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Mère

Entretiens

 

Le 7 décembre 1955

L'enregistrement   

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Cet Entretien est basé sur le chapitre II de La Synthèse des Yogas, «La Consécration de soi».

Mère, on peut faire le don de soi seulement quand on arrive à un degré assez supérieur, mais quand on est en train de mener une vie plus ou moins inconsciente, le don de soi devient plus ou moins mental, n’est-ce pas, mais ce n’est pas efficace.

Comment peut-on faire? Peut-on commencer dès le début par le don de soi?

Cela dépend des gens, mon petit.

Il y a des gens dont le mouvement psychique, l’impulsion émotive est plus forte que la compréhension intellectuelle. On sent une attraction irrésistible pour le Divin, sans savoir, sans avoir la moindre idée de ce que c’est, de ce que cela peut être, de ce que cela représente — rien, aucune notion intellectuelle mais une sorte d’impulsion, d’attraction, un besoin, un besoin inévitable.

Et ces gens-là qui ont ça, si, je peux dire par l’effet de la Grâce, ils ont un mental qui ne les tourmente pas, qui ne questionne pas, qui ne discute pas, ils vont très vite.

Et alors, ce qui est tout à fait miraculeux — selon la conception ordinaire —, c’est que dès qu’ils arrivent à ce degré de consécration qui les identifie, à travers leur être psychique, à la Présence divine, tout d’un coup ils deviennent doués de capacités d’expression qui étaient tout à fait inconnues à leur nature.

J’ai vu comme ça le cas en France, il y a fort longtemps, d’une jeune fille, très jeune, qui n’avait jamais eu d’éducation pour ainsi dire, d’instruction, elle était danseuse à l’Opéra, très bonne danseuse, et elle avait été mise là-bas pour l’étude à huit ans, comme on les met toujours, c’est-à-dire tout enfant; et elle avait appris à danser au lieu d’apprendre l’histoire, la géographie, les mathématiques, et le reste. Elle ne savait presque pas s’exprimer, et son intelligence était évidente mais inculte. Eh bien, elle a été attirée comme cela, et elle a senti un besoin impérieux de chercher le Divin, de se consacrer à Lui. Et elle a commencé d’abord à danser en Son honneur, comme le jongleur de Notre-Dame; et elle dansait vraiment d’une façon très remarquable. Et puis, tout d’un coup, elle a voulu exprimer ce qu’elle sentait: elle s’est mise à écrire des lettres qui étaient merveilleusement poétiques; elle disait des choses étonnantes, et d’une façon encore plus étonnante; des pages et des pages se suivaient, et elle écrivait ça avec une aisance extraordinaire.

Il s’est trouvé que, par suite de certaines circonstances, elle a eu des difficultés; il y avait quelque chose dans sa nature qui la retirait vers sa vieille nature qu’elle avait quittée — qui la rendait pratique et matérielle, qui lui faisait voir les choses extérieurement. Et immédiatement, elle ne pouvait plus mettre deux mots l’un après l’autre, elle ne pouvait pas écrire une ligne sans faire une quantité innombrable de fautes d’orthographe. Quand elle était dans cet état d’inspiration, elle écrivait sans une faute, comme un grand écrivain; et dès qu’elle était sortie de cet état et qu’elle retombait dans sa conscience terre à terre — des besoins de la vie, des nécessités de chaque minute, etc. —, tout partait, elle ne pouvait même plus écrire une ligne sans faire de fautes et c’était d’une vulgarité totale.

Alors ça, n’est-ce pas, ça prouve que si l’on arrive à la conscience véritable, il n’y a plus de problème qui se pose. Ce que vous devez être, vous le devenez. Ce que vous devez savoir, vous le savez. Et ce que vous devez faire, vous avez le pouvoir de le faire. Et il s’ensuit naturellement que toutes ces prétendues difficultés disparaissent immédiatement. Dans le cas dont je parle, ce qui la tirait en bas, ce n’était pas quelque chose d’elle-même, c’était quelque chose d’un autre. Et malheureusement c’est ce qui arrive le plus souvent: on s’encombre dans la vie de certaines responsabilités et elles vous empêchent d’avancer.

Voilà mon histoire.

Il y a d’autres gens qui comprennent d’abord, qui sont très intellectuels, qui ont étudié, qui peuvent jouer avec les idées et les mots, qui vous feront des discours brillants sur toutes les philosophies, sur toutes les religions, toutes les conceptions humaines — et qui mettront peut-être des années à avancer d’un pas. Parce que tout ça se passe dans la tête.

Il se passe beaucoup de choses dans la tête. Je vous ai déjà dit cela plusieurs fois, la tête c’est comme une place publique. N’importe quoi peut y entrer, venir, passer, sortir, et mettre beaucoup de désordre. Et les gens qui ont l’habitude de jouer avec les idées, ce sont ceux qui sont les plus embarrassés pour aller plus loin. C’est un jeu qui est joli, qui est attractif, qui vous donne l’impression que l’on n’est pas tout à fait ordinaire, au niveau de la vie ordinaire — mais ça coupe les ailes.

Ce n’est pas la tête qui a des ailes, c’est le coeur. C’est ce... oui, ce besoin irrésistible. Rien d’autre ne compte. C’est tout. Seulement ça.

