Mère
l'Agenda
Volume 4
(Mère essaye l'orgue: une petite silhouette blanche qui oscille sur son tabouret)
Voilà.
Tu devrais avoir enregistré?... Et puis on le jouera demain (pour l'Ashram), comme cela, je n'aurai pas de travail!
(Sujata:) C'est du «travail»?
Toi, tu t'amuses.
Ça m'amuse... Je ne sais pas, je ne sais pas ce que je fais, du tout, du tout, du tout! J'entends à peine. Il y a quelque chose qui s'amuse «là-bas». Si pour une minute j'écoute, ça commence à déranger!
Ça suffit, non?
Qu'est-ce que tu dis, toi là-bas (Satprem)? Ça suffit ou tu en veux encore?
Ça dépend, si tu es fatiguée...
Oh! (riant) ça, fatigant! Ça ne fatigue rien. La tête est vide. Je te dis, quand j'écoute, ça commence à être plus difficile; si je n'écoute pas, ça va bien.
Quelle heure est-il?
Presque dix heures et demie.
Tu n'as rien à me dire?... Tu en veux encore... sur le mode mineur
– ça, c'est le mode majeur!
(À Sujata:) Toi, tu aimes mieux «gai» ou «triste»? (rires)
J'avais l'intention, demain, de jouer «L'horreur du monde du Mensonge», et puis de finir par «La gloire de la Lumière»... si ça vient.
Mais ça, c'était un petit délassement... musical.
(Mère se remet à l'harmonium: «mode mineur gai» et termine par un sol)
Cette fois, fini.
Ça, c'est une promesse: le sol.
Toujours, quand il y a une promesse qui vient, ça finit par un sol.
(Mère fait vibrer le sol)
Alors je garde les claviers comme cela. Et demain à midi et demie je jouerai (pour l'Ashram), peut-être que ce ne sera pas... aussi libre qu'aujourd'hui!
(À Sujata:) Tu remets tout en place.
Je n'ai pas l'heure... Il y a l'heure là (au mur), mais je ne vois rien: je vois le ciel brillant.
(Mère donne des fleurs)
C'est un «pouvoir doré» (hibiscus), hein, il est joli!
Qu'est-ce qu'elle t'a dit, la musique?...– Je ne veux pas que tu dises «bon» ou «mauvais», mais si ça a suggéré quelque chose?
Mes yeux sont tombés sur cette phrase de Sri Aurobindo (près du calendrier).
Ah! n'est-ce pas! C'est ça. C'est ça! Tous les jours, je regarde. Le soir on change la date et la citation – je ne sais pas quel sera le texte de demain, il faut changer tout le calendrier et mettre «janvier». Tu veux qu'on fasse cela? Apporte le calendrier ici.
Tout ça, ça va s'en aller!
Nous avons ici décembre (Mère lit:)
And earth shall be the Spirit's manifest home1
Et la terre sera la demeure manifeste de l'Esprit
(Sujata:) C'est la promesse qui est venue?
Oui, la promesse du sol. Le sol promet toujours.
(Mère arrange le calendrier à la date du 1er janvier 1964 et lit la citation de Sri Aurobindo)
All can be done if God's touch is there2
Tout peut se faire si le toucher de Dieu est là
Voilà: All can be done. Tout.
J'aime beaucoup ce calendrier à cause de ces citations. Tous les soirs, je le change.
Demain ici, je vois... (Mère regarde son carnet) 4-5-6-7-8 personnes, et puis 2 là-bas, ça fait dix – demain matin entre dix et onze heures... (riant) «All can be done if God's touch is there»!
Alors je vous vois l'année prochaine.
Je t'ai tout donné? Je t'ai donné le second calendrier? (avec une photo de Mère, imprimée à Calcutta) L'autre, il ne l'aimait pas.
(Sujata:) Tu es trop sévère, petite Mère!
Ah! voilà, ça aussi! Mais je n'étais pas sévère: j'étais en contemplation!
(Satprem:) Une contemplation sévère.
(Sur le second calendrier, la photo représente Mère en train de traduire «La Synthèse». On peut même lire la phrase en cours de traduction: «Notre volonté Savitri. sera la forme d'une pensée divine, et la pensée, les rayons du soleil spirituel...»)
C'est le dernier livre de La Synthèse. Nous devions le revoir ensemble mais ça ne marche pas...
(À Sujata:) Tu sais ce qu'il fait? – Il prend l'anglais et puis il se met à traduire! (rires) Alors moi, je n'ai rien à faire!
