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Mère

Entretiens

 

Le 6 juin 1956

L'enregistrement   

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Par jeu, une ou deux fois, tu as pris un de tes livres ou un des livres de Sri Aurobindo et tu as ouvert une page au hasard, puis tu as lu une phrase. Est-ce que ces phrases peuvent donner un signe ou une indication pour un individu? Comment faire pour avoir une vraie réponse?

Tout le monde peut le faire. Cela consiste en ceci: vous vous concentrez. Alors cela dépend de ce que vous voulez. Si vous avez un problème intérieur et que vous voulez la solution, vous vous concentrez sur ce problème; si vous voulez savoir votre condition, que vous ne connaissez pas, et que vous voulez avoir une lumière sur l’état dans lequel vous vous trouvez, vous vous présentez comme cela, avec simplicité, et vous demandez la lumière. Ou bien, tout simplement, si vous avez la curiosité de savoir ce que la connaissance invisible a à vous dire, vous restez un moment tranquille et silencieux et vous ouvrez. Je disais toujours de prendre un coupe-papier, parce que c’est plus fin; pendant que vous êtes concentré, vous le piquez dedans, et avec la pointe vous indiquez quelque chose. Alors si vous savez vous concentrer, c’est-à-dire si vraiment vous le faites avec une aspiration, pour avoir une réponse, cela répond toujours.

Parce que dans des livres comme cela (Mère désigne «La Synthèse des Yogas»), des livres de révélation, il y a toujours une accumulation de forces — au moins de forces mentales supérieures, et le plus souvent de forces spirituelles de la connaissance la plus haute. Chaque livre, à cause des mots qui y sont contenus, est comme un petit accumulateur de ces forces. Les gens ne le savent pas, parce qu’ils ne savent pas s’en servir, mais c’est comme cela. De même, dans chaque image (une photographie), il y a une accumulation, une petite accumulation représentative de la force de celui dont c’est l’image, de sa nature et, s’il a des pouvoirs, de ses pouvoirs. Mais alors, vous, quand vous êtes sincère et que vous avez une aspiration, vous émanez une certaine vibration, la vibration de votre aspiration, qui va rencontrer la force correspondante dans le livre, et c’est une conscience supérieure qui vous donnera la réponse.

Tout est contenu potentiellement. Chaque élément d’un tout contient potentiellement ce qui est dans le tout. C’est un peu difficile à expliquer, mais vous allez comprendre par un exemple: quand les gens veulent faire de la magie, s’ils ont un morceau d’ongle ou de cheveu, cela leur suffit, parce qu’il y a là-dedans, potentiellement, tout ce qui est dans l’être luimême. Et dans un livre, il y a potentiellement (pas exprimé, pas manifesté) la connaissance qui est dans celui qui a écrit le livre. Ainsi, Sri Aurobindo représentait une totalité de compréhension et de connaissance et de puissance, et chacun de ses livres est à la fois un symbole et une représentation. Chacun de ses livres contient symboliquement, potentiellement, ce qui est en lui. Par conséquent, si vous vous concentrez sur le livre, vous pouvez, à travers le livre, remonter jusqu’à l’origine. Et même, en passant par le livre, vous pourrez recevoir beaucoup plus que ce qui est simplement dans le livre.

Il y a toujours une façon de lire et de comprendre ce qu’on lit, qui donne une réponse à ce que vous voulez. Ce n’est pas un hasard ni un amusement, ni une sorte de distraction. On peut le faire «comme ça», et alors il ne vous arrive rien du tout, vous n’avez aucune réponse et ce n’est pas intéressant. Mais si vous le faites sérieusement, si, sérieusement, votre aspiration essaye de se concentrer sur cet instrument (c’est comme une batterie, n’est-ce pas, qui contient des énergies), essaye d’entrer en rapport avec l’énergie qui est là et insiste pour obtenir la réponse à ce qu’elle veut savoir, eh bien, naturellement, l’énergie qui est là — l’union des deux forces, la force émanée de vous et celle qui est accumulée dans le livre — guidera votre main et votre coupe-papier, ou n’importe, ce que vous avez; elle guidera juste sur la chose qui exprimera ce que vous devez savoir... Évidemment, si on le fait sans sincérité et sans conviction, il n’arrive rien du tout. Si on le fait sincèrement, on a une réponse.

