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Mère

Entretiens

 

Le 8 juin 1955

L'enregistrement   

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Cet Entretien est basé sur le chapitre I de Lumières sur le Yoga de Sri Aurobindo, «Le But».

Alors! maintenant ce sont des questions impromptues, improvisées, pas préparées.

(À un enfant) Tu en as?

Douce Mère, ici, il est écrit: «... cette libération, cette perfection, cette plénitude ne seront pas réalisées pour nous-mêmes, mais pour le Divin.»

Mais la sâdhanâ qu’on fait, ce n’est pas pour nousmêmes?

Mais justement, il insiste. C’est simplement pour insister. Cela veut dire que toute cette perfection qu’on va acquérir, ce n’est pas dans un but personnel et égoïste, c’est pour pouvoir manifester le Divin, c’est mis au service du Divin. On ne poursuit pas ce développement avec une intention égoïste de perfection personnelle; on le poursuit parce que c’est l’OEuvre divine qui est à accomplir.

Mais pourquoi est-ce qu’on fait cette OEuvre divine? C’est pour nous rendre...

Non, du tout! C’est parce que c’est la Volonté divine. Ce n’est pas pour une raison personnelle du tout, ce ne doit pas l’être. C’est parce que telle est la Volonté divine et c’est l’OEuvre divine.

Tant qu’il se mélange là-dedans une aspiration personnelle ou un désir personnel, une volonté égoïste, cela fait toujours un mélange et ce n’est pas exactement l’expression de la Volonté divine. La seule chose qui doit compter c’est le Divin, Sa volonté, Sa manifestation, Son expression. On est là pour ça, on est cela, et pas autre chose. Et tant qu’il y a un sentiment du moi, de l’ego, de la personne, qui entre, eh bien, cela prouve que l’on n’est pas encore ce qu’on doit être, c’est tout. Je ne dis pas que cela peut se faire du jour au lendemain, mais enfin c’est ça la vérité.

C’est justement parce que même dans ce plan-là, dans le plan spirituel, il y a beaucoup trop de gens (je pourrais dire, même, la majorité de ceux qui adoptent la vie spirituelle et qui font un yoga), il y en a beaucoup trop qui le font pour des raisons personnelles, toutes sortes de raisons personnelles: les uns c’est parce qu’ils sont dégoûtés de la vie, les autres c’est parce qu’ils sont malheureux, les autres c’est parce qu’ils veulent savoir davantage, les autres c’est parce qu’ils veulent devenir grands spirituellement, les autres parce qu’ils veulent apprendre des choses qu’ils peuvent enseigner aux autres, enfin il y a mille raisons personnelles pour adopter le yoga. Mais ce simple fait de se donner au Divin afin que le Divin vous prenne et fasse de vous ce qu’Il veut, et cela dans toute sa pureté et sa constance, eh bien, il n’y en a pas beaucoup qui le font, et pourtant c’est ça la vérité; et avec ça, alors on va droit au but, et on ne risque pas de se tromper jamais. Mais tous les autres motifs sont toujours mélangés, teintés d’ego; et naturellement, ils peuvent vous conduire ici et là, très loin du but aussi.

Mais cette espèce de sentiment qu’on n’a qu’une seule raison d’être, un seul but, un seul mobile, l’entière, parfaite, complète consécration au Divin au point de ne plus pouvoir se distinguer de Lui, être Lui-même entièrement, complètement, totalement, sans aucune réaction personnelle qui puisse intervenir, ça c’est l’attitude idéale; et d’ailleurs, c’est la seule qui fasse qu’on puisse avancer dans l’existence et dans l’OEuvre, absolument protégé de tout et protégé de soi-même qui est de tous les dangers le plus grand pour soi — il n’y a pas de plus grand danger que le moi (je prends le «moi» dans le sens d’un moi égoïste).

C’est ce que Sri Aurobindo a voulu dire ici, pas autre chose.

Alors qui a trouvé une question?

