Sri Aurobindo
L’inde et la Renaissance de la Terre
= India’s Rebirth
Extraits des œuvres, conversations et discours de Sri Aurobindo
Table des matières
I. 1893 – 1910 Écrits Révolutionnaires
II. 1910 – 1922 Essais, Lettres & Articles
III. 1923 – 1926 Conversations (1ère série)
V. 1938–1940 Conversations (2ème série)
VI. 1940 – 1950 (extraits de divers écrits, lettres et messages)
Cet ouvrage est l’adaptation française de India’s Rebirth, paru en Inde en 1993, et réédité deux fois depuis. Il regroupe un choix de textes de Sri Aurobindo où celui-ci exprime sa vision de l’Inde, de l’âme et du destin terrestre de ce pays unique.
Ces extraits présentés chronologiquement couvrent un éventail considérable, puisqu’ils s’étendent depuis 1893, lorsque Sri Aurobindo, à l’âge de vingt ans, revient en Inde après treize années passées en Angleterre, jusqu’en 1950, année de son départ. Nombre d’entre eux datent de la première décennie de notre siècle, pendant laquelle Sri Aurobindo contribua par son action révolutionnaire à éveiller l’Inde à la lutte contre l’occupant britannique; d’autres proviennent de ses nombreux écrits et lettres datant de son retrait à Pondichéry où, pendant quarante ans, il plongera dans son «vrai travail» au cœur de l’évolution, tout en suivant de près le progrès de l’Inde et le cours des événements mondiaux. Deux autres parties de ce livre sont tirées de conversations privées que Sri Aurobindo eut avec quelques disciples.
Aujourd’hui en 1997, cent vingt-cinq ans après la naissance de Sri Aurobindo, si sa pensée est quelque peu connue en France, ses écrits sur l’Inde, éparpillés dans son œuvre immense (et très partiellement traduite en français), le sont beaucoup moins. Ces textes, extraits non seulement de ses ouvrages en anglais, mais aussi de conversations et d’écrits inédits, ne sauraient bien sûr être exhaustifs; mais ils permettront au lecteur de découvrir la foi prophétique qu’avait Sri Aurobindo en son pays, et en le rôle crucial qu’il est appelé à jouer, quelles que soient les apparences du moment, dans la renaissance de notre monde dominé par un Occident en dérive, car coupé de toute racine profonde et incapable d’une vision vaste de l’être humain.
(Note de l’éditeur)
Ce n’est pas pour les orthodoxes que j’écris, ni pour ceux qui ont découvert une nouvelle orthodoxie, ni pour les incroyants. J’écris pour ceux qui reconnaissent le rôle de la raison mais se refusent à l’identifier avec le matérialisme occidental; pour ceux qui sont sceptiques mais non incroyants; pour ceux qui, tout en admettant les exigences de la pensée moderne, croient pourtant toujours en l’Inde, en sa mission, son message, sa vie immortelle et sa renaissance d’âge en âge. (vers 1911)
Cet effort prodigieux de la civilisation occidentale est arrivée à son terme; il n’a pas encore franchement déclaré sa faillite mais il est en faillite… (1915)
L’Inde détient dans son passé, quelque peu rouillée et inutilisée depuis longtemps, la clé de l’avenir de l’humanité… Elle est le médecin de l’âme humaine dans ses maladies profondes; elle est destinée une fois encore à remodeler la vie du monde.
– Sri Aurobindo
I. 1893 – 1910 Écrits Révolutionnaires
(Le 6 février 1893, Sri Aurobindo rentre en Inde après avoir passé la plus grande partie de son enfance et toute son adolescence en Angleterre, où il a reçu une éducation purement occidentale, gagnant à Cambridge de nombreux prix de grec et de latin, maîtrisant le français et suscitant l’admiration pour son anglais. Il se lance à la découverte de son pays dont il ignore presque tout, et comprend vite que celui-ci se trouve à un tournant de son histoire. Dans le vaste domaine de la culture indienne, les signes d’éveil abondent: onze ans plus tôt Bankim Chatterji a composé l’hymne à la Mère Inde, le Bande Mâtaram, et en ce moment même Swami Vivékananda, ayant achevé son premier pèlerinage à travers l’Inde, s’apprête à s’embarquer pour l’Amérique où il va éveiller un intérêt sans précédent pour son pays. En revanche, la scène politique est dominée par le Congrès national indien créé huit ans auparavant, dont les membres proviennent surtout de la bourgeoisie anglicisée et ne cessent de chanter les louanges de l’Empire britannique et de son «caractère providentiel» en Inde, tout en soumettant d’humbles pétitions aux autorités coloniales, que celles-ci se contentent d’ignorer tout bonnement. Il faudra attendre encore douze ans avant que ne démarre, en 1905, la lutte ouverte pour l’indépendance de l’Inde (à laquelle Gandhi ne se joindra qu’en 1918).
Pour le moment, à l’âge de vingt et un ans, Sri Aurobindo écrit dans l’Indu Prakash, un quotidien de Bombay, une série d’articles où il fait le point de la situation politique de l’Inde et se lance dans une vigoureuse et méticuleuse offensive contre le Congrès et sa «politique de mendiant». Quelques extraits:)
7 août 1893
Nous ne pouvons pas nous permettre de vouer un culte à une institution, quelle qu’elle soit. Ce serait tout simplement devenir les esclaves de notre propre mécanique.
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21 août 1893
Notre véritable ennemi ne se trouve pas dans une force extérieure à nous-mêmes, mais dans nos faiblesses criantes, dans notre lâcheté, notre égoïsme, notre hypocrisie, notre sentimentalité à courte vue.
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28 août 1893
Du Congrès, donc, je dis ceci: que ses buts sont erronés, que l’esprit dans lequel il travaille à leur réalisation n’est pas un esprit de sincérité et d’entière dévotion, que les méthodes qu’il a adoptées ne sont pas les bonnes méthodes et que les chefs en qui il met sa confiance ne sont pas des hommes faits pour être des chefs – bref, que nous sommes pour le moment des aveugles conduits, sinon par des aveugles, du moins par des borgnes.
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4 décembre 1893
Notre seule ambition, c’est de nous amuser avec des hochets, au lieu de nous occuper avec sérieux et énergie de questions graves. Mais pendant que nous jouons avec nos hochets, avec nos Conseils législatifs, nos plans astucieux pour séparer les pouvoirs exécutifs et judiciaires, pendant que nous jouons, dis-je, à finasser sur des broutilles, les eaux des grandes profondeurs s’agitent et, remontant à la surface, se déchaîne de façon étrange et menaçante le chaos de l’homme primitif, dont nos sociétés civilisées ne sont séparées que par une mince couche de convention.
*
Presque tous les textes présentés dans cette section proviennent du Bande Mâtaram pour les années 1893 à 1908 (vol. 1 dans la Centenary Edition, avec aussi des articles dans le vol. 17 et le vol. 27), et du Karmayogin pour les années 1909-1910 (vol. 2, avec aussi des articles dans les volumes 3 et 17).
À son retour en Inde, Sri Aurobindo entre au service de l’état princier de Baroda; de 1897 au début de 1906, il enseigne l’anglais et le français à l’Université de Baroda, dont il deviendra par la suite le directeur adjoint. Au cours de ces années, il est amené à se rendre compte par lui-même de l’état déplorable dans lequel se trouve l’éducation en Inde et il sent à quel point il est impératif de construire une vraie éducation nationale, c’est-à-dire réellement adaptée à la nature et à la culture indiennes.
Début des années 1900 (?)
Si l’entraînement physique [qu’offre le système universitaire indien] est déplorable et la formation morale nulle, la formation mentale, elle aussi, est maigre en quantité et, du point de vue de la qualité, sans la moindre valeur... Nous devons faire en sorte qu’aucun étudiant ne puisse obtenir son diplôme sans avoir obligatoirement eu une bonne éducation. S’il lui suffit d’avoir une éducation médiocre, si une bonne éducation est tout à fait accessoire, il est évident que l’étudiant ne se donnera pas grande peine et ne dépensera guère d’énergie pour acquérir ce qu’il ressent comme étant superflu. Mais changez cet état de choses, rendez la culture et la vraie science indispensables et vous verrez que, poussé par le même motif intéressé qui, aujourd’hui, le fait se satisfaire d’une mauvaise éducation, l’étudiant sera forcé alors de se donner du mal pour acquérir culture et vraie science... Nous sommes, en Inde, devenus si barbares que c’est avec des motifs grossièrement utilitaires, dépourvus du moindre désir désintéressé de savoir, que nous envoyons nos enfants à l’école. Mais c’est l’éducation que nous recevons qui est elle-même responsable de cet état de fait...
C’est une erreur fondamentale et déplorable qui nous a fait, dans ce pays, confondre éducation avec acquisition de connaissances... La somme de connaissances n’est pas en soi d’une importance capitale, l’important est d’utiliser le mieux possible son savoir. Avancer l’hypothèse facile, comme le font nos éducateurs, que nous n’avons qu’à fournir au mental quelques données superficielles dans chaque discipline, et qu’après on peut compter sur le mental pour se développer par lui-même et trouver sa voie propre, c’est contredire la science, c’est contredire l’expérience humaine... Bien que nous ayons beaucoup perdu en tant que nation, nous avons du moins toujours préservé notre curiosité intellectuelle, notre vivacité et notre originalité d’esprit; mais même ces qualités qui demeurent encore se trouvent menacées du fait de notre système universitaire, et si elles disparaissent, ce sera le début d’une déchéance irrémédiable et de l’extinction finale.
La toute première étape dans les réformes doit être, par conséquent, de révolutionner entièrement le but et les méthodes de notre éducation1.
