie était gagnée.

Dès lors, la progression de mon entreprise se fit presque malgré moi. De plus en plus je devais laisser les décisions importantes à mes collaborateurs et me contenter de définir les principes généraux qu’ils devaient suivre. Produire au plus bas prix sans sacrifier la qualité, et sans réduire les salaires ouvriers. Plus précisément, mes ouvriers devaient être les mieux payés du monde. Vendre au plus bas prix pour atteindre toujours de nouvelles couches d’acheteurs. Non seulement la marge de bénéfice devait être réduite au minimum compatible avec l’équilibre de l’entreprise, mais la publicité devait être réglée de manière à amener le volume de ventes désiré, sans grever le prix de revient d’une manière insupportable. Enfin, ne pas hésiter à créer des fabrications de pièces détachées, de demi-produits et même de matières premières, lorsque les fournisseurs normaux cherchaient un profit exagéré.

Comme un être vivant qui se développe, mon entreprise se mit à grandir. Tout ce que j’entreprenais paraissait réussir. C’est ainsi que je suis devenu un personnage presque légendaire, un titan qui a créé un nouveau mode de vie, l’exemple à suivre, et cela à un point tel que mes paroles les plus futiles, mes actes les plus insignifiants sont analysés, décortiqués, reliés à de grands principes et présentés à la foule comme les versets d’un nouvel évangile.

Qu’y a-t-il de réel dans tout ceci? Mon entreprise ne vit que parce qu’elle grandit. Un arrêt dans sa progression lui serait fatal car les frais généraux, qui suivent avec un certain retard l’augmentation de la production, auraient tôt fait d’absorber une marge bénéficiaire très faible en pourcentage du chiffre d’affaires. Du fait que sa croissance est devenue trop rapide, mon entreprise ressemble maintenant davantage à un ballon de baudruche qui se gonfle qu’à un corps vivant dont le développement harmonieux tend vers un état de maturité stable. Ainsi, certains ateliers n’arrivent à suivre le rythme général qu’en imposant aux ouvriers une cadence de travail qui les ravale à la condition des anciens galériens. Si, par une amélioration de l’outillage, la situation se rétablit en un point, le défaut se retrouve ailleurs. Je me sens désarmé devant cet état de choses parce que l’enrayage de toute la mécanique entraînerait encore plus de misère.

Et qu’ai-je apporté à l’humanité? Les hommes se déplacent plus facilement. Se comprennent-ils mieux les uns les autres? Suivant mon exemple, toutes sortes d’appareils destinés à rendre la vie plus facile ont été produits en grande série, à des conditions qui les mettent à la portée d’un nombre de plus en plus grand d’acheteurs. Dans quelle mesure cela ne se bornet- il pas à créer de nouveaux besoins qui, pour être satisfaits, augmentent chez l’homme l’âpreté au gain? Mes ouvriers sont bien payés, mais il semble que j’aie seulement réussi à éveiller chez eux le désir de gagner toujours davantage, et surtout plus que ceux des autres usines. Je les sens insatisfaits, malheureux pour tout dire. Contrairement à ce que j’espérais, l’élévation de leur niveau matériel de vie, la sécurité qui leur est assurée, ne les ont pas amenés à développer leur personnalité humaine. En fait, la masse de la souffrance humaine est restée pratiquement la même, formidable et, semble-t-il, incurable, par les moyens que j’ai employés. Il y a quelque chose d’essentiellement faux qui échappe à mon action et même à ma compréhension. J’ai l’impression d’un secret à découvrir; car sans cette découverte tous nos efforts restent vains.

L’Athlète

Je suis né dans une famille d’athlètes. Mon père et ma mère se distinguaient brillamment dans toutes sortes de jeux, de sports et d’exercices physiques. Ma mère s’était spécialisée dans la nage, le plongeon, le tir à l’arc, l’escrime et la danse. Elle était bien connue pour son adresse dans ces exercices; elle remporta aussi de nombreux championnats locaux.