Certains livres sont comme cela, plus puissamment chargés que d’autres; il y en a d’autres où naturellement le résultat est moins clair. Mais généralement, les livres qui contiennent des aphorismes ou de courtes phrases (pas de très longues explications philosophiques, plutôt des choses qui sont sous une forme condensée et précise), ce sont ceux-là avec lesquels on réussit le mieux.

Naturellement, la valeur de la réponse dépendra de la valeur de la force spirituelle qui est contenue dans le livre. Si vous prenez un roman, il ne vous racontera rien du tout, que des bêtises. Mais si vous prenez un livre qui contient une condensation de forces — de connaissance ou de force spirituelle ou de puissance d’instruction —, vous recevrez votre réponse.

Alors maintenant, qu’est-ce que tu veux savoir? Je t’ai dit le mécanisme; tu veux qu’on le fasse? C’est cela que tu voulais, ou tu voulais seulement demander comment le faire?

Non, Mère, avant la classe, puisque nous n’avions pas de questions, j’ai ouvert beaucoup de livres et essayé de voir si je trouverais quelque chose comme cela, mais je n’ai rien trouvé.

Tu n’as rien trouvé parce que probablement tu n’avais pas l’esprit curieux à ce moment-là!

Il y a beaucoup d’explications dans ce livre-là [La Synthèse des Yogas], alors si on tombe au milieu d’une explication... Ce serait plutôt un livre comme Aperçus et Pensées, ou bien les Prières et Méditations, ou Quelques Paroles, aussi dans les Entretiens.

Nous avons essayé des lettres de Sri Aurobindo, Douce Mère, la troisième série.

Les lettres?... Donne-moi le livre. Ce n’est pas celui qui concerne la littérature?

Si, Douce Mère.

Alors c’est le plus mauvais de tous! (rires)

Non, c’est la deuxième.

Alors je vais tirer d’abord pour la collectivité. C’est-à-dire ce qui va répondre ou exprimer l’état collectif de l’ensemble de tous ici. Nous allons voir ce que cela va faire.

(Mère se concentre et plante un morceau de carton dans le livre) Mon enfant, c’est en anglais! Il faut que je traduise à main levée.

Mon carton était sur ceci, qui me paraît en effet un problème assez général pour tout le monde ici: la vraie attitude dans le travail. (rires) Sri Aurobindo dit ceci, que «la vraie attitude dans le travail s’obtient quand le travail est toujours associé à la pensée de la Mère, qu’il est fait comme une offrande à Elle et avec l’aspiration ou le besoin de le faire». Voilà la phrase que j’ai trouvée, je crois que ce n’est pas mal pour un début!

Maintenant, est-ce que quelqu’un veut que je tire pour lui?

Moi.

Toi! Et qu’est-ce que tu veux? Tu veux savoir l’état dans lequel tu te trouves, ou quoi?

Dans lequel je dois me trouver.

(Mère se concentre un instant, ouvre le livre et lit des yeux) C’est cela, le problème qui t’intéresse: la raison d’être de l’Avatâr.

«J’ai dit que l’Avatâr est celui qui vient ouvrir le Chemin d’une conscience plus haute pour l’humanité...1»

C’est là que j’avais posé mon coupe-papier. Il ajoute ceci:

«... si personne ne peut suivre le Chemin, c’est ou bien que notre conception de la chose — qui fut aussi celle du Christ, de Krishna et du Bouddha — est complètement fausse, ou bien que la vie et l’action de l’Avatâr sont tout à fait futiles.»

Je ne sais pas si c’est un problème qui t’a occupée, mais enfin c’est cela qui est venu en réponse... C’était évidemment quelqu’un qui lui demandait: «L’Avatâr vient et ouvre le Chemin, et s’il n’y a personne pour le suivre, alors qu’est-ce qui arrive?» Sri Aurobindo dit: «Ou bien sa conception était fausse, ou bien sa vie est tout à fait futile.» C’est-à-dire que, si une Puissance divine vient sur la terre pour ouvrir le Chemin vers une réalisation plus haute et qu’il se trouve que sur la terre il n’y ait personne pour suivre le Chemin, il est tout à fait évident qu’il était inutile qu’il vienne. Mais en fait, je ne pense pas que ce soit jamais arrivé.