Ce n’est pas dans les mots du livre qu’il faut trouver la question, c’est dans la réaction que vous avez eue à ce que j’ai lu. Si vous avez écouté, cela vous a fait un certain effet, vous devez avoir eu certaines réactions: c’est ça, ce sont ces réactions qu’il faut élucider en vous, et si vous pouviez me dire un jour: «Tiens, j’ai senti comme ça, qu’est-ce que cela veut dire, cette sensation? Pourquoi est-ce que j’ai pensé comme ça?», celleslà, ce sont des questions! Parce qu’alors, ce serait l’occasion d’élucider quelque chose dans votre conscience. Quand je lis, vous devez bien avoir une réaction quelque part, même si c’est seulement dans votre tête. Eh bien, c’est ça qu’il faut noter, et demander: «Pourquoi, quand j’ai entendu cette phrase, tout d’un coup j’ai senti comme ça? Pourquoi, quand ça a été dit, ça m’a fait penser à ça?» Ce seraient des questions intéressantes.

Mère, tu disais maintenant que nous devons tout faire pour le Divin.

Oui.

Mais pourquoi est-ce que le Divin veut se manifester sur la Terre dans le chaos?

Parce que c’est pour cela qu’Il a créé la Terre, pas pour un autre mobile — la Terre c’est Lui-même dans une déformation —, et qu’Il veut la rétablir dans sa vérité. La Terre n’est pas quelque chose qui est séparé de Lui et qui Lui est étranger. C’est une déformation de Lui-même qui doit redevenir ce qu’elle était dans son essence, c’est-à-dire le Divin.

Alors pourquoi nous est-Il étranger?

Mais Il n’est pas étranger, mon enfant. Tu t’imagines qu’Il est étranger, mais Il ne l’est pas le moins du monde. C’est l’essence de ton être — pas du tout étranger. Tu peux l’ignorer, mais Il n’est pas étranger; Il est l’essence même de ton être. Sans le Divin tu n’existerais pas. Sans le Divin tu ne pourrais pas exister même la millionième partie d’une seconde. Seulement, parce que tu vis dans une espèce d’illusion mensongère et de déformation, tu n’es pas consciente. Tu n’es pas consciente de toi-même, tu es consciente de quelque chose que tu crois être toi, mais qui n’est pas toi.

Alors qu’est-ce qui est moi, Douce Mère?

Le Divin!

Douce Mère, quand vous parlez des réactions à ce que vous lisez, personnellement ma réaction est que tout ce que je fais, c’est drôle! Depuis la tête jusqu’aux pieds tout est à réorganiser.

La fin de la phrase m’a échappé.

(Pavitra) Il faut réorganiser tout.

Oui, pourquoi?

(Pavitra) Tout est drôle. «Tout ce que je fais, c’est drôle.»

Drôle! Ah! c’est pour ça que je n’ai pas compris. Drôle, oui; mais à un certain point de vue, c’est vrai; ce que tout le monde fait, à un certain point de vue, est drôle.

Il y a un gaspillage énorme. Tout ce que je reçois de vous tout le temps est perdu. En apparence tout va bien, et cela continue, et cela peut ainsi continuer éternellement. Mais s’il faut changer, ce sera une révolution tout de suite, et pour cela on ne veut pas prendre de risque. Il y a une hypocrisie: tout va bien, mais ce n’est pas vrai, il y a une énorme perte de conscience.

Est-ce qu’il est possible de changer cela tout de suite, changer cette conscience?

Changer?

(Pavitra) Changer cela, changer cette conscience tout de suite.

Tout de suite?

(Pavitra) Tout à l’heure. On a l’impression que ce sera une révolution de changer cela.

Oui, mais on peut faire une révolution dans le quart d’une seconde, cela peut prendre aussi des années, même des siècles, et même beaucoup de vies. Cela peut se faire en une seconde.

On peut. Justement, quand on a ce renversement de conscience intérieur, en une seconde tout, tout change... justement cet ahurissement de pouvoir penser que ce que l’on est, ce que l’on considère comme soi-même n’est pas vrai, et que ce qui est la vérité de son être, c’est quelque chose que l’on ne connaît pas. N’est-ce pas, ç’aurait dû être la réaction normale, celle qu’elle a eue, de dire: «Mais enfin qu’est-ce qui est moi? Si ce que je sens être moi est une formation illusoire et n’est pas la vérité de mon être, alors qu’est-ce qui est moi?» Parce que ça, elle ne le connaît pas. Et alors, quand on pose la question comme ça...