Mon père était un type formidable. Tout lui réussissait. Encore étudiant, c’était un joueur renommé au football, basketball et tennis. Il était déjà le meilleur de notre région à la boxe et dans le cross-country. Puis, plus tard, il entra dans un cirque et se rendit célèbre au trapèze volant et dans ses performances d’écuyer. Mais sa spécialité restait la lutte et le culturisme. Il se fit une grande réputation dans ces domaines.

Naturellement, ces conditions étaient idéales pour naître et pour grandir dans une solide bonne santé. J’héritai sans effort de toutes ces qualités physiques que mes parents avaient acquises à force d’ardeur et d’entraînement dans les divers exercices athlétiques. De plus, mes parents espéraient réaliser leur rêve à travers moi; ils voulaient que je sois un grand athlète plein de succès. C’est ainsi qu’ils m’élevèrent avec soin, me consacrant tout leur savoir et leur expérience pour me donner santé, force, vigueur et vitalité. Ils n’épargnèrent rien pour m’aider à réaliser ce but. Dès ma plus tendre enfance, ils firent tout ce qui est matériellement possible pour réunir les meilleures conditions d’hygiène et de santé. Par la suite, au moyen d’exercices physiques soigneusement combinés, ils développèrent graduellement dans mon corps, symétrie, proportion, grâce, rythme et harmonie. Puis ils entretinrent mon agilité, un esprit audacieux, la vivacité, l’exactitude et la coordination; finalement, on m’entraîna à acquérir la force et l’endurance.

Je fus mis en pension. Naturellement, c’était le programme d’éducation physique qui m’intéressait le plus. En quelques années, je pris place parmi les bons athlètes de mon école. Puis vint mon premier succès lorsque je gagnai le championnat interscolaire de boxe. Grande fut la joie et la fierté de mes parents lorsqu’ils virent leur rêve en voie de se réaliser! Ce succès m’encouragea fortement et je pris dès lors la ferme résolution de faire les plus durs efforts pour maîtriser la technique de toutes les branches de l’éducation physique et les pratiquer avec talent. J’étais persuadé que par un large entraînement physique il était possible de réussir brillamment et d’acquérir la maîtrise d’un sport, ou même de plusieurs. C’est dans cet esprit que je prenais part à toutes les compétitions sportives qui se présentaient à moi. Année après année, je fus régulièrement le vainqueur de grands championnats de lutte, de boxe, de poids et haltères, culturisme, natation, des épreuves d’athlétisme, de tennis, de gymnastique et bien d’autres sports encore.

J’atteignis alors mes dix-huit ans. Je voulais prendre part au championnat de jeux nationaux. Comme partisan du développement physique intégral, je choisis le décathlon au championnat national. C’est la plus dure de toutes les épreuves; elle exige une vitesse, une force, une endurance et une coordination à toute épreuve, et bien d’autres qualités encore. Je me mis à l’entraînement et, après six mois d’un rude travail, j’enlevai facilement le championnat, laissant le second loin derrière moi.

Évidemment, mon succès décida les organisateurs d’éducation physique à m’envoyer aux jeux olympiques mondiaux. On m’offrit de représenter mon pays dans l’épreuve du décathlon, aux Olympiades qui devaient avoir lieu dans les deux ans. Ce n’est pas une plaisanterie de disputer les championnats mondiaux où la crème des meilleurs athlètes s’affronte à travers le monde! Il n’y avait pas de temps à perdre.

Je me mis donc à l’entraînement sous la direction de mon père et le regard vigilant de ma mère. J’ai dû fournir un dur travail. Parfois, le progrès semblait impossible, tout paraissait si difficile. Mais je poursuivais mon effort jour après jour, mois après mois, quand vint finalement la date des jeux olympiques mondiaux.

Je ne voudrais pas me vanter, mais je réussis au-delà de toute espérance. Non seulement je remportai le titre de champion du monde dans l’épreuve du décathlon, mais le nombre de points que j’avais marqué n’avait jamais été atteint auparavant et ne devait jamais être répété. Personne ne croyait que c’était possible. Pourtant les choses se sont bien passées comme ça et je réalisai ainsi mes plus hautes ambitions et celles de mes parents.

