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Mère

Entretiens

 

Le 14 décembre 1955

L'enregistrement   

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Cet Entretien est basé sur le chapitre II de La Synthèse des Yogas, «La Consécration de soi».

Douce Mère, je n’ai pas bien compris ce paragraphe.

Quel paragraphe?

«Les puissances de ce monde et leurs activités pratiques n’appartiennent pas du tout à Dieu, pense-t-on, ou, pour quelque obscure et incompréhensible raison — Mâyâ ou autre —, elles sont une sombre contradiction de la Vérité divine.»

C’est une certaine attitude qui donne ça. Il le dit avant, n’est-ce pas, il l’explique. Il y a une attitude dans laquelle toutes les choses matérielles apparaissent non seulement comme n’étant pas l’expression du Divin, mais incapables de le devenir et essentiellement contraires à la vie spirituelle. Et alors il n’y a qu’une solution — c’était celle des anciens yogas, n’est-ce pas —, le rejet total de la vie comme ne pouvant pas du tout participer à la vie spirituelle, le rejet de la vie matérielle. C’est cela qu’il explique. Il dit que dans cette attitude-là, c’est comme ça qu’on regarde la vie. Il ne dit pas qu’elle est comme ça; il dit qu’on la regarde, qu’on la considère comme ça; que c’est l’attitude de ceux qui ont séparé complètement la vie de l’esprit, et qui disent que la vie est une illusion, une falsification, et qu’elle est incapable d’exprimer le Divin... C’est tout?

Douce Mère: «... nous pouvons [...] enrichir notre réalisation avec le butin même arraché aux puissances qui nous combattent.»

Oui.

Quel est ce butin?

Toutes les forces adverses qui sont à l’oeuvre dans le monde.

Le monde tel qu’il est maintenant est, dans sa majeure partie, sous l’influence des forces adverses. On les appelle adverses parce qu’elles ne veulent pas de la vie divine; elles s’opposent à la vie divine. Elles veulent que les choses restent comme elles sont, parce que c’est leur domaine et leur puissance dans le monde. Elles savent très bien qu’elles perdront tout pouvoir et toute influence de la minute où le Divin sera manifesté. Alors elles luttent ouvertement et complètement contre le Divin, et il faut leur arracher morceau par morceau, petit à petit, toutes les choses qu’elles ont conquises dans la vie extérieure. Et alors ce qu’on leur arrache, c’est autant de gagné. Tandis que si, comme on faisait avant, on faisait ce que l’on appelle la part du feu — c’est-à-dire qu’on laissait partir toutes les choses que l’on considérait comme ne pouvant pas être transformées —, c’est autant de perdu pour la réalisation divine.

Toutes les réalisations de la Nature dans la vie extérieure, tout ce qu’elle a créé — par exemple sur la terre, tout ce monde végétal, animal, n’est-ce pas, et humain ordinaire qu’elle a créé —, si on abandonne tout cela comme une illusion qui est incapable d’exprimer le Divin, alors c’est autant que l’on laisse entre les mains des forces adverses qui essayent de le garder, justement, pour leurs fins propres. Tandis que si on considère que tout cela peut être déformé maintenant, mais que dans son essence et dans son origine, non seulement cela appartient au Divin mais que c’est le Divin Lui-même, alors on peut travailler consciemment, volontairement à la transformation, et arracher toutes ces choses à l’influence hostile qui les gouverne maintenant.

C’est tout?... Encore?...

Douce Mère, quel est notre être universel?

Notre être universel? Ce qu’il est? Je ne comprends pas très bien ta question.

Qu’est-ce que c’est?... «Car notre nature entière et son milieu, notre être personnel et notre être universel sont tout entiers pleins d’habitudes et d’influences qui s’opposent à notre nouvelle naissance spirituelle...»

Notre être universel, c’est notre relation avec tous les autres et tous les mouvements de la nature.

Et je vous ai dit souvent, n’est-ce pas, que l’état premier de votre être est un état de mélange presque total avec toutes ces choses du dehors, et qu’il n’a presque pas d’individualisation, c’est-à-dire de spécialisation qui fait de vous un être différent. Vous êtes mus — une sorte de forme, qui est votre corps physique, et qui est mue — par toutes les forces universelles générales, des forces vitales ou des forces mentales, qui traversent votre forme et la mettent en mouvement. Alors ça, c’est l’être universel.

En tout ce que vous avez arraché à cette semi-conscience générale, et que vous avez cristallisé en un être plus ou moins indépendant, conscient de lui-même et ayant ses qualités propres, tout ça c’est votre être individuel. Et cet être individuel est plein de tous les mouvements d’obscurité, d’inconscience, et des limitations de la vie ordinaire — et c’est cela qu’il faut petit à petit ouvrir à l’influence divine et amener à la conscience et à la compréhension des choses. C’est ce que dit Sri Aurobindo.

