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Mère

Entretiens

 

Le 18 juillet 1956

L'enregistrement   

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Je voudrais une explication, Douce Mère. Dans les «Prières et Méditations», il y a cette phrase: «Et les heures s’évanouissent comme des rêves invécus...» (Le 19 janvier 1917)

C’est une expérience. Tu sais ce que c’est qu’un rêve invécu?... Je n’ai pas pris le mot «rêve» dans le sens des rêves que l’on fait la nuit; j’ai pris le mot rêve dans le sens de quelque chose que l’on a construit dans la partie la meilleure et la plus clairvoyante de son être, quelque chose qui est un idéal que l’on voudrait voir se réaliser, quelque chose qui est plus haut, plus beau, plus noble, plus merveilleux que tout ce qui a été créé, et on a un pouvoir d’imagination ou de création quelque part dans la conscience, et on bâtit pour que cela se réalise.

Et puis, pour une raison quelconque, cela ne se réalise pas. Ou le monde n’était pas prêt, ou peut-être la formation n’était pas suffisante, mais cela ne se réalise pas. Et alors, les heures passent, stériles, improductives — inutiles, vaines, vides —, elles semblent s’évanouir parce qu’elles n’ont aucun résultat et aucune utilité.

Et alors, j’ai dit: «Et les heures s’évanouissent comme des rêves invécus...»

(silence)

J’ai reçu deux questions. L’une qui se rapporte à un passage de La Synthèse des Yogas où il est dit:

(Mère prend son livre) «... il y a, caché derrière l’amour individuel, obscurci par son ignorante forme humaine, un mystère que le mental ne peut saisir, le mystère du corps du Divin, le secret d’une forme mystique de l’Infini, dont nous ne pouvons nous approcher que par l’extase du coeur et la passion de sens qui ont été purifiés et sublimés; et son attrait, qui est l’appel du divin Joueur de Flûte, la contrainte subjuguante de Celui qui est Toute-Beauté, ne peut être saisi, et nous saisir, que par un amour et une ardeur occultes qui finissent par fondre en un seul la Forme et le Sans-Forme, et identifier la Matière et l’Esprit. C’est cela que l’Esprit recherche à travers l’Amour ici-bas dans l’obscurité de l’Ignorance, et c’est cela qu’il découvre quand l’amour humain individuel se change en l’amour du Divin immanent incarné dans l’univers matériel.» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 177-78)

Cela nous ramène au symbole de Krishna et de Râdhâ.

Krishna est Celui dont Sri Aurobindo parle ici, le divin Joueur de Flûte, c’est-à-dire le Divin immanent et universel qui est le pouvoir d’attraction suprême; et l’âme, la personnalité psychique, qu’ici on appelle Râdhâ, qui répond à l’appel du Joueur de Flûte. Alors, on m’a demandé de dire quelque chose, ce soir, sur cette conscience de Râdhâ; c’est-à-dire, au fond, sur la manière dont l’âme individuelle répond à l’appel du Divin.

Il se trouve que c’est justement ce que Sri Aurobindo a décrit dans le chapitre que nous venons de lire: c’est cette capacité de trouver l’Ânanda en toutes choses par l’identification avec la Présence divine unique et le don total de soi à cette Présence. Alors, je ne pense pas que j’aie grand-chose à ajouter; ce que je pourrais dire serait une limitation ou une diminution de la totalité de cette expérience.

(Après un silence) Cette conscience a la capacité de changer tout en une extase perpétuelle, parce que, au lieu de voir les choses dans leur apparence discordante, on ne voit plus que la Présence, la Volonté et la Grâce divines partout; et chaque événement, chaque élément, chaque circonstance, chaque forme se change en une manière, un détail à travers lequel on peut s’approcher plus intimement et plus profondément du Divin. Les discordances disparaissent, les laideurs s’évanouissent; il n’y a plus que la splendeur de la Présence divine dans un Amour rayonnant en toutes choses.