Mais quelque chose d’étrange m’arriva. Bien qu’au faîte du succès et de la gloire, je remarquai en moi une sorte de tristesse, une sorte de vide qui lentement m’envahissait; comme si quelqu’un répétait en moi: «Il te manque quelque chose. Il y a quelque chose à trouver. Quelque chose doit être réalisé en toi.» Cette voix semblait dire: «Ton habileté physique, tes dons, ton énergie, pourraient servir peut-être un plus grand dessein.» Mais je n’avais pas la moindre idée de ce que ça pourrait être. Puis cet état d’esprit lentement s’effaça. Par la suite, je participai à de nombreuses et importantes compétitions et m’en tirai toujours très bien. Cependant, je remarquai que cet étrange sentiment de vide revenait me posséder après chaque succès.

Du fait de ma réputation, une petite troupe de jeunes se rassembla autour de moi. Ils demandaient une aide, que je leur donnais bien volontiers, dans les diverses activités relatives à l’entraînement physique. Alors je découvris une grande joie à aider les autres dans mon occupation favorite. Voyant mon succès comme professeur d’éducation physique, et parce que j’aimais tant les jeux et les sports que je ne voulais pas en perdre le contact, je pensai à me lancer dans le métier de professeur et à en faire ma vie. Afin de me préparer sur le plan théorique, je me fis admettre dans un célèbre collège d’éducation physique et, en quatre ans, je décrochai mon diplôme.

Maintenant que j’étais passé maître dans la théorie comme dans la pratique, je me mis au travail. Tant que j’avais été un athlète, mon seul but était d’obtenir la santé, la force, l’adresse, la beauté physique et de porter mon propre corps à un haut degré de perfection. Maintenant, je commençais à aider les autres pour qu’ils arrivent à la même perfection. À travers tout mon pays, j’organisai des centres d’entraînement pour professeurs et préparai d’excellents instructeurs et moniteurs. Avec leur aide, j’inaugurai d’innombrables centres d’éducation physique. Le but de ces centres, c’était de rendre populaire la pratique de la santé, de répandre de façon scientifique parmi les grandes masses de chez nous les jeux sportifs et l’éducation physique. Mes moniteurs firent un excellent travail et la santé générale de mon pays s’en trouva considérablement améliorée en l’espace de quelques années. Mon pays se fit bientôt une très grande réputation dans le monde sportif. Je dois dire que je fus aidé et soutenu par le gouvernement qui me donna un portefeuille spécial comme Ministre de l’Éducation Physique. C’est ainsi que j’ai pu réaliser un si vaste travail.

Mon nom se répandit bientôt dans tous les coins du monde comme celui d’un grand éducateur et organisateur sportif. Je fus invité par les autorités de nombreux pays à faire des conférences et à introduire chez eux mon système d’éducation. De tous les coins du monde, je recevais un flot de lettres me demandant renseignements et conseils sur certains problèmes particuliers du domaine de l’éducation physique.

Mais, au milieu même de mes jours surchargés, j’avais souvent le sentiment que toute mon énergie et mon habileté, que toute mon organisation nationale et la force qui en découlait, que toute cette puissante influence dont je jouissais dans les sphères internationales, pourraient servir, peut-être, quelque fin plus noble et plus élevée et qu’alors seulement tout ce que je faisais trouverait son véritable sens. Mais, jusqu’à maintenant, je n’ai encore aucune idée de ce que cette fin pourrait être.

Parfois même on m’a appelé «surhomme»; mais je ne suis pas un surhomme, je suis encore l’esclave de la Nature, un homme avec toutes ses ignorances, ses limitations, ses incapacités, à la merci d’un accident, d’une maladie, d’une passion humaine qui le vide de ses énergies. Je sens que, malgré tout, je ne suis pas au-dessus de tout cela et qu’il y a quelque chose d’autre à apprendre et à réaliser.

