SITE OF SRI AUROBINDO & THE MOTHER
      
Home Page | Workings | Works of the Mother | Entretiens: Tape records

Mère

Entretiens

 

Le 8 mai 1957

L'enregistrement   

This text will be replaced

Mère, généralement on voit que beaucoup d’entre nous s’intéressent aux jeux et aux activités où il y a un peu d’excitation, et moins s’intéressent aux activités sérieuses, aux exercices sérieux. Quelle en est la raison?

Parce que, dans l’immense majorité des cas, ce qui donne de l’intérêt, c’est la satisfaction vitale. Pour s’intéresser aux exercices d’entraînement qui n’ont pas le stimulant des jeux, il faut que ce soit la raison qui gouverne l’être. La raison, dans le cas de l’humanité ordinaire, est le sommet de la conscience humaine, et c’est la partie de l’être qui doit gouverner le reste parce que c’est la partie ordonnée et raisonnable, c’est-à-dire qui fait les choses avec un sens d’ordre, de bien, d’utilité et selon un plan, un plan donné, reconnu, utilisé par chacun, tandis que la partie vitale de l’être aime l’excitation, l’imprévu, l’aventure — tout ce qui fait l’attrait du jeu —, surtout la compétition, l’effort vers le succès, la victoire sur l’adversaire, toutes ces choses; c’est l’impulsion vitale, et le vital étant le siège de l’enthousiasme, de l’élan, de l’énergie ordinaire, quand cet attrait de l’imprévu, de la lutte et de la victoire n’est pas là, ça s’endort, à moins que cela n’ait l’habitude d’obéir d’une façon régulière et spontanée à la volonté de la raison. Et c’est même l’une des utilités premières de tout entraînement physique, c’est que l’on ne peut le faire vraiment bien que si le corps a l’habitude d’obéir à la raison plutôt qu’à l’impulsion vitale. Par exemple, tout le développement de la perfection corporelle, de la culture physique avec les haltères et ces exercices qui n’ont rien de particulièrement excitant et qui exigent une discipline, des habitudes qui doivent être régulières, raisonnables, qui ne laissent pas le champ à la passion, au désir, à l’impulsion (il faut régler sa vie selon une discipline très sévère et très régulière), eh bien, pour pouvoir les faire vraiment bien, il faut avoir l’habitude de gouverner sa vie avec la raison.

Ce n’est pas très courant. Généralement, à moins que l’on n’ait pris soin qu’il en soit autrement, ce sont les impulsions — les impulsions des désirs —, tous les enthousiasmes et toutes les passions avec toutes leurs réactions qui sont les maîtres de la vie humaine. Il faut déjà être quelque chose comme un sage pour pouvoir faire une discipline rigoureuse de son corps et obtenir de lui l’effort ordonné et régulier qui peut le perfectionner. Il n’y a plus de place pour toutes les fantaisies des désirs. N’est-ce pas, dès que l’on se livre à des excès, des intempérances quelconques et à une vie désordonnée, il est tout à fait impossible de maîtriser son corps et de le développer normalement; sans compter naturellement que l’on abîme sa santé et que, par conséquent, la partie la plus importante de l’idéal d’un corps parfait disparaît, parce que, avec une mauvaise santé, une santé ébranlée, on n’est pas bon à grand-chose. Et c’est certainement la satisfaction des désirs et des impulsions du vital, ou les exigences déraisonnables de certaines ambitions, qui font que le corps souffre et tombe malade.

Naturellement, il y a toute l’ignorance de ceux qui ne connaissent même pas les règles les plus élémentaires de la vie; mais cela, tout le monde sait qu’il faut apprendre à vivre et, par exemple, que le feu brûle, et que l’on peut se noyer sous l’eau! Cela, on n’a pas besoin de le dire aux gens, c’est une chose qu’ils apprennent vite à mesure qu’ils grandissent; mais le fait que le contrôle de la raison sur la vie est absolument indispensable pour seulement se bien porter, n’est pas toujours admis par une humanité inférieure qui n’a de goût à la vie que si c’est pour vivre ses passions.

Je me souviens d’un homme qui était venu ici, il y a fort longtemps, pour se présenter à la députation; il se trouve qu’on me l’a présenté parce qu’on voulait avoir mon opinion sur lui, et alors il m’a posé des questions sur l’Ashram et la vie qu’on y menait, et sur ce que je concevais comme une discipline indispensable de la vie. C’était un homme qui fumait toute la journée et qui buvait beaucoup plus qu’il n’était nécessaire, et alors il se plaignait, n’est-ce pas, qu’il avait des fatigues et que parfois il ne pouvait pas se maîtriser. Je lui ai dit: «Vous savez, d’abord, il faut cesser de fumer et puis il faut cesser de boire.» Alors cet homme m’a regardée avec un ahurissement incroyable et m’a dit: «Mais alors, si on ne fume pas et si on ne boit pas, ce n’est pas la peine de vivre!» Je lui ai dit: «Si vous en êtes encore là, ce n’est plus la peine de parler de rien.» Et c’est beaucoup plus fréquent qu’on ne le croit. Cela nous paraît, à nous, absurde, parce que nous avons quelque chose d’autre, qui est évidemment plus intéressant que de fumer et de boire, mais pour l’humanité ordinaire, satisfaire ses désirs, c’est la raison d’être. Cela leur paraît être l’affirmation de leur indépendance et de leur raison d’être. Et c’est simplement une déviation, une déformation qui est une négation de l’instinct de vie, c’est une intervention malsaine de la pensée et de l’impulsion vitale dans la vie physique. C’est une impulsion malsaine qui n’existe pas généralement, même chez les animaux. Dans ce cas-là, leur instinct est infiniment plus raisonnable que l’instinct humain, qui n’existe plus d’ailleurs, qui est remplacé par une impulsion très pervertie.