En fait, la première victoire est de créer une individualité. Et puis après, la seconde victoire, c’est de donner cette individualité au Divin. Et la troisième victoire, c’est que le Divin change votre individualité en un être divin.

Il y a trois étapes: la première c’est de devenir un individu; la seconde c’est de consacrer l’individu et qu’il se soumette entièrement au Divin pour s’identifier à Lui; et la troisième c’est que le Divin s’empare de cet individu et le change en un être à Sa propre image, c’est-à-dire qu’il devienne divin lui aussi.

Généralement, tous les yogas s’arrêtaient à la seconde. Quand on était arrivé à soumettre l’individu et à le donner sans réserve au Divin pour s’identifier à Lui, on considérait que son travail était fini, que tout était accompli. Mais nous, nous commençons là, et nous disons: «Non, c’est seulement un commencement. Nous voulons que ce Divin auquel nous nous sommes identifiés, entre dans notre individualité et en fasse une personnalité divine agissant dans un monde divin. Et ça, c’est ce que nous appelons la transformation. Mais l’autre la précède, doit précéder. Si ce n’est pas fait, il n’y a pas de possibilité de faire la troisième. On ne peut pas passer de la première à la troisième; il faut passer à travers la seconde.»

Mère, la troisième dépend entièrement du Divin, s’Il veut s’emparer ou non...

En fait, tout dépend entièrement du Divin. C’est seulement la conscience que vous en avez qui est différente. Alors dans la troisième étape, évidemment, on devient conscient que c’est le Divin qui fait tout; alors cela dépend entièrement du Divin.

Quand tu dis ça, il y a la partie de ta conscience qui est encore convaincue de sa séparation et de son existence propre, qui regarde l’autre et qui dit: «Ah bon! maintenant je n’aurai plus rien à faire.» Mais s’il n’existe plus, s’il devient conscient qu’il est le Divin, alors il ne peut avoir cette impression. Il fait, il continue à faire le travail, mais avec la conscience véritable, au lieu d’avoir la conscience déformée.

(silence)

C’est tout?

Douce Mère, comment peut-on sentir la Présence divine constamment?

Pourquoi pas?

Mais comment peut-on le faire?

Mais je demande pourquoi on ne la sentirait pas. Au lieu de poser la question: «Comment la sentir?», moi je pose la question: «Comment fait-on pour ne pas la sentir?» Il n’y a pas de raison pour ne pas sentir la Présence divine. Du moment que tu l’as sentie une fois, tu devrais être capable de la sentir toujours puisqu’elle est là. C’est un fait. C’est seulement notre ignorance qui fait que nous en sommes inconscients. Mais si nous devenons conscients, alors pourquoi est-ce que nous ne serions pas toujours conscients? Pourquoi oublier une chose qu’on a apprise? Quand on a eu l’expérience, pourquoi l’oublier? C’est simplement une mauvaise habitude, c’est tout.

N’est-ce pas, il y a quelque chose qui est un fait, c’est-àdire que cela est. Mais nous en sommes ignorants et nous ne le savons pas. Mais de la minute où nous devenons conscients et où nous le savons, pourquoi est-ce que nous l’oublierions encore? Quel sens cela a-t-il? C’est tout simplement parce que nous ne sommes pas convaincus qu’une fois qu’on a rencontré le Divin on ne peut plus l’oublier. Nous sommes au contraire pleins d’idées stupides, qui consistent à dire: «Oh! oui, c’est très bien une fois comme ça, mais le reste du temps ce sera comme d’habitude.» Alors il n’y a pas de raison pour que ça ne recommence pas.

Mais si nous savons que... Nous ne connaissions pas quelque chose, nous étions ignorants; puis de la minute où nous avons la connaissance, moi je demande sincèrement comment est-ce qu’on fait pour l’oublier. On pouvait ne pas savoir quelque chose, ça c’est un fait; il y a une quantité innombrable de choses qu’on ne sait pas. Mais de la minute où on les sait, de l’instant où on a l’expérience, comment s’arrange-t-on pour l’oublier? Au-dedans de vous, vous avez la Présence divine, vous n’en savez rien — pour toutes sortes de raisons, mais enfin la raison principale c’est que vous êtes dans un état d’ignorance. Mais tout d’un coup, par un concours de circonstances, vous devenez conscient de cette Présence divine, c’est-à-dire que vous êtes en présence d’un fait — ce n’est pas une imagination, c’est un fait, c’est une chose qui est. Alors comment vous arrangezvous pour l’oublier une fois que vous l’avez su?

Mais cet état d’ignorance est encore en nous.