Maintenant que je me trouve face à face avec la mort, je n’ai pas la moindre peur de mourir. L’idée d’une extrême souffrance, de la faim et de la soif ne me trouble pas. Mais je reste navré de n’avoir pu, durant cette vie, résoudre mes problèmes. Ma vie a été un grand succès; j’ai eu gloire, honneurs, richesses et tout ce qu’un homme peut rêver. Mais je reste insatisfait, parce que je n’ai pas trouvé de réponse à mes questions: «Dans quel but puis-je utiliser au mieux mon organisation nationale, mon influence internationale? Quel peut être le plus noble usage de ma perfection physique et de mes dons? Qu’est-ce qui me manque donc si douloureusement au milieu même du succès?»

(Alors, la voix de l’Inconnu s’eleve, calme, douce et claire, pleine d’une sereine autorite.)

L’inconnu

Ce que vous voulez savoir, je puis vous le dire.

Pour vous tous, l’expérience a été similaire, quoique vos activités soient si différentes dans leur nature et leur champ. Vous êtes tous les six arrivés à une conclusion analogue, en dépit du succès qui a couronné vos efforts, parce que vous avez vécu dans une conscience de surface, voyant l’apparence des choses et ignorant la vraie Réalité de l’univers.

Vous représentez l’élite de l’humanité, vous avez, chacun dans sa sphère, accompli le maximum de ce que l’homme peut accomplir; vous êtes donc au sommet du genre humain, mais du haut de ce sommet vous êtes en présence d’un abîme et vous ne pouvez aller plus loin... Aucun d’entre vous n’est satisfait, mais, en même temps, aucun ne sait que faire: il ignore la solution du double problème que sa bonne volonté et la vie lui posent. Je dis double problème, parce qu’en effet il a deux aspects, l’un individuel, l’autre collectif: comment réaliser pleinement son bien propre et le bien de tous les autres? Nul d’entre vous n’a trouvé la solution parce que cette énigme de la vie ne peut pas être résolue par l’homme mental, quelque supérieur qu’il puisse être. Il faut, pour cela, naître à une conscience nouvelle et plus haute, à une Conscience de Vérité. Car derrière ces apparences fugitives, il y a une Réalité éternelle, derrière cette multitude inconsciente en conflit, il y a une Conscience unique et sereine, derrière ces mensonges constants et innombrables, il y a une Vérité pure et étincelante, derrière cette ignorance obscure et obstinée, il y a une Connaissance souveraine.

Et cette Réalité est là, toute proche, au centre de votre être, comme au centre de l’univers. Vous n’avez qu’à la découvrir et à la vivre, et vous serez capables de résoudre tous vos problèmes, de surmonter toutes vos difficultés.

Peut-être me direz-vous que c’est cela que les religions prêchent; que la plupart d’entre elles ont parlé de cette Réalité en l’appelant Dieu; mais qu’elles n’ont pas apporté de solution satisfaisante à votre problème, ni de réponse convaincante à vos questions, et qu’elles ont totalement échoué dans leur tentative de fournir un remède aux maux de l’humanité douloureuse.

Quelques-unes de ces religions étaient basées sur la révélation prophétique, d’autres sur un idéal philosophique et spirituel, mais bien vite la révélation s’est changée en rites cultuels et l’idéal philosophique en dogmes, et ainsi la vérité qu’elles contenaient s’est enfuie. De plus, et surtout, toutes les religions, pour ainsi dire sans exception, offrent aux hommes une solution extra-terrestre, presque similaire, basée sur la mort et non sur la vie. Cette solution consiste à peu près en ceci: supportez toutes vos misères sans vous plaindre car ce monde est irrémédiablement mauvais, et vous serez récompensés de votre soumission, après votre mort; ou bien: renoncez à tout attachement pour la vie et vous échapperez définitivement à la cruelle nécessité de vivre. Ceci ne peut certes pas apporter de remède aux souffrances de l’humanité sur terre et à la condition du monde en général. Tout au contraire, si nous voulons trouver une solution véritable à la confusion, au chaos et à la misère du monde, c’est dans le monde lui-même que cette solution doit être trouvée. Et c’est là, en effet, qu’elle peut être trouvée. Elle existe potentiellement, nous n’avons qu’à la découvrir: elle n’est ni mystique ni imaginative; elle est tout à fait concrète, et nous est fournie par la Nature elle-même si nous savons l’observer. Car le mouvement de la Nature est ascendant; d’une forme, d’une espèce, elle en fait surgir une nouvelle, capable de manifester quelque chose de plus de la Conscience universelle; tout tend à prouver que l’homme n’est pas le dernier échelon de l’évolution terrestre. À l’espèce humaine succédera nécessairement une espèce nouvelle qui sera à l’homme ce que l’homme est à l’animal; la conscience humaine actuelle sera remplacée par une conscience nouvelle, non plus mentale mais supramentale, et cette conscience donnera naissance à une race supérieure, surhumaine et divine.