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Il est clair que l’érudition indienne devrait avoir au moins un avantage sur l’érudition européenne: une intimité avec la langue, une sensibilité, que l’Européen ne peut espérer posséder à moins de renoncer à son sens de supériorité raciale... Pour l’Européen, en effet, les mots sanscrits ne sont rien d’autre que des jetons sans vie avec lesquels il peut jouer et qu’il peut placer à sa guise dans les endroits les plus artificiels ou dans les combinaisons les plus monstrueuses; pour l’hindou, ce sont des choses vivantes dont il comprend l’âme même et dont il peut juger des possibilités avec une extrême précision. Que, malgré ces avantages, les chercheurs indiens n’aient pas été capables de se constituer en une grande école de pensée indépendante est dû à deux choses: l’insuffisance misérable de la connaissance du sanscrit qu’offrent nos universités, handicap fatal pour quiconque n’est pas un érudit-né, et l’absence d’une indépendance vigoureuse dans ces mêmes universités, ce qui fait que nous nous empressons toujours d’en déférer à l’autorité européenne2.
*
(À partir de l’année 1900, Sri Aurobindo comprend que le moment est venu de passer à l’action. Il entre en contact avec des groupes révolutionnaires clandestins au Maharashtra et au Bengale, et tente de coordonner leurs actions jusqu’alors isolées. S’il ne réussit que partiellement à cette tâche, dans ces deux régions de l’Inde l’idéal de la nation indienne – la Mère – se répand grâce à la multiplication de centres qui, dans les petites villes et les villages, fournissent aux jeunes un enseignement intellectuel, moral et physique, et les rendent conscients de l’état déplorable de leur pays écrasé et pillé sans vergogne par l’occupant.
C’est à cette époque que Sri Aurobindo écrit Bhavani Mandir3, une brochure destinée à «la préparation révolutionnaire» du pays, dont des milliers d’exemplaires seront distribués clandestinement. Quelques extraits: )
1905
L’Inde, la Mère ancienne, s’efforce de renaître, oui, elle s’y efforce au prix de grandes souffrances et de pleurs, mais en vain. De quoi souffre-t-elle donc, elle après tout si vaste et qui pourrait être si forte? Il y a là sûrement quelque énorme faille, il y a là sûrement quelque chose de vital qui nous fait défaut, et d’ailleurs, il n’est pas difficile de mettre le doigt dessus. Nous avons tout le reste, mais nous sommes vides de force, dénués d’énergie. Nous avons abandonné la Shakti [la Force] et, en conséquence, la Shakti nous a abandonnés. La Mère n’est plus dans nos cœurs, dans nos cerveaux, dans nos bras.
Le désir de renaître, il est là en nous fortement présent, ce n’est pas là qu’est la faille. Combien de tentatives n’avons-nous pas faites, combien de mouvements – religieux, sociaux, politiques – n’avons-nous pas lancés ! Mais ils ont tous subi, ou se préparent à subir, le même sort: ils fleurissent un moment et puis l’impulsion faiblit, le feu meurt, et s’ils persistent c’est seulement comme des coquilles vides, des formes dont le Brahman s’est retiré ou dans lesquelles il est terrassé par le tamas [obscurité] ou l’inertie. Nos commencements sont puissants, mais ils n’ont ni suites ni résultats.
Voilà qu’à présent nous commençons quelque chose dans une autre direction: nous avons démarré un grand mouvement industriel qui est censé enrichir et régénérer une terre appauvrie. L’expérience ne nous a donc rien appris et nous ne voyons pas que ce mouvement finira comme tous les autres – à moins que, tout d’abord, nous ne recherchions la seule chose essentielle, à moins que nous n’acquérions de la force.
Est-ce la connaissance qui nous fait défaut? Étant Indiens, nés et élevés dans un pays qui, depuis les origines, a préservé et accumulé le jñâna [connaissance], nous portons en nous l’héritage de millénaires... Mais c’est une connaissance morte, un fardeau qui nous accable, un poison qui nous ronge, et non, comme il faudrait, un bâton pour affermir nos pas, une arme entre nos mains; car il est dans la nature de tout grand pouvoir, si on ne l’utilise pas ou si on l’utilise mal, de se retourner contre son détenteur et de le détruire...
Est-ce l’amour qui nous fait défaut, est-ce l’enthousiasme, est-ce la bhakti [dévotion]? Ces tendances-là sont profondément enracinées dans la nature indienne, mais en l’absence de Shakti, nous ne pouvons pas les concentrer, nous ne pouvons pas les diriger, pas même les préserver. La bhakti est la flamme bondissante, la Shakti est le combustible. Si le combustible fait défaut, combien de temps le feu durera-t-il?
Plus s’approfondira notre regard et plus il nous deviendra évident que la seule chose qui nous manque, et que nous devons nous efforcer d’acquérir avant toute autre, c’est la force – force physique, force mentale, force morale, mais surtout la force spirituelle, celle qui est la source unique, inépuisable et impérissable de toutes les autres. Si nous avons la force, tout le reste nous viendra par surcroît, facilement et naturellement. Si nous n’avons pas la force, nous sommes comme des personnages dans un rêve qui ont des mains mais ne peuvent ni saisir ni frapper ou qui ont des pieds mais ne peuvent courir...
Si l’Inde doit survivre, il nous faut lui rendre sa jeunesse. Il faut que des torrents d’énergie, impétueux et bouillonnants, se déversent en elle, il faut que son âme redevienne, comme elle l’était jadis, semblable à la houle de la mer – vaste, puissante, calme ou agitée à volonté –, un océan d’action ou de force.
Beaucoup parmi nous, complètement subjugués par le tamas, le sombre et pesant démon de l’inertie, disent aujourd’hui que c’est impossible, que l’Inde est décrépite, exsangue et sans vie, trop faible pour jamais se rétablir, que notre race est condamnée à s’éteindre. Vaines sottises. Aucun homme, aucune nation n’est dans l’obligation d’être faible, à moins de le vouloir; aucun homme, aucune nation n’est dans l’obligation de périr, à moins de choisir délibérément l’extinction.
Car qu’est-ce qu’une nation? Qu’est-ce que notre mère patrie? Ce n’est pas un coin de terre, ni une figure de rhétorique, ni une fiction de l’esprit. C’est une puissante Shakti, elle est formée de la Shakti des millions d’éléments qui constituent la nation, comme Bhavânî Mahisha-Mardinî4 qui apparut en jaillissant de la Shakti des millions de dieux tous réunis en une seule masse de force et fondus en un être unique. La Shakti que nous appelons l’Inde, Bhavânî Bhâratî5, c’est l’être vivant dans lequel s’unissent les Shakti de trois cent millions d’individus6; mais elle est inactive, emprisonnée dans le cercle magique du tamas, de l’inertie et de l’ignorance où se complaisent ses enfants...
Nous devons créer la force là où elle n’existait pas auparavant; nous devons changer notre nature et devenir des hommes nouveaux avec un cœur nouveau, nous devons renaître... Nous avons besoin d’un noyau d’hommes dans lesquels la Shakti soit développée jusqu’à ses limites les plus extrêmes, dans lesquels elle remplisse toute leur personnalité, et d’où elle déborde pour fertiliser la terre. Avec le feu de Bhavânî dans leur cœur et dans leur tête, ils se mettront en route et iront porter la flamme dans tous les coins et recoins de notre pays.
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(Extrait d’une lettre en bengali de Sri Aurobindo à sa femme, Mrinalini Dévi – lettre dans laquelle il tente de lui expliquer comme il se sent appelé à agir pour la liberté de son pays. Cette lettre sera saisie par la police quelques années plus tard et présentée comme pièce à conviction lors du procès de l’attentat d’Alipore.)
30 août 1905
Alors que d’autres voient leur pays comme une masse inerte de matière – quelques champs et prairies, des forêts, des collines et des rivières –, c’est la Mère que je vois en lui. Je l’adore, je le révère comme la Mère. Et un fils, que ferait-il, s’il voyait un démon assis sur la poitrine de sa mère et s’apprêtant à boire son sang?... Je sais que j’ai la force de délivrer cette race déchue. Il ne s’agit pas de force physique – je ne vais pas combattre avec l’épée ou le fusil – mais de la force de la connaissance7.
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(En 1905, le Vice-roi des Indes, Lord Curzon, inquiet de la montée en force des sentiments anti-britanniques au Bengale, décide de mettre en application la fameuse politique anglaise de «diviser pour régner»: il scinde le Bengale, qui formait une unité ethnique autant que linguistique et culturelle, en deux provinces, l’une occidentale et l’autre orientale – cette dernière deviendra le Bangladesh. Son but est non seulement de briser la campagne grandissante, mais surtout de se servir du Bengale oriental à majorité musulmane pour provoquer des frictions croissantes entre hindous et musulmans – le résultat, quarante ans plus tard, sera la partition de l’Inde elle-même.
Le Bengale réagit à ces mesures par des protestations et manifestations massives auxquelles participeront la plupart des grandes personnalités de l’époque, dont Rabindranath Tagore, Bepin Chandra Pal et bien d’autres. Le mouvement du «Swadéshi», qui prône l’emploi exclusif des produits indiens et le boycott des produits britanniques, se répand dans de nombreuses régions.
Sri Aurobindo voit dans la partition du Bengale l’occasion idéale de généraliser et renforcer le mouvement pour l’indépendance. En mars 1906, il pousse son jeune frère Barin à publier le Yugantar, un hebdomadaire bengali virulent qui sera bien vite interdit par les autorités; en août, B. C. Pal lance un quotidien de langue anglaise, le célèbre Bande Mâtaram («salut à la Mère Inde»), auquel Sri Aurobindo s’associe et dont il devient le rédacteur en chef, tout en poursuivant parallèlement ses activités clandestines, notamment avec le grand Marathe Bal Gangadhar Tilak.
