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Mère

Entretiens

 

Le 26 décembre 1956

L'enregistrement   

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«Notre tâche n’est pas de toujours répéter ce que l’homme a déjà fait, mais de parvenir à de nouvelles réalisations, à des maîtrises dont nous n’avons pas encore rêvé. Le temps, l’âme et le monde nous sont donnés comme champ d’action; la vision, l’espoir et l’imagination créatrice nous servent d’inspirateurs; la volonté, la pensée et le labeur sont nos très efficaces instruments.

«Qu’y a-t-il de nouveau que nous ayons à accomplir? L’Amour, car jusqu’à présent nous n’avons accompli que la haine et notre propre satisfaction; la Connaissance, car jusqu’à présent nous ne savons que faire erreur, percevoir et concevoir; la Félicité, car jusqu’à présent nous n’avons trouvé que le plaisir, la douleur et l’indifférence; le Pouvoir, car jusqu’à présent nous n’avons accompli que la faiblesse, l’effort et une victoire toujours défaite; la Vie, car jusqu’à présent nous ne savons que naître, grandir et mourir; l’Unité, car jusqu’à présent nous n’avons accompli que la guerre et l’association.

«En un mot, la divinité: nous refaire à l’image du Divin.» (Aperçus et Pensées, «Le But»)

Nous n’avons accompli que la faiblesse, l’effort et une «victoire toujours défaite»?

Jusqu’à présent toutes les victoires que l’on a remportées ont des réactions, qui finalement sont des défaites. Il n’y a jamais rien qui soit définitif et complet. Chaque fois qu’on a l’impression d’avoir remporté une victoire, on s’aperçoit que cette victoire était incomplète, partielle, fugitive. C’est un fait que l’on peut observer toujours si l’on se regarde soigneusement. Non pas que les choses soient nécessairement telles qu’elles étaient auparavant, non, il y a quelque chose de changé; mais tout n’est pas changé et n’est pas complètement changé.

C’est très visible, très remarquable dans les conquêtes physiques, sur le corps. Par un labeur très assidu on arrive à surmonter une faiblesse, une limitation, une mauvaise habitude, et on croit que cette victoire est une victoire définitive; mais au bout d’un certain temps, ou quelquefois tout de suite, on s’aperçoit que rien n’est totalement fait, que rien n’est définitif, que ce que l’on croyait avoir accompli est à refaire. Parce que c’est seulement un changement total de conscience et l’intervention d’une force nouvelle, un renversement de la conscience, qui peut faire que la victoire soit complète.

Dans la vieille tradition chaldéenne, il y avait une image que l’on donnait très souvent aux jeunes novices quand on les revêtait de la robe blanche; on leur disait: «N’essayez pas d’enlever les taches une à une, il faut que la robe tout entière soit purifiée.» N’essayez pas de guérir vos défauts un par un, de surmonter vos faiblesses une par une, cela ne mène pas très loin. C’est la conscience tout entière qui doit changer, c’est un renversement de la conscience qu’il faut obtenir, c’est surgir de l’état dans lequel on est vers un état supérieur d’où l’on domine toutes les faiblesses que l’on veut guérir, et d’où l’on a une vision d’ensemble de l’oeuvre à accomplir.

Je crois que Sri Aurobindo l’a dit: les choses sont telles qu’on peut dire que rien n’est fait à moins que tout ne soit fait. Un pas en avant ne suffit pas, il faut une conversion totale.

Que de fois ai-je entendu ceux qui faisaient effort me dire: «J’essaye, mais à quoi cela sert que j’essaye? Chaque fois que je crois avoir gagné quelque chose, je m’aperçois qu’il faut encore que je recommence.» C’est parce qu’ils essayent d’avancer en restant sur place, ils essayent de progresser sans changer de conscience. Il faut que le point de vue tout entier soit déplacé, il faut que la conscience tout entière sorte de l’ornière dans laquelle elle se trouve, pour monter au-dessus et voir les choses d’en haut. C’est seulement comme cela que les victoires ne seront pas changées en défaites.

Autre chose? Non, plus rien?

Mère, comment changer sa conscience?

Naturellement il y a beaucoup de moyens, mais chacun doit le faire par le «bout» qui lui est accessible; et l’indication du moyen vient généralement spontanément, par quelque chose comme une expérience inattendue. Et pour chacun, elle se présente d’une façon un peu différente.

