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Mère

Entretiens

 

Le 22 février 1956

L'enregistrement   

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Douce Mère, je n’ai pas compris «la puissante immobilité d’un esprit immortel». (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 113)

Qu’est-ce que tu n’as pas compris? Qu’un esprit immortel a une puissante immobilité? Cela dit ce que ça veut dire. Un esprit immortel est nécessairement immobile et puissant, par le fait même qu’il est immortel.

Mais alors Sri Aurobindo dit: «Sa règle [de la Gîtâ] n’est pas la maîtrise du mental sur les impulsions vitales, mais la puissante immobilité d’un esprit immortel.»

Oui. Mais c’est une conséquence, mon enfant; tu dois lire le commencement de la phrase si tu veux comprendre... Ah! (s’adressant à un disciple) «Give me the light and the book.» (Mère cherche) Voilà, il dit: «La Gîtâ vise à quelque chose d’absolu et sans mélange, sans compromis, à une conversion, une attitude qui change tout l’équilibre de l’âme. Sa règle n’est pas la maîtrise du mental sur les impulsions vitales, mais la puissante immobilité d’un esprit immortel.»

C’est clair comme le jour. La Gîtâ exige la puissante immobilité d’un esprit immortel — tout le reste est secondaire. Ce que la Gîtâ veut, c’est que l’esprit ait conscience de son immortalité et qu’en conséquence, il ait une puissante immobilité.

Parce que c’est un fait, c’est comme cela. Quand l’esprit est conscient de l’immortalité, il devient d’une immobilité toute faite de puissance. L’immobilité. C’est-à-dire, il ne bouge plus, mais c’est une immobilité puissante, ce n’est pas une immobilité d’inertie ou d’impuissance; c’est une immobilité puissante qui est une base pour l’action, c’est-à-dire que tout ce que l’on fait s’appuie sur cette immobilité puissante, toute-puissante, de l’esprit qui est immortel.

Mais, n’est-ce pas, il n’y a pas d’explication qui puisse vous donner cela; il faut avoir l’expérience. Tant que l’on n’a pas eu l’expérience, on ne peut pas comprendre ce que cela veut dire... Et c’est pour tout la même chose: la tête, là, le petit cerveau, ne peut pas comprendre. De la minute où on a l’expérience, on comprend — pas avant. On peut avoir une sorte d’imagination, mais ce n’est pas comprendre. Pour comprendre, il faut vivre. Quand tu seras consciente de ton esprit immortel, tu sauras ce qu’est sa puissante immobilité — mais pas avant. Autrement, ce sont des mots.

Tu ne comprends pas comment on peut être immobile et puissant en même temps, c’est cela qui te gêne? Eh bien, moi, je te réponds que la plus grande puissance est dans l’immobilité. C’est la puissance souveraine.

Et il y a une toute petite application superficielle que peutêtre tu comprendras. Il y a quelqu’un qui vient vous insulter ou vous dire des choses désagréables; et si l’on se met à vibrer à l’unisson de cette colère ou de cette mauvaise volonté, on se sent tout à fait faible et démuni, et on fait des bêtises généralement. Mais si l’on arrive à garder au-dedans de soi, et spécialement dans sa tête, une complète immobilité qui refuse de recevoir ces vibrations, alors en même temps on sent une grande force, et l’autre ne peut pas vous déranger. Si l’on reste très tranquille, même physiquement, et que la violence vienne vers vous et que vous soyez capable de rester très tranquille, très silencieux, très immobile, eh bien, cela a un pouvoir non seulement sur vous, mais sur l’autre aussi. Si vous n’avez pas toutes ces vibrations de réponse intérieure, si vous pouvez rester absolument immobile au-dedans de vous, partout, cela a une action pour ainsi dire immédiate sur l’autre.

Cela te donne une idée de ce qu’est le pouvoir de l’immobilité. Et c’est un fait courant, qui peut se produire tous les jours; ce n’est pas une grande chose de la vie spirituelle, c’est une chose de la vie matérielle, extérieure.

Il y a un pouvoir formidable dans l’immobilité: l’immobilité mentale, l’immobilité sensorielle, l’immobilité physique. Si vous pouvez rester comme un mur, absolument immobile, tout ce que l’autre envoie lui retombera dessus immédiatement. Et cela a une action immédiate. Cela peut arrêter le bras de l’assassin, tu comprends, cela a cette force-là. Seulement, il ne faut pas avoir l’air d’être immobile, et puis au-dedans être dans un bouillonnement! Ce n’est pas cela que je veux dire. Je veux dire une immobilité intégrale.