La conclusion, c'est que quand il aura fini son livre, je te donnerai mon manuscrit à taper. Si j'avais de bons yeux, c'est bien, mais mes yeux ne valent plus rien, les pauvres (je ne peux pas en dire beaucoup de mal, ils ont bien servi, mais enfin...) Ou alors, il faudrait corriger sur mon manuscrit lui-même, mais ça, il (Satprem) ne veut pas.
Ah! non.
Alors ça ne sert à rien.
(Sujata:) J'ai aussi «l'Agenda» à rattraper d'une année tout entière.
Oh! l'Agenda... Je bavarde tout le temps. Il a le talent de me faire bavarder – avant qu'il vienne, je décide: «Je ne dirai rien», et puis... je ne sais pas, il ne dit rien, il ne demande pas, et puis je ne sais pas ce qui arrive mais je me mets à parler!3
Bon, alors nous commencerons le 4 la révision de La Synthèse. Mon écriture est difficile?
(Sujata:) Non-non!
Oh! elle n'est plus si bonne. Et pendant que j'écrivais cela, il m'est arrivé des choses étranges: un jour, tout d'un coup, je sens que je n'ai plus de contrôle sur ma main... Comment faire pour écrire? Et puis tout d'un coup, je me mets à écrire comme ça, et alors je vois: c'est l'écriture de Sri Aurobindo! Et comme elle est illisible, j'ai dit: «Ce n'est pas un progrès!» (rires) Alors j'ai fait beaucoup d'efforts, je me suis concentrée, j'ai écrit lentement-lentement comme l'écolier à l'école, et puis c'est revenu!
Voilà, alors tu tomberas peut-être sur des passages pas très lisibles.
Mais le dernier livre (La Perfection de Soi), c'est le plus gros, et puis il est difficile.
Il n'a pas fini.
Il n'a jamais fini le dernier chapitre, il m'a même dit: «Vous le finirez quand j'aurai fini mon yoga», puis il est parti, tout laissé.
Après, plusieurs fois, il m'a dit qu'il fallait que ce soit moi qui le finisse – j'ai répondu que je n'avais pas le cerveau pour cela. Ou il faudrait que je l'écrive d'une façon médiumnique, mais je ne suis pas un bon médium, je suis trop consciente – tout de suite la conscience s'éveille derrière et regarde le phénomène, alors ça ne marche plus.
Mais ton Agenda, c'est la fin du livre de la «Perfection de Soi»!
Eh bien, il y en aura long! (Mère rit) C'est-à-dire que quand ce sera fini (il faut attendre que ce soit fini d'abord), quand ce sera fini, avec ces notes, on pourrait établir quelque chose – vous avez le temps d'attendre! il y en a encore pour quelques années.
Ça ne fait rien, on ne s'ennuie pas, non? (À Sujata:) Tu t'ennuies? Dis franchement, tu t'ennuies? (rire de Sujata) Lui, je n'ai pas besoin de lui demander, je sais: «Oh! ça n'en finit plus, ça dure trop longtemps, rien ne se passe, rien n'arrive...» (rires) Enfin, mes enfants, c'est comme cela. Moi, je fais aussi vite que je peux, je suis la première intéressée! Mais on ne peut pas se dépêcher, ce n'est pas possible. Ce n'est pas possible.
Justement, dans Savitri, Sri Aurobindo a passé par tous les mondes, et il se trouve que je suis cela sans le savoir (parce que je ne me souviens jamais – Dieu merci, je rends grâce au ciel! j'ai demandé au Seigneur de m'enlever la mémoire mentale et Il me l'a enlevée complètement, alors je ne suis pas encombrée), mais je suis cette description de Savitri sans savoir mentalement l'ordre des mondes, et ces jours-ci... J'étais dans cette Bouillie du Mensonge (je te l'ai dit la dernière fois), c'était vraiment pénible, et je suivais ça dans les vibrations les plus ténues, celles qui arrivent à l'origine du moment où la Vérité a pu se changer en Mensonge – comment c'est arrivé. Et c'est tellement ténu, presque imperceptible, cette déformation-là, la Déformation originelle, qu'on perd un peu courage et que l'on se dit: «C'est bien facile de basculer encore... la moindre chose et on peut encore basculer dans le Mensonge, la Déformation.» Et hier, j'ai eu entre les mains un passage de Savitri que l'on m'a apporté – c'est une merveille, mais... c'est si triste, si misérable, oh! j'en aurais pleuré (je ne pleure pas facilement).
The world grew full of menacing Energies,
And wherever turned for help or hope his eyes,
In field and house, in street and camp and mart,
He met the prowl and stealthy come and go
Of armed disquieting bodied Influences.