Par exemple, on peut avoir la perception de la conscience ordinaire, qui est répandue en surface, d’une façon horizontale, et qui travaille sur un plan qui est en même temps une surface des choses et qui a un contact avec l’extérieur superficiel des choses, des gens, des circonstances; et puis tout d’un coup, pour une raison quelconque (je dis, pour chacun c’est différent), il y a un déplacement vers le haut et, au lieu de voir les choses horizontalement, d’être au même niveau qu’elles, tout d’un coup on les domine et on les voit d’en haut, dans leur ensemble, au lieu de ne percevoir qu’un petit nombre de choses qui sont immédiatement proches; c’est comme si quelque chose vous tirait en haut et vous faisait voir comme du haut d’une montagne, ou d’un aéroplane. Et au lieu de voir le détail et de le voir à son niveau, on voit l’ensemble comme une unité, et de très haut.

Il y a beaucoup de manières d’avoir cette expérience, mais généralement cela vous arrive comme par hasard, un jour.

Ou bien, on peut avoir une expérience qui est presque opposée et qui revient au même. Tout d’un coup, on s’enfonce dans une profondeur, on s’éloigne de la chose que l’on percevait, elle vous paraît lointaine, superficielle, indifférente; on entre dans un silence intérieur, ou un calme intérieur, ou une vision interne des choses, un sentiment profond, une perception plus intime des circonstances et des choses, où les valeurs changent. Et l’on s’aperçoit d’une sorte d’unité, d’identité profonde, qui est unique malgré les apparences diverses.

Ou bien, tout d’un coup aussi, le sens de la limite disparaît et on entre dans la perception d’une sorte de durée indéfinie, qui n’a ni commencement ni fin, de quelque chose qui a toujours été et qui sera toujours.

Ces expériences-là vous viennent tout d’un coup pour un éclair, une seconde, un moment de votre vie, on ne sait pas pourquoi ni comment... Il y a d’autres moyens, il y a d’autres expériences — elles sont innombrables, elles varient suivant les gens; mais c’est avec cela, une minute, une seconde de l’existence comme cela, qu’on attrape la queue de la chose. Alors il faut se souvenir de cela, il faut tâcher de le revivre, aller au fond de l’expérience, la rappeler, aspirer, se concentrer. C’est le point de départ, c’est le bout du fil conducteur. Pour tous ceux qui sont destinés à trouver leur être intérieur, la vérité de leur être, il y a toujours au moins un moment de leur vie où ils n’ont plus été les mêmes, peut-être comme un éclair — mais cela suffit. Cela indique le chemin que l’on doit prendre, c’est la porte ouverte sur ce chemin. Et alors il faut passer par la porte, et avec une persévérance, une obstination à toute épreuve, chercher à renouveler un état qui vous mènera vers quelque chose de plus réel et de plus total.

On a toujours donné beaucoup de moyens; mais un moyen que l’on vous a appris, un moyen que l’on a lu dans les livres ou que l’on a entendu d’un instructeur, n’a pas la valeur efficace d’une expérience spontanée qui est venue sans raison apparente, et qui est tout simplement l’épanouissement de l’éveil de l’âme, une seconde de contact avec son être psychique qui vous indique quel est le meilleur chemin pour vous, quel est celui qui est le plus à votre portée, et qu’il vous faudra suivre alors avec persévérance pour arriver au but — une seconde qui vous indique comment aller, le commencement... Certains ont cela la nuit en rêve; certains ont cela à une occasion quelconque: quelque chose que l’on voit et qui éveille en vous cette conscience nouvelle, quelque chose que l’on entend, un beau paysage, une belle musique, ou bien simplement quelques mots qu’on lit, ou bien l’intensité de concentration dans un effort — n’importe, il y a mille raisons et mille moyens de l’avoir. Mais je le répète, tous ceux qui sont destinés à réaliser ont eu cela au moins une fois dans leur vie. Cela peut être très fugitif, cela peut être quand ils étaient tout petits, mais toujours on a, une fois dans sa vie au moins, l’expérience de ce que c’est que la vraie conscience. Eh bien, cela, c’est l’indication la meilleure du chemin à suivre.