Et alors, après tout, on se moque bien des obstacles et des difficultés. Qu’est-ce que ça peut vous faire? Ça ne compte pas. On se moque bien du temps aussi. Qu’est-ce que ça peut vous faire que ça prenne longtemps? Pendant plus longtemps on aura la joie de l’aspiration, de la consécration, du don de soi.

Parce que c’est la seule joie vraie. Et quand elle s’efface, cette joie, c’est parce qu’il y a quelque chose d’égoïste, et parce qu’il y a une exigence — qu’on appelle un besoin — qui se sont mélangés à la consécration. Autrement la joie ne s’en va jamais. C’est la première chose qu’on gagne; et c’est la dernière qu’on réalise. Et c’est le signe de la Victoire. Tant que vous ne pouvez pas être dans une joie constante, calme, paisible, lumineuse, invariable, eh bien, c’est que vous avez encore à travailler pour vous purifier — et quelquefois à travailler beaucoup. Mais c’est ça le signe.

C’est avec le sens de la séparation que sont venues la douleur, la souffrance, la misère, l’ignorance, toutes les incapacités. C’est avec le don de soi absolu, l’oubli de soi dans une consécration totale, que la souffrance disparaît et qu’elle est remplacée par une joie que rien ne peut voiler. Et c’est seulement quand cette joie sera établie ici dans ce monde qu’il pourra vraiment être transformé, et qu’il y aura une nouvelle vie, une nouvelle création, une nouvelle réalisation. La joie doit s’établir d’abord dans la conscience, et puis après, la transformation matérielle prendra place; mais pas avant.

À dire vrai, c’est avec l’Adversaire que la souffrance est venue dans le monde. Et c’est seulement la joie qui peut le vaincre, rien d’autre — le vaincre définitivement, finalement.

(long silence)

C’est la Joie qui a créé, et c’est la Joie qui accomplira.

(silence)

Notez que je ne parle pas de ce que les hommes appellent la joie, et qui n’est même pas une caricature, qui est, je crois, une invention diabolique pour vous faire perdre le chemin: la joie qui vient du plaisir, de l’oubli, de l’indifférence.

(silence)

Moi, je parle d’une joie qui est la paix parfaite, la lumière sans ombre, l’harmonie, la beauté totale et un pouvoir irrésistible, la joie qui est la Présence divine elle-même, dans son Essence, dans sa Volonté et dans sa Réalisation.

Mère, tu dis: pour conquérir, c’est seulement la joie qui peut conquérir l’Adversaire. Mais pour atteindre la joie il faut d’abord conquérir l’Adversaire!

Mais non! Il faut le dépasser, et l’ignorer.

Il y a une chose qu’il faut commencer par faire, c’est vrai, c’est de se libérer de son influence. Mais il y a une différence entre se libérer de l’influence de l’Adversaire et vaincre l’Adversaire. Vaincre l’Adversaire, ce n’est pas une petite chose. Il faut avoir un pouvoir plus grand que le sien pour le vaincre. Mais on peut se libérer totalement de son influence. Et de la minute où l’on est complètement libéré de son influence, le don de soi peut être total. Et avec le don de soi vient la joie, longtemps avant que l’Adversaire ne soit vraiment vaincu et qu’il ne disparaisse.

L’Adversaire ne disparaîtra que quand il ne sera plus nécessaire dans le monde. Et nous savons très bien qu’il est nécessaire, comme la pierre de touche pour l’or: savoir si c’est pur.

Mais si vous... qui que ce soit devient vraiment sincère... ce que moi j’appelle sincère, n’est-ce pas, ce que Sri Aurobindo appelle sincère, c’est-à-dire que rien dans l’être ne contredise l’aspiration et la volonté de consécration, que rien ne se déguise pour continuer à vivre sa propre vie indépendante (les déguisements sont innombrables, ils sont pleins d’astuce et de malice, très trompeurs, et malheureusement, l’être humain a une très grande tendance innée à se tromper soi-même; et plus on se trompe soi-même, moins on le reconnaît), mais si on est vraiment sincère, alors l’Adversaire ne peut même plus vous approcher; et il n’essaye pas, parce que ce serait aller vers sa destruction.

Seulement, il y a des gens qui ont en eux une sorte d’instinct combatif et qui ne se contentent pas de se libérer et de sortir de l’influence, qui justement ont l’idée qu’ils ont la capacité d’aller se battre et de lutter avec l’Adversaire. Alors quelquefois, s’ils ne sont pas tout à fait prêts, ils vont se mettre dans de très mauvaises positions, des cas difficiles.

Ceux-là, c’est seulement la confiance en la Grâce divine qui les sauve. Parce que même s’ils font des bêtises et qu’ils se mettent dans des cas difficiles, il y aura toujours quelque chose qui viendra les tirer d’embarras au dernier moment. Un peu comme la mère chatte qui attrape son petit qui va aller se noyer parce qu’il s’est trompé et qu’il a voulu marcher sur l’eau — qui l’attrape, qui le tire, qui le sort. Un peu comme cela.

Mais on dit toujours qu’il ne faut pas tenter Dieu. Il ne faut pas faire une chose par... comment dire aimablement... hardiesse prématurée, avec l’idée: «Oh! ça ne fait rien, le Divin me tirera toujours d’embarras.» Ça, ce n’est pas bien. Parce qu’au lieu d’aider au travail, ça le complique.

Voilà. C’est tout?

Vous voulez essayer de vous taire pour quelques minutes — je veux dire dedans? Oui?

(méditation)