Jour après jour jusqu’en mai 1908, Sri Aurobindo se sert des pages du Bande Mâtaram pour insuffler inspiration, force et lucidité dans le mouvement nationaliste naissant. Ce quotidien, écrit dans une langue que les Anglais ne peuvent s’empêcher d’admirer pour sa vigueur et son habileté, et dont le Times de Londres reproduira rageusement des articles à plusieurs reprises, aura au Bengale et dans toute l’Inde une influence des plus grandes. Ainsi que Sri Aurobindo l’écrira plus tard, son premier souci est «de déclarer ouvertement que le but de l’action politique en Inde devait être son indépendance complète et absolue, et il y insista sans relâche dans les pages du journal; [Sri Aurobindo] fut le premier homme politique en Inde à avoir le courage d’affirmer publiquement cet idéal, et il rencontra un succès immédiat8.» Les passages suivants sont tirés du Bande Mâtaram:)
1er septembre 1906
La vraie politique du Congrès aurait dû être, dès le début, de regrouper sous son drapeau tous les éléments de force qui existent dans ce vaste pays. Le pandit9 brâhmane et le maulavi10 musulman, l’organisation des castes et les syndicats, l’ouvrier agricole et l’artisan, le coolie à sa tâche et le paysan sur sa terre – aucun d’entre eux n’aurait dû être exclu de notre champ d’action. Car chacun est une force, un élément de la force. Et en politique, la victoire est à ceux qui peuvent rassembler, en faisceau le plus serré possible, le plus grand nombre de ces éléments et sont capables de les manier le plus adroitement possible; non à ceux qui peuvent avancer les meilleurs arguments ou discourir de la manière la plus éloquente.
Mais le Congrès a commencé dès le départ avec des idées fausses sur les réalités politiques les plus élémentaires, et en gardant les yeux rivés sur le gouvernement britannique au lieu de regarder du côté du peuple.
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4 septembre 1906
Si nous nous sommes opposés si fortement à la partition du Bengale, c’est que cette mesure était calculée pour porter gravement atteinte au pouvoir politique du peuple de langue bengalie. Notre seconde objection était que, de son propre aveu, le gouvernement voulait ainsi créer une province musulmane avec Dacca comme capitale11, et l’intention évidente était de semer la discorde entre hindous et musulmans dans une province où, de toute l’histoire de la présence britannique, elle n’avait jamais existé... Il y a dans le mouvement actuel la conscience d’une force nouvelle, l’éveil d’une vie nouvelle, l’inspiration d’un idéal nouveau. Ce mouvement n’est pas seulement dirigé contre la partition ou contre telle ou telle mesure du gouvernement... Une autonomie nationale absolue – c’est cela et rien d’autre qui ramènera la paix12...
Cette idée que l’on pourra faire cesser l’agitation actuelle en encourageant la violence musulmane, est ridicule: ceux qui caressent cette idée oublient que la brute n’est pas le plus fort ni le plus brave des hommes; ils croient que parce que la retenue de l’hindou, appelée à tort lâcheté, a été un trait dominant de son caractère national, il est totalement incapable de frapper droit et de frapper dur quand une situation sacrée l’exige. D’ailleurs, même dans les querelles récentes entre hindous et musulmans fabriquées par les Britanniques dans différentes régions de l’Inde, il n’a pas été prouvé que ce paisible hindou est si totalement impuissant et si incapable de défendre ses droits et ses libertés que ses ennemis étrangers veulent bien le décrire.
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31 décembre 1906
C’est seulement s’ils se considèrent comme les premiers serviteurs du pays et s’ils agissent dans cet esprit-là que les dirigeants peuvent commander le respect; ce n’est pas en se comportant comme des maîtres et des dictateurs.
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5 avril 1907
La politique est la tâche du kshatriya13, et ce sont les vertus du kshatriya que nous devons développer si nous voulons être moralement prêts pour la liberté.
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8 avril 1907
Nous répétons aussi fortement qu’il nous est possible que le kshatriya d’autrefois doit reprendre sa vraie place dans notre organisation sociale pour y remplir son premier devoir, essentiel, qui est d’en défendre les intérêts. Le cerveau est impuissant s’il est privé de son bras droit, la force.
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13 avril 1907
Nous devons être absolument impitoyables dans nos attaques contre tout ce qui entrave l’essor de la nation, et ne jamais craindre d’appeler un chat un chat. Une complaisance excessive, chakshou lajjâ [le désir d’être toujours agréable et poli], n’auront jamais rien à faire en politique sérieuse. La vérité et la conscience doivent toujours passer avant le respect dû aux individus; et exiger que nous nous taisions par égard pour l’âge et les services passés de nos adversaires, est, du point de vue politique, immoral et mal fondé. Des attaques publiques, des critiques impitoyables, la satire la plus mordante, l’ironie la plus blessante sont toutes méthodes parfaitement justifiables et indispensables en politique. Nous avons des choses fortes à dire, disons-les avec force; nous avons des choses graves à faire, faisons-les avec gravité. Certes il y a toujours le risque que la force dégénère en violence et la gravité en férocité, et cela, on doit l’éviter dans la mesure de ce qui est humainement possible.
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16 avril 1907
Il est des périodes dans l’histoire du monde où le Pouvoir invisible qui guide ses destinées semble être consumé d’une passion pour le changement et d’une forte impatience à l’égard des formes anciennes. La Grande Mère, l’Âdyâ Shakti14, a résolu de prendre les nations dans Sa main et de les remodeler. Ce sont des périodes de destruction rapide et de création énergique; elles résonnent du son du canon et du piétinement des armées, du fracas de formidables écroulements et du tumulte de révolutions soudaines et violentes; le monde est jeté dans le creuset brûlant et en ressort revêtu d’une nouvelle forme et de nouveaux traits. Ce sont des périodes où la sagesse des sages se trouve confondue et la prudence des prudents tournée en ridicule.
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23 avril 1907
Toute nation doit adopter le credo politique qui convient le mieux à son tempérament et aux circonstances qui lui sont propres; le credo qui sera le meilleur pour elle en effet, c’est celui qui la mènera le plus sûrement et le plus complètement vers sa liberté et vers la découverte de l’âme nationale.
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11 mai 1907
En cette heure de crise grave pour les destinées de notre pays, n’abandonnons pas notre force d’âme; ne laissons pas l’hébétude et la dépression s’emparer de notre être et le démoraliser. Le combat dans lequel nous sommes engagés ne ressemble pas aux guerres d’autrefois où, le roi ou le chef venait-il à tomber sur le champ de bataille, l’armée s’enfuyait. Le Roi que nous suivons à la bataille aujourd’hui, c’est notre mère patrie, sacrée et impérissable; le chef dans notre marche en avant, c’est le Tout-Puissant Lui-même, cet élément en nous et en dehors de nous que l’épée ne peut transpercer, que l’eau ne peut engloutir, que le feu ne peut brûler, que l’exil ne peut éloigner et que la prison ne peut enfermer.
...
Soyons sans défaillance ni dépression; mais soyons aussi sans furie irresponsable ni déchaînement aveugle. Nous sommes au seuil d’une période d’épreuve terrible. La traversée ne sera pas aisée, la victoire sera chèrement acquise. L’Inde descend maintenant dans la vallée des ombres de la mort, elle pénètre dans une grande horreur de ténèbres et de souffrances. Comprenons bien que notre souffrance d’aujourd’hui est peu de chose en comparaison de ce que nous aurons à souffrir et, le sachant, travaillons résolument, sans hystérie... Le besoin essentiel du moment présent, c’est le courage, un courage qui ne sait pas reculer ou se dérober.
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23 mai 1907
Quand la volonté d’un Pouvoir supérieur est à l’œuvre dans un grand bouleversement, aucun individu n’est indispensable.
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28 mai 1907
Nous devons imprégner l’esprit de nos garçons, dès leur enfance, de l’idée du pays; nous devons les mettre devant cette idée à chaque occasion et faire de leur jeune vie tout entière un apprentissage dans la pratique des vertus qui, plus tard, forgeront le patriote et le citoyen. Faute de quoi, il est inutile de songer à créer une nation indienne. Sans cette discipline en effet, nationalisme, patriotisme et régénération ne sont que des mots, des idées, lesquelles ne pourront jamais devenir partie intégrante de l’âme même de la nation, et, par conséquent, ne deviendront jamais une grande réalité manifestée. Il ne sert à rien d’enseigner le patriotisme de manière uniquement théorique.
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7 juin 1907
Ce dont l’Inde a besoin, particulièrement à l’heure actuelle, c’est de vertus combatives, d’un esprit d’idéalisme toujours plus élevé, d’un esprit de hardiesse dans la création, d’intrépidité dans la résistance et de courage dans l’attaque. L’esprit tamasique et passif de l’inertie, nous ne l’avons déjà que trop. C’est une autre formation, un autre tempérament, une autre tournure d’esprit qu’il nous faut développer. Appliquons à la situation présente la devise vigoureuse de Danton: ce dont nous avons besoin, ce qu’il nous faut apprendre à avoir avant toute chose, c’est de l’audace, encore de l’audace et toujours de l’audace.
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19 juin 1907
Au-delà de l’attachement naturel que tout homme ressent pour son pays, sa littérature, ses traditions, ses coutumes et ses usages, le patriotisme ne peut que se trouver renforcé devant l’excellence reconnue d’une civilisation nationale. Si les Anglais aiment l’Angleterre avec tous ses défauts, comment pourrions-nous ne pas aimer l’Inde, ce pays dont les défauts étaient réduits à un minimum irréductible avant que les conquêtes étrangères ne viennent bouleverser la société indienne tout entière? Mais au lieu de nous sentir possédés par l’ambition naturelle d’aller proclamer la gloire d’une telle civilisation partout dans le monde, nous sommes incapables d’en maintenir l’intégrité sur le sol même qui l’a vu naître. C’est trahir ce qui nous a été confié. C’est une indignité de la pire espèce. Nous avons été incapables d’ajouter quoi que ce soit à ce legs précieux; bien au contraire, nous nous privons, et privons les générations futures, de la pleine jouissance de cet héritage légitime...
D’après Sidgwick15, l’expansion physique [d’une nation] naîtrait d’un désir d’expansion spirituelle, et d’ailleurs l’histoire confirme cette assertion. Mais alors, pourquoi l’Inde ne serait-elle pas la première puissance du monde? Quel autre pays a le droit incontesté d’exercer sur le monde sa domination spirituelle? Tel était le plan de campagne de Swami Vivékananda. L’Inde peut une fois encore prendre conscience de sa grandeur si elle se pénètre profondément de la grandeur de sa spiritualité. Ce sentiment de grandeur est l’aliment essentiel de tout patriotisme. Lui seul peut mettre fin à l’habitude de se déprécier et faire naître le désir ardent de regagner le terrain perdu.