Je peux regarder la fin de la phrase... Oui, c’est en réponse à quelqu’un qui disait: «Il n’y a pas de Chemin et pas de possibilité de le suivre» et que «tous les efforts et toutes les souffrances de l’Avatâr sont irréelles et une blague» (c’est ce fameux mot anglais «humbug»). Cette personne affirmait qu’il n’y avait «aucune possibilité de conflit ni d’effort pour celui qui représente le Divin», c’est-à-dire la négation de la vie de tous ceux dont il est question ici. Et Sri Aurobindo ajoute qu’»une telle conception rend stupide toute l’idée de la possibilité de l’Avatâr. Donc, cette idée de l’Avatâr n’a aucune raison d’être et aucune nécessité, cela n’a aucune signification.» Il ajoute: (riant) «Le Divin, étant tout-puissant, peut soulever les gens sans se tracasser, sans se donner la peine de descendre sur la terre.» Il peut faire cela comme ça (geste), il est tout-puissant, il n’a qu’à les tirer en l’air et puis ils se soulèveront. Pourquoi viendrait-il s’ennuyer ici!

Et Sri Aurobindo dit pour finir:

«C’est seulement si cela fait partie de l’arrangement du monde qu’il doive prendre sur lui-même le fardeau de l’humanité et ouvrir le Chemin, que le fait de l’Avatâr a une signification.»

Il touche là à un problème qui t’a occupée, non? Tu ne t’es jamais posé cette question, quelle était la raison d’être d’une incarnation divine dans un corps humain, si c’était nécessaire ou pas, et comment cela se produisait, et pourquoi cela se produisait? Cela ne t’a jamais intéressée, cette question, non?

Pas comme cela.

Pas comme cela. Alors, cela répondait à quelque chose dont tu n’étais pas consciente. Moi, je sais à quoi cela a répondu, mais tu n’étais pas consciente.

Ah! quelqu’un d’autre veut-il quelque chose? Personne?... Oh! que vous êtes timides, tous!

Moi.

Ah! qu’est-ce que nous allons trouver pour vous... (Mère ouvre les «Lettres») Ce sont des réponses à des gens qui veulent une connaissance d’érudition. Vous voulez savoir en termes indiens ce qu’est la Mère transcendante?... Les gens demandent toujours des questions d’érudition, alors il n’y a pas de vie là-dedans, ça se passe seulement dans la tête.

Attends, je vais essayer avec ceci (Mère prend «La Synthèse des Yogas»), nous allons voir si par hasard nous trouvons quelque chose... (Mère se concentre et ouvre le livre) Ah! cela répond très bien:

«La découverte la plus déconcertante que l’on puisse faire est de voir que chaque partie de nous-même — l’intellect, la volonté, le mental sensoriel, l’être de désir ou être nerveux, le coeur, le corps — a, pour ainsi dire, sa propre individualité complexe et une formation naturelle indépendante du reste...» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 82)

C’est tout à fait votre affaire! (rires)

Cela continue, il explique:

«... aucune des parties de notre être n’est d’accord avec elle-même ni avec les autres, ni avec l’ego représentatif qui est l’ombre projetée sur notre ignorance superficielle par le moi central et centralisateur.»

Tiens, c’est tout à fait très bien. (Mère relit) «... l’ego représentatif qui est l’ombre projetée sur notre ignorance superficielle par le moi central et centralisateur.»

Et alors:

«Nous découvrons que nous sommes composés, non d’une, mais de multiples personnalités, et que chacune a ses propres exigences, sa propre nature distincte. Notre être est un chaos grossièrement constitué dans lequel il nous faut introduire le principe d’un ordre divin.»

Voici qui est fort bien.

(Un autre disciple) J’avais préparé une question: (le disciple prend «La Synthèse des Yogas» et lit) «À son tour, la Conscience centrale absorbera de plus en plus les activités mentales extérieures de connaissance et les changera en une parcelle d’elle-même ou en une province annexée; elle y infusera son rythme plus authentique et fera de ce mental de plus en plus spiritualisé et illuminé son instrument dans les domaines de la surface [...] De moins en moins, il y aura de choix individuel, d’opinion, de préférence; de moins en moins d’intellectualisation, de fabrication mentale ni tout ce labeur de galérien cérébral: une Lumière audedans verra tout ce qui doit être vu, connaîtra tout ce que doit être connu, développera, créera, organisera. [...] Mais ce n’est pas toute l’étendue de la transformation, [...] En effet, s’il en était ainsi, la connaissance resterait encore une activité du mental — un mental libéré, universalisé, spiritualisé...» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 163)

Et alors, qu’est-ce que vous voulez savoir?

C’est-à-dire que le mental spiritualisé ne vaut rien du tout!

