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Mère

Entretiens

 

Le 15 février 1956

L'enregistrement   

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Douce Mère, Sri Aurobindo parle de la «Nature exécutrice mondiale». Est-ce qu’il existe une Nature exécutrice sur les autres plans aussi?

Sur les autres plans, qu’est-ce que tu veux dire?

Dans le mental et plus haut.

La Nature terrestre contient non seulement la matière (le physique et ses différents plans), mais le vital et le mental; tout cela fait partie de la Nature terrestre.

Et après il n’y a plus de Nature, c’est-à-dire qu’il n’y a plus cette distinction. Cela appartient essentiellement au monde matériel tel qu’il est décrit 1.

Mais comme Sri Aurobindo le dit, ce n’est pas «toute la Vérité». Il a simplement donné un résumé de ce qui est expliqué dans la Gîtâ. C’est ce que dit la Gîtâ; ce n’est pas tout à fait comme cela.

Seulement, comme il le dit, cela peut être utile, c’est-à-dire qu’au lieu de faire une confusion entre les différentes parties de l’être, cela vous aide à distinguer entre ce qui est supérieur et ce qui est inférieur, ce qui est tourné vers le Divin et ce qui est tourné vers la matière. C’est une conception qui est utile psychologiquement; mais en fait, c’est tout. Ce n’est pas comme cela que sont les choses.

Sri Aurobindo écrit: «La Nature (non pas telle qu’elle est en sa vérité divine, Pouvoir conscient de l’Éternel, mais telle qu’elle nous apparaît dans l’Ignorance) est une force exécutrice à la marche mécanique et sans intelligence consciente, du moins pour l’expérience que nous en avons, bien que toutes ses oeuvres soient imprégnées d’une intelligence absolue.» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 107-08)

La Nature n’est pas consciemment intelligente?

Il y a une intelligence qui agit en elle et à travers elle, dans son action, mais elle n’est pas consciente de cette intelligence. On peut comprendre cela pour les animaux. Prenez par exemple les fourmis. Elles font exactement ce qu’elles doivent faire; tout leur travail et toute leur organisation est quelque chose qui ressemble vraiment à une perfection. Mais elles ne sont pas conscientes de l’intelligence qui les organise. Elles sont mues mécaniquement par une intelligence dont elles ne sont pas conscientes. Et même si l’on prend les animaux les plus développés, comme par exemple les chats ou les chiens, ils savent exactement ce qu’ils doivent faire: une chatte qui éduque ses petits les éduque aussi bien qu’une femme (quelquefois mieux qu’une femme), mais elle est poussée par une intelligence qui la fait mouvoir automatiquement. Elle n’est pas consciente de l’intelligence qui lui fait faire les choses. Elle n’en est pas consciente, elle ne peut pas changer quoi que ce soit au mouvement par sa propre volonté. C’est quelque chose qui la fait agir mécaniquement, mais sur quoi elle n’a aucun contrôle.

Si un être humain intervient et éduque la chatte, il peut lui faire changer son action; mais c’est la conscience de l’être humain qui agit sur elle, ce n’est pas sa conscience à elle. Elle n’est pas consciente de l’intelligence qui la fait agir.

Et cette espèce de conscience de soi, cette possibilité de se regarder faire, de comprendre pourquoi on fait les choses, comment on les fait, et par conséquent d’avoir un contrôle et de changer l’action, cela appartient au mental et en propre à l’homme. C’est cela, la différence essentielle entre un homme et un animal; c’est qu’il est conscient de lui-même, qu’il peut se rendre compte de la force qui le fait agir, et non seulement s’en rendre compte, mais la contrôler.

Mais tous les gens qui se sentent poussés par une force et qui disent: «J’ai été obligé de le faire», sans la participation de leur volonté, c’est qu’ils ont encore des racines profondes dans l’animalité, c’est-à-dire dans l’inconscient. On ne commence à devenir un être humain conscient que lorsqu’on sait pourquoi on fait les choses et que l’on est capable de changer son action par une volonté déterminée, que l’on a un contrôle. Avant d’avoir un contrôle, on est encore plus ou moins un animal avec un petit embryon de conscience qui est là et qui commence, une petite flamme qui vacille et qui essaye de s’allumer, et qui est soumise au moindre souffle qui passe.

