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Mère

Entretiens

 

Le 26 mars 1958

L'enregistrement   

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«On a suggéré pertinemment que si un tel sommet évolutif [l’être supramental] est prévu et que l’homme doive être le moyen de l’atteindre, seul un petit nombre d’êtres humains spécialement évolués formeront le nouveau type et avanceront vers la vie nouvelle. Ceci fait, le reste de l’humanité se laissera retomber de son aspiration spirituelle qui ne sera plus nécessaire pour le but de la Nature, et restera tranquillement à son état normal. On peut aussi soutenir que l’échelon humain doit être maintenu s’il y a vraiment, par la réincarnation, une ascension de l’âme à travers les divers degrés de l’évolution jusqu’au sommet spirituel; car autrement, le plus nécessaire des échelons intermédiaires manquerait. Convenons tout de suite qu’il n’y a pas la moindre probabilité, ni même la moindre possibilité, pour que l’espèce humaine tout entière s’élève en bloc jusqu’au niveau supramental. Nous ne suggérons rien d’aussi étonnant, d’aussi révolutionnaire, mais seulement la possibilité pour la mentalité humaine, quand elle a atteint un certain niveau ou un certain point de tension dans son élan évolutif, de pousser en avant vers un plan supérieur de conscience et de l’incarner dans l’être. Par cette incarnation, l’être subira nécessairement un changement par rapport à la constitution normale de sa nature; certainement un changement dans sa constitution mentale, émotive et sensorielle; il y aura aussi, dans une grande mesure, un changement dans la conscience corporelle et le conditionnement physique de notre vie et nos énergies. Mais le changement de la conscience sera le facteur principal, le mouvement initial, tandis que la modification physique sera un facteur subordonné, une conséquence. Cette transmutation de la conscience demeurera toujours possible pour l’être humain si la flamme de l’âme, l’embrasement psychique, devient puissant dans le coeur et le mental et si la nature est prête. L’aspiration spirituelle est innée chez l’homme; car, à l’encontre de l’animal, il est conscient des imperfections et des limitations, il sent qu’il lui faut atteindre quelque chose par-delà ce qu’il est maintenant; il est donc peu probable que cette incitation à se dépasser soimême s’éteigne jamais complètement dans l’espèce. Le statut mental humain existera toujours, mais il sera là, non comme un simple degré dans l’échelle des renaissances, mais comme une étape tournée vers le statut spirituel et supramental.» (L’Évolution spirituelle, p. 23-24)

Il est évident que ce qui caractérise spécialement l’humanité, c’est cette capacité mentale de se regarder vivre. L’animal vit spontanément, automatiquement, et s’il se regarde vivre, ce doit être à un degré tout à fait infime et sans importance, et c’est pour cela qu’il est paisible, qu’il ne se tourmente pas. Même si un animal souffre parce qu’il lui est arrivé un accident ou qu’il est malade, cette souffrance est réduite au minimum par le fait qu’il ne l’observe pas, qu’il ne la projette pas dans sa conscience et dans l’avenir, qu’il ne se fait pas des idées sur sa maladie ni sur son accident.

Avec l’homme, a commencé ce souci perpétuel de ce qui va arriver, et ce souci est la cause principale, sinon unique, de son tourment. Avec cette conscience qui s’objective, a commencé l’anxiété, les imaginations douloureuses, le souci, le tourment, cette prévoyance des catastrophes futures qui fait que la majorité de l’humanité — et non la moins consciente: la plus consciente — vit dans un tourment perpétuel. Il est trop conscient pour être indifférent, il n’est pas assez conscient pour savoir ce qui se passera. Vraiment on pourrait dire sans se tromper que de toutes les créatures terrestres, il est la plus misérable. L’être humain est habitué à être comme cela parce que c’est un état atavique qu’il hérite de ses ancêtres, mais c’est vraiment une condition misérable. Et c’est seulement avec cette capacité spirituelle de s’élever à un niveau supérieur et de remplacer l’inconscience de l’animal par une super-conscience spirituelle, que s’introduit dans l’être non seulement la capacité de voir le but de l’existence et de prévoir l’aboutissement de l’effort, mais aussi une confiance clairvoyante en une puissance spirituelle supérieure à laquelle on peut s’abandonner, se confier, donner la charge de sa vie et de son avenir, et ainsi abandonner tout souci.