Sri Aurobindo dit: «... s’il en était ainsi, la connaissance resterait encore une activité du mental.» (Mère lit) «... un mental libéré, universalisé, spiritualisé, mais dont le dynamisme essentiel serait encore comparativement restreint, relatif, imparfait, comme il en est de tout mental.»

Je n’ai pas compris.

Oui, il me paraît que vous n’avez pas compris! Il dit que ce n’est pas comme cela. Ce n’est pas cela qui arrive, parce que, si c’était comme cela, ce serait absurde.

Il dit après: Le mental spiritualisé se dépassera lui-même et sera transmué en un pouvoir supramental de connaissance.

Si le mental spiritualisé continue à fonctionner comme le mental ordinaire, cela ne fait aucune différence. Mais en fait, c’est justement le contraire de ce qui arrive.

Mais quand c’est spiritualisé, comment cela peut-il fonctionner comme avant?

Il ne faut pas lire juste une phrase et puis ne pas lire ce qui est avant et ce qui est après, parce que l’on peut prouver n’importe quoi comme cela.

Mais ici, devant vous, on n’a pas besoin de passer par toutes ces expériences, Mère, n’est-ce pas?

Besoin de passer... Mais il a dit tout au long que chacun suit son propre chemin, à sa propre manière, et qu’il n’y a pas deux chemins pareils, et que chacun a sa propre voie. Par conséquent, «besoin», besoin pour qui? Pour vous? Je ne sais pas. Passer par quoi? Mettre de l’ordre dans les idées, c’est assez nécessaire pour tout le monde peut-être.

Je ne sais pas ce que vous voulez savoir!

Pour arriver au Supramental, Sri Aurobindo dit qu’il y a des étapes: d’abord le mental, puis le mental purifié, le mental illuminé et tout cela... Est-ce qu’il est nécessaire pour tout le monde de passer par toutes ces étapes?

(Après un silence) Il est probable qu’une succession de ce genre se produit toujours. Mais la durée des étapes et leur importance diffèrent considérablement suivant les individus. Pour certains, le passage peut être suffisamment rapide pour qu’il soit à peine perceptible, tandis que pour d’autres cela peut prendre très longtemps; et suivant la nature de la résistance dans chacun, l’insistance sur l’une de ces étapes ou sur une autre varie énormément.

Pour certains, cela peut être si rapide que cela paraît presque instantané, comme si cela n’existait pas. Pour d’autres, cela peut prendre des années.

Il y a évidemment un phénomène qui paraît indispensable si l’on veut que la réalisation se stabilise... Les expériences arrivent, touchent la conscience, produisent quelquefois de grandes illuminations, puis s’estompent, retournent dans l’arrière-plan et, extérieurement, dans votre conscience ordinaire, vous n’avez pas l’impression qu’il y ait un grand changement, une grande différence. Et ce phénomène-là peut se produire très souvent, se répéter pendant de nombreuses années. Vous avez tout d’un coup une sorte de révélation, comme une illumination, vous vous trouvez dans la vraie conscience et vous avez l’impression que vous avez attrapé la vraie chose. Et puis, ou lentement ou brusquement, c’est comme si cela s’en allait en arrière de vous, et puis vous cherchez et vous ne trouvez pas qu’il y ait une grande différence en vous... Ces choses-là semblent venir comme des annonciatrices, ou comme des promesses: «Voyez, ça arrivera», ou pour vous dire: «Eh bien, ayez confiance, ce sera comme ça.»

Et cela peut se reproduire très souvent. Il y a progrès, évidemment, mais il est très lent et peu apparent.

Mais alors, tout d’un coup — peut-être parce que l’on s’est suffisamment préparé, peut-être simplement parce que le moment est venu, qu’il en a été décrété ainsi —, tout d’un coup, quand une expérience comme cela se produit, il en résulte dans la partie de l’être où l’expérience a pris place, un complet renversement de conscience. C’est un phénomène très précis, très concret. La meilleure façon de le décrire, c’est cela: un complet renversement. Et alors, la relation de la conscience avec les autres parties de l’être et avec le monde extérieur est comme complètement changée. Absolument comme un bouleversement. Et ce renversement-là ne se remet plus dans l’ancienne place, la conscience ne revient plus à l’ancienne position (Sri Aurobindo dirait status). Une fois que cela a pris place dans une partie de l’être, cette partie de l’être est stabilisée.

