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Mère

Entretiens

 

Le 17 octobre 1956

L'enregistrement   

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«La joie est-elle le plus haut état? Et dans ce cas, peuton dire que lorsqu’on perd la joie on descend dans sa conscience?»

Sri Aurobindo a dit que l’univers était bâti sur la joie d’être et que la joie, étant son origine, est nécessairement son but aussi. Par conséquent, cela voudrait dire en effet que la joie est l’état le plus élevé.

Mais je n’ai pas besoin de vous dire qu’il ne s’agit pas de la joie telle qu’elle est comprise dans la conscience humaine ordinaire... En fait, cette Joie-là est au-delà des états que l’on considère généralement comme les états les plus élevés au point de vue yoguique, comme, par exemple, l’état de sérénité parfaite, d’égalité d’âme parfaite, de détachement absolu, d’identité avec l’infini et l’éternel Divin, qui vous soulève nécessairement audessus de toutes les contingences. Parallèle à cet état, on peut en avoir un autre, qui est un état d’amour parfait, intégral, universel, qui est l’essence même de la compassion et qui est l’expression la plus parfaite de la Grâce qui efface les conséquences de toutes les fautes et de toutes les ignorances. Ces deux états-là ont toujours été considérés comme le sommet de la conscience; ils sont ce que l’on pourrait appeler la frontière, l’extrême limite de ce que la conscience individuelle peut atteindre dans son union avec le Divin.

Mais il y a quelque chose qui est au-delà; c’est justement un état de joie parfaite qui n’est pas statique: la joie dans une manifestation progressive, un déroulement parfait de la suprême Conscience.

Le premier des deux états dont j’ai parlé mène presque toujours à une abstraction hors de l’action, un état presque statique, et très facilement il conduirait au Nirvâna (en fait, cela a toujours été le chemin préconisé pour tous ceux qui sont à la recherche du Nirvâna). Mais cet état de joie dont je parle, qui est essentiellement divin, parce qu’il est libre, totalement libre de toutes les possibilités d’oppositions et de contraires, ne détache pas de l’action; au contraire, il mène à une action intégrale, mais parfaite dans son essence et complètement libérée de toute ignorance et de tout esclavage à l’ignorance.

On peut, sur le chemin, lorsqu’on a fait un progrès, lorsqu’il y a une compréhension plus grande, une ouverture plus totale, une union plus intime avec la Conscience divine, on peut éprouver cette Joie comme quelque chose qui passe et colore la vie, et lui donne son vrai sens, mais tant que l’on est dans une conscience humaine, cette Joie se déforme très facilement et se change en quelque chose qui ne lui ressemble plus du tout. Par conséquent, on ne pourrait guère dire que si l’on perd la joie on descend dans sa conscience, parce que... la joie dont je parle est quelque chose qui ne peut plus se perdre. Si l’on est arrivé par-delà les deux états dont j’ai parlé tout à l’heure, c’est-à-dire l’état de détachement parfait et d’union étroite, et l’état d’amour et de compassion parfaits, si l’on est allé au-delà de ces deux états et que l’on a trouvé la Joie divine, il est pratiquement impossible de descendre de là. Mais dans la vie pratique, c’est-à-dire sur le chemin du yoga, si l’on est touché même d’une façon fugitive par cette Joie divine, il est évident que, si elle vous quitte, on a nécessairement l’impression que l’on est descendu d’un sommet dans une vallée assez obscure.

Mais la Joie sans le détachement serait un don très dangereux, qui pourrait se fausser très facilement. Ainsi, rechercher la Joie avant d’avoir réalisé le détachement ne paraît pas être une chose très sage. Il faut d’abord être au-dessus de tous les contraires possibles; au-dessus justement de la peine et du plaisir, de la souffrance et du bonheur, de l’enthousiasme et de la dépression. Si l’on est au-dessus de tout cela, alors on peut aspirer à la Joie en sécurité.