«En tant que Prakriti, la Nature est une Force inertement active car elle accomplit un mouvement qui lui est imposé; mais en elle, est Celui [le Purusha] qui sait [...] L’âme individuelle ou l’être conscient dans une forme, peut s’identifier au Purusha qui jouit de l’expérience, ou à la Prakriti qui agit. S’il s’identifie à Prakriti, il n’est pas celui qui gouverne, qui possède et qui sait...» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 108)

Si la Nature est entraînée par le Pouvoir qui est conscient de soi et qu’elle fait exactement ce qui lui est imposé, comment se fait-il que toutes ces déformations arrivent? Comment la Nature peut-elle déformer?

Oui, j’attendais cela.

Je vous dis que c’est la théorie de la Gîtâ, que ce n’est pas toute la Vérité.

J’ai entendu cela quand j’étais en France; ce sont les gens qui expliquent la Gîtâ en disant qu’il n’y a pas de flamme sans fumée — ce qui n’est pas vrai. Et partant de là, ils disent: «La vie est comme cela et vous ne la changerez pas, elle est comme cela. Tout ce que vous pouvez faire, c’est de passer du côté du Purusha: devenez la force gouvernante au lieu d’être la force gouvernée.» C’est tout. Mais comme le dit Sri Aurobindo à la fin, c’est la théorie de la Gîtâ, ce n’est pas toute la Vérité; c’est seulement une façon partielle de voir les choses — utile, pratique, commode —, mais pas totalement vraie.

En ce cas, comment se fait-il que des disciples de Sri Aurobindo prêchent le message de la Gîtâ pour le salut du monde?

C’est leur affaire. Si cela leur fait plaisir, moi cela m’est égal.

Mais cela n’a aucun rapport avec le yoga de Sri Aurobindo?

On ne peut pas dire aucun rapport; mais c’est une étroitesse, c’est tout. Ils ont saisi un coin et ils en font le tout. Mais cela arrive à tout le monde. Qui est-ce qui peut saisir le tout, je voudrais bien le savoir? Chacun saisit son coin et il en fait son tout.

Mais Sri Aurobindo a expliqué...

Oh! mais vous êtes un propagandiste! Pourquoi voulez-vous les convaincre? S’ils sont contents comme cela, laissez-les dans leur contentement... S’ils viennent vous dire: «C’est la théorie de Sri Aurobindo», vous avez le droit de leur dire: «Non, vous vous trompez, c’est la théorie traditionnelle, ce n’est pas la théorie de Sri Aurobindo.» C’est tout. Mais vous ne pouvez pas leur dire: «Vous devez en changer.» Si cela leur fait plaisir, qu’ils le gardent.

C’est très commode. J’ai vu cela en France, à Paris, avant de venir dans l’Inde, et j’ai vu à quel point c’était pratique. D’abord, cela vous fait saisir une vérité très profonde et extrêmement utile, comme je l’ai dit; et puis cela vous met à l’abri de toute nécessité de changer votre nature extérieure.

C’est tellement commode, n’est-ce pas. On dit: «Je suis comme cela, qu’est-ce que j’y peux? Je me détache de la Nature, je la laisse faire tout ce qu’elle veut, je ne suis pas cette Nature, je suis le Purusha, ah! qu’elle aille son propre chemin, après tout! je ne peux pas la changer.» C’est extrêmement commode. Et c’est pour cela que les gens l’adoptent; parce qu’ils s’imaginent être dans le Purusha, mais à la moindre égratignure, ils retombent dans la Prakriti, en plein, et puis ils se mettent en colère, ou ils sont désespérés, ou ils tombent malades, et voilà.

J’ai entendu quelqu’un, qui avait pourtant réalisé justement cette espèce d’identification avec le Purusha et qui dégageait une atmosphère très remarquable, mais il traitait de révolutionnaires dangereux tous les gens qui voulaient changer quelque chose à la Nature terrestre, tous ceux qui voulaient que les choses de la terre soient changées; par exemple, que la souffrance soit abolie, ou qu’en dernière limite on supprime la nécessité de la mort, qu’il y ait une évolution, une progression lumineuse qui ne nécessite pas la destruction. Ah! ceux qui pensent comme cela sont des révolutionnaires dangereux. Au besoin, il faudrait les mettre en prison!