Et jusqu’à ce que cela se soit produit, ça va, ça vient, ça va, ça vient, on avance et puis on a l’impression de piétiner, et puis on avance encore et puis on piétine, et puis quelquefois on a l’impression qu’on recule, et c’est interminable — et en effet c’est interminable. Cela peut durer pendant des années, des années, des années. Mais lorsque ce renversement de conscience se produit, que ce soit dans le mental ou dans une partie du mental, que ce soit dans le vital ou dans une partie du vital, ou même dans la conscience physique elle-même et dans la conscience corporelle, une fois que cela s’est établi, c’est fini; vous ne revenez plus en arrière, vous ne retournez plus à ce que vous étiez avant; et c’est cela qui est vraiment l’indication que vous avez franchi un pas. Et avant cela, ce sont des préparations.

Ceux qui ont eu ce renversement savent de quoi je parle; mais si on ne l’a pas eu, on ne peut pas comprendre. On peut avoir une espèce de sens d’analogie, les gens qui ont essayé de décrire le yoga l’ont comparé au renversement du prisme: quand vous le mettez d’un certain côté, la lumière est blanche; quand vous le retournez, elle est décomposée. Eh bien, c’est absolument ce qui se produit, c’est-à-dire que vous rétablissez le blanc. Dans la conscience ordinaire c’est la décomposition, et vous rétablissez le blanc. Seulement, ce n’est qu’une image. Ce n’est pas ça, c’est une analogie. Mais le phénomène est extrêmement concret. C’est presque comme si vous mettiez ce qui est dedans dehors, et ce qui est dehors dedans. Ce n’est pas cela non plus! mais si vous pouviez retourner une boule, un ballon (vous ne pouvez pas, n’est-ce pas), si vous pouviez mettre le dedans dehors et le dehors dedans, cela ressemblerait à ce que je veux dire.

Et on ne peut pas dire que l’on «éprouve» ce renversement: il n’y a pas de «sentiment», c’est presque un fait mécanique — c’est extraordinairement mécanique... (Mère prend un objet sur la table à côté d’elle et le retourne sens dessus dessous) Il y aurait des choses bien intéressantes à dire sur la différence entre le moment de la réalisation, de la siddhi (comme ce renversement de conscience, par exemple) et tout le travail de développement, la tapasyâ; dire comment cela vient... Parce que la sâdhanâ, la tapasyâ est une chose et la siddhi une autre, toute différente. Vous pouvez faire pendant des siècles la tapasyâ, et vous irez toujours comme en tangente, de plus en plus près de la réalisation, de plus en plus proche, mais c’est seulement quand la siddhi vous est donnée... alors, tout est changé, tout est renversé. Et cette chose est inexprimable, parce que, dès qu’on la met en mots, elle vous échappe. Mais il y a une différence — vraiment une différence, essentielle, totale — entre l’aspiration, la tension mentale, même la tension du mental le plus haut, le plus lumineux et la réalisation: quelque chose qui est décidé d’en haut depuis toujours, et qui est absolument indépendant de tout effort personnel, de toute gradation. N’est-ce pas, ce n’est pas petit à petit que l’on arrive, ce n’est pas par un petit effort constant et régulier, ce n’est pas cela: c’est quelque chose qui vient tout d’un coup; ça s’établit sans qu’on sache comment, sans qu’on sache pourquoi, mais tout est changé.

Et ce sera comme cela pour tout le monde, pour l’univers tout entier: ça va, ça va, ça avance tout doucement, et puis à un moment, tout d’un coup, ce sera fait, fini — pas fini: le commencement!

(silence)

C’est généralement au premier contact avec l’être psychique que l’expérience se produit, mais c’est seulement partiel, c’est seulement la partie de la conscience (ou de l’activité dans une partie quelconque de l’être), la partie de la conscience qui s’est unie au psychique, qui a l’expérience. Et alors, au moment de cette expérience-là, la position de cette partie de la conscience vis-à-vis des autres parties et du monde est complètement renversée, elle est différente. Et cela, ça ne se défait plus. Et si vous avez la volonté ou le soin, ou la capacité de mettre en contact avec cette partie tous les problèmes de votre existence et toutes les activités de votre être, tous vos éléments de conscience, alors ils commencent à s’organiser de telle façon que votre être devient une unité — une multiplicité unique, une unité multiple — complexe, mais organisée et centralisée autour d’un point fixe, si bien que la volonté centrale, ou la conscience centrale, ou la vérité centrale, a le pouvoir de gouverner toutes les parties, parce qu’elles sont toutes en ordre, organisées autour de cette Présence centrale.