Mais tant que ce détachement n’est pas réalisé, on peut facilement confondre la Joie avec un état exalté du bonheur humain ordinaire, et ce ne serait pas du tout la vraie chose, ni même une falsification de la chose, parce que la nature des deux est tellement différente, presque opposée, que de l’une on ne peut pas passer à l’autre. Alors, si l’on veut être en sécurité sur le chemin, il me semble que la recherche de la paix, de la tranquillité parfaite, de l’égalité parfaite, de l’élargissement de la conscience, de la compréhension plus vaste et de la libération de tout désir, de toute préférence, de tout attachement est certainement une condition préliminaire indispensable.

C’est la garantie de l’équilibre, intérieur et extérieur.

Et sur cet équilibre, sur cette fondation qui doit être très solide, alors on peut bâtir tout ce que l’on veut. Mais il faut que la fondation soit là, inébranlable, d’abord.

(silence)

Justement quelqu’un m’a demandé ce que je voulais dire par ces paroles:

«Il faut être tranquille.»

Il est évident que quand je dis à quelqu’un «soyez tranquille», je veux dire beaucoup de choses différentes suivant les cas. Mais la première tranquillité indispensable, c’est la tranquillité mentale, parce que généralement c’est celle qui manque le plus. Quand je dis à quelqu’un «soyez tranquille», je veux dire: «Tâchez de ne pas avoir une pensée agitée, excitée, trépidante; tâchez de calmer votre cerveau et de cesser de tourner en rond dans toutes vos imaginations et vos observations et constructions mentales.»

On pourrait à juste titre ajouter une question: «Vous nous dites “soyez tranquille”, mais qu’est-ce qu’il faut faire pour être tranquille?» La réponse est toujours à peu près la même: il faut d’abord en sentir la nécessité, et le vouloir, et puis aspirer, et puis essayer! Pour essayer, il y a une quantité innombrable de moyens qui ont été préconisés et tentés par beaucoup de gens. Ce sont des moyens généralement longs, ardus, difficiles; et beaucoup de personnes se découragent avant d’être arrivées au but, parce que plus elles essayent, plus leurs pensées se mettent à tourbillonner et à s’agiter dans leur cerveau.

Pour chacun le moyen est différent, mais d’abord il faut sentir pour une raison quelconque — soit parce qu’on est fatigué, soit parce qu’on est excédé, soit parce qu’on veut vraiment dépasser l’état dans lequel on vit —, il faut d’abord comprendre, sentir la nécessité de cette tranquillité, de cette paix dans le mental. Et après, alors, on peut successivement essayer tous les moyens, connus et nouveaux, pour arriver au résultat.

Maintenant, on s’aperçoit bien vite qu’il y a une autre tranquillité qui est nécessaire, et même très urgente, c’est la tranquillité vitale, c’est-à-dire l’absence de désir. Seulement le vital, quand il n’est pas suffisamment développé, dès qu’on lui dit d’être tranquille, ou il s’endort ou il fait grève; il dit: «Ah! non, je ne marche plus! Si vous ne me donnez pas l’aliment dont j’ai besoin, l’excitation, l’enthousiasme, le désir, même la passion, je préfère ne pas bouger et je ne ferai plus rien.» Alors là, le problème est un petit peu plus délicat et peut-être encore un peu plus difficile; parce qu’il est certain que de tomber de l’excitation dans l’inertie est fort loin d’être un progrès! Il ne faut jamais confondre la tranquillité avec l’inertie ou la passivité somnolente.