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22 juin 1907
Il n’a pas [un leader du Bengale] les qualités d’un homme politique – la solidité, la fermeté, la capacité de vouloir un certain plan d’action et le courage de le mettre à exécution... Un homme qui redoute la lutte ou que l’idée d’agression effraie ne peut espérer empoigner et guider les forces sauvages qui remontent à la surface dans l’Inde du XXe siècle.
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3 juillet 1907
L’Orient est plus ancien que l’Occident de bien des milliers d’années, mais un plus grand nombre d’années n’implique pas forcément un âge plus avancé... L’Asie vit longuement, l’Europe de façon brève, éphémère. En Asie tout est dessiné à une échelle énorme, ses mouvements sont vastes et grandioses et ses périodes de vie se mesurent en proportion. L’Europe vit en siècles, l’Asie en millénaires. L’Europe est découpée en nations, l’Asie en civilisations. L’Europe tout entière ne forme qu’une seule civilisation possédant une culture commune – culture dérivée d’autres et en grande partie de deuxième main. L’Asie est le berceau de trois civilisations, chacune d’elles originale et ayant pris naissance sur le sol même. Tout en Europe est petit, rapide et de courte durée; elle n’a pas le secret de l’immortalité.
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25 juillet 1907
Le pouvoir spirituel d’aujourd’hui crée le pouvoir matériel de demain, c’est pourquoi on constate toujours que, si la force matérielle domine le présent, c’est la force spirituelle qui façonne l’avenir et en prend possession...
Puisque la vie spirituelle de l’Inde est la première nécessité pour l’avenir du monde, nous ne nous battons pas seulement pour notre liberté politique et spirituelle, mais encore pour l’émancipation spirituelle du genre humain... Car ce n’est pas chez un peuple asservi, avili et moribond que peuvent longtemps continuer à naître les Rishis et les grands esprits.
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(Le 15 août 1906, le Collège national du Bengale ouvre ses portes à Calcutta avec Sri Aurobindo comme directeur. C’est l’une des premières expériences liées à la recherche d’une vraie éducation nationale. Tout en assumant la responsabilité du Bande Mâtaram, Sri Aurobindo trouve le temps d’enseigner l’histoire et la géographie de l’Inde, l’histoire de l’Angleterre, les sciences politiques ainsi que le français, l’allemand et l’anglais...
Un an plus tard, le 16 août 1907, le gouvernement colonial, inquiet de la diffusion et de l’impact du Bande Mâtaram, accuse Sri Aurobindo de sédition et l’arrête. Celui-ci a eu 35 ans la veille. Il devra son acquittement, un mois plus tard, au fait que le gouvernement sera incapable de prouver qu’il est le rédacteur en chef de ce quotidien si redouté. C’est à ce moment-là que Rabindranath Tagore rend hommage à Sri Aurobindo dans un poème célèbre où il le salue comme «la voix incarnée, libre, de l’âme de l’Inde».
Quelques jours après son arrestation, Sri Aurobindo, mis en liberté sous caution, démissionne de son poste de directeur du Collège national du Bengale. Voici quelques extraits du discours qu’il prononce devant les étudiants et les professeurs qui se sont rassemblés pour lui manifester leur «soutien le plus sincère».)
23 août 1907
Lorsque nous avons fondé ce collège et abandonné d’autres occupations, d’autres orientations, pour nous y consacrer, c’était dans l’espoir de voir en lui la base, le noyau d’une nation, de l’Inde nouvelle qui débutera sa carrière après cette nuit de souffrances et de difficultés, en ce jour de grandeur et de gloire où elle œuvrera pour le monde. Ce que nous voulons ici, ce n’est pas seulement vous inculquer quelques connaissances, ce n’est pas seulement vous ouvrir des carrières qui vous permettront de gagner votre vie, mais c’est faire de vous des fils de la mère patrie qui travailleront et souffriront pour elle. C’est pourquoi nous avons ouvert ce collège et c’est la tâche à laquelle je veux que vous vous consacriez dans l’avenir. Ce que nous avons insuffisamment et imparfaitement commencé, c’est à vous de l’achever et de le conduire jusqu’à la perfection. À mon retour de prison, je veux en voir parmi vous qui seront devenus riches, riches non pour eux-mêmes mais pour qu’ils puissent enrichir la Mère de leurs richesses. Je veux en voir parmi vous qui seront devenus de grands hommes, grands non pour eux-mêmes, non pour qu’ils puissent satisfaire leur propre vanité, mais grands pour elle, pour que l’Inde soit grande, pour lui permettre de se tenir debout la tête droite parmi les nations de la terre comme elle le faisait dans les temps jadis quand le monde se tournait vers elle dans l’attente de la lumière. Même ceux qui resteront pauvres et obscurs, je veux voir leur pauvreté et leur obscurité mêmes mises au service de la mère patrie. Il est des moments dans l’histoire d’une nation où la Providence lui présente une tâche, un but, auquel tout le reste, si beau et noble soit-il, doit être sacrifié. Nous sommes à un de ces moments de notre histoire où rien ne doit être plus cher que le service de notre mère patrie, où tout le reste doit tendre vers ce but... Travaillez afin qu’elle puisse prospérer. Souffrez afin qu’elle puisse être dans la joie. Tout est contenu dans ce seul conseil.
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22 septembre 1907
À l’origine, l’organisation des castes était un arrangement pour la répartition des rôles dans la société, tout comme les classes en Europe, mais en Inde cette répartition se basait sur un principe particulier au pays... Un brâhmane était brâhmane, non du seul fait de sa naissance, mais parce qu’il remplissait un devoir qui était de protéger la noblesse intellectuelle et spirituelle de la race; et il se devait de cultiver en lui-même le tempérament spirituel et d’acquérir la formation spirituelle qui, seule, pouvait le qualifier pour cette tâche. Le kshatriya était kshatriya, pas seulement parce qu’il était le fils de guerriers et de princes, mais parce qu’il remplissait un devoir qui était de protéger le pays et de maintenir le courage héroïque et la virilité de la nation; et il se devait de cultiver en lui-même le tempérament d’un prince et d’acquérir la formation robuste et noble du samouraï qui, seule, pouvait le préparer à jouer son rôle. De même pour le vaishya16, dont la fonction était d’amasser des richesses pour tous, et de même pour le shoûdra17 qui s’acquittait des tâches plus humbles de service sans lesquelles les autres castes auraient été dans l’incapacité d’effectuer leur part de travail pour le bien commun... Il n’y avait, essentiellement, entre le brâhmane dévot et le shoûdra dévot, aucune inégalité à l’intérieur de l’unique virât purusha [Esprit cosmique] dont chacun constituait un élément nécessaire...
L’organisation des castes était donc non seulement une institution qui devrait être à l’abri des accusations faciles portées contre elle par ceux qui n’en ont aucune connaissance directe – mais c’était une nécessité suprême sans laquelle la civilisation hindoue n’aurait pu développer son caractère distinctif ni accomplir sa mission unique.
Néanmoins, reconnaître tout cela, ce n’est pas s’interdire d’indiquer les perversions ultérieures du système et de vouloir sa transformation. Il est dans la nature des institutions humaines de dégénérer, de perdre leur vitalité et de se décomposer; et le premier signe de la décomposition, c’est une perte de flexibilité et l’oubli de l’esprit qui a présidé à leur conception. L’esprit est éternel, le corps change; et un corps qui refuse de changer n’a plus qu’à mourir. L’esprit s’exprime de nombreuses manières, tout en restant pourtant essentiellement le même; en revanche le corps, s’il veut vivre, doit changer pour s’adapter à des environnements différents. Il n’y a aucun doute que l’institution des castes a dégénéré. On a cessé de déterminer la caste en fonction d’aptitudes spirituelles; celles-ci, autrefois essentielles, jouent maintenant un rôle secondaire et même tout à fait insignifiant; la caste est déterminée aujourd’hui d’après les critères purement matériels de l’occupation et de la naissance. Du fait de ce changement, cette organisation s’est mise en contradiction flagrante avec la tendance fondamentale de l’hindouisme, qui est toujours d’insister sur le spirituel et de subordonner le matériel au spirituel; et c’est pourquoi elle a perdu la plus grande partie de son sens. Au lieu d’un esprit de service, c’est maintenant l’orgueil de caste, un esprit d’exclusivité et de supériorité qui la domine, et cette déformation a affaibli la nation et a contribué à nous mettre dans l’état où nous sommes aujourd’hui.
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7 octobre 1907
Cette grande et ancienne nation était jadis la source de toute la lumière des hommes, le sommet de la civilisation humaine, un exemple vivant de courage et d’humanité, la perfection de l’art de gouverner et de l’organisation sociale, la mère de toutes les religions, l’instructeur de toute sagesse et de toute philosophie. Elle a gravement souffert aux mains de civilisations inférieures et de peuples plus sauvages. Elle est entrée dans les ténèbres de la nuit et a goûté plus d’une fois à l’amertume de la mort. Sa fierté a été foulée aux pieds et sa gloire s’en est allée. Faim, misère et désespoir sont devenus les maîtres de cette belle terre, de ces nobles collines, ces anciennes rivières, ces villes dont l’origine remonte à la nuit préhistorique. Mais croyez-vous pour autant que Dieu nous ait délaissés, qu’il nous ait abandonnés pour toujours à notre sort, qui serait d’être une simple commodité pour l’Occident, d’être les serfs de son commerce, ceux qui doivent alimenter son luxe et son orgueil? Nous sommes toujours le peuple élu de Dieu, et toutes les calamités qui se sont abattues sur nous n’ont été qu’un entraînement à la souffrance, car, pour la grande mission qui est la nôtre, il n’était pas suffisant d’avoir goûté à la prospérité, il fallait encore apprendre ce que le malheur avait à nous enseigner; il ne suffisait pas d’avoir goûté à la gloire du pouvoir et à la bienfaisance et à la joie; il fallait aussi connaître la faiblesse et la torture et l’humiliation; ce n’était pas assez d’avoir pu tenir le rôle du sage compatissant et du roi bienfaiteur, nous devions aussi éprouver dans notre chair les sentiments de l’intouchable et de l’esclave.