L’heure est venue où cette possibilité, prévue et promise depuis si longtemps, doit devenir une réalité vécue sur la terre, et c’est pourquoi, tous, vous n’êtes point satisfaits et vous avez l’impression que vous n’avez pu obtenir de la vie ce que vous voulez d’elle. Rien qu’un changement radical de conscience peut sortir le monde de l’obscurité où il se trouve. En fait, cette transformation de la conscience, cette apparition d’une conscience plus haute et plus vraie, n’est pas seulement possible, elle est certaine, le but même de notre existence, la raison d’être de la vie sur terre. Il faut d’abord transformer la conscience, puis la vie, puis les formes; c’est dans cet ordre que la création nouvelle se produira. En effet, toute l’action de la Nature est un retour progressif vers la Suprême Réalité qui est à la fois l’origine et le but de l’univers dans son ensemble et dans le moindre de ses éléments. Il nous faut devenir concrètement ce que nous sommes essentiellement; il nous faut vivre intégralement la vérité, la beauté, la puissance et la perfection qui sont cachées dans les profondeurs de notre être; et alors toute la vie deviendra l’expression de la joie divine, sublime et éternelle.

(Un silence pendant lequel les six personnages se consultent du regard, en donnant des signes d’approbation. Puis: )

L’écrivain

Vos paroles ont une force convaincante, un pouvoir contagieux. Oui, nous sentons qu’une porte nouvelle s’est ouverte devant nous, qu’un nouvel espoir est né dans notre coeur. Mais pour réaliser cela il faut du temps, beaucoup de temps peut-etre; et maintenant la mort nous guette, la fin est proche. Hélas! il est trop tard.

L’inconnu

Non, il n’est pas trop tard, il n’est jamais trop tard.

Unissons nos volontés dans une grande aspiration, implorons une intervention de la Grâce. Un miracle peut toujours s’accomplir; la foi a une puissance souveraine. Et si, en vérité, nous devons participer à la grande oeuvre qui va s’accomplir, alors une intervention se produira et prolongera notre vie. Prions avec l’humilité du sage, avec la foi candide de l’enfant, invoquons avec sincérité cette Conscience nouvelle, cette Force, cette Vérité, cette Beauté nouvelles qui doivent se manifester pour que la terre soit transformée et que la vie supramentale soit réalisée dans le monde matériel.

(Tous se concentrent silencieusement et l’Inconnu reprend: )

«Ô Suprême Réalité, permets que nous puissions vivre intégralement le secret merveilleux qui vient de nous être révélé.»

(Tous repetent a mi-voix la priere, puis restent concentres. Tout d’un coup, la voix de l’Artiste s’eleve: )

Regardez! regardez!

(Un bateau apparait comme un point a l’horizon et avance lentement. Diverses exclamations, et l’Inconnu dit: )

Notre prière a été entendue.

(Des que le bateau est clairement perceptible, l’Athlete saute sur le rebord de la barque, agitant un mouchoir blanc qu’il a tire de sa poche. Le bateau approche toujours; le Savant s’ecrie: )

On nous a vus, on vient vers nous.

(Et l’Inconnu dit lentement: )

Voici le salut, voici la vie nouvelle!

(Le rideau se ferme.)