Il y a un moment — parce que c’est la question qui devient de plus en plus intense et de plus en plus aiguë — où on a même le sentiment, justement, que les choses sont drôles, c’està- dire qu’elles ne sont pas vraies; il arrive un moment où cette sensation que l’on a de soi, d’être soi-même, devient étrange, une sorte de sens d’irréalité. Et la question continue à se poser: «Mais alors, qu’est-ce qui est moi?» Eh bien, il y a un moment où ça se pose avec tant de concentration et tant d’intensité, qu’avec cette intensité de concentration, tout d’un coup il se produit un renversement, et alors, au lieu d’être de ce côté-ci on est de ce côté-là; et quand on est de ce côté-là, alors tout est très simple, on comprend, on sait, on est, on vit, et alors on voit clairement l’irréalité du reste, et ça suffit.

N’est-ce pas, on peut attendre pendant des jours, des mois, des années, des siècles, des vies, avant que ce moment-là arrive. Mais si on intensifie son aspiration, il y a un moment où la pression est tellement grande et l’intensité de la question est tellement forte que quelque chose bascule dans la conscience; et alors, c’est tout à fait l’impression qu’on a: au lieu d’être ici on est là, au lieu de voir du dehors et chercher à voir au-dedans, on est dedans; et de la minute où on est dedans, absolument tout change complètement, et tout ce qui vous paraissait vrai, naturel, normal, réel, tangible, tout ça immédiatement, oui, ça vous paraît très grotesque, très drôle, très irréel, très absurde; mais on a touché quelque chose qui est suprêmement vrai et éternellement beau, et ça on ne le perd plus.

Une fois que le renversement s’est produit, on peut glisser dans des consciences extérieures, ne pas perdre le contact ordinaire avec les choses de la vie, mais ça reste et ça ne bouge plus. On peut, en ayant affaire avec les autres, retomber un peu dans leur ignorance et leur aveuglement, mais il y a toujours quelque chose qui est là, vivant, debout dedans, qui ne bouge plus, jusqu’à ce que ça arrive à pénétrer tout, au point que c’est fini, l’aveuglement disparaît pour toujours. Et c’est une expérience absolument tangible, c’est une chose plus concrète que la chose la plus concrète, c’est plus concret qu’un coup de poing sur votre tête, c’est une chose plus réelle que n’importe quoi.

C’est pour ça que je dis toujours... quand les gens me de mandent comment est-ce qu’on sait qu’on est en contact avec son être psychique, ou comment sait-on qu’on a trouvé le Divin, moi, ça me fait rire; parce que quand ça vous arrive c’est fini, vous ne pouvez plus poser la question, c’est fait; vous ne demandez pas comment ça arrive — c’est fait.

Je voudrais savoir pourquoi je retombe dans la conscience ordinaire qui devient de plus en plus obstinée chez moi, personnellement je le sens.

Ça, c’est une question purement personnelle.

Mais pourquoi est-ce comme cela, quand je sais que c’est drôle?

Ça, je pense que c’est parce que vous avez préservé la division dans votre être, c’est qu’il y a une partie de votre être qui a refusé de marcher avec le reste. C’est généralement comme cela que ça se produit. Il y a une partie qui a progressé, il y a une partie qui tient, qui ne veut pas bouger; alors vous le sentez de plus en plus comme quelque chose qui s’obstine à être ce que c’est. C’est parce que vous avez laissé tomber quelque chose de votre bagage en route et que vous l’avez laissé sur le bord de la route au lieu de l’emporter avec vous. Ça vous tirera toujours en arrière. Quelquefois, malheureusement, il faut retourner, aller le ramasser et le remporter; alors on perd beaucoup de temps. C’est comme ça d’ailleurs qu’on perd du temps. C’est parce qu’on s’aveugle soi-même sur tant de choses dans l’être. On ne veut pas les voir, parce que ce n’est pas très joli à voir. Alors on aime mieux l’ignorer. Mais ce n’est pas parce qu’on l’ignore que ça n’existe plus. On fait ça: on dépose ça sur le chemin, et puis on essaye d’avancer, mais c’est relié par des fils, ça vous tire comme des boulets en arrière, et alors il faut courageusement le prendre et puis le mettre comme ça (geste), et lui dire: «Maintenant tu marcheras avec moi!» Ça ne sert à rien de faire l’autruche. N’est-ce pas, on ferme les yeux et on ne veut pas voir qu’on a ce défaut, ou cette difficulté, ou cette ignorance avec cette stupidité, on ne veut pas voir, on ne veut pas, on regarde de l’autre côté, mais ça reste là tout de même.