Il est évident qu’au point de vue pratique, il faut être capable de rester dans une hauteur constante et inébranlable pour pouvoir être dans cet état-là sans s’exposer à des conséquences assez fâcheuses. C’est probablement pour cela que ceux qui voulaient vivre cet état se retiraient du monde et trouvaient le contact universel à travers la Nature... Je dois dire, sans vouloir être désagréable pour les hommes, qu’il est infiniment plus facile de réaliser cet état de conscience quand on est entouré d’arbres, de fleurs, de plantes et même d’animaux que d’êtres humains. C’est plus facile, mais ce n’est pas indispensable. Et si l’on veut que l’état soit vraiment intégral, il faut pouvoir l’avoir à tout moment, en présence de n’importe qui et de n’importe quoi.

Il y a d’innombrables légendes comme cela, ou d’histoires, comme celle de Prahlâd1, par exemple, que nous avons vue dernièrement au cinéma, qui sont comme des illustrations de cet état de conscience. Et je ne suis pas seulement convaincue, mais j’ai moi-même l’expérience tout à fait tangible que, si en présence d’un danger, d’un ennemi, d’une mauvaise volonté, vous êtes capable de rester dans cette condition et de voir le Divin en toutes choses, eh bien, le danger n’aura pas d’effet, la mauvaise volonté ne pourra rien vous faire, et l’ennemi, ou il sera transformé ou il s’enfuira. C’est un fait certain.

Mais j’ajoute un petit mot qui est assez important. Il ne faut pas chercher cet état ou cette conscience avec un mobile, le chercher parce que c’est une protection ou une aide. Il faut l’avoir sincèrement, spontanément, constamment; il faut que ce soit une manière d’être normale, naturelle, sans effort. Alors c’est efficace. Mais si vous essayez d’imiter le moins du monde le mouvement avec l’idée que vous obtiendrez tel ou tel résultat, cela ne réussit pas. Le résultat n’est pas du tout obtenu. Et alors, dans votre ignorance, vous direz peut-être: «Oh! mais on m’avait dit cela, mais ce n’est pas comme cela!» C’est parce qu’il y avait une insincérité quelque part.

Autrement, si vous êtes vraiment sincère, c’est-à-dire si c’est une expérience intégrale et spontanée, elle est toute-puissante. Si, en regardant dans les yeux de quelqu’un, vous pouvez y voir spontanément la Présence divine, les pires mouvements s’évanouissent, les pires obstacles disparaissent; et la flamme d’une joie infinie s’éveille, parfois dans l’autre aussi bien qu’en soimême. S’il y a dans l’autre la moindre possibilité ou une toute petite faille dans la mauvaise volonté, ça resplendit.

Douce Mère, au sujet de Râdhâ, dans toutes les histoires vishnouites (et chez de nombreux mystiques), il y a toujours des pleurs et des angoisses: «Elle a pleuré et le Divin n’est pas arrivé... Le Divin l’a troublée...» Qu’est-ce que cela veut dire? Elle était la pureté intégrale, donc pourquoi...

Cela, c’est en route! C’est quand on est en route, c’est quand on n’est pas arrivé au but. Ils ont cela, ils insistent beaucoup là-dessus, parce que... parce qu’ils aiment à prolonger la route humaine, simplement, parce qu’ils jouissent de cette route humaine et parce que, je vous l’ai dit, si vous voulez rester dans la vie, en contact avec la vie, il y a une relativité qui reste nécessairement dans l’expérience. Cela leur plaît comme cela — ça leur plaît de se disputer avec le Divin, ça leur plaît de sentir la séparation, ce sont des choses qui donnent de l’agrément! Parce qu’ils restent dans la conscience humaine et qu’ils veulent y rester. De la minute où il y a identification parfaite, tout cela est parti. Alors, c’est comme si l’on se privait du plaisir d’une pièce de théâtre! Il y a quelque chose de la vie qui est parti, c’est-à-dire son illusion. Ils ont encore besoin d’une quantité raisonnable d’illusion; ils ne peuvent pas entrer de plain-pied dans la Vérité.