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23 octobre 1907
Il y a un slogan dont on nous rebat les oreilles à tout bout de champ, c’est l’appel à l’unité. Nous appelons cela un slogan parce que ceux qui s’en servent n’ont pas la moindre idée de ce qu’ils veulent dire par là, ils l’emploient simplement comme une formule efficace pour décourager toute réflexion indépendante et toute action progressiste. Ce n’est pas une réelle unité d’action et de réflexion qu’ils veulent, c’est seulement l’apparence de l’unité... C’est une habitude mentale née d’un esprit de dépendance et de faiblesse. C’est ce qui entretient le mensonge et encourage la lâcheté et l’insincérité. «Quelles que soient vos idées, surtout interdisez-vous de les exprimer, elles abîmeraient notre unité; ravalez vos principes, ils risqueraient d’abîmer notre unité; ne vous battez pas pour ce que vous croyez être juste, cela abîmerait notre unité; ne faites pas les choses qui sont à faire car si vous essayiez, cela abîmerait notre unité.» Voilà ce qu’on nous répète. Si une unité sans vie domine, c’est le signe sûr de la dégradation d’une nation, de même que si une unité vivante domine, c’est un signe de grandeur nationale.
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6 décembre 1907
Cela fait bien sûr longtemps que les Britanniques essaient de tirer parti de la pluralité religieuse de la société indienne, mais récemment une ligne d’action a été adoptée ouvertement qui consiste à utiliser les musulmans pour contrebalancer les hindous18. Dans les nouveaux Conseils législatifs, les musulmans doivent être représentés, non parce qu’ils sont des enfants de cette terre et font partie intégrante d’un unique peuple indien, mais pour y défendre un intérêt politiquement distinct et hostile, dont le poids sera, on l’espère, supérieur à celui des hindous, ou, du moins, équivalent... Les hindous sont devenus conscients d’eux-mêmes, ils ont entendu une voix qui leur crie: «Lève-toi d’entre les morts, vis et suis-moi», et ils sont en train de grandir irrésistiblement en une force politique vivante et puissante.
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17 décembre 1907
Quand la parole de l’Éternel se répand de tous côtés, quand l’esprit se meut au-dessus des eaux et que les eaux frémissent et que la vie commence à prendre forme, alors il est une loi suivant laquelle toutes les énergies doivent, consciemment ou inconsciemment, de gré ou de force, se mettre au service de l’œuvre suprême du moment: la formation de la nouvelle vie manifestée et organisée qui est en train d’être créée...
Le succès du Nationalisme19 dépendra de la capacité de ce dernier à éveiller et à organiser l’ensemble des forces de la nation; c’est pourquoi il est d’une importance capitale pour le Nationalisme que les classes politiquement arriérées soit éveillées et ramenées dans le courant de la vie politique: la grande masse de l’hindouisme orthodoxe qui a été à peine touchée par le vieux mouvement du Congrès, la grande masse somnolente de l’islam qui est restée politiquement inerte durant tout le siècle dernier, les commerçants, les artisans, l’immense corps de la paysannerie illettrée et ignorante, les classes indigentes, même les tribus sauvages et les races encore à l’écart de la civilisation hindoue – le Nationalisme ne peut se permettre de négliger ni d’omettre aucun de ceux-là...
Ce que le Nationalisme demande, c’est de la vie d’abord et par-dessus tout; de la vie et encore davantage de vie – voilà son cri. Débarrassons-nous par tous les moyens du linceul de mort qui nous a étouffés, rejetons avant tout la passivité, l’immobilisme, l’affreuse oppression de l’inertie qui a été notre malédiction pendant si longtemps. C’est le premier besoin, c’est le besoin impératif.
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(Sous la pression des Nationalistes, le Congrès, au cours de sa session de 1906 à Calcutta, avait été contraint d’adopter un programme d’action radical, fondé sur la demande de swaraj ou indépendance, le boycott des marchandises britanniques, et le développement d’une éducation proprement indienne. Mais à la fin de 1907, lors de la session de Sourat, au Goujérat, les Modérés manœuvrent de façon à éviter toute mention de ces résolutions, provoquant une scission houleuse. Les Nationalistes tiennent alors une réunion séparée, présidée par Sri Aurobindo. Il allait falloir au Congrès vingt-deux années de quasi-stagnation pour arriver à affirmer de nouveau son objectif d’indépendance totale.)
19 janvier 1908
(Quelques jours après les événements de Sourat, Sri Aurobindo a, à Baroda, une première expérience décisive, celle du Nirvâna ou de la conscience du Brahman. À partir de ce moment-là, toutes ses activités, y compris ses discours et ses écrits, lui viendront «d’un silence absolu du mental».
Sur le chemin du retour à Calcutta, Sri Aurobindo est prié de parler en public à plusieurs endroits. Quelques extraits d’un discours prononcé devant une grande foule rassemblée à Bombay.)
La foi n’est pas seulement un processus intellectuel, ce n’est pas une simple conviction mentale. La foi, c’est quelque chose qui se trouve dans votre cœur, et ce que vous croyez, vous devez le réaliser, car la foi vient de Dieu. C’est au cœur que Dieu s’adresse, c’est dans le cœur que Dieu réside...
Voilà une œuvre que vous avez entreprise [pour la libération de l’Inde], une œuvre si gigantesque, si formidable, pour laquelle les moyens sont si pauvres, contre laquelle l’opposition sera si forte, si organisée... et quels moyens avez-vous pour mener à bien cette œuvre prodigieuse? Si vous regardez cela d’un point de vue intellectuel, c’est sans espoir. Le processus intellectuel, si vous l’utilisez honnêtement, si vous le suivez jusqu’au bout, il vous conduira au désespoir. Il vous conduira à la mort.
...
Quelle est la seule chose nécessaire? Qu’est-ce donc qui a aidé nos aînés [du mouvement nationaliste] qui sont allés en prison? Consciemment ou inconsciemment, tous, ils avaient une idée qui dominait tout le reste, une idée que rien ne peut ébranler, et c’était l’idée qu’il y a un grand Pouvoir qui œuvre à aider l’Inde et que nous ne faisons que ce qu’il nous ordonne de faire... Ils ont la certitude – non pas dans leur intellect mais dans leur cœur – que le Pouvoir qui les guide est invincible, qu’il est tout-puissant, immortel, que rien ne peut lui résister et que son œuvre sera accomplie. Eux n’ont rien à faire; ils n’ont qu’à obéir à ce Pouvoir; ils n’ont qu’à aller où il les conduit; ils n’ont qu’à dire les mots qu’il leur souffle, et faire les actions qu’il leur demande de faire... Il est là Lui-même présent derrière nous. Il est à la fois l’ouvrier et l’œuvre. Il est immortel dans le cœur de son peuple...
Si vous croyez en Dieu, si vous croyez que Dieu vous guide, si vous croyez que Dieu fait tout et que vous ne faites rien, que pouvez-vous craindre?... Il n’y a rien à craindre... Que peuvent tous ces tribunaux, que peuvent tous les pouvoirs du monde contre Cela qui est en vous, cet Immortel, ce Non-né, cet Impérissable, que l’épée ne peut percer, que le feu ne peut brûler et que l’eau ne peut engloutir? La prison ne peut L’enfermer ni la potence Le finir. Que pouvez-vous craindre quand vous êtes conscients de Celui qui est en vous? Le courage est alors une nécessité, le courage est naturel, le courage est inévitable... Vous êtes protégés dans la vie et dans la mort par Celui-là qui survit à l’heure même de la mort; vous éprouvez votre immortalité à l’heure des pires souffrances, vous sentez que vous êtes invincible...
Essayez de réaliser cette force en vous et de la tirer au-dehors; que chacun de vos actes ne soit plus votre action mais l’action de cette Vérité à l’intérieur de vous. Que chaque heure de votre vie soit éclairée par cette présence, que chacune de vos pensées soit guidée par cette seule source d’inspiration; que chacune de vos facultés et de vos qualités se mette au service de ce Pouvoir immortel qui est en vous... C’est à l’intérieur de vous-mêmes qu’est le guide.
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19 février 1908
Quand un grand peuple renaît de ses cendres, quel est donc le mantra qui est le sanjîvanî mantra20, quel est le pouvoir de résurrection qui anime son nouvel essor? En Inde il y a deux grands mantras: le premier, c’est le mantra de Bande Mâtaram, qui est le cri public et universel de l’amour qui s’est éveillé pour la mère patrie; et il y en a un autre, plus secret et mystique, qui n’a pas été encore révélé.
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20 février 1908
La vérité est le roc sur lequel est bâti le Monde. Satyéna tisthaté jagat. La vraie force ne peut jamais venir du mensonge. Chaque fois que le mensonge est à l’origine d’un mouvement, celui-ci est condamné à l’échec. La diplomatie ne peut être utile à un mouvement que si celui-ci se fonde sur la vérité. Faire de la diplomatie le principe de base, c’est aller contre les lois de l’existence.
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22 février 1908
Quels que soient les plans qu’on a échafaudés, ils se révéleront tout à fait inutiles quand le moment de l’action sera venu. Les révolutions sont toujours pleines de surprises, et quiconque s’imagine qu’il peut jouer aux échecs avec une révolution ne tardera pas à réaliser combien l’étreinte de Dieu est terrible, et la raison humaine insignifiante face à l’ouragan de Son souffle. Seul celui qui n’élabore aucun plan mais garde son cœur pur afin que la volonté de Dieu puisse s’y manifester, a une chance de dominer les accidents d’une révolution. La grande règle de la vie, c’est de n’avoir aucun plan, mais d’avoir un seul but, inaltérable. Si l’on fixe sa volonté sur le but que l’on s’est donné à réaliser, alors les circonstances elles-mêmes indiqueront la direction à suivre; l’intrigant, lui, trébuche toujours sur l’inattendu.
