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Mère

Entretiens

 

Le 19 décembre 1956

L'enregistrement   

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«L’impossibilité est simplement une somme de possibilités plus grandes encore irréalisées. Elle voile une étape plus avancée, un voyage encore inaccompli.

«Si tu veux que l’humanité progresse, jette bas toute idée préconçue. Ainsi frappée, la pensée s’éveille et devient créatrice. Sinon elle se fixe dans une répétition mécanique qu’elle confond avec son activité véritable.

«Tourner sur son axe n’est pas le seul mouvement de l’âme humaine. Il y a aussi la gravitation autour du Soleil d’une illumination inépuisable.

«Prends d’abord conscience de toi-même au-dedans, puis pense et agis. Toute pensée vivante est un monde en préparation; tout acte réel est une pensée manifestée. Le monde matériel existe parce qu’une Idée se mit à jouer dans la conscience divine.

«La pensée n’est pas essentielle à l’existence et n’en est pas la cause, mais c’est un instrument pour devenir: je deviens ce que je vois en moi-même. Tout ce que la pensée me suggère, je puis le faire; tout ce que la pensée révèle en moi, je puis le devenir. Telle devrait être l’inébranlable foi de l’homme en lui-même, car Dieu habite en lui.» (Aperçus et Pensées, «Le But»)

Que veut dire «la pensée s’éveille et devient créatrice»?

Non, Sri Aurobindo dit au commencement de la phrase: «Ainsi frappée, la pensée s’éveille.» Ce qu’il dit, c’est qu’il faut, pour faire un progrès, il faut briser les anciennes constructions, jeter bas, démolir toutes les idées préconçues. Les idées préconçues, ce sont les constructions mentales habituelles dans lesquelles on vit, et qui sont fixées, qui deviennent des forteresses sans plasticité et ne peuvent pas progresser, parce qu’elles sont fixes. Tout ce qui est fixe ne peut pas progresser. Alors le conseil est de jeter bas, c’est-à-dire de détruire toutes les idées préconçues, toutes les constructions mentales fixées. Et c’est cela, le moyen de faire naître les idées nouvelles ou la pensée — la pensée active — qui, elle, est créatrice.

Et plus loin, Sri Aurobindo dit qu’il faut d’abord prendre conscience de soi-même, puis penser, et puis agir. C’est la vision de la vérité intérieure de l’être qui doit précéder toute action; d’abord la vision de la vérité, puis cette vérité se formulant en pensée, puis la pensée créant l’action. C’est cela, le procédé normal.

Et c’est cela que Sri Aurobindo donne comme le procédé de la création. Dans le Non-Manifesté, une pensée s’est mise à jouer, c’est-à-dire qu’elle s’est éveillée et qu’elle est devenue active; et parce que la pensée est devenue active, le monde a été créé.

Et pour conclure, Sri Aurobindo déclare que la pensée n’est pas essentielle à l’existence, elle n’est pas la cause de l’existence, mais elle est justement le procédé, le moyen du devenir, parce que la pensée est un principe de formulation précise qui a le pouvoir de créer la forme. Et comme illustration, Sri Aurobindo dit que tout ce que l’on pense de soi, par le fait même qu’on le pense, on peut le devenir. Cette connaissance du fait que tout ce que l’on pense, on peut l’être, est une clef très importante pour le développement de l’être, et non seulement au point de vue des possibilités de l’être, mais aussi au point de vue du contrôle et du choix de ce que l’on sera, de ce que l’on veut être.

Cela fait comprendre la nécessité de n’admettre en soi aucune pensée qui détruise l’aspiration ou la création de la vérité de son être. Cela révèle l’importance considérable qu’il y a à ne pas permettre à ce que l’on ne veut pas être, ou à ce que l’on ne veut pas faire, de se formuler en pensée dans l’être. Parce que penser ces choses, c’est déjà un commencement de réalisation. À tous les points de vue, il est mauvais de se concentrer sur ce que l’on ne veut pas, sur ce que l’on doit rejeter, sur ce que l’on refuse d’être, parce que le fait de la pensée donne une sorte de droit d’exister en soi à ces choses que l’on veut repousser. Cela explique l’importance considérable qu’il y a à ne pas laisser entrer les suggestions destructives, les pensées de mauvaise volonté, de haine, de destruction; car d’y penser seulement, c’est déjà leur donner un pouvoir de réalisation. Sri Aurobindo dit que la pensée n’est pas la cause de l’existence, mais c’est un intermédiaire, l’instrument de la mise en forme de la vie, de la création, et le contrôle de cet instrument est d’une importance capitale si l’on veut que le désordre et tout ce qui est antidivin disparaisse de la création.

On ne doit pas admettre en soi les pensées mauvaises sous prétexte que ce ne sont que des pensées. Ce sont des outils d’exécution. Et on ne doit pas leur permettre d’exister en soi quand on ne veut pas qu’ils fassent leur oeuvre de destruction.

(silence)

Personne n’a de question? J’en ai apporté une. En fait j’en ai apporté deux. (Mère déplie un papier et lit)

«Est-il possible pour un être humain d’être parfaitement sincère?»

Et il y a une suite à cette question:

«Est-ce qu’il y a une sincérité mentale, une sincérité vitale, une sincérité physique? Quelle différence y a-t-il entre ces sincérités?»