Ah! Et pourquoi? Parce que vous êtes persuadé que c’est un état normal et qu’on ne peut pas faire autrement. Mais de la minute où vous savez que c’est un état absolument anormal, contraire à la Vérité, comment se fait-il que cela puisse se reproduire? C’est simplement parce que vous n’êtes pas convaincu. C’est parce que quand vous avez l’expérience de la Présence divine, cela vous paraît être une chose fabuleuse, miraculeuse et extraordinaire, et presque anormale. Et alors: «Cet état sublime, comment est-ce que je peux le garder? C’est tout à fait contraire à mon existence propre.» Mais c’est ça qui est une imbécillité. Parce que c’est cet état sublime qui est l’état naturel; et c’est ce que vous êtes constamment qui n’est pas naturel, qui est une falsification, une déformation, n’est-ce pas, un état qui n’est pas normal. Tandis que d’avoir la connaissance et de vivre dans la Vérité, c’est ça qui est l’état normal. Alors, comment se fait-il qu’une fois que vous l’avez eu...? C’est fini, l’état anormal disparaît, vous devenez normal et vous vivez dans la Vérité. Une fois qu’on est dans la Vérité, comment est-ce qu’on s’arrange pour en sortir?

C’est tout simplement que vous n’êtes pas entré totalement dans la Vérité, et qu’il n’y a qu’une partie de vous-même qui a eu l’expérience, et que les autres ne l’ont pas encore; et qu’alors vous ne restez pas dans cette partie de vous-même qui a eu l’expérience et vous commencez à vivre dans d’autres parties qui ne l’ont pas encore; et qu’il faut que toutes ces parties aient cette expérience l’une après l’autre.

C’est ça la réponse à ma question. C’est ça qu’il aurait fallu me dire: mais c’est parce que nous ne sommes pas faits d’un seul morceau, et que le morceau qui a fait l’expérience n’est pas unique en nous et n’est pas toujours là, qu’il est remplacé par toutes sortes d’autres morceaux qui n’ont pas encore fait l’expérience et qui doivent la faire. C’est pour ça.

Mais, à dire vrai, ce n’est pas inévitable. Parce que même si la partie qui a fait l’expérience et qui sait, n’est plus tout à fait en avant et maîtresse de la conscience, si elle est remplacée par une autre partie qui est encore dans l’ignorance, ce n’est pas une raison pour oublier l’autre, puisque cette autre partie est vous aussi, et elle reste vous, et elle est là. Pourquoi l’oublier? Pourquoi, quand la partie obscure, inconsciente et ignorante arrive, pourquoi ne pas la mettre immédiatement en présence de l’autre, comme ça, pour que l’autre puisse lui montrer qu’elle est dans l’ignorance? Ça, tout le monde peut le faire. C’est seulement une question de le vouloir. Nous ne sommes pas obligés de retomber dans l’erreur, nous ne sommes pas obligés de retomber dans l’obscurité, l’ignorance et la stupidité. C’est parce que quelque chose en nous, par veulerie ou par défaitisme, accepte ça. Si on ne l’acceptait pas, cela ne se produirait pas.

Même quand tout semble s’obscurcir tout d’un coup, la Flamme et la Lumière sont toujours là. Et si on ne les oublie pas, on n’a qu’à mettre en face d’elles la partie qui est obscure; il y aura peut-être une bataille, il y aura peut-être une petite difficulté, mais ce sera une chose tout à fait passagère; jamais on ne perdra pied.

C’est pour cela qu’on dit — et c’est une chose vraie — que de pécher par ignorance, cela peut avoir des conséquences funestes, parce que quand on fait des fautes, eh bien, ces fautes ont des conséquences, c’est évident, et généralement des conséquences extérieures et matérielles; mais ce n’est que demi-mal, je vous ai déjà dit cela plusieurs fois. Mais quand on sait ce qui est vrai, quand on a vu et qu’on a eu l’expérience de la Vérité, accepter de pécher de nouveau, c’est-à-dire de retomber dans l’ignorance et l’obscurité, ça c’est une faute infiniment plus grave. Cela commence à appartenir au domaine de la mauvaise volonté. C’est, en tout cas, un signe de veulerie et de faiblesse. C’est que la volonté est faible.

Alors ta question est posée à l’envers. Au lieu de te demander «comment garder», il faut te demander: «comment ne gardet- on pas?» Ne pas l’avoir, c’est un état qui est l’état de tout le monde avant la minute où on sait; ne pas savoir, on est dans cet état-là avant de savoir. Mais une fois qu’on sait, on ne peut pas oublier. Et si on oublie, c’est qu’il y a quelque chose qui consent à oublier, c’est qu’il y a un consentement quelque part; autrement on n’oublierait pas.

(silence)

C’est tout? C’est tout, plus rien? Plus de questions nulle part? Vous voulez méditer? Oui?

(méditation)