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24 février 1908
Il est impossible de définir brièvement en une ou deux phrases ce que devrait être notre éducation nationale; on peut cependant tenter de la décrire comme une éducation qui, prenant d’abord appui sur le passé et utilisant pleinement le présent, construit une grande nation. Quiconque veut couper la nation de son passé est hostile à sa croissance. Quiconque ne sait pas tirer parti du présent perd pour nous la bataille de la vie. Nous devons donc, pour l’Inde, préserver toute la connaissance, la force de caractère et les nobles idéaux qu’elle a accumulés dans son passé immémorial. Pour elle, nous devons acquérir le meilleur de ce que l’Europe peut donner en termes de connaissances, et l’assimiler en respectant les particularités du tempérament indien. Nous devons introduire en Inde les meilleures méthodes d’enseignement que l’humanité ait élaborées, qu’elles soient récentes ou anciennes. Tous ces éléments, il nous faudra les combiner en un ensemble harmonieux, et comme nous voulons construire des hommes et non des machines, il sera essentiel que ce système soit imprégné de l’esprit d’indépendance.
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5 mars 1908
L’Inde est le gourou des nations, le médecin de l’âme humaine dans ses maladies les plus profondes; elle est destinée une fois encore à remodeler la vie du monde...
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6 mars 1908
Lorsqu’on commença à nous infuser dans les veines le poison de l’éducation occidentale, le résultat fut immédiat et les hindous du Bengale, qui constituaient alors la majorité de la population de langue bengalie, se mirent en masse à déserter le village pour la ville...
Seule est robuste et certaine de se perpétuer la race qui, dans l’arbre de la vie, n’a pas sacrifié la santé de ses racines rurales à l’éclat urbain de ses feuilles et de ses fleurs... Nous devons maintenant nous pencher sur un domaine de travail que nous avons particulièrement négligé, celui de l’agriculture. Le retour à la terre est aussi essentiel à notre salut que le développement du Swadéshi ou la lutte contre la famine. Si nous apprenons à nos jeunes gens à retourner dans les champs, ils pourront devenir des guides, des chefs et des exemples pour la population villageoise... Il est urgent qu’on trouve une solution à ce problème, et la seule organisation d’associations de villages sera peu efficace si elle n’est pas doublée d’un système de formation qui ramènera l’hindou instruit à la terre pour qu’il se fasse fermier lui-même et entraîne la paysannerie de sa région.
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16 mars 1908
On a dit que la démocratie est basée sur les droits de l’homme; on a objecté qu’elle devrait plutôt se fonder sur les devoirs de l’homme; mais aussi bien les droits que les devoirs sont des notions européennes. L’idée indienne, c’est celle du dharma [la Loi]: dans le dharma, droits et devoirs perdent l’antagonisme artificiel provenant d’une vision du monde où l’égoïsme est le moteur de l’action, et ils retrouvent leur unité profonde et éternelle. C’est une démocratie fondée sur le dharma que l’Asie doit adopter, car là se situe la différence entre l’âme de l’Asie et l’âme de l’Europe.
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28 mars 1908
Nous sommes hindous et de tempérament spirituel par nature, car l’œuvre que nous devons accomplir pour l’humanité est une œuvre que nulle autre nation ne peut accomplir... Le grand atelier des expériences spirituelles, le laboratoire de l’âme a toujours été l’Inde...
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31 mars 1908
D’innombrables brochures, discours et articles de journaux ont parlé de la pauvreté croissante des masses. Mais une fois qu’on a démontré qu’il existe bien un problème de pauvreté, on a un peu trop tendance à penser qu’on a fait son devoir. On compte sur l’avenir pour régler le problème et on oublie que, quand la solution sera finalement là, les masses auront entre-temps sombré dans un état de déchéance dont la nation mettra plusieurs décennies à se remettre. Nous avons été habitués à nous occuper uniquement de l’aspect économique de cette pauvreté, mais elle a un aspect moral aussi, qui est encore plus important. Les paysans indiens se sont toujours distingués des masses moins civilisées de l’Europe par leur piété supérieure, leur douceur, leur sobriété, leur pureté, leurs habitudes économes et leur intelligence naturelle. Or, ils sont à l’heure actuelle victimes d’une oppression dont la brutalité est inouïe21; on les entraîne à fréquenter les débits de boisson qu’un gouvernement attentionné met généreusement à leur disposition. Ils sont avilis par l’exemple d’une aristocratie de plus en plus immorale, et poussés à adopter peu à peu les mêmes habitudes de relâchement et de brutalité qui déshonorent les prolétariats européens. Cette décadence progresse à une rapidité alarmante. Dans certains coins du pays, elle a atteint un tel degré qu’un rétablissement semble impossible... Nous avons entendu parler de certains villages où le débit de boisson et la prostituée – institutions inconnues il y a vingt-cinq ans –, étendent maintenant leur emprise sur les villageois les plus pauvres. Ces produits de base de la civilisation européenne sont à présent disponibles en abondance dans de nombreux villages du Bengale occidental... Cette situation, qui est celle des districts les pires, tend à se généraliser et à moins qu’on ne fasse quelque chose pour endiguer ce flot de boue, il balaiera l’âme de l’Inde dans son courant fétide et laissera à sa place une chose monstrueuse et informe faite de tout ce qu’il y a de pire dans la nature humaine.
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11 avril 1908
La Mère a posé le pied sur le seuil, mais elle attend pour entrer d’entendre le vrai cri, le cri qui jaillit du cœur... La Mère n’attend de nous ni projets habiles, ni plans, ni méthodes. Elle-même nous fournira les projets, les plans, les méthodes, bien meilleurs que tout ce que nous pouvons inventer. Ce qu’elle nous demande, c’est notre cœur, notre vie, ni plus ni moins.
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Une régénération c’est, littéralement, renaître, et on ne renaît pas grâce à l’intellect, ni grâce à une bourse bien remplie, ni à une politique quelconque, ni à un changement de système, mais en se forgeant un cœur nouveau, en jetant tout ce qu’on était dans le feu du sacrifice et en renaissant en la Mère. Ce qui est exigé de nous, c’est l’abandon de soi. Elle nous demande: «Combien d’entre vous sont prêts à vivre pour moi? Combien sont prêts à mourir pour moi?» Et elle attend notre réponse.
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12 avril 1908
Ne vous effrayez pas des obstacles qui surgissent sur la route, peu importe l’immensité des forces qui se mettent en travers du chemin... Quand des miracles se produisent de tous côtés, comment pourriez-vous ne pas croire que tout est possible? Si vous êtes sincère avec vous-même, vous n’avez pas à avoir peur de quoi que ce soit. Avec la vérité, l’amour et la foi, il n’y a rien que vous ne puissiez conquérir. C’est là tout votre évangile et il fera des miracles.
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14 avril 1908
L’atmosphère de la politique moderne est imprégnée de méfiance, et le ressort secret de l’action, c’est la haine et les soupçons réciproques. Sous les belles apparences de sa civilisation matérielle, un mal moral profond ronge les entrailles de la société européenne, comme on peut s’en apercevoir à mille symptômes frappants... Si l’Inde prend le chemin de l’Europe, si elle adopte ses idéaux politiques, son système social, ses principes économiques, elle sera atteinte des mêmes maladies. Il ne serait bon ni pour l’Inde ni pour l’Europe qu’on en arrive là. Si l’Inde devient une province intellectuelle de l’Europe, elle ne parviendra jamais à manifester la grandeur qui est sienne et elle ne réalisera jamais ses potentialités. Paradharmah bhayâvahah, il est dangereux d’adopter le dharma [la loi] d’un autre; cela prive l’homme ou la nation qui le fait du secret de sa force et de sa vitalité, et c’est alors une croissance artificielle et tronquée qui se substitue au développement libre, vaste et organique de la Nature. Chaque fois qu’une nation a renoncé à sa raison d’être, elle l’a fait en sacrifiant sa croissance. Pour qu’elle accomplisse son destin, il faut que l’Inde reste l’Inde. D’ailleurs, l’Europe ne gagnera rien à greffer sa civilisation sur celle de l’Inde, car si l’Inde, qui détient le secret des remèdes propres aux maladies de l’Europe, se retrouve elle-même en proie au même mal, non seulement celui-ci ne sera pas guéri mais il restera inguérissable, et la civilisation européenne périra comme elle périt lors du déclin de l’empire romain: d’abord par décomposition de l’intérieur, puis par invasion de l’extérieur.
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Avril (?) 1908
Nous étions si ignorants de la vie que nous nous sommes imaginés que d’autres que nous allaient travailler à notre liberté, et justement ceux-là qui vivent de nos services; si ignorants de l’histoire que nous avons pensé que des réformes pouvaient précéder la liberté; si ignorants de la science que nous avons cru qu’un organisme pouvait être remodelé de l’extérieur. Nous étions gouvernés par des boutiquiers et nous avons consenti avec enthousiasme à les prendre pour des anges. Nous avons feint d’avoir des vertus que nous n’avions pas le loisir d’assimiler et nous avons perdu celles que nos pères nous avaient transmises. Et tout cela, avec une bonne foi totale, avec la certitude que nous étions en train de nous européaniser et d’avancer rapidement sur la voie du progrès politique, social, économique, moral et intellectuel. Le summum de notre progrès en politique, cela a été un Congrès qui votait chaque année des résolutions qu’il n’avait pas le pouvoir de mettre en pratique, des hommes d’état dont la fonction suprême était de poser des questions qui ne nécessitaient même pas de réponse, des conseillers qui auraient été bien étonnés si on les avait consultés, et des politiciens qui ne savaient même pas que le droit ne peut exister sans le soutien de la force. Au point de vue social, nous avons, en introduisant de manière mécanique quelques piètres changements, tenté timidement de redynamiser jusqu’aux fondements même de notre société, mais sans réussir à nous montrer à la hauteur d’une si noble tâche. Quant à un renouveau spirituel, c’est à peine si nous en avons fait la tentative. Sur le plan économique, nous avons réussi cet exploit de détruire nos industries et de nous rendre esclaves de l’homme d’affaires britannique. Au point de vue moral, nous avons achevé avec succès la désintégration des valeurs morales traditionnelles et nous les avons remplacées par une respectabilité de surface; intellectuellement nous nous sommes parés avec orgueil de quelques plumes, de quelques bribes et débris épars de la pensée européenne, en sacrifiant pour cela un héritage immense et éternel. Jamais éducation n’aura été si éloignée de tout ce qu’implique une vraie éducation...