A march of goddess figures dark and nude
Alarmed the air with grandiose unease;
Appalling footsteps drew invisibly near,
Shapes that were threats invaded the dream-light,
And ominous beings passed him on the road
Whose very gaze was a calamity:
A charm and sweetness sudden and formidable,
Faces that raised alluring lips and eyes
Approached him armed with beauty like a snare,
But hid a fatal meaning in each line
And could in a moment dangerously change.
But he alone discerned that screened attack.
(II.VII.205)
Le monde s'était empli de forces menaçantes
Partout où ses yeux cherchaient l'aide ou l'espoir,
Dans les champs, les maisons, les rues, le campement, le marché,
Il rencontrait le glissement furtif
D'inquiétantes Influences armées, vêtues d'un corps.
Des silhouettes de déesses noires et nues, en marche
Emplissaient l'air d'alarme et d'un grandiose malaise,
Des bruits de pas s'approchaient, horribles,
Des formes comme une menace envahissaient la lumière de rêve
Et des êtres maléfiques croisaient sa route
Dont le seul regard était une calamité:
Un charme, une douceur soudaine et formidable
Des visages qui laissaient voir des lèvres et des yeux fascinants
S'approchaient de lui, armés de beauté comme un piège
Cachant une intention fatale dans chaque trait
Et, en une seconde, prêts à se changer dangereusement.
Mais lui seul savait percevoir cette attaque voilée.
On se demande... C'est comme quelque chose de gluant qui vous entoure, qui vous touche partout; on ne peut pas avancer, on ne peut rien faire sans rencontrer ces doigts noirs et gluants du Mensonge. C'était une impression très pénible.
Et cette nuit, c'était comme la Réponse. Je ne me suis pas souvenue clairement ce matin en me levant mais au milieu de la nuit je savais très bien (ce n'est pas passer du sommeil à l'éveil: c'est sortir d'un état pour entrer dans un autre, et quand je suis sortie de cet état pour rentrer dans l'état soi-disant normal, je me souvenais très bien), et c'était comme si l'on me faisait vivre le MOYEN de changer ce Mensonge en Vérité, et c'était si joyeux!... Si joyeux. C'est-à-dire que c'est une vibration analogue à la joie qui est capable de dissoudre et de surmonter la vibration du Mensonge. Ça, c'était très important: ce n'est pas l'effort, ce n'est pas la rectitude, ni le scrupule, ni la rigidité, rien de tout cela, ça n'a aucun effet sur cette tristesse (c'est une tristesse) du Mensonge – c'est quelque chose de si triste, de si impuissant, c'est si misérable... si misérable. Et ce n'est qu'une vibration de Joie qui peut changer ça.
C'était une vibration qui coulait comme de l'eau argentée – ça frémissait et ça coulait comme de l'eau argentée.
C'est-à-dire que l'austérité, l'ascétisme, même l'aspiration intense et sévère, toute sévérité, tout ça: aucune action. Aucune action – le Mensonge reste là, derrière, sans bouger... Il ne peut pas résister au pétillement de la joie. C'est intéressant.
(silence)
Et dans son texte, Sri Aurobindo dit que le Seigneur joint les contraires, les opposés, les met ensemble pour qu'ils se battent, et que cette volonté et cette action Lui donnent un sourire sardonique (je commente).
A tract he reached unbuilt and owned by none:
There all could enter but none stay for long.
It was a no man's land of evil air,
A crowded neighbourhood without one home,
A borderland between the world and hell.
There unreality was Nature's Lord:
It was a space where nothing could be true,
For nothing was what it had claimed to be:
A high appearance wrapped a spacious void.
Yet nothing would confess its own presence
Even to itself in the ambiguous heart:
A vast deception was the law of things;
Only by that deception they could live.
An unsubstantial Nihil guaranteed
The falsehood of the forms this Nature took
And made them seem awhile to be and live.
A borrowed magic drew them from the Void;
They took a shape and stuff that was not theirs
And showed a colour that they could not keep,
Mirrors to a fantasm of reality.
Each rainbow brilliance was a splendid lie;
A beauty unreal graced a glamour face.
Nothing could be relied on to remain:
Joy nurtured tears and good an evil proved,
But never out of evil one plucked good:
Love ended early in hate, delight killed with pain,
Truth into falsity grew and death ruled life.
A Power that laughed at the mischief of the world,
An irony that joined the world's contraries
And flung them into each other's arms to strive,
Put a sardonic rictus on God's face.
(II . VII. 206)
Il arriva dans une région inhabitée, sans maître.
Là, tout le monde pouvait entrer mais nul ne pouvait rester longtemps.
C'était un no man's land à l'air maléfique
Un voisinage grouillant sans un abri
Un pays frontalier entre l'enfer et le monde.
