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Mère

Entretiens

 

Le 5 mars 1958

L'enregistrement   

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Mère, si vous nous parliez un peu du «renversement» dont vous nous avez déjà parlé plusieurs fois? Vous avez dit qu’un renversement était nécessaire pour obtenir la nouvelle conscience.

Renversement?

De quel genre de renversement avons-nous besoin maintenant? Vous avez dit un «renversement de la conscience».

C’est une façon de parler. Ce n’est pas que vous marchiez la tête en bas et les pieds en l’air!... C’est une image.

Oui, Sri Aurobindo l’a dit aussi1, alors...

Alors si l’image vous conduit à une perception quelconque, c’est bon, mais ce n’est pas avec ça (Mère désigne la tête) que l’on peut comprendre. Si cela vous donne une impression qui vous explique les choses ou qui vous les fait comprendre mieux, c’est bien, mais ce n’est pas avec beaucoup de mots et en passant par le cerveau que vous comprendrez mieux.

C’est cette espèce de sensation que l’on a de voir les choses d’une façon tout à fait opposée, alors on parle de renversement. C’est comme... toujours on compare cela au prisme: si vous le regardez d’une façon, la lumière est blanche, et si vous le retournez, elle se décompose en tous ses éléments. C’est quelque chose d’équivalent.

Les mots ne sont bons et ne sont utiles que si, par une grâce spéciale, ils vous mettent en contact avec la Chose, mais en eux-mêmes ils n’ont aucune valeur.

En fait, la condition idéale (qui est déjà partiellement réalisée par certains individus) est de transmettre l’idée essentielle, et même quelque chose qui est supérieur à l’idée: l’état — l’état de conscience, l’état de connaissance, l’état de perception —, directement, par la vibration. Quand vous pensez, la substance mentale vibre d’une certaine façon suivant la forme que votre conscience donne à votre pensée, et c’est cette vibration qui doit être perçue par l’autre cerveau, s’il est bien accordé.

Au fond, les mots ne servent qu’à attirer l’attention de l’autre conscience, ou de l’autre centre de conscience, pour qu’il soit attentif à la vibration et qu’il la reçoive, mais s’il n’est pas attentif et s’il n’a pas cette capacité de réception dans un silence relatif, vous pouvez déverser des kilomètres de mots sans du tout vous faire comprendre. Et il y a un moment où, le cerveau étant très actif dans son émanation de certaines vibrations, il ne peut recevoir que les vibrations qui sont claires et précises, autrement c’est une sorte de mélange vague de quelque chose de confus, d’imprécis et qui donne l’impression d’une masse nuageuse, cotonneuse, et qui n’évoque pas une idée. Alors on parle, on entend bien le son, mais cela n’apporte rien — ce n’est pas une question de bruit, c’est une question de précision dans les vibrations.

Si vous pouvez émaner votre pensée d’une façon tout à fait précise, si c’est une chose vivante et consciente qui émane de votre conscience pour aller trouver l’autre conscience, si, pour ainsi dire, vous savez ce que vous voulez dire, alors ça arrive avec cette précision, ça éveille la vibration correspondante, et avec la vibration correspondante vient ou la pensée ou l’idée ou l’état de conscience correspondant, et on se comprend; mais si ce qui est émané est cotonneux, imprécis, que vous ne sachiez pas très bien ce que vous voulez dire, que vous essayiez vous-même de comprendre ce que vous voulez dire, et que d’autre part l’attention de l’autre ne soit pas suffisamment éveillée ou qu’il soit occupé et actif ailleurs, eh bien, vous pouvez vous parler pendant des heures, vous ne vous comprendrez pas du tout!

Et en fait, c’est ce qui se produit le plus souvent. Quand vous êtes capable de voir dans la conscience des autres le résultat de ce que vous avez essayé de communiquer, cela vous fait toujours l’effet... vous savez, les miroirs déformants? Vous n’avez jamais vu des miroirs déformants? Ceux qui vous allongent, ceux qui vous élargissent, ceux qui grossissent un morceau et en réduisent un autre, enfin vous avez en face de vous une caricature grotesque de vous-même — eh bien, c’est exactement ce qui se produit, vous avez dans la conscience de l’autre une caricature tout à fait grotesque de ce que vous avez dit. Et on s’imagine que l’on s’est compris parce que l’on a entendu le bruit des mots, mais on n’a pas communiqué.

Alors, si vous voulez avoir le moindre effet sur la substance mentale, la première chose est d’apprendre à penser clairement, et non pas une pensée verbale qui dépende du mot, mais une pensée qui peut se passer de mots, qui se comprend elle-même en dehors des mots, qui correspond à un fait, à un fait d’état de conscience ou à un fait de connaissance. Essayez un peu de penser sans mots, vous verrez où vous en êtes.