La domination britannique, la mission civilisatrice de l’Angleterre en Inde a été l’histoire, réussie comme jamais auparavant, de l’hypnose d’une nation. On nous a persuadés de vivre une existence où la volonté et ses activités étaient comme mortes, on nous a fait prendre une série d’hallucinations pour des phénomènes réels et mis dans l’état de faiblesse morbide que souhaitait l’hypnotiseur – jusqu’au moment où le Maître d’une hypnose plus puissante posa son doigt sur les yeux de l’Inde et s’écria: «Réveille-toi !» Alors seulement fut rompu l’enchantement, l’esprit qui somnolait reprit conscience de lui-même et l’âme qui était morte se mit à revivre22....
Le nouveau nationalisme transcende toutes les barrières; il va chercher l’employé derrière son guichet, le commerçant dans sa boutique, le paysan à sa charrue; il fait sortir le brâhmane de son temple et prend par la main le chândâla [intouchable] dans sa misère; il va trouver l’étudiant dans son université, l’écolier penché sur son livre, il touche jusqu’à l’enfant dans les bras de sa mère; et le zenana23 derrière ses jalousies a frémi à sa voix; son œil fouille la jungle à la recherche de Santals24 et parcourt les collines pour débusquer les tribus sauvages des montagnes. Il ne se préoccupe ni de l’âge, ni du sexe, ni de la caste, ni de la fortune, ni de l’éducation, ni de la respectabilité. Il se moque de ceux qui se contentent de demander à pouvoir participer aux affaires du pays. Il n’a que faire de titres de propriété ou de certificats d’instruction primaire. Il parle à l’illettré ou à l’homme de la rue dans la langue rude et vigoureuse qu’il comprend le mieux; il parle au jeune et au cœur ardent avec les accents de la poésie, dans une langue de feu; il s’adresse au penseur avec les mots de la philosophie et de la logique; à l’hindou, il répète le nom de Kâlî; le musulman, il le pousse à l’action en lui parlant de la gloire de l’islam. Il les exhorte tous à s’avancer, à participer à l’œuvre de Dieu et à refaire une nation, chacun avec ce que sa croyance propre, sa culture, sa force, sa bravoure ou son génie peuvent offrir à la nouvelle entité nationale. La seule qualification qui soit exigée, c’est un corps formé dans les entrailles d’une mère indienne, un cœur capable de vibrer pour l’Inde, un cerveau qui puisse concevoir et projeter sa grandeur, une langue qui sache adorer son nom ou des bras capables de combattre pour sa cause... Le nouveau nationalisme, c’est la renaissance en Inde du kshatriya, du samouraï25.
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L’homme est d’une trempe moins terrestre que certains voudraient le faire croire. Il y a en lui un élément divin dont l’homme politique pratique ne tient pas compte. Celui-ci examine la situation du moment et s’imagine qu’il a tout bien considéré. Il a étudié, certes, la surface des choses et leurs environs immédiats, mais ce qui se trouve au-delà de la vision matérielle lui a échappé. Il n’a pas tenu compte du divin en l’homme, de l’incalculable, de cet élément qui fausse les calculs du conspirateur et déroute la sagesse du diplomate26.
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Le nationaliste ne perd jamais de vue cette vérité que la loi a été faite pour l’homme, et non pas l’homme pour la loi. La raison d’être de la loi, sa fonction principale, c’est de protéger, d’encourager la croissance et l’épanouissement confiant d’une vie nationale robuste et saine, et si la loi n’est pas mise au service de ce but, si elle s’y oppose ou le contredit, alors, quelle que soit la rigueur avec laquelle elle fait régner la paix, l’ordre et la sécurité, cette loi perd tout droit au respect et à l’obéissance. Le nationalisme refuse d’accepter la loi comme quelque chose de sacro-saint, ou de considérer la paix et la sécurité comme des buts en soi... Il ne donnera pas la préférence aux méthodes violentes ou agressives simplement parce qu’elles sont violentes et agressives, pas plus qu’il ne s’accrochera aux méthodes douces et pacifiques simplement parce qu’elles sont douces et pacifiques. Ce que le nationalisme demande à une méthode, c’est qu’elle soit efficace pour le but qu’il se propose, c’est qu’elle soit digne d’un grand peuple combattant pour son existence, c’est qu’elle soit formatrice de l’activité et de la force nationales; une fois qu’il s’est assuré de tout cela, il n’a besoin de rien de plus27.
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Il est de certains esprits qui répugnent à la combativité comme si c’était un péché. Leur tempérament leur interdit de percevoir les délices de la bataille, et ils ressentent comme monstrueux et coupable quelque chose qu’ils sont incapables de comprendre. «C’est avec l’amour que tu guériras la haine, c’est avec la justice que tu chasseras l’injustice, avec la vertu que tu détruiras le péché» – voilà ce qu’ils prêchent. L’amour est un mot sacré mais il est plus facile de parler de l’amour que d’aimer... La Guîtâ est la meilleure réponse à ceux qui reculent devant la bataille comme devant un péché et se refusent à l’agression comme si elle était une dégradation morale.
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Une philosophie qui mécaniquement applique une règle à toutes les actions, ou bien qui se saisit d’un mot et essaie d’y enfermer la totalité de la vie humaine, est une philosophie stérile. L’épée du guerrier est aussi nécessaire à l’accomplissement de la justice et de la vertu que la sainteté du saint. Ramdas n’est pas complet sans Shivaji28. Le rôle pour lequel fut créé le kshatriya, c’est de maintenir la justice, d’empêcher le fort de se livrer à des pillages et de défendre le faible contre l’oppression. C’est pourquoi – dit Sri Krishna dans le Mahâbhârata – Dieu créa la bataille et l’armure, l’épée, l’arc et le poignard29.30
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(À l’aube du 2 mai 1908, des policiers font irruption dans la chambre de Sri Aurobindo, pistolet au poing, l’arrêtent et l’emprisonnent à Alipore, près de Calcutta. Le chef d’accusation: complicité dans un attentat manqué contre un juge anglais quelques jours plus tôt. Bien que les responsables de cet attentat soient des membres de la société secrète de Barin, les autorités britanniques pensent enfin tenir leur chance de réduire définitivement au silence celui qu’ils considèrent comme «l’homme le plus dangereux auquel nous ayons affaire31» Pendant32 que se déroule le procès d’Alipore, où il est défendu par le célèbre avocat Chittaranjan Das, Sri Aurobindo passe un an en prison où il a de nombreuses expériences et réalisations; comme il l’écrira lui-même des années plus tard: «La vie spirituelle et la réalisation intérieure, dont l’amplitude et l’universalité n’avaient cessé de croître, l’occupèrent dès lors tout entier; son travail désormais en faisait partie et en découlait; de plus ce travail touchait à un domaine beaucoup plus large que le service et la libération du pays: il était centré autour d’un but – qu’il n’avait fait qu’entrevoir jusqu’alors – dont la portée était mondiale et qui concernait tout l’avenir de l’humanité33.»
Un an plus tard, le 6 mai 1909, Sri Aurobindo est acquitté contre toute attente et quitte ce qu’il appelle «l’ashram d’Alipore». Le Bande Mâtaram n’existe plus, sa publication ayant été interdite par les autorités; la plupart des leaders nationalistes ont été emprisonnés, déportés, ou se sont exilés, et les quelques-uns qui restent sont démoralisés. Le mouvement nationaliste est dans le creux de la vague. Presque seul, Sri Aurobindo se met alors à lui insuffler une nouvelle vie, faisant de nombreux discours, et lançant un nouvel hebdomadaire en anglais, le Karmayogin, ainsi qu’un autre en bengali, le Dharma. Les extraits suivants proviennent du Karmayogin.)
30 mai 1909
(Extraits du célèbre discours d’Outtarpara)
Quand je m’approchai alors de Dieu [après être rentré d’Angleterre], c’est à peine si j’avais une foi vivante en Lui. L’agnostique était en moi, l’athée était en moi, le sceptique était en moi; je n’étais même pas absolument sûr qu’il y eût un Dieu. Je ne sentais pas Sa présence. Cependant quelque chose me tirait vers la vérité des Védas, la vérité de la Guîtâ, la vérité de la religion hindoue34. Je sentais qu’il devait y avoir une puissante vérité quelque part dans ce Yoga, une puissante vérité dans cette religion basée sur le Védânta. Quand je me mis au Yoga et décidai de le pratiquer pour voir si mon idée était juste, je l’ai donc fait dans cet esprit et en Lui adressant cette prière: «Si tu existes, Tu connais mon cœur. Tu sais que je ne demande pas la libération, je ne demande rien de ce que demandent les autres. Je demande seulement la force de soulever cette nation, je demande seulement de pouvoir vivre et travailler pour ce peuple que j’aime et auquel j’aspire à consacrer ma vie.» Je m’efforçai pendant longtemps d’atteindre à la réalisation du Yoga, et finalement j’y parvins dans une certaine mesure, mais quant à ce que je désirais le plus fortement, je demeurai insatisfait. Ensuite, dans l’isolement de la prison, dans la cellule solitaire, je fis la même demande, je dis: «Donne-moi Ton âdésh [ordre]. Je ne sais pas quel travail faire ni comment le faire. Donne-moi un message.» Dans la communion du Yoga, deux messages me parvinrent. Le premier disait: «Je t’ai donné un travail et c’est d’aider à soulever cette nation. Le moment est proche où tu vas devoir sortir de prison car ce n’est pas ma volonté pour cette fois que tu sois condamné ou que tu passes ton temps à souffrir pour ton pays comme d’autres ont à le faire. Je t’ai chargé d’un travail et c’est l’âdésh que tu as demandé. Je te donne l’ordre de te mettre en route et de faire mon travail.» Le second message vint qui disait: «Une chose t’a été montrée pendant cette année de réclusion, une chose dont tu n’étais pas convaincu, et c’est la vérité de la religion hindoue. C’est cette religion que je suis en train d’élever à la face du monde, c’est elle que j’ai perfectionnée et développée à travers les rishis [voyants], les saints et les avatârs, et voici qu’à présent elle se met en mouvement pour accomplir mon œuvre parmi les nations. Je suis en train d’élever cette nation pour qu’elle répande ma parole... Ainsi donc, quand il est dit que l’Inde s’élèvera, c’est le sanâtana dharma [loi éternelle] qui s’élèvera. Quand il est dit que l’Inde sera grande, c’est le sanâtana dharma qui sera grand. Quand il est dit que l’Inde s’étendra et grandira, c’est le sanâtana dharma qui s’étendra et grandira dans le monde. C’est pour le dharma et par le dharma que l’Inde existe...»