Un jour on doit faire face à la chose, on doit. Autrement on ne peut jamais arriver au bout, cela vous tirera toujours en arrière. Vous pouvez pressentir, vous pouvez voir, là, le but qui s’approche, ceci de plus en plus... avoir quelque chose qui part en avant et qui a presque l’impression que ça va toucher; mais vous ne toucherez jamais si vous avez ces boulets qui vous tirent en arrière. Il y a un jour où il faut faire place nette de tout. Cela prend quelquefois très longtemps, mais il faut brûler les ponts; autrement, alors, on suit le cercle, on va avec des petits progrès jusqu’à la fin de sa vie, et puis quand le moment est venu de s’en aller, alors on sent tout d’un coup: «Ah! mais... bien, ce sera peut-être pour une autre fois!» Ça, ce n’est pas agréable, ça doit être une chose affreuse; parce que si on n’a rien su, si on n’a rien compris, si on n’a jamais essayé... Les gens naissent, vivent, meurent et renaissent et revivent et remeurent, et ça va, ça continue indéfiniment, ils ne se posent même pas le problème. Mais quand on a eu le goût, l’avant-goût de ce que c’est que la vie, et pourquoi on est ici, et qu’est-ce qu’on a à y faire, et puis qu’en plus de cela on a fait un certain nombre d’efforts et qu’on essaye de réaliser, si on ne se débarrasse pas de tout le bagage de ce qui ne suit pas, alors il faudra encore recommencer, une autre fois. Mieux vaut pas. Il vaut mieux faire son travail pendant qu’on peut le faire, consciemment, et c’est bien ça que ça veut dire: «Ne jamais remettre au lendemain ce qu’on peut faire le jour même.» Le jour même, cela veut dire dans cette vie-ci, parce que l’occasion est là, l’opportunité est là; et peutêtre faudra-t-il attendre beaucoup de milliers d’années pour la trouver encore. Il vaut mieux faire son travail coûte que coûte, voilà!... en perdant aussi peu de temps que possible.

Toutes les fois qu’on a peur de se regarder en face et qu’on se cache soigneusement à soi-même ce qui vous empêche d’avancer, eh bien, c’est comme si on construisait un mur sur la route; après, il faut le démolir pour passer. Il vaut mieux faire sa besogne tout de suite, regarder bien en face, là, bien en face, ne pas essayer de mettre du miel autour de la pilule amère. C’est très amer: toutes les faiblesses, les laideurs, toutes sortes de vilaines petites choses qu’on a en soi — il y en a, il y en a, il y en a, oh! il y en a beaucoup. Et alors, on est sur le point d’arriver à une réalisation, on est sur le point de toucher à une lumière, d’avoir une illumination, et puis tout d’un coup on sent quelque chose qui vous tire en arrière comme ça (geste), et puis on étouffe, on ne peut plus avancer. Eh bien, à ces moments-là, il y a des gens qui pleurent, il y a des gens qui se lamentent, des gens qui disent: «Oh! pauvre moi, voilà encore une fois!» Tout ça, ce sont des faiblesses ridicules. On n’a qu’à se regarder comme ça et se dire: «Quelle est encore la petite mesquinerie, la petite stupidité, la petite vanité, la petite ignorance, la petite mauvaise volonté qui est là, cachée dans le coin, et qui m’empêche de franchir le seuil, le seuil de cette nouvelle découverte? Qui est-ce qui est en moi qui est tout petit, tout mesquin et tout obstiné, là, et qui se cache comme un ver dans le fruit pour que je ne puisse pas voir?» Si on est sincère, on le trouve; mais c’est surtout ça, c’est tout à fait ça: on met toujours du miel autour de la pilule. Le miel, c’est une espèce de... ce qu’on appelle la compréhension mentale de soimême. Alors on badigeonne aussi sucré que possible pour bien se cacher ce qui est là, le ver dans le fruit; et on le fait toujours, on se donne toujours une excuse, toujours, toujours.

Ce qui m’empêche de m’ouvrir à l’influence, c’est la suggestion: «Pourquoi se hâter, pourquoi si tôt, puisque les autres ne le font pas?»

Ça, c’est d’une platitude effroyable!