Au fond, pour qu’il n’y ait plus de sentiment de séparation, il faut que vous ayez réalisé en vous-même une identité parfaite; et une fois que l’identité parfaite est réalisée, eh bien, l’histoire prend fin, il n’y a plus rien à raconter.

C’est pour cela qu’il est dit que, si le monde, si la création réalisait l’identité parfaite avec le Divin, il n’y aurait plus de création. Si vous réalisez cette identité parfaite où il n’y a plus de possibilité de distinction et si l’univers tout entier réalisait cette identité parfaite où il n’y a plus aucune possibilité de distinction, eh bien, il n’y aurait plus d’univers. Ce serait le retour au pralaya.

Alors, la solution est de trouver l’Ânanda, même dans le jeu, dans cet échange où l’on donne et l’on reçoit, où l’on semble être deux; et c’est pour cela qu’ils gardent la dualité.

Autrement, dans l’identité il ne reste plus que l’identité. Si l’identité est complète et parfaite, il n’y a plus d’objectivation.

Mais j’ai dit cela quelque part, quand j’ai parlé de l’histoire de l’Amour. Je pense que personne (oh! je n’en sais rien), probablement très peu de gens ont remarqué la distinction. J’ai dit que cela commence par l’Ânanda de l’identité, et qu’après tout le circuit de la création, ça aboutit à l’Ânanda de l’union2. Eh bien, s’il n’y avait pas eu ce circuit, il n’y aurait jamais l’Ânanda de l’union, il n’y aurait que l’Ânanda de l’identité. N’ayant pas de circuit, il n’y aurait pas d’union.

C’est peut-être un peu subtil, mais c’est un fait; et c’est peutêtre justement pour que cet Ânanda de l’identité trouve son aboutissement et son couronnement, pourrais-je dire, dans l’Ânanda de l’union, que tout le circuit a été fait.

Mais s’il y a identité parfaite, il ne peut pas y avoir d’union, le sentiment d’union n’existe pas, car il implique nécessairement quelque chose d’autre que l’identité parfaite. Il peut y avoir union parfaite mais il n’y a pas identité parfaite.

N’essayez pas de comprendre avec les mots et avec votre tête, parce que ces deux mots expriment des expériences tout à fait différentes. Et pourtant, le résultat est identique; mais l’une est riche de tout ce qui n’était pas dans l’autre, la richesse de toute l’expérience — toute l’expérience universelle.

Si l’expérience de l’union est faite consciemment, pourquoi certains mystiques continuent-ils d’avoir toutes sortes d’émotions comme les gens ordinaires, et pleurent et se lamentent?

C’est peut-être parce que l’union n’est pas constante.

Mais Râdhâ est sincère dans son aspiration.

Moi, je crois que c’est de la littérature, mes enfants! Enfin, c’est certainement pour vous donner un tableau artistique de la vie humaine telle qu’elle est!

Le vishnouisme est basé sur cela.

Mais ce sont des gens qui vivent dans le vital et qui aiment cela. Ah! on ne peut pas parler de cela, parce que...

Justement, j’ai une autre question ici, une toute petite question, mais qui ne manque pas d’intérêt.

C’est quelqu’un qui essaye de se préparer à recevoir le Supramental, et dans cette préparation il est question, entre autres choses, de prière et de méditation. Et alors, il y a cette réflexion, qui est très franche et que très peu de gens auraient le courage de faire. C’est ceci:

«Je me mets à méditer et à prier avec ferveur et ardeur, mon aspiration est intense et ma prière pleine de dévotion; et puis, au bout d’un temps plus ou moins long (quelquefois court, quelquefois long), voilà que l’aspiration devient mécanique et que la prière est purement verbale. Qu’est-ce qu’il faut faire?»