Ici, l'irréalité était le maître de la Nature,
C'était une région où rien ne pouvait être vrai
Et rien n'était ce qu'il prétendait être:
Une superbe apparence enveloppait un grand vide.
Et pourtant nul ne voulait avouer sa prétention
Même à soi-même en son cœur ambigu:
Une vaste tromperie était la loi des choses,
Par cette tromperie seulement ils pouvaient vivre.
Un Néant sans substance assurait
La fausseté des formes que cette Nature revêtait
Et un instant, les faisait sembler être et vivre.
Une magie d'emprunt les tirait du Vide
Leur faisant prendre une forme et une substance qui n'étaient pas à eux
Et arborer une couleur qu'ils ne pouvaient pas garder,
Miroirs d'une réalité fantôme.
Chaque éclat irisé était un splendide mensonge,
Une irréelle beauté ornait une mine ravissante.
On ne pouvait se fier à rien qui dure:
La joie nourrissait des larmes, le bien se révélait un mal
Et jamais un mal ne livrait quelque bien
L'amour finissait vite en haine, la joie tuée par la douleur
La vérité se changeait en un mensonge et la mort gouvernait la vie.
Une Puissance riait des méchancetés du monde
Une ironie mariait les contraires de l'univers
Et les poussait dans les bras l'un de l'autre pour se battre,
Mettant un rictus sardonique sur la face de Dieu.
Et je devais faire une illustration pour H; je voyais l'image, le visage du Seigneur avec un sourire sardonique; et puis, après l'expérience de cette nuit, ce matin, tout d'un coup cette expression de la tête a changé, et alors j'ai vu l'image de la vraie, la vraie douleur de la Compassion – je ne sais pas comment expliquer ça... Le sourire sardonique se changeait: de sardonique il devenait amer, d'amer il devenait douloureux, de douloureux il devenait plein d'une compassion extraordinaire...
(silence)
Alors on pourrait dire que le Mensonge est la douleur du Seigneur. Et que sa Joie est la guérison de tout Mensonge.
Il fallait que la Douleur soit exprimée pour pouvoir être effacée de la création.
Et la douleur, c'est le Mensonge – la douleur du Seigneur, la douleur dans son essence, c'est le Mensonge.
Alors vivre dans le Mensonge, c'est faire mal au Seigneur.
Ça ouvre des horizons...
Et Sa Joie est la guérison de tout.
C'est le problème vu de l'autre côté.
Donc, si on aime le Seigneur, on ne peut pas Lui donner de douleur, et nécessairement on sort du Mensonge, on entre dans la Joie.
C'est ce que j'ai vu cette nuit. C'était tout argenté. Tout argenté-argenté...
Il y avait même la vision du genre de vibration dans les cellules: c'étaient des vibrations tout argentées, pétillantes, frémissantes, mais très régulières, et précises... (comment dire?...) C'était dans les cellules la contradiction du Mensonge; c'étaient comme des petits éclats de lumière argentée.
Mais ça (le Mensonge), c'est le grand obstacle, c'est l'extrême difficulté. C'est comme quelque chose de gluant qui est entré dans la création et qui se colle partout, et qui est devenu une habitude aussi matérielle parce que ce n'est pas seulement le Mental qui a du Mensonge: il y a du Mensonge dans la Vie, dans la Vie elle-même. Dans ce qui est tout à fait inanimé, je ne sais pas... Peut-être est-ce venu avec la Vie? (d'après Savitri, c'est dans la Vie qu'est l'origine du Mensonge). Mais c'est comme si l'Inconscience pour aller vers la Conscience, pour retourner à la Conscience, au lieu de prendre le chemin de la Vérité, avait pris le chemin du Mensonge et de la Mort.
Et le Mensonge, c'est ça: c'est la douleur du Seigneur.
On m'a demandé un Message pour l'année prochaine, et tout le temps c'étaient des choses de ce genre qui me venaient, alors je n'ai rien dit. On ne comprendrait même pas, ce n'est pas compréhensible si l'on n'a pas l'expérience. Et si on le dit tel quel, d'une façon presque dogmatique: «Le Mensonge est la douleur du Seigneur», ça ne veut rien dire.
Ou si on le dit d'une façon littéraire, ce n'est plus vrai.
Et si l'on disait: «Le Mensonge, c'est la manière d'être malheureux du Seigneur»! (Mère rit) les gens trouveraient que ce n'est pas sérieux.
Bon. Mes enfants, je crois qu'il est temps d'aller faire son travail. Je vous souhaite une bonne année!4
This text will be replaced |
1 Savitri.
2 Ibid.
3 En fait, nous posions peu de questions à Mère, mais nous étions une question.
4 Il existe un enregistrement (malheureusement très mauvais) de cette conversation et de la musique.