Mère
l'Agenda
Volume 1
4 avril 1955
(Lettre de Satprem à Mère)
Pondichéry, 4 avril 1955
Mère, voilà plus d’un an que je suis auprès de vous et rien, aucune expérience intérieure vraiment importante, aucun signe n’est venu me permettant de sentir que j’ai progressé ou seulement que je suis sur la bonne voie. Je ne peux même pas dire que je suis heureux.
Je n’ai pas l’absurde prétention d’accuser le divin, ou vous-même – et je reste bien persuadé que tout cela est de ma faute: je n’ai sans doute pas su me soumettre totalement en quelque partie de moi-même, je n’aspire pas assez et ne sais pas m’«ouvrir» comme il faut. Je devrais aussi m’en remettre entièrement au divin du soin même de mon progrès et ne pas me préoccuper de l’absence d’expériences. Aussi je m’interroge sur les raisons pour lesquelles je suis si loin de l’attitude vraie, de l’ouverture véritable, et je vois deux raisons principales: d’une part les difficultés inhérentes à ma propre nature et d’autre part les conditions extérieures de cette sâdhanâ – et ces conditions ne me semblent pas faites pour m’aider à surmonter les difficultés de ma propre nature.
J’ai l’impression de tourner en rond et de faire un pas en avant pour aussitôt faire un pas en arrière. De plus, mon travail à l’Ashram (le simple fait de travailler – car changer de travail, si j’en avais le désir, ne changerait rien à l’affaire), au lieu de m’aider à me rapprocher de la conscience divine, m’en écarte, ou du moins me retient dans une conscience superficielle d’où je n’arrive pas à me «décoller» aussi longtemps que je suis occupé à écrire mes lettres,1 à faire mes traductions, mes corrections ou mes classes. Je sais bien que tout cela est de ma faute, que je «devrais» savoir me détacher de mon travail et le faire en m’appuyant sur une conscience plus profonde, mais qu’y faire? A moins que je n’en reçoive la grâce, je ne puis pas me «souvenir» de l’essentiel aussi longtemps que la partie extérieure de mon être est active.
Quand je ne suis pas immédiatement occupé à travailler, je me heurte aux mille petites tentations et difficultés quotidiennes qui naissent de mon contact avec les autres êtres et avec une vie qui reste bien dans la vie. Ici, plus encore, j’ai l’impression d’une impossible lutte et toutes ces «petites» difficultés semblent me grignoter: à peine un trou est-il comblé qu’un autre s’ouvre, ou c’est le même qui renaît et il n’y a jamais de vraie victoire et tout est toujours à recommencer. Finalement, il me semble que je ne vis vraiment qu’une heure par jour, le soir au playground pendant la «distribution».2 Ce n’est guère une vie et guère une sâdhanâ!
Aussi je comprends beaucoup mieux maintenant pourquoi les yogas traditionnels tranchaient toutes ces difficultés en s’échappant du monde, sans s’occuper de transformer une vie qui semble bien intransformable.
Ce n’est pas maintenant, Mère, que je vais renier le Yoga de Sri Aurobindo sur lequel repose toute ma vie, mais je crois que je devrais employer d’autres moyens – et c’est pourquoi je vous écris cette lettre:
A continuer cette petite lutte quotidienne de fourmi et à me heurter chaque jour aux mêmes désirs, aux mêmes «distractions», je gaspille – semble-t-il – vainement mon énergie. Le Yoga de Sri Aurobindo, qui veut inclure la vie, est si difficile qu’il faudrait y arriver en ayant déjà établi la base solide d’une réalisation divine concrète. Et c’est pourquoi je vous demande si je ne devrais pas me «retirer» pendant un certain temps, à Almora3 par exemple, chez Brewster,4 pour vivre dans la solitude, le silence, la méditation, loin des êtres, des travaux et des tentations, jusqu’à ce qu’un commencement de Lumière et de Réalisation s’établisse en moi. Une fois cette base solide acquise, il me serait plus facile de reprendre mon travail et la lutte ici pour la véritable transformation de l’être extérieur. Mais vouloir transformer cet être extérieur sans que l’être intérieur ne soit déjà pleinement illuminé, il me semble que c’est mettre la charrue avant les bœufs, ou du moins se vouer à une lutte sans fin et sans merci, où l’on use désespérément le meilleur de ses forces.
En toute sincérité je dois dire que lorsque j’étais à Almora chez Brewster, j’avais l’impression d’être très proche de cet état où la Lumière doit jaillir. Je comprends très bien l’imperfection de ce procédé qui consiste à fuir les difficultés mais ce ne serait qu’une étape, une «retraite» stratégique, si je puis dire.
Mère, ce n’est pas un désir vital qui cherche à m’écarter de la sâdhanâ, car ma vie n’a pas d’autre sens que la recherche du divin, mais la seule solution qui m’apparaisse susceptible d’entraîner quelque progrès et de me sortir de ce tiède marasme où je vis jour après jour. Je n’arrive pas à me contenter de vivre une heure seulement par jour, quand je vous vois.
Je sais que vous n’aimez pas écrire, Mère, mais ne pourriez-vous pas me dire en quelques mots si vous approuvez mon projet ou ce que je dois faire. Malgré toutes mes révoltes et mes découragements et mes résistances, je suis votre enfant, O Mère aide-moi!
Signé: Bernard
(Réponse de Mère)
Mon cher enfant,
Sans doute vaudra-t-il mieux aller à Almorah pour quelque temps – pas trop longtemps j’espère, car il est inutile de dire à quel point le travail sera désorganisé par suite de ce départ...
(Autre version manuscrite)
7.4.55
Mon cher enfant,
Tu peux aller à Almorah si tu crois que cela t’aidera à briser cette carapace de la conscience extérieure, si obstinément impénétrable.
Peut-être que d’être loin de l’Ashram pendant quelque temps, t’aidera à sentir l’atmosphère spéciale qui s’y trouve et ne peut être obtenue, dans la même mesure, nulle part ailleurs.
En tout cas, mes bénédictions seront toujours avec toi pour t’aider à découvrir, enfin, cette Présence intérieure qui, seule, donne la joie et la stabilité.
Signé: Mère
1 Pendant longtemps, Satprem s’occupait avec Pavitra de la correspondance avec l’extérieur, sans parler du Bulletin de l’Ashram, des traductions de Sri Aurobindo, de l’édition des œuvres de Mère et de classes au «Centre universitaire» de l’Ashram.
2 Le soir, au Terrain de Jeu de l’Ashram, les disciples passaient un à un devant Mère pour en recevoir symboliquement quelque nourriture.
3 Dans l’Himalaya.
4 Un peintre américain, ancien ami de D.H. Lawrence et ami de Satprem.