Il est évidemment impossible pour l’homme de redescendre au niveau de l’animal et de perdre la conscience qu’il a acquise; par conséquent, pour lui, il n’y a qu’un moyen, un chemin pour sortir de la condition que moi j’appelle misérable, dans laquelle il se trouve, et surgir dans un état supérieur où le souci est remplacé par l’abandon confiant et la certitude de l’aboutissement lumineux — ce moyen, c’est de changer de conscience.

À vrai dire, il n’est pas de condition plus misérable que d’être responsable d’une existence dont on n’a pas la clef, c’est-à-dire dont on ne possède pas les fils qui peuvent conduire et résoudre les problèmes. L’animal ne se pose pas de problèmes: il vit. Son instinct le pousse, il dépend d’une conscience collective qui a une connaissance innée et qui est supérieure à lui-même, mais c’est automatique, spontané, il n’a pas besoin de le vouloir et de faire effort pour que ce soit, c’est tout naturellement comme cela; et comme il n’est pas responsable de sa vie, il ne se fait pas de souci. Avec l’homme, naît ce sens d’avoir à dépendre de soimême, et comme il n’a pas la connaissance nécessaire, il s’ensuit un tourment perpétuel. Ce tourment ne peut cesser qu’avec la soumission totale à une conscience supérieure à la sienne, à laquelle on peut se confier totalement, remettre le souci de soimême et laisser le soin de diriger la vie et de tout organiser.

Comment résoudre un problème quand on n’a pas la connaissance voulue? Et le malheur est que l’homme croit qu’il a à résoudre tous les problèmes de sa vie, et il n’a pas la connaissance nécessaire pour le faire. C’est la source, l’origine de tous les tourments. Cette question perpétuelle: «Qu’est-ce qu’il faut faire?...» à laquelle s’ajoute une autre encore plus aiguë: «Qu’est-ce qui va arriver?», et en même temps, plus ou moins, l’incapacité de répondre.

C’est pour cela que toutes les disciplines spirituelles commencent par la nécessité d’abandonner toute responsabilité et de s’en remettre à un principe supérieur. Autrement la paix est impossible.

Et pourtant, la conscience a été donnée à l’homme pour qu’il progresse, pour qu’il découvre ce qu’il ne sait pas, pour qu’il développe ce qu’il n’est pas encore; et ainsi, on peut dire qu’il y a un état supérieur à celui d’une paix immobile et statique: c’est une confiance suffisamment totale pour que l’on puisse garder cette volonté de progrès, conserver l’effort de progrès, en le débarrassant de toute anxiété, de tout souci des résultats et des conséquences. C’est cela qui est un pas en avant sur les méthodes que l’on pourrait appeler «quiétistes», qui se basent sur le rejet de toute activité et l’immersion dans une immobilité et un silence intérieur, qui abandonnent toute vie parce qu’il avait été senti tout de suite que sans la paix on ne peut pas avoir une réalisation intérieure, et tout naturellement on a pensé que l’on ne pouvait pas avoir la paix tant que l’on vivait dans les conditions extérieures, dans cet état d’anxiété du problème qui se pose et que l’on ne peut pas résoudre parce que l’on n’a pas la connaissance pour le faire.

Le pas de plus, c’est de faire face au problème, mais avec le calme et la certitude d’une confiance absolue en la Puissance suprême qui sait, et qui peut vous faire agir. Et alors, au lieu d’abandonner l’action, on peut faire l’action dans une paix supérieure qui est forte et active.

C’est ce que l’on pourrait appeler un nouvel aspect de l’intervention divine dans la vie, une nouvelle forme de l’intervention des forces divines dans l’existence, un nouvel aspect de la réalisation spirituelle.