C’est une des excuses les plus sottes qu’on puisse imaginer. Non, il y en a qui sont beaucoup plus subtiles et beaucoup plus dangereuses que celle-là.

Mais même si vous deviez être le seul et unique être de toute la création qui se donne intégralement en toute pureté au Divin, et étant le seul, étant naturellement absolument incompris de tout le monde, bafoué, ridiculisé, haï, même si on était cela, il n’y a aucune raison pour ne pas le faire. Il faut être ou un cabot ou bien un sot. Parce que les autres ne le font pas? Mais qu’est-ce que ça peut faire qu’ils le fassent ou qu’ils ne le fassent pas? «Mais le monde tout entier peut aller de travers, cela ne me concerne pas. Il n’y a qu’une chose qui me concerne, c’est d’aller droit. Ce que les autres font, en quoi est-ce que cela me concerne? C’est leur affaire, ce n’est pas la mienne.»

C’est le pire de tous les esclavages!

Ici, il est dit: «On ne doit pas s’engager sur cette voie beaucoup plus vaste et plus ardue que celle de la plupart des autres yogas, à moins d’être sûr de l’appel psychique et de sa résolution de persévérer jusqu’au bout.» Est-ce que cela veut dire, Mère, que ceux qui sont acceptés ou ceux qui sont ici, dans cet Ashram, sont sûrs de persévérer et d’arriver?

Pardon! Mais il y a... je ne sais pas exactement la proportion, mais enfin ce n’est certainement pas la majorité des gens qui sont ici qui font le yoga. Il se trouve qu’ils sont ici pour beaucoup de raisons; mais ceux qui ont pris la résolution de faire le yoga, sincèrement, ce n’est pas la majorité. Et comme je vous l’ai dit, pour vous-mêmes, les enfants, ceux qui sont venus ici comme enfants, comment est-ce qu’ils pouvaient à ce momentlà avoir même la moindre idée de ce que c’est, le yoga, et de venir pour le yoga? C’est impossible. Pour tous ceux qui sont venus tout petits, il y a un âge où le problème se pose; c’est à ce moment-là qu’il faut réfléchir, et alors c’est à ce moment-là que, moi, je leur demande. Eh bien, est-ce que je vous ai beaucoup demandé ça? Depuis que je vous fais ces leçons, je vous parle de la chose, mais il est très rare que je vous aie pris individuellement et que je vous aie dit: «Voulez-vous le faire, ou ne voulez-vous pas?» C’est seulement ceux qui ont au-dedans d’eux-mêmes, qui ont eu une impulsion, une sorte d’instinct, et qui sont venus dire: «Oui, je veux faire le yoga.» Alors c’est fini. Mais je leur dis: «Bon, voilà les conditions, voilà comment c’est. Et vous savez, ce n’est pas une chose facile. Il faut que vous partiez avec une certitude intérieure que vous êtes ici pour ça et que vous voulez ça, ça suffit.» N’est-ce pas, on peut avoir une très bonne volonté, une vie orientée vers une réalisation divine, en tout cas une sorte de consécration plus ou moins superficielle à une action divine, et ne pas faire le yoga.

Faire le yoga de Sri Aurobindo, c’est vouloir se transformer intégralement, c’est avoir un but unique dans la vie: c’est que tout le reste n’existe plus, cela seul existe. Et alors, on le sent bien en soi-même si on veut ou si on ne veut pas; mais si on ne veut pas, on peut avoir une vie de bonne volonté, une vie de service, une vie de compréhension; on peut travailler à ce que l’OEuvre puisse s’accomplir plus facilement — tout ça —, on peut faire beaucoup de choses. Mais entre ça et faire le yoga, il y a une grande différence.

Et pour faire le yoga, il faut le vouloir consciemment, il faut savoir ce que c’est, d’abord. Il faut savoir ce que c’est, il faut en prendre la résolution; mais une fois qu’on a pris la résolution, alors il ne faut plus broncher. C’est pour ça qu’il faut la prendre en toute connaissance de cause. Il faut savoir ce qu’on décide quand on dit «Je veux faire le yoga»; et c’est pour ça que je ne pense pas vous avoir jamais pressés à ce point de vue-là. Je peux vous parler de la chose. Oh! je vous en parle beaucoup, vous êtes ici pour qu’on vous en parle; mais individuellement, ce sont seulement ceux qui sont venus en disant: «Oui, j’ai en tout cas mon idée sur le yoga et je veux le faire», c’est bon.