Ce n’est pas un cas individuel, c’est un cas absolument général. J’ai dit cela plusieurs fois déjà (mais enfin, c’était en passant), que les gens qui prétendent méditer pendant des heures tous les jours et qui passent leur journée à prier, moi, je réponds que ce doit être les trois quarts du temps absolument mécanique; c’est-à-dire que cela perd toute sa sincérité. Parce que la nature humaine n’est pas faite pour cela et que le mental humain n’est pas construit comme cela.

Pour se concentrer et méditer, il faut faire un exercice que je pourrais appeler «musculaire mental» de concentration. Il faut vraiment faire un effort — comme on fait un effort des muscles, par exemple, pour lever un poids —, si vous voulez que la concentration soit sincère et pas artificielle.

La même chose pour l’élan de la prière: tout d’un coup une flamme s’allume, vous avez un élan enthousiaste, une grande ferveur, et vous exprimez cela en des mots qui, pour être vrais, doivent être spontanés. Il faut que cela vienne du coeur, tout droit, sans passer par la tête, avec ardeur. Cela, c’est une prière. Si ce sont des mots qui se cognent dans votre tête, ce n’est plus une prière. Eh bien, si vous ne jetez pas des aliments dans la flamme, au bout d’un certain temps elle s’éteint. Si vous ne donnez pas une détente à vos muscles, si vous ne relâchez pas le mouvement, vos muscles perdent la capacité de la tension. Alors il est tout à fait naturel, et même indispensable, que l’intensité du mouvement cesse au bout d’un certain temps. Naturellement, celui qui a l’habitude de lever des poids peut le faire pendant beaucoup plus longtemps que celui qui ne l’a jamais fait. C’est la même chose; celui qui a l’habitude de la concentration peut se concentrer pendant beaucoup plus longtemps que celui qui n’en a pas l’habitude. Mais pour tout le monde, il y a un moment où il faut se laisser aller, se détendre, pour recommencer. Par conséquent, que ce soit tout de suite ou au bout de quelques minutes ou de quelques heures, si le mouvement devient mécanique, cela veut dire que vous vous êtes détendu et qu’il n’est plus du tout nécessaire de prétendre que vous méditez. Il vaut mieux faire quelque chose d’utile.

Si vous n’avez pas la possibilité de faire un peu d’exercice, par exemple, pour contrebalancer l’effet de la tension mentale, vous pouvez lire ou vous pouvez tâcher de noter ce qui vous est arrivé, vous pouvez exprimer. Alors cela produit une détente, la détente nécessaire. Mais la durée de la méditation n’a qu’une importance relative; sa longueur donne simplement la mesure de votre habitude de cette activité.

Bien entendu, cela peut augmenter beaucoup, mais il y a toujours des limites; et au moment des limites, il faut arrêter, c’est tout. Ce n’est pas une insincérité, c’est une incapacité. Ce qui devient insincère, c’est quand vous prétendez méditer alors que vous ne méditez plus, ou que vous faites des prières comme beaucoup de gens qui vont au temple ou à l’église, qui font des cérémonies et qui répètent leurs prières comme on répète une leçon plus ou moins bien apprise. Alors, ce n’est plus ni une prière ni une méditation, c’est simplement une profession. Ce n’est pas intéressant.

Tout à l’heure, tu as dit que, si l’on peut voir spontanément le Divin dans son ennemi, l’ennemi se convertit, n’est-ce pas?

Pas forcément! J’ai dit: ou il se convertira, ou il s’enfuira. Je n’ai pas dit qu’il se convertit toujours! J’ai dit: s’il y a la moindre faille à sa mauvaise volonté, cela entrera; et alors il peut être subitement changé, ou en tout cas rendu incapable d’agir. Mais s’il n’y a pas ça, eh bien, il s’en ira. Mais il ne pourra rien faire. Ce que j’affirme, c’est qu’il ne pourra rien faire; et s’il peut faire quelque chose, c’est le signe que l’état de conscience dans lequel on se trouvait n’était pas suffisamment pur et total.