Mais quand on veut être un sage, sans même devenir un grand yogi, il faut pouvoir regarder toutes ces choses avec un sourire, ne pas en être affecté. Vous avez votre propre expérience; tâchez de la rendre aussi vraie et complète que possible, mais laissez chacun à son expérience. À moins qu’ils ne viennent vous trouver comme un guru et qu’ils ne vous disent: «Maintenant conduisez-moi vers la Lumière et la Vérité», alors là, votre responsabilité commence — mais pas avant.

(Regardant un disciple) Sa langue le démange!

Sri Aurobindo a dit: «La Gîtâ [...] hésite à la frontière du mental spirituel le plus haut et ne la traverse pas pour entrer dans les splendeurs de la Lumière supramentale.» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 103)

Pourquoi, en suivant la Gîtâ, n’attrape-t-on pas la vérité centrale pour arriver sur la voie du yoga supramental?

Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Mais il y a beaucoup de gens qui croient aussi qu’ils suivent le yoga de Sri Aurobindo et qui n’atteignent pas la vérité supramentale.

Cela ne dépend pas beaucoup du chemin que l’on suit; cela dépend de la capacité que l’on a.

Mais je demande: la vérité centrale est la soumission au Seigneur, pourquoi n’attrape-t-on pas cela? «... son haut mystère de soumission absolue au divin Guide, Seigneur et Habitant de notre nature, est le secret central.» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 103)

Mais oui, c’est ce qui est décrit dans la Gîtâ, que vous devez vous donner entièrement. N’est-ce pas, dans la Gîtâ, Krishna est le Guide et le Maître intérieur, et vous devez vous donner entièrement à Lui, faire une soumission totale — et alors? Je vous dis, les gens professent un enseignement ou un autre, mais ils ne sont pas capables toujours de le suivre; ils vont jusqu’à un certain point, ils s’arrêtent.

Je ne comprends pas votre difficulté. Vous voulez dire que ceux qui sont convaincus de la vérité de l’enseignement de la Gîtâ ne réalisent pas cet enseignement?

L’enseignement de la soumission.

Oui, enfin l’enseignement qui est contenu dans la Gîtâ — et cela vous étonne? Mais il y a de par le monde des quantités innombrables de gens qui sont convaincus de la vérité d’un enseignement, mais cela ne les rend pas capables de le réaliser. Par exemple, tous les bouddhistes, les millions de bouddhistes qui sont dans le monde et qui professent que le bouddhisme est la vérité, est-ce que cela les rend capables de devenir comme un Bouddha? Certainement pas. Alors qu’est-ce qu’il y a là d’étonnant?

Je vous ai dit pourquoi il y a des gens qui acceptent cela, même après avoir lu et étudié Sri Aurobindo. Pourquoi ils acceptent, ils tiennent, ils s’accrochent à cet enseignement de la Gîtâ, c’est parce que c’est confortable, on n’a pas besoin de faire d’efforts pour changer sa nature: la nature est inchangeable, par conséquent vous n’avez pas besoin du tout de penser à la changer; simplement vous la laissez faire, vous la regardez du haut de votre tour d’ivoire et vous la laissez faire tout ce qu’elle veut en disant: «Ce n’est pas moi, je ne suis pas ça.»

C’est très commode, cela peut se faire très rapidement (du moins prétendre que ce soit fait). Comme je l’ai dit, dans la pratique on est rarement d’accord avec sa théorie; si vous avez mal à la gorge ou que vous ayez mal à la tête, ou que vous vous soyez écorché le pied, vous commencez à crier ou à vous plaindre, à gémir, et par conséquent vous n’êtes pas détaché, vous êtes tout à fait attaché et lié étroitement. Cela, c’est un fait très humain.

Ou bien, quand quelqu’un vous dit quelque chose de désagréable, on est bouleversé. C’est comme cela. Parce que vous êtes étroitement attaché à la Nature, quoique vous ayez déclaré que vous ne l’êtes pas. C’est tout.

 

1 Dans le passage de La Synthèse des Yogas que Mère vient de lire (p. 106 à 109), Sri Aurobindo expose la distinction traditionnelle entre Purusha et Prakriti, le Maître de la Nature et la Nature, et il décrit les différents stades d’immersion du Maître de la Nature dans la Nature, ou de l’âme dans les activités du monde, puis il montre le chemin traditionnel de la libération de l’esprit, qui s’élève au-dessus de la Nature et redevient le Maître de la Nature.

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