On peut chercher en soi, on peut se souvenir, on peut observer; il faut remarquer ce qui se passe; il faut faire attention, c’est tout. Quelquefois, quand on voit un acte généreux, quand on entend parler de quelque chose d’exceptionnel, quand on est le témoin d’un héroïsme ou d’une générosité ou d’une grandeur d’âme, quand on rencontre quelqu’un qui fait montre d’une capacité spéciale ou qui agit d’une façon exceptionnelle et belle, il y a une sorte d’enthousiasme ou d’admiration, ou de gratitude qui s’éveille tout d’un coup dans l’être et qui ouvre la porte à un état, un état de conscience nouveau, une lumière, une chaleur, une joie que l’on ne connaissait pas. Cela aussi, c’est une façon d’attraper le fil conducteur. Il y a mille façons, il faut seulement être en éveil et observer.

Il faut d’abord concevoir la nécessité de ce changement de conscience, adopter l’idée que c’est cela le chemin qui doit mener vers le but; et une fois qu’on accepte le principe, alors il faut observer. Et on trouvera, on trouve. Et une fois qu’on a trouvé, alors il faut se mettre à marcher, sans hésitation.

Au fond, le point de départ, c’est de s’observer soi-même, de ne pas vivre dans une nonchalance continue, un laisser-aller continu; il faut être attentif.

C’est tout?

(silence)

Il y a ici une question que l’on m’a posée (il paraît que beaucoup de personnes se la posent!). Je vais vous lire ce qui est écrit, puis je vous dirai après. Cela a l’air si convaincant, cette question!

«Que faut-il comprendre par “ne pas avoir de préférence”? Ne doit-on pas avoir de préférence entre l’ordre et le désordre, la propreté et la saleté, etc.? Est-ce que ne pas avoir de préférences veut dire traiter tout le monde de la même manière?»

Moi, je vous réponds: c’est jouer sur les mots! Ce que vous appelez préférence, moi je l’appelle choix. Il faut être dans un état de choix perpétuel; à chaque minute de votre vie il faut faire un choix entre ce qui vous tire en bas et ce qui vous tire en haut, entre ce qui vous fait progresser et ce qui vous fait aller en arrière; mais moi, je n’appelle pas cela avoir des préférences, j’appelle cela faire un choix — faire un choix, choisir. À chaque minute il faut choisir, et c’est indispensable, et encore infiniment plus que de choisir une fois pour toutes entre la propreté et la saleté, morale ou physique. Le choix: à chaque seconde le choix est devant vous, et vous pouvez faire un pas vers le bas ou faire un pas vers le haut, faire un pas en arrière ou faire un pas en avant; et cet état de choix doit être constant, perpétuel, vous ne devez jamais vous endormir. Mais ce n’est pas cela que j’appelle avoir des préférences. Les préférences, c’est justement de ne pas choisir. Il y a une chose pour laquelle vous avez de la sympathie ou de l’antipathie, de la répulsion ou de l’attrait, et aveuglément, sans raison, vous vous attachez à cette chose; ou bien quand vous avez un problème à résoudre, la solution de ce problème ou de cette difficulté, vous préférez qu’elle soit de cette façon ou de cette autre. Mais cela, ce n’est pas du tout choisir — n’est-ce pas, la chose la plus vraie, il n’en est pas question, il est question d’avoir une préférence. Pour moi, le mot a un sens très clair: une préférence, c’est une chose aveugle, c’est une impulsion, un attachement, un mouvement qui est inconscient, et qui est généralement terriblement obstiné.

Vous êtes mis en présence de certaines circonstances; il peut arriver une chose ou une autre et vous-même, vous avez une aspiration, vous demandez à être guidé, mais au-dedans de vous il y a quelque chose qui préfère que la réponse soit comme cela, que l’indication soit comme cela, ou que l’événement se produise d’une façon plutôt que d’une autre; mais cela, ce n’est pas une question de choix, c’est une préférence. Et cette préférence fait que, quand la réponse à votre aspiration ou à votre prière n’est pas en accord avec votre désir, vous vous sentez malheureux, vous avez de la difficulté à l’accepter, il faut que vous vous battiez pour l’accepter. Tandis que si vous êtes sans préférences, quelle que soit la réponse à votre aspiration, au moment où elle vient, joyeusement, spontanément vous adhérez, dans un élan sincère. Autrement, vous êtes obligé de faire un effort pour accepter ce qui arrive, la décision qui vient en réponse à votre aspiration; vous voulez, vous désirez, vous préférez que les choses soient comme ceci et non comme cela. Mais cela, ce n’est pas un choix. Le choix, c’est à chaque minute; à chaque minute vous êtes mis en présence d’un choix: le choix de monter ou le choix de descendre, le choix de progresser ou de reculer. Mais ce choix n’implique pas que vous préfériez que les choses soient comme ceci ou comme cela: c’est un fait de chaque minute, une attitude que vous prenez.