Mère, est-ce la même chose que l’égalité d’âme dont Sri Aurobindo a parlé?

L’égalité d’âme est un chemin. C’est un moyen, c’est un chemin — ce peut être un but aussi. Mais ce n’est pas le couronnement.

Par exemple, il y a ceux qui disent, qui professent que tout ce qui arrive est l’expression de la Volonté divine (j’ai parlé de cela la dernière fois, je crois), il y a toute une façon de regarder la vie, de concevoir la vie, qui est comme cela, qui dit: «Tout ce qui est, le monde tel qu’il est, tout ce qui arrive est l’expression de la Volonté divine; par conséquent la sagesse veut (si nous voulons être en relation avec le Divin) d’accepter, sans sourciller et sans la moindre émotion ou sans la moindre réaction, tout ce qui arrive, puisque c’est l’expression de la Volonté divine et qu’il est entendu que nous nous inclinons devant elle.» C’est une conception qui tend, justement, à aider les gens à obtenir cette égalité d’âme. Mais si vous adoptez cette conception sans adopter son contraire et en faire une synthèse, eh bien, naturellement, vous n’avez qu’à vous asseoir dans la vie et puis ne rien faire. Ou, en tout cas, ne jamais essayer de faire faire un progrès au monde.

Je me souviens d’avoir lu en classe, avant que ce ne soit notre classe de maintenant (une classe qui était peut-être le mercredi aussi, je ne sais pas, mais dans laquelle je lisais des livres), j’ai lu un livre d’Anatole France qui avait un esprit très fin — je crois bien que c’était le livre de «Jérôme Coignard», mais je ne suis pas absolument sûre —, où il dit que les hommes seraient parfaitement heureux s’ils n’avaient pas le souci d’améliorer la vie. Je ne cite pas les mots exacts, mais l’idée. Le malheur commence avec cette volonté de rendre les gens et les choses meilleurs! (Mère rit) C’est sa façon de dire une chose qui est justement la même que celle que je viens de dire, sous une autre forme. Si vous voulez être paisible, content, toujours satisfait, d’une égalité d’âme parfaite, il faut vous dire: «Les choses sont comme elles doivent être», et si vous êtes religieux, vous devez vous dire: «Elles sont comme elles doivent être parce qu’elles sont l’expression de la Volonté divine», et nous n’avons qu’une chose à faire, c’est de les accepter comme elles sont et d’être bien tranquilles, parce qu’il vaut mieux être tranquille que d’être agité. Lui, retourne la chose et il la dit de l’autre manière; il dit: la vie est très confortable et très tolérable, et très acceptable, si les hommes ne commençaient pas à vouloir qu’elle soit autrement. Et de la minute où ils ne sont pas contents — naturellement personne n’est content! puisque l’on trouve que ce n’est pas comme ce doit être —, eh bien, on commence à être malheureux, et les autres aussi.

Mais si tout le monde avait ce bon sens de dire: les choses sont comme elles doivent être; on meurt parce qu’on doit mourir, et on est malade parce qu’on doit être malade, on est séparé des gens qu’on aime parce qu’on doit être séparé, et puis, etc., et on est dans la pauvreté parce qu’on doit être pauvre, on... n’est-ce pas, il n’y a pas de limites. Eh bien, si d’une façon complète, totale, on dit: les choses sont comme elles doivent être, cela n’a pas de sens d’en souffrir ou de se révolter, c’est une stupidité!... Ah! il faut être logique. Alors nous disons que la misère commence avec la volonté que les choses soient mieux qu’elles ne sont. Pourquoi ne voulez-vous pas être malade quand vous êtes malade? Vous êtes beaucoup plus malade quand vous ne voulez pas être malade en étant malade, que si vous vous dites: «Bon, c’est la Volonté de Dieu, j’accepte ma maladie!» Au moins vous êtes tranquille, cela vous aide à guérir, peut-être... Et les gens pauvres, pourquoi veulent-ils être riches? Et les gens qui perdent leurs enfants ou leurs parents, pourquoi ne veulentils pas que ce soit comme cela? Si tout le monde voulait que les choses soient comme elles sont, tout le monde serait content.