Naturellement, le principe de la sincérité est le même partout, mais le fonctionnement est différent suivant les états d’être. Quant à la première question, on pourrait simplement répondre par: non, si l’homme reste ce qu’il est. Mais il a la possibilité de se transformer suffisamment pour devenir parfaitement sincère.

Pour commencer, il faut dire que la sincérité est une chose progressive, et à mesure que l’être progresse et se développe, à mesure que l’univers se déroule dans le devenir, la sincérité doit aller en se perfectionnant sans cesse. Tout arrêt dans ce développement change nécessairement la sincérité d’hier en une insincérité de demain.

Pour être parfaitement sincère, il est indispensable de n’avoir aucune préférence, aucun désir, aucune attraction, aucun dégoût, aucune sympathie ni antipathie, aucun attachement, aucune répulsion. Il faut être dans une vision totale, intégrale des choses, où tout est à sa place et où l’on a une attitude similaire vis-à-vis de toutes choses: l’attitude de la vision vraie. Ce programme est évidemment très difficile à réaliser pour un être humain. À moins qu’il n’ait décidé de se diviniser, il paraît presque impossible qu’il puisse être libre de tous ces contraires en lui. Et pourtant, tant qu’on les porte en soi, on ne peut pas être parfaitement sincère. Automatiquement, le fonctionnement mental, vital, et même physique, est faussé. J’insiste sur le physique, parce que même le fonctionnement des sens est faussé: on ne voit pas, on n’entend pas, on ne goûte pas, on ne sent pas les choses telles qu’elles sont dans leur réalité tant que l’on a une préférence. Tant qu’il y a des choses qui vous plaisent et des choses qui vous déplaisent, tant que l’on a une attraction pour certaines choses et une répulsion pour d’autres, on ne peut pas voir les choses dans leur réalité; on les voit à travers sa réaction, sa préférence ou sa répulsion. Les sens sont des instruments qui se faussent, de la même façon que les sensations se faussent, que les sentiments se faussent et que les pensées se faussent. Par conséquent, pour être sûr de ce que vous voyez, de ce que vous sentez, de ce que vous éprouvez et de ce que vous pensez, il faut que vous ayez un détachement complet; ce qui n’est évidemment pas une tâche facile. Mais jusqu’à ce moment-là, votre perception ne peut pas être totalement vraie, et par conséquent elle n’est pas sincère.

Naturellement, c’est un maximum. Il y a des insincérités grossières que tout le monde comprend et sur lesquelles, je pense, il n’est pas nécessaire d’insister. Comme, par exemple, de dire une chose et d’en penser une autre, de prétendre que l’on fait une chose et d’en faire une autre, d’exprimer une volonté qui n’est pas votre volonté vraie. Je ne parle même pas du mensonge tout à fait grossier qui consiste à dire autre chose que ce qui est; mais même cette façon diplomatique d’agir qui consiste à faire une chose avec l’idée d’obtenir un certain résultat, à dire une chose en s’attendant à ce qu’elle produise un certain effet, toute combinaison de ce genre qui vous porte naturellement à vous contredire vous-même, est un genre d’insincérité assez grossière que tout le monde peut reconnaître facilement.

Mais il y en a d’autres plus subtiles, qui sont difficiles à discerner. Par exemple, tant que vous avez en vous des sympathies et des antipathies, tout naturellement et pour ainsi dire spontanément, vous aurez une perception favorable de ce qui vous est sympathique, et une perception défavorable de ce qui vous est antipathique (de ce qui, ou de ceux qui). Et là aussi, le manque de sincérité sera flagrant. Pourtant, vous pouvez vous tromper vous-même et ne pas percevoir que vous êtes insincère. Alors dans ce cas, vous avez pour ainsi dire la collaboration de l’insincérité mentale. Parce qu’il est vrai qu’il y a des insincérités d’un caractère un peu différent suivant les états d’être ou les parties de l’être. Seulement, l’origine de ces insincérités sera toujours un mouvement analogue provenant du désir et de la recherche de fins personnelles — de l’égoïsme, de cette combinaison de toutes les limitations provenant de l’égoïsme et de toutes les déformations provenant du désir.

Au fond, tant que l’ego est là, on ne peut pas dire qu’un être soit parfaitement sincère, même s’il s’efforce de le devenir. Il faut dépasser l’ego, s’abandonner totalement à la Volonté divine, se donner sans réserve et sans calcul... alors on peut être parfaitement sincère, mais pas avant.

Cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas faire d’effort pour être plus sincère que l’on n’est, en se disant: «Bien, j’attendrai que mon ego disparaisse pour être sincère», parce qu’on peut renverser les termes et dire que si vous n’essayez pas sincèrement, jamais votre ego ne disparaîtra. Par conséquent, la sincérité est la base de toute réalisation véritable, elle est le moyen, le chemin — et elle est aussi le but. Sans elle, vous êtes sûr de faire d’innombrables faux pas et d’avoir constamment à réparer le mal que vous vous êtes fait à vous-même et aux autres.

Il y a d’ailleurs une joie merveilleuse à être sincère. Chaque acte de sincérité porte en lui-même sa propre récompense: le sentiment de purification, d’élévation, de libération que l’on sent quand on a rejeté ne serait-ce qu’une parcelle du mensonge.

La sincérité, c’est la sauvegarde, c’est la protection, c’est le guide, et finalement c’est la puissance transformatrice.