Le choix est une décision et une action. La préférence, c’est un désir. Le choix est fait et doit être fait, et si c’est vraiment un choix, il est fait sans se soucier des conséquences, sans attendre aucun résultat. Vous avez choisi; vous avez choisi selon votre vérité intérieure, selon votre conscience la plus haute; quoi qu’il arrive, cela ne vous regarde pas, vous avez fait votre choix, le vrai choix, et ce qu’il en arrivera, cela ne vous concerne pas. Tandis qu’au contraire, si vous avez des préférences, c’est la préférence qui vous fera choisir d’une manière ou d’une autre, c’est la préférence qui déformera votre choix: ce sera le calcul, ce sera le marchandage, vous agirez avec l’idée que telle chose doit arriver, parce que c’est cela que vous préférez et non parce que c’est cela la vérité, la chose vraie à faire. La préférence s’attache au résultat, agit en vue d’un résultat, veut que les choses soient de telle manière et agit pour qu’elles soient de telle manière; et alors cela ouvre la porte à n’importe quoi. Le choix est indépendant du résultat. Et certainement, à chaque minute on peut choisir, on est mis devant la nécessité de choisir à chaque seconde. Et on ne choisit vraiment bien, en toute sincérité, que quand c’est la vérité du choix qui vous intéresse, et non le résultat de votre choix. Si vous choisissez en vue d’un résultat, cela fausse votre choix.

Alors je dis que c’est jouer sur les mots, c’est mélanger deux choses différentes; et puis vous posez des questions qui paraissent insolubles parce que c’est un mélange. La confusion est dans la question.

Quant à traiter tout le monde de la même façon, c’est encore une bien pire confusion! C’est le genre de confusion que l’on fait quand on dit que le Divin doit traiter tout le monde de la même façon. Alors cela ne vaudrait pas la peine qu’il y ait de la diversité dans le monde, cela ne vaudrait pas la peine qu’il n’y ait pas deux individus pareils; parce que c’est la contradiction du principe de diversité.

Vous pouvez — ou vous devriez si vous ne pouvez pas — aspirer à avoir la même attitude profonde, de compréhension, d’unité, d’amour, de compassion parfaite pour tout ce qui est dans l’univers; mais cette même attitude s’appliquera dans chaque cas d’une façon différente, selon la vérité du cas et la nécessité du cas. Ce que l’on pourrait appeler le mobile, ou plutôt l’origine de l’action est la même, mais l’action peut être même totalement et diamétralement opposée suivant les cas et la vérité profonde du cas. Mais pour cela justement, il faut avoir l’attitude la plus haute, la plus profonde, la plus vraie essentiellement, celle qui est libérée de toutes les contingences extérieures. Alors on peut percevoir à chaque minute non seulement la vérité essentielle, mais aussi la vérité de l’action; et dans chaque cas elle est différente. Et pourtant, ce que nous pouvons appeler le «sentiment» (quoique ce soit un mot incomplet) ou l’état de conscience dans lequel on agit est essentiellement le même.

Mais cela ne peut se comprendre que si l’on entre dans la profondeur essentielle des choses et qu’on les voie depuis la hauteur supérieure. Et alors, c’est comme un centre de lumière et de conscience, qui est assez haut ou assez profond pour pouvoir voir toutes les choses en même temps, non pas dans leur essence seulement, mais dans leur manifestation; et quoique le centre de conscience soit unique, l’action sera aussi diverse que la manifestation est diverse: c’est la réalisation de la Vérité divine dans sa manifestation. Autrement, c’est supprimer toute la diversité du monde et le ramener à l’Unité essentielle non manifestée, parce que c’est seulement dans la non-manifestation que l’Un se manifeste par l’Un. Mais dès que l’on entre dans la manifestation, l’Un se manifeste par la multiplicité, et la multiplicité implique la multitude d’action et de moyens.

Alors, pour résumer: le choix doit être fait sans souci des conséquences, et l’action doit être faite suivant la vérité de la multiplicité de la manifestation.

Voilà.