C’est un point de vue. Seulement, il se trouve que peut-être — peut-être que la Volonté divine n’est pas tout à fait comme cela. Et peut-être que c’est comme l’histoire... vous connaissez tous l’histoire de l’éléphant et de son cornac? L’éléphant, son cornac et le brâhmane sur la route, qui refusait de se retirer du chemin de l’éléphant, et quand le cornac lui a dit: «Va-t’en», il a répondu: «Non, Dieu en moi veut rester là», et le cornac de répondre: «Pardon, mais Dieu en moi te dit de t’en aller!»

Alors la réponse à Anatole France, c’est peut-être justement qu’il y a une volonté supérieure à celle de l’homme, qui veut que les choses changent. Et alors, il n’y a qu’à obéir et à les faire changer.

Voilà. C’est tout?

Douce Mère, il est écrit ici: «... sur le chemin des oeuvres, l’action est le noeud qu’il faut défaire en premier...» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 112)

Pourquoi l’action est-elle un noeud?

Parce que l’on est attaché à l’action. Le noeud, c’est le noeud de l’ego. Vous faites l’action à cause du désir. Sri Aurobindo le dit, n’est-ce pas: la façon ordinaire de faire l’action est liée au désir, sous une forme ou une autre — un désir, un besoin —, alors c’est ce noeud-là. Si vous n’agissez que pour satisfaire le désir (un désir que vous appelez un besoin, ou une nécessité, ou n’importe, mais au fond, si vous allez tout à fait au fond de la chose, vous voyez que c’est l’impulsion d’un désir qui vous fait agir), eh bien, si vous n’agissez que sous l’effet de l’impulsion du désir, vous ne pourrez plus agir quand vous supprimerez le désir.

Et c’est la première réponse que les gens vous font. Quand on leur dit: «Faites l’action sans être attachés au résultat de l’action, ayez cette conscience que ce n’est pas vous qui agissez, que c’est le Divin qui agit», la réponse de quatre-vingt-dix-neuf personnes et demie sur cent, c’est: «Mais si je sens comme cela, je ne bouge plus! je ne fais plus rien; c’est toujours un besoin, un désir, une impulsion personnelle qui me fait agir d’une façon ou d’une autre.» Alors Sri Aurobindo dit: «Si vous voulez réaliser cet enseignement de la Gîtâ, la première chose à faire est de défaire ce noeud», le noeud qui attache l’action au désir — si bien attaché que, si vous retirez l’un, vous retirez l’autre. Il dit qu’il faut défaire le noeud pour pouvoir retirer le désir et continuer à agir.

Et c’est un fait, c’est cela qu’il faut faire. Il faut défaire le noeud. C’est une petite opération intérieure que l’on peut très bien faire; et quand on a fait l’opération, on s’aperçoit que l’on agit absolument sans qu’il y ait aucun motif personnel — mais mû par une Force qui est plus haute que votre force égoïste, et plus puissante aussi. Et alors on agit, mais les conséquences de l’action ne reviennent plus sur vous.

C’est un phénomène de conscience merveilleux, et tout à fait concret. Dans la vie, vous faites une chose (quelle que soit la chose que vous fassiez, bonne, mauvaise, indifférente, cela ne fait rien), n’importe quelle chose a immédiatement une série de conséquences. En fait, vous le faites pour obtenir certaines conséquences, c’est pour cela que vous agissez, en vue d’une conséquence. Par exemple, si je mets ma main comme cela pour prendre le micro, je cherche la conséquence, tu vois, de faire du bruit dans le micro. Et il y a toujours, toujours une conséquence. Mais si vous défaites le noeud et que vous laissiez une Force qui vient d’en haut — ou d’ailleurs — agir à travers vous et vous faire faire les choses, il y a des conséquences à cette chose, mais elles ne viennent plus à vous puisque ce n’est pas vous qui avez engendré l’action, c’est la Force d’en haut. Et les conséquences vont là-haut, ou alors elles sont guidées, voulues, dirigées, contrôlées par la Force qui vous a fait mouvoir. Et vous vous sentez ab-so-lu-ment libre, plus rien ne revient vers vous du résultat de ce que vous avez fait.