Et alors pour eux, la chose est différente, et les conditions de vie sont différentes, surtout intérieurement. Surtout intérieurement les choses changent.

Il y a toujours une conscience qui est là et qui agit constamment pour rectifier la position, et qui vous met tout le temps en présence des obstacles qui vous empêchent d’avancer, qui vous fait cogner du nez contre vos propres erreurs et vos propres aveuglements. Et cela n’agit que pour ceux qui ont décidé de faire le yoga. Pour les autres, la conscience agit comme une lumière, une connaissance, une protection, une force de progrès, de façon à ce que vous arriviez au maximum de vos capacités et que vous puissiez vous développer aussi loin que possible dans une atmosphère aussi favorable que possible — mais en vous laissant complètement libres de votre choix.

La décision doit venir du dedans. Ceux qui viennent consciemment pour le yoga, sachant ce que c’est que le yoga, eh bien, leurs conditions de vie ici sont... extérieurement il n’y a aucune différence, mais intérieurement il y a une très grande différence. Il y a une sorte d’absolu dans la conscience, qui ne laisse pas dévier du chemin: les erreurs qu’on commet, immédiatement elles deviennent visibles avec des conséquences suffisantes pour qu’on ne puisse pas se tromper, et les choses deviennent très sérieuses. Mais ce n’est pas souvent comme ça.

Vous tous, mes enfants, je peux vous le dire, je vous l’ai répété et je vous le répète encore, vous vivez dans une liberté exceptionnelle. Extérieurement il y a des petites limitations, parce que, comme on est beaucoup et qu’on ne dispose pas de la terre entière, on est obligé de se soumettre à une certaine discipline, dans une certaine mesure, pour qu’il n’y ait pas trop de désordre; mais intérieurement vous vivez dans une liberté merveilleuse: pas de contrainte sociale, pas de contrainte morale, pas de contrainte intellectuelle, pas de principes, rien, rien qu’une lumière qui est là. Si vous voulez en profiter, vous en profitez; si vous ne voulez pas en profiter, vous êtes libres de ne pas en profiter.

Mais le jour où vous faites un choix — quand vous l’aurez fait en toute sincérité, et que vous aurez senti au-dedans de vous une décision radicale —, alors c’est différent. Il y a la lumière et le chemin à suivre, tout droit, et il ne faut pas en dévier. Il ne trompe personne, vous savez, le yoga, ce n’est pas une plaisanterie. Il faut savoir ce que l’on fait quand on le choisit. Mais quand on le choisit, il faut s’y tenir. On n’a plus le droit de broncher. Il faut aller tout droit. Voilà.

Tout ce que je demande, c’est une volonté de bien faire, un effort de progrès et le désir d’être dans la vie un peu mieux que l’humanité ordinaire n’est. On a grandi, on s’est développé dans des conditions exceptionnellement lumineuses, conscientes, harmonieuses, et de bonne volonté; et qu’en réponse à ces conditions on soit dans le monde l’expression de cette lumière, de cette harmonie et de cette bonne volonté. Ça, c’est déjà très bien, très bien.

Faire le yoga, ce yoga de transformation qui est de toutes choses la plus ardue, c’est seulement si on sent qu’on est venu ici pour ça (je veux dire ici sur la terre) et qu’on n’a pas autre chose à faire que ça, et que c’est la seule raison de votre être; même si vous devez peiner, souffrir, lutter, ça n’a aucune importance. «C’est ça que je veux, et rien d’autre», alors c’est différent. Autrement je dirai: «Soyez heureux et soyez bons, et c’est tout ce qu’on vous demande. Soyez bons, dans le sens d’être compréhensifs, de savoir que les conditions dans lesquelles vous avez vécu sont des conditions exceptionnelles, et tâchez de vivre une vie plus haute, plus noble, plus vraie que la vie ordinaire, afin de laisser un peu de cette conscience, de cette lumière et de sa bonté s’exprimer dans le monde. C’est très bien.» Voilà.

Mais une fois que vous avez mis le pied sur la route du yoga, il faut avoir une résolution de fer et marcher tout droit jusqu’au bout. Coûte que coûte.

Voilà!