Pourquoi existe-t-il, alors, tant d’ennemis du Divin puisque le Divin peut se voir Lui-même dans Ses ennemis?

Je ne comprends pas très bien ta question.

Pourquoi existe-t-il tant d’ennemis du Divin?

Tant d’ennemis du Divin?

Ces forces hostiles.

Mais pourquoi existe-t-il tant d’êtres humains complètement inconscients? Je trouve cela encore bien plus étonnant! Parce que c’est tout simplement un acte d’inconscience: être l’ennemi du Divin n’est pas autre chose que d’être inconscient.

(Un professeur) Il veut dire qu’ils auraient dû être convertis puisque le Divin peut voir le Divin...

Mais pardon, le Divin où? Je ne comprends pas votre raisonnement.

Lorsqu’un homme est l’ennemi du Divin...

Mais enfin, mettez qu’il y ait un homme sur un million qui ait réalisé en lui cette conscience. Il se peut qu’il ait eu un effet sur ceux qui l’entouraient — et encore j’ai pris soin de vous dire que, pour que cet état soit réalisé d’une façon parfaite, il faut généralement être dans une solitude, autrement il y a trop de choses qui contredisent, il y a trop de nécessités brutalement matérielles qui contredisent cela pour que vous puissiez obtenir l’état d’une façon absolument parfaite. Mais si vous l’obtenez d’une façon absolument parfaite, tout ce qui vous entoure nécessairement deviendra divin.

Et alors? Je ne comprends même pas l’argument.

(Le professeur) Il objectivait le Divin et il pensait: quand quelqu’un est l’ennemi du Divin, il est l’ennemi d’une forme divine, et cette forme divine voit le Divin dans son ennemi, par conséquent l’ennemi doit être converti.

Non, je n’ai pas encore saisi!

(Un autre disciple) Douce Mère, c’est parfait mais ça n’existe pas! (rires) Ce qu’il dit n’existe pas.

Non, j’avoue que je ne vous suis pas du tout, ni lui, ni vous, ni vous! (rires) Mon Dieu, qu’est-ce que vous voulez dire!

Quand on est l’ennemi du Divin, on est l’ennemi de quoi?

Oh!... Cela dépend exclusivement de chacun. On est généralement l’ennemi de sa propre conception du Divin, et c’est pourquoi certains disent que, très souvent, le plus grand dévot est celui qui nie le Divin. Parce que, s’il n’avait pas en lui-même la certitude qu’il existe un Divin, il ne prendrait pas la peine de Le nier. Et c’est encore plus fort chez celui qui Le hait, parce que, s’il n’y avait pas loin au-dedans de lui la certitude de l’existence divine, comment pourrait-il Le haïr?

On a symbolisé cela ici, dans l’Inde, par les histoires de celui qui voulait s’identifier à la Réalité divine, et qui a choisi de devenir son ennemi, parce que le chemin de l’ennemi était plus direct que le chemin de l’adorateur. Ce sont des histoires connues ici, toutes les anciennes légendes et la mythologie indiennes en parlent. Eh bien, c’est simplement l’illustration du fait que celui qui ne s’est jamais posé le problème et qui n’a jamais donné une pensée quelconque à l’existence divine est certainement plus loin du Divin que celui qui Le hait, ou qui Le nie. Parce que l’on ne peut pas nier quelque chose à quoi l’on n’a jamais pensé.

Celui qui dit, ou qui écrit: «Je déclare, je certifie, toute mon expérience tend à prouver qu’il n’y a pas de Divin, que ça n’existe pas, que c’est de l’imagination humaine, une création humaine...», cela veut dire qu’il a déjà pensé au problème des quantités de fois et qu’il y a au-dedans de lui quelque chose qui est prodigieusement intéressé par ce problème.