Il y a des gens qui ont eu cette expérience (mais ces choseslà viennent d’abord dans un éclair, un moment, et puis elles se retirent; c’est seulement quand on est tout à fait prêt pour la transformation que cela vient et que cela s’installe), eh bien, certaines gens ont eu cela une fois, pour peut-être quelques secondes dans leur vie, ils ont eu l’expérience; et alors le mouvement s’est retiré, l’état de conscience s’est retiré; mais le souvenir reste. Et ils imitent cela. Et quand, par hasard, ce sont des gens qui savent faire des discours, comme certains gurus qui ont des disciples à qui ils enseignent le chemin, ils leur disent cela: «Quand c’est le Divin qui agit à travers vous et que vous avez défait le noeud du désir, vous n’avez plus aucune conséquence morale ou autre de ce que vous faites. Et vous pouvez faire n’importe quoi: vous pouvez assassiner votre voisin, vous pouvez violer une femme, vous pouvez faire toutes les choses que le Divin veut en vous — et vous n’aurez jamais une conséquence.»

Et en fait, ils le font! Ça, ils prennent l’expérience comme un manteau pour couvrir tous leurs débordements... Ceci soit dit en passant pour vous méfier des gens qui prétendent être quelque chose qu’ils ne sont pas.

Mais, d’ailleurs, le résultat est très simple, parce que, immédiatement, ils subissent les conséquences de leurs prétentions (ils disent qu’ils n’en ont pas, mais ils les subissent). J’ai eu un exemple très frappant d’un sannyâsin qui était furieux contre quelqu’un qui ne voulait pas être son disciple (ce qui prouvait déjà qu’il était loin d’avoir réalisé cet état), et qui voulait se venger. Et en effet, il avait certains pouvoirs, il avait fait une formation très puissante pour détruire la personne qui avait refusé d’être son disciple. Il se trouve que cette personne était en contact avec Sri Aurobindo. Il lui a raconté l’histoire, et Sri Aurobindo m’a répété l’histoire. Et le résultat a été que la formation de cet individu, qui agissait avec la Volonté divine soi-disant, est retombée sur lui de telle façon que c’est lui qui est mort!

Et c’était simplement le fait de rétablir la vérité. Il n’y avait pas autre chose à faire.

Alors, la morale de l’histoire est qu’il ne faut pas prétendre, il faut être — qu’il faut être tout à fait sincère et ne pas couvrir ses désirs avec de belles théories.

J’ai rencontré beaucoup de gens qui prétendaient avoir une égalité d’âme parfaite et une liberté parfaite, et qui se cachaient derrière ces théories: «Tout est la Volonté divine», et qui en fait, dans leur pensée, substituaient leur volonté à la Volonté divine, et qui étaient fort loin de réaliser ce qu’ils prétendaient. C’étaient des paresseux qui ne voulaient pas faire d’efforts et qui aimaient mieux garder leur nature comme elle était que de travailler à la transformer. Voilà.

Douce Mère, est-ce que ces gens ont des pouvoirs?

Oui! Il y en a qui ont de grands pouvoirs. Mais ce sont des pouvoirs qui viennent du vital et d’une association avec des entités vitales.

Il y a toutes sortes de pouvoirs. Seulement, ces pouvoirs-là ne tiennent pas en présence du vrai Pouvoir divin — ça ne peut pas résister. Mais vis-à-vis des individualités humaines ordinaires, ils ont beaucoup de pouvoir.

Alors ils peuvent faire du mal?

Beaucoup. Ils ne peuvent pas: ils en font. Ils en font beaucoup. La quantité de gens qui sont harcelés parce qu’ils ont eu le malheur de rencontrer un soi-disant sannyâsin1 est considérable, considérable. Je ne vous dis pas cela pour vous faire peur, parce que, ici, vous êtes à l’abri, mais c’est un fait. En recevant l’initiation, ils ont reçu l’imposition d’une force du monde vital qui est tout ce qu’il y a de plus dangereux... Ce n’est pas toujours le cas, mais c’est le plus souvent le cas.

Parce que la sincérité est une vertu tellement rare dans le monde qu’il faut s’incliner devant elle avec respect quand on la rencontre. «Sincérité», ce que nous appelons sincérité, c’està- dire une honnêteté et une transparence parfaites: qu’il n’y ait nulle part quelque chose qui prétende, qui se cache, ou qui veuille se faire passer pour ce qu’elle n’est pas.

 

1 Mère devait ajouter plus tard: «Bien entendu, ceci ne vise que ceux qui revêtent la robe orange dans le seul but de cacher leurs passions égoïstes derrière le voile d’un vêtement généralement respecté. Il ne saurait être question de ceux qui ont un coeur pur et dont le costume est simplement le signe extérieur de leur consécration intégrale à la vie spirituelle.»

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