La tranquillité est un état très positif; il y a une paix positive qui n’est pas l’opposé du conflit — une paix active, contagieuse, puissante, qui domine et qui calme, qui met en ordre, qui organise. C’est de celle-là dont je parle; quand je dis à quelqu’un «soyez tranquille», je ne veux pas lui dire: «Allezvous- en dormir, soyez inerte et passif, et ne vous occupez plus de rien», loin de là!... La vraie tranquillité est une très grande force et une très grande puissance. En fait, on peut dire, en regardant le problème de l’autre côté, que tous ceux qui sont vraiment forts, puissants, sont toujours très tranquilles. Ce sont seulement les faibles qui sont agités; dès que l’on est vraiment fort, on est paisible, calme, tranquille, et on a la puissance de l’endurance pour faire face aux vagues adverses qui se précipitent du dehors dans l’espoir de vous déranger. Cette vraie tranquillité est toujours un signe de la force. Le calme appartient aux puissants.

Et ceci est vrai même physiquement. Je ne sais pas si vous avez observé des animaux comme les lions, les tigres, les éléphants, mais c’est un fait que, lorsqu’ils ne sont pas dans l’action, ils sont toujours si par-fai-te-ment tranquilles. Un lion assis qui vous regarde a toujours l’air de vous dire: «Oh! comme tu t’agites!» Il vous regarde avec un air de sagesse si paisible! Et toute sa puissance, son énergie, sa force matérielle sont là, rassemblées, réunies, concentrées et — sans l’ombre d’une agitation — prêtes à l’action quand l’ordre est donné.

J’ai vu des gens, beaucoup, qui ne pouvaient pas rester tranquilles une demi-heure assis sans se mettre à frétiller. Il fallait qu’ils bougent un pied, qu’ils bougent une jambe, qu’ils bougent un bras, qu’ils bougent leur tête; il fallait tout le temps qu’ils s’agitent, parce qu’ils n’avaient pas la puissance ou la force de rester tranquilles.

Cette capacité de rester immobile quand on veut, de rassembler toutes ses énergies et de les dépenser comme on veut, complètement si l’on veut, ou de les doser comme l’on veut dans l’action, avec un calme parfait, même dans l’action — cela, c’est toujours le signe de la force. Ce peut être une force physique, ce peut être une force vitale, ce peut être une force mentale. Mais si vous êtes le moins du monde agité, vous pouvez être sûr qu’il y a quelque part une faiblesse; et si votre agitation est intégrale, c’est une faiblesse intégrale.

Donc, si je dis à quelqu’un «soyez tranquille», je peux lui dire toutes sortes de choses, cela dépend de chacun. Mais évidemment, le plus souvent, c’est: «Mettez donc votre esprit au repos, ne vous agitez pas tout le temps dans votre tête, ne remuez pas les idées comme à la pelle, calmez-vous.»

Pour la plupart des gens, l’expérience n’existe que lorsqu’ils peuvent se l’expliquer. L’expérience en elle-même (le contact avec une certaine force, un élargissement de conscience, une communion avec un aspect du Divin — n’importe quelle expérience — une ouverture de l’être, la rupture d’un obstacle, franchir une étape, ouvrir des portes nouvelles), toutes ces expériences, tant qu’ils ne peuvent pas se les expliquer avec des mots et les matérialiser dans des pensées précises, c’est comme si cela n’existait pas! Et c’est justement ce besoin d’expression, ce besoin de traduction qui fait que la majeure partie de l’expérience perd son pouvoir d’action sur la conscience individuelle. Comment se fait-il que vous ayez une expérience décisive, définitive, que, par exemple, vous avez ouvert la porte de votre être psychique, que vous avez eu la communion avec lui, que vous savez ce que cela veut dire, et puis... que cela ne reste pas? C’est parce que cela n’a pas une puissance tangible suffisante à moins que vous ne puissiez vous l’exprimer à vous-même. L’expérience ne commence pour vous que quand vous pouvez la décrire. Eh bien, quand vous pouvez la décrire, la majeure partie de son intensité et de sa capacité d’action pour la transformation intérieure et extérieure est déjà évaporée. C’est là que l’on peut dire que l’expression, l’explication, c’est toujours une descente. L’expérience elle-même est sur un plan beaucoup plus élevé.