La perversion est une maladie de l’homme, elle n’existe que très rarement chez les animaux, et seulement chez les animaux qui se sont approchés de l’homme et qui par conséquent ont été contaminés par la perversion de l’homme.

On a raconté l’histoire de ces officiers qui étaient en Afrique du Nord (en Algérie) et qui avaient adopté un singe. Le singe vivait avec eux et un jour, à leur dîner, ils ont eu une idée grotesque et ils ont donné à boire au singe. On lui a donné à boire de l’alcool. Le singe, d’abord, voyait les autres boire, puis cela lui a paru quelque chose d’assez intéressant, et il a bu un verre — un verre de vin tout entier. Après, il a été malade, aussi malade qu’on peut l’être, il a roulé sous la table avec toutes sortes de douleurs et il était vraiment très mal en point, c’està- dire qu’il a donné l’exemple aux hommes de l’effet spontané de l’alcool quand on n’a pas déjà perverti sa nature physique. Il a failli mourir empoisonné. Il a guéri. Et quelque temps après, on l’a admis de nouveau à la table du dîner parce qu’il était guéri, et quelqu’un a mis devant lui un verre de vin. Il l’a pris avec une rage épouvantable et il l’a jeté à la tête de celui qui lui donnait le verre... En cela, il a montré qu’il était beaucoup plus sage que les hommes!

Il est assez bon de commencer jeune à apprendre que, pour mener une vie efficace et pour obtenir de son corps le maximum de ce qu’il peut donner, il faut que le maître de la maison soit la raison. Et ce n’est pas une question de yoga ni de réalisation supérieure, c’est quelque chose qui devrait être enseigné partout, dans toutes les écoles, toutes les familles, dans toutes les maisons: l’homme est fait pour être un être mental; et pour être seulement un homme (nous ne parlons pas d’autre chose, nous parlons seulement d’être un homme), il faut que la vie soit dominée par la raison et non par les impulsions vitales. Cela, depuis tout petit, on devrait l’enseigner à tous les enfants. Si l’on n’est pas dominé par la raison, on est une brute inférieure à l’animal; parce que les animaux n’ont pas de mental, ni de raison pour les dominer, mais ils obéissent à l’instinct de l’espèce. Il y a un instinct de l’espèce qui est un instinct extrêmement raisonnable et qui règle toutes leurs activités pour leur bien et, automatiquement, sans le savoir, ils sont soumis à cet instinct de l’espèce, qui est tout à fait raisonnable au point de vue de cette espèce, de chaque espèce. Et ceux qui, pour une raison quelconque s’en libèrent — je le disais tout à l’heure, ceux qui vivent près de l’homme et commencent à obéir à l’homme au lieu d’obéir à l’instinct de l’espèce —, ceux-là sont pervertis et perdent les qualités de leur espèce. Mais un être animal, laissé dans sa vie naturelle et libre de l’influence humaine, est un être extrêmement raisonnable à son point de vue propre, parce qu’il ne fait que les choses qui sont conformes à sa nature et pour son bien. Naturellement, il lui arrive des malheurs parce qu’il est en lutte avec toutes les autres espèces, mais pour lui-même il ne fait pas de folies. Les folies et la perversion commencent avec la mentalité consciente et l’espèce humaine. C’est le mauvais usage que l’homme fait de sa capacité mentale. La perversion commence avec l’humanité. C’est la déformation de ce progrès de la nature qu’est la conscience mentale. Et par conséquent, la première chose qu’il faudrait apprendre à tout être humain dès qu’il est capable de penser, c’est qu’il doit obéir à la raison qui est un super-instinct de l’espèce. La raison est le maître de la nature de l’espèce humaine. Il faut obéir à la raison et se refuser absolument à être l’esclave des instincts. Et là, je ne vous parle pas de yoga, je ne vous parle pas de vie spirituelle, rien de tout cela, ça n’a rien à voir avec cela. C’est l’élémentaire sagesse de la vie humaine, purement humaine: tout être humain qui obéit à quelque chose d’autre que la raison est une espèce de brute inférieure à l’animal. Voilà. Et cela, il faudrait qu’on l’enseigne partout; c’est l’éducation élémentaire que l’on doit donner aux enfants.

La règne de la raison ne doit prendre fin qu’avec l’avènement de la loi psychique qui manifeste la Volonté divine.