Il me semble impossible d’échapper à cette nécessité si l’on veut et doit être un instrument conscient de la Force divine. Vous pouvez être mis en mouvement, poussés à l’action et utilisés comme des instruments inconscients par la Force divine, si vous avez un minimum de bonne volonté et de sincérité. Mais pour devenir un instrument conscient, capable d’identification et de mouvements conscients volontaires, il faut que vous ayez cette organisation intérieure; autrement, vous serez toujours à rencontrer un chaos quelque part, une confusion quelque part ou une obscurité, une inconscience quelque part. Et naturellement, votre action, même exclusivement guidée par le Divin, n’aura pas la perfection d’expression qu’elle a quand on possède une organisation consciente autour de ce Centre divin.

C’est un travail assidu, qui peut se faire à n’importe quel moment et dans n’importe quelle circonstance, parce que vous portez en vous-même tous les éléments du problème. Vous n’avez besoin de rien d’extérieur, d’aucune aide extérieure pour faire ce travail-là. Mais cela demande une grande persévérance, une sorte de ténacité, parce qu’il arrive très souvent qu’il y ait des mauvais plis dans l’être, des habitudes — qui viennent de toutes sortes de raisons, qui peuvent venir de la malformation atavique, mais qui peuvent venir de l’éducation aussi, qui peuvent venir du milieu dans lequel vous avez vécu, qui peuvent venir de beaucoup de raisons. Et ces mauvais plislà, vous essayez de les aplatir, mais ils se reforment. Et alors, il faut recommencer le travail souvent, beaucoup, beaucoup, beaucoup de fois, sans se décourager, avant que le résultat final soit obtenu. Mais rien ni personne ne peut vous empêcher de le faire, ni aucune circonstance. Parce que vous portez en vousmême le problème et la solution.

(silence)

Et pour dire la vérité, le mal le plus général dont l’humanité souffre, c’est l’ennui. La majorité des bêtises que font les hommes, c’est pour essayer d’échapper à l’ennui. Eh bien, moi, j’affirme que tous les moyens extérieurs ne sont pas bons, et que l’ennui vous poursuit et vous poursuivra quoi que vous essayiez pour y échapper; mais que ce moyen-là, c’est-à-dire de commencer ce travail d’organisation de votre être et de tous ses mouvements, et de tous ses éléments autour de la Conscience et de la Présence centrales, ça, c’est la guérison la plus sûre et la plus totale, et la plus consolante, de tout ennui possible. Cela donne à la vie un intérêt formidable. Et une diversité inouïe. Vous n’avez plus le temps de vous ennuyer.

Seulement, il faut être persévérant.

Et ce qui ajoute à l’intérêt de l’affaire, c’est que ce genre de travail, cette harmonisation et cette organisation de l’être autour du Centre divin, ne peut se faire que dans un corps physique et sur la terre. C’est vraiment la raison essentielle et primordiale de la vie physique. Parce que, dès que vous n’êtes plus dans un corps physique, vous ne pouvez plus le faire du tout.

Et ce qui est encore plus remarquable, c’est que ce sont seulement les êtres humains qui peuvent le faire, parce que ce sont seulement les êtres humains qui ont au centre d’eux-mêmes une Présence divine dans l’être psychique. Par exemple, ce travail de développement de soi et d’organisation et de prise de conscience de tous les éléments, ce n’est pas à la portée des êtres du vital ni du mental, ni même des êtres que l’on appelle d’habitude des «dieux»; et quand ils veulent faire cela, quand ils veulent vraiment s’organiser et devenir complètement conscients, ils sont obligés de prendre un corps.

Et alors, les êtres humains viennent dans un corps sans savoir pourquoi, la majorité d’entre eux traversent toute la vie sans savoir pourquoi, ils quittent leur corps sans savoir pourquoi, et il faut qu’ils recommencent indéfiniment la même chose, jusqu’à ce que, un jour, il se trouve quelqu’un pour leur dire: «Attention! Vous savez, ça a une raison d’être. Vous êtes ici pour ce travail-là, ne perdez pas votre occasion!»

Et combien d’années on gaspille.

 

1 Voir Sri Aurobindo, Lettres sur le Yoga, vol. II, p. 198-234, Éditions Sri Aurobindo Ashram, Pondichéry, 1984.

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