Vous n’avez jamais essayé cela? Eh bien, essayez.

Vous avez une compréhension tout à fait claire et précise de ce que vous voulez communiquer aux autres — ça vibre d’une façon spéciale, ça a le pouvoir de mettre en forme la substance mentale; et alors, après, par une concession aux habitudes humaines, on organise un certain nombre de mots autour de ça pour essayer (là, beaucoup plus bas) de donner une forme verbale à la vibration de conscience. Mais la forme verbale est tout à fait secondaire. C’est comme une sorte de revêtement, un peu grossier, du pouvoir de penser.

Qu’est-ce qui fournit les mots?

Ah! non, pensez clairement, je ne vous comprends pas. Ça vient comme cela, comme des volutes de coton, et pour moi cela n’a aucun sens.

Je vois, le mot sort avant que la pensée soit formée.

Justement!

L’illustration de ce pouvoir de penser, c’est ce que l’on appelait dans le temps le don des langues. Et c’est un fait que le phénomène s’est produit et qu’il peut encore se produire. Vous pensez (c’est-à-dire ce que, moi, j’appelle penser) tout à fait indépendamment des mots, avec la vision claire des choses et le pouvoir de communication de cette vision, ce phénomène de conscience que l’on peut transmettre, alors vous êtes en présence d’un nombre considérable de gens, ou d’un petit nombre de gens, mais qui parlent des langues différentes et qui justement sont habitués à ne penser qu’avec une certaine langue parce qu’ils ont été élevés comme cela; mais vous, vous projetez la vibration de votre vision, de votre compréhension, de votre expérience des choses. Pour attirer l’attention du public, vous prononcez des mots — une langue quelconque, celle qui vous est la plus familière, cela n’a pas d’importance —, mais votre vision et votre émanation sont assez précises pour qu’elles se transmettent directement au cerveau des autres et qu’automatiquement, dans le cerveau, cela se traduise dans leur propre langue. Alors, dans le fait extérieur, vous parlez en français ou en anglais, mais chacun comprend dans sa langue. On croit que c’est une légende — ce n’est pas une légende. Et c’est tout à fait compréhensible, c’est une chose presque élémentaire quand on va dans la région que, moi, j’appelle la région de la pensée. Je ne parle pas de choses supramentales, notez, ce n’est pas un pouvoir supramental, c’est simplement la vraie région de la pensée. C’est-à-dire que vous commencez à penser.

Et si vous étiez avec un public qui pensait aussi, le phénomène se produirait automatiquement; seulement il y a très peu de gens qui pensent vraiment. Mais quand ils le font avec assez de puissance, alors cela détruit l’obstacle de la perception tout à fait superficielle et terre à terre, ça monte comme cela (geste, comme une hyperbole), ça va trouver une région de perception plus haute, et alors, dans chacun, ça retombe dans le domaine de sa propre langue. Et chacun dit, avec toute la sincérité de son expérience: «Oh! celui-là, il parle cette langue!», et l’autre dit: «Pardon, il parle celle-ci!», et le troisième dit: «Non, non, il parle celle-là!» Et en fait, chacun dit vrai, il n’en parle aucune probablement, excepté celle qu’il emploie généralement, ou une ou deux autres... Mais c’est cela, ça fait comme cela (même geste) et puis ça retombe... comme les vibrations des radios.

Voilà, on va essayer. Je vais vous dire quelque chose, on verra si l’on comprend.

(méditation)

 

1 «La condition nécessaire pour passer du caractère animal normal de l’existence au caractère humain, serait le développement d’une organisation physique qui rendrait possible une progression rapide, un renversement ou un retournement de la conscience, l’ascension à une nouvelle hauteur d’où l’on peut abaisser le regard sur les stades inférieurs, une élévation et un élargissement des capacités, et qui permettrait à l’être de reprendre les vieilles facultés animales avec une intelligence plus large et plus plastique, une intelligence humaine, et, en même temps ou plus tard, de développer des pouvoirs plus grands et plus subtils, propres au nouveau type d’être, des pouvoirs de raison, de réflexion, d’observation complexe, d’invention, de pensée et de découverte organisées. [...] Un tel renversement est intervenu à chaque transition radicale dans la Nature: ainsi, la force vitale en émergeant se tourne vers la matière et impose un contenu vital aux opérations de l’énergie matérielle, tout en développant en même temps ses propres opérations et ses mouvements nouveaux; puis la vie mentale émerge dans la force vitale et dans la matière et impose le contenu de sa conscience à leurs opérations, tout en développant aussi son action propre et ses facultés propres. Une émergence et un renversement nouveaux et plus grands, l’émergence de l’humanité, est en conformité avec les émergences précédentes dans la Nature; ce serait une application nouvelle du principe général.» (L’Évolution spirituelle, p. 18-19)

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