Quant à celui qui Le déteste, alors c’est encore plus évident: on n’est pas l’ennemi d’une illusion.

Donc, (s’adressant au disciple) ta question ne tient plus. Parce que peut-être qu’après tout c’est encore une forme de rencontre qui peut avoir son intérêt. On dit quelquefois en plaisantant «mon ennemi intime», ce n’est peut être pas tout à fait faux. Il y a peut-être plus d’intimité dans la haine que dans l’ignorance. On est plus proche de ce que l’on hait que de ce que l’on ignore.

Ce n’est pas pour recommander la haine! Ce n’est pas cela que je dis, mais il m’est arrivé très souvent de voir plus d’amour dans un regard ou une expression de fureur et de haine, que dans un état absolument terne et inerte. C’est déformé, c’est abîmé, c’est enlaidi, c’est tout ce que l’on veut, mais il y a quelque chose qui existe, une flamme qui est là.

Évidemment, même dans l’inconscience et l’immobilité, l’inertie complète — apparente — de la pierre, on peut trouver une éblouissante Lumière, celle d’une Présence divine. Mais alors, c’est l’état dont nous parlions tout à l’heure: on Le voit partout, on Le rencontre partout, et d’une façon tellement multiple et merveilleusement harmonisée, que toutes ces difficultés disparaissent.

(silence)

À vrai dire, pour être pratique, on pourrait exprimer le problème comme ceci. Si le Divin n’avait pas conçu un état progressif de Sa création, on aurait pu, dès le début, avoir une condition béatifique, immobile et inchangeable. Mais de la minute où... comment expliquer, je ne sais pas... Du fait que l’univers devait être progressif, l’identité parfaite, la béatitude de cette identité, la pleine conscience de cette identité devaient nécessairement être voilées, autrement rien n’aurait jamais bougé.

On peut concevoir un univers statique. On pourrait concevoir quelque chose qui est «tout en même temps et à la fois». Qu’il n’y ait pas de temps, qu’il y ait seulement une espèce d’objectivation — mais pas un déroulement où les choses se manifestent progressivement l’une après l’autre, selon un rythme spécial: qu’elles soient toutes manifestées en même temps, à la fois. Alors tout serait dans un état béatifique et il n’y aurait pas d’univers comme nous le voyons, il y manquerait un élément de déroulement, qui constitue... eh bien, ce dans quoi nous vivons maintenant.

Mais une fois que l’on admet ce principe, que l’univers est progressif, que le déroulement est progressif, qu’au lieu de percevoir tout ensemble et d’un seul coup, la perception est progressive, alors tout prend place là-dedans. Et forcément, la perfection future doit être pressentie comme quelque chose de supérieur à ce qui était auparavant. La réalisation vers laquelle on tend doit nécessairement paraître supérieure à celle qui a été accomplie auparavant.

Et cela ouvre la porte à tout. Toutes les possibilités.

Sri Aurobindo l’a dit souvent: ce qui paraissait beau, bon, même parfait, et merveilleux et divin, à un moment donné de l’univers, ne peut plus le paraître maintenant. Et ce qui nous paraît à nous beau, merveilleux, divin et parfait maintenant sera une obscurité dans un certain temps. Et de même, les dieux, qui étaient des dieux tout-puissants à une époque, appartiennent à une réalité inférieure à celle des dieux qui se manifesteront demain.

Et cela, c’est le signe que l’univers est un univers progressif.

Cela a été dit, cela a été répété, mais on ne comprend pas, n’est-ce pas, quand il est question de toutes ces grandes époques, qu’elles sont comme une réduction, à la dimension humaine, du progrès universel.

C’est pourquoi, si l’on entre dans l’état où tout, tel que cela est, paraît parfaitement divin, nécessairement on sort du même coup de la marche universelle. C’était cela que les gens comme le Bouddha ou Shankara avaient compris. Ils ont exprimé à leur manière que si l’on pouvait réaliser l’état où tout vous paraît parfaitement divin, ou parfaitement parfait, nécessairement vous sortez du mouvement universel et vous entrez dans le Non-Manifesté.

C’est exact. C’est comme cela.

Ils étaient suffisamment mécontents de la vie telle qu’elle était et ils avaient très peu d’espoir qu’elle puisse devenir meilleure; alors pour eux, c’était la solution idéale. Moi j’appelle cela échapper, mais enfin... Ce n’est pas si facile! Mais pour eux, c’était la solution idéale — jusqu’à un certain point, parce que... il y a peut-être un pas de plus à faire.

Mais c’est un fait. Si l’on veut rester dans l’univers, il faut admettre le principe du progrès, parce que c’est un univers de progrès. Si vous voulez réaliser une perfection statique, eh bien, vous serez forcément rejeté de l’univers, parce que vous n’appartiendrez plus à son principe.

C’est un choix.

Seulement, Sri Aurobindo disait souvent: les gens qui choisissent la sortie oublient que, du même coup, ils perdront la conscience avec laquelle ils pourraient se féliciter de leur choix! Cela, ils l’oublient.

 

1 Dans la mythologie indienne, Prahlâd était le fils du roi Hiranyakashipu qui était un fervent ennemi du dieu Vishnu. Le roi avait interdit le culte de Vishnu dans son royaume et, lorsqu’il apprit que son fils, Prahlâd, adorait ce dieu dans son propre palais, il le livra aux serpents, qui ne le mordirent pas, puis le fit jeter du haut d’une colline dans la mer, mais l’enfant fut miraculeusement porté par les eaux. Comme le roi, enragé, demandait à son fils qui l’avait sauvé, l’enfant répondit: «Vishnu est partout, dans les serpents et dans la mer.» Il est intéressant de noter que le roi lui-même avait été chassé du ciel de Vishnu par la malédiction de certains rishis qui lui donnèrent à choisir entre trois vies terrestres comme ennemi de Vishnu ou dix vies terrestres comme adorateur de Vishnu. Et le roi choisit le chemin le plus court.

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2 . Plus tard, quelqu’un a demandé à Mère: «Qu’est-ce que c’est que “ça”? l’univers?» Ce à quoi Mère a répondu: «J’ai dit “ça” exprès, pour ne pas préciser. Je n’aime pas le mot “création”; on a tout de suite l’impression d’une création spéciale comme si c’était fait de rien — c’est Lui-même! Et ce n’est pas l’univers “qui commence”: c’est l’univers qui “est commencé”. Comment dire cela? Ce n’est pas l’univers qui prend l’initiative du mouvement! Et si l’on dit que le Seigneur a commencé l’univers, cela devient faux. Tout cela, ce sont des idées tellement fixes! Si je dis: “Le Seigneur a commencé l’univers”, on voit tout de suite un Dieu personnel qui décide de commencer l’univers — ce n’est pas cela!

«J’avais dit cela à propos de l’Amour, de la manifestation de l’Amour qui est le suprême Ânanda. Sri Aurobindo l’a dit aussi: par-delà l’Être et le Non-Être il y a quelque chose qui est, qui se manifeste en tant qu’Amour suprême, et qui est à la fois l’Être et le Non-Être. Et la première manifestation de Cela, c’est l’Ânanda de l’identité — au fond, c’est l’identité qui prend conscience de soi dans l’Ânanda, et alors, ça fait tout le chemin à travers toute la Manifestation et toutes les formes que prend l’Amour, et ça retourne à l’Unité par l’union. Et cela ajoute à cet Ânanda, l’Ânanda de l’union, qui n’aurait jamais existé si le circuit n’avait pas été fait.»

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