Mais qu’est-ce que la religion hindoue? Quelle est cette religion que nous qualifions d’éternelle, sanâtana? Cette religion n’est hindoue que parce que c’est la nation hindoue qui l’a conservée, parce que c’est dans cette péninsule isolée par la mer et les Himalayas qu’elle a grandi, parce que ce sont les Aryens qui ont eu la tâche de la préserver à travers les âges sur cette terre antique et sacrée35. Mais elle n’est pas circonscrite à un seul pays, elle n’appartient pas spécialement et pour toujours à une partie limitée du monde. Ce que nous appelons la religion hindoue est en réalité la religion éternelle, car c’est la religion universelle qui embrasse toutes les autres. Si une religion n’est pas universelle, elle ne peut être éternelle. Une religion étroite, sectaire, exclusive, ne peut vivre qu’un temps limité et ne peut avoir qu’un but limité. Celle-ci est la seule religion qui puisse triompher du matérialisme en incluant et en anticipant les découvertes de la science et les spéculations de la philosophie. C’est la seule religion qui révèle à l’humanité la proximité de Dieu, la seule qui englobe tous les chemins possibles par lesquels l’homme peut aller à Dieu. C’est la seule religion qui insiste constamment sur la vérité que reconnaissent toutes les religions, à savoir qu’Il est présent en tout homme et en toute chose et que c’est en Lui que nous nous mouvons et existons. C’est la seule religion qui permette non seulement de comprendre cette vérité et d’y croire, mais encore de la réaliser dans chaque partie de notre être. C’est la seule religion qui montre au monde ce qu’est vraiment le monde, c’est-à-dire la lîlâ36 de Vâsoudéva37. C’est la seule religion qui nous montre comment nous pouvons le mieux possible jouer notre rôle dans cette lîlâ, quelles en sont les lois les plus subtiles et les règles les plus nobles. C’est la seule religion qui ne sépare pas, fût-ce dans le détail le plus minime, la vie de la religion, la seule qui sache ce qu’est l’immortalité et qui ait entièrement écarté de nous la réalité de la mort...
J’avais dit l’année dernière que ce mouvement n’était pas un mouvement politique et que le nationalisme n’était pas de la politique, mais une religion, une croyance, une foi. Je le dis encore aujourd’hui, mais d’une autre façon. Je ne dis plus que le nationalisme est une croyance, une religion ou une foi. Je dis que c’est le sanâtana dharma qui est pour nous le nationalisme... Le sanâtana dharma, voilà le nationalisme. C’est le message que j’avais à vous transmettre.
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19 juin 1909
Nous avons dit que le brahmatéja38 est ce dont nous avons le plus grand et le plus urgent besoin. En un sens, cela veut dire la prééminence de la religion; mais au fond, ce que les Européens entendent par «religion», ce n’est pas le brahmatéja, qui signifie plutôt spiritualité, force et énergie de pensée et d’action jaillissant d’une communion ou d’un abandon à Cela, à l’intérieur de nous, qui gouverne le monde. C’est ce sens-là que nous donnerons à ce mot. Cette force, cette énergie, peut être mise au service de n’importe quel but que Dieu désire pour nous; elle suffit à la connaissance, à l’amour ou au service; elle peut servir aussi bien à la libération d’une âme individuelle qu’à la construction d’une nation ou au tournage d’un outil. Elle travaille du dedans, elle travaille dans le pouvoir de Dieu, elle travaille avec une énergie surhumaine. Que cette force s’éveille à nouveau en trois cent millions d’hommes par les moyens que notre passé nous a mis entre les mains, voilà notre objectif.
L’Européen est fier d’avoir réussi à séparer la religion de la vie. La religion, dit-il, est une très bonne chose quand elle reste à sa place, mais elle n’a pas à se mêler de politique, de science ou de commerce, toutes choses que son intrusion ne fait que gâter. La religion est réservée au dimanche: ce jour-là, si l’on est anglais, on s’habille en noir et on tâche de se sentir vertueux, et si l’on habite sur le continent, on oublie le reste de la semaine et on s’amuse... Mais, après tout, Dieu existe vraiment, et s’Il existe, on ne peut pas Le fourrer dans un coin et lui dire: «Voilà ta place; quant au monde et à la vie, ils nous appartiennent.» Il s’échappe et se répand de nouveau. Chaque époque de négation n’est qu’une préparation pour une affirmation plus large et plus complète.
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C’est une erreur, nous le répétons, de croire que la spiritualité est quelque chose qui est coupé de la vie... C’est une erreur de croire que les hauteurs de la religion sont au-dessus des luttes de ce monde. L’exhortation répétée de Sri Krishna à Arjuna insiste sur la lutte: «Combats et renverse tes adversaires !», «Souviens-toi de moi et combats !», «Le cœur rempli de spiritualité, abandonne-moi toutes tes actions et, libéré des désirs, libéré des demandes égoïstes, combats ! Que ton âme enfiévrée s’apaise.»
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Il est une loi puissante de la vie, un grand principe de l’évolution humaine, un fond de connaissances et d’expériences spirituelles dont ce pays, l’Inde, a toujours été destiné à être le dépositaire, l’exemple et le propagateur. Cette loi, c’est le sanâtana dharma...
L’Européen fait grand cas de la mécanique. Il cherche à rénover l’humanité à coups de projets sociaux et de systèmes gouvernementaux. Il espère faire venir l’âge d’or avec une loi du parlement. La mécanique a, certes, une grande importance mais uniquement comme un moyen de travail dont l’esprit au-dedans, la force par derrière, se sert. Le XIXe siècle en Inde aspirait à l’émancipation politique, à un renouveau social, à une vision religieuse et à une nouvelle naissance, mais il a échoué parce qu’il a adopté les motivations et les méthodes européennes, il a ignoré l’esprit, l’histoire et le destin de notre peuple et il a cru qu’en adoptant l’éducation européenne, la mécanique européenne, l’organisation et l’équipement européens, nous arriverions à reproduire chez nous la prospérité, l’énergie et le progrès de l’Europe. Nous, les hommes du XXe siècle, rejetons les buts, idéaux et méthodes du XIXe siècle anglicisé, justement parce que nous en acceptons la leçon. Nous nous refusons à faire une idole du présent; nous regardons en arrière et en avant, en arrière vers l’histoire imposante de notre peuple, et en avant vers l’histoire grandiose pour laquelle cette destinée l’a préparé...
Nous disons à la nation: «La volonté de Dieu, c’est que nous soyons nous-mêmes et non pas l’Europe. Nous avons cherché à revivre en suivant la loi d’un autre être que le nôtre. Nous devons nous tourner ailleurs et chercher en nous-mêmes les sources de vie et de force. Nous devons connaître notre passé et le retrouver afin qu’il puisse servir à notre avenir. Notre tâche est de nous réaliser nous-mêmes d’abord et de tout façonner selon la loi de la vie et de la nature éternelles de l’Inde...»
Nous disons aux individus et surtout aux jeunes qui se manifestent aujourd’hui pour travailler pour l’Inde, pour le monde et pour Dieu: «Vous ne pouvez pas chérir ces idéaux, vous pouvez encore moins les réaliser si vous vous laissez dominer par les idées européennes ou si vous regardez la vie d’un point de vue matériel. Matériellement vous n’êtes rien, spirituellement vous êtes tout. Seul un Indien peut tout croire, tout oser, tout sacrifier. Commencez donc par devenir des Indiens. Retrouvez le patrimoine de vos ancêtres. Retrouvez la pensée aryenne, la discipline aryenne, le caractère aryen, la vie aryenne. Retrouvez le Védânta, la Guîtâ, le Yoga. Retrouvez tout cela, pas seulement dans votre intellect ou dans vos sentiments, mais dans votre vie... Difficile et impossible sont des mots qui disparaîtront de votre vocabulaire. Car c’est dans l’esprit que la force est éternelle et vous devez regagner le royaume de vous-mêmes, le Swaraj intérieur, avant de pouvoir regagner votre empire extérieur... Retrouvez en vous-mêmes la source de toute force, et tout le reste – équilibre social, prééminence intellectuelle, liberté politique, maîtrise de la pensée humaine, hégémonie du monde – vous sera donné par surcroît.»
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Nous ne craignons pas l’opposition musulmane; tant que c’est l’honnête produit Swadéshi [du pays] et qu’il n’est pas manufacturé à Shillong ou à Simla39, nous l’accueillons comme un signe de vie et d’aspiration. Loin de l’appréhender, nous désirons l’éveil de l’islam en Inde même si, dans ses premiers efforts maladroits, il se fourvoie et s’en prend à nous. En effet toute force, toute énergie, toute action ne peuvent être que des matériaux utiles au bâtisseur d’une nation. Avec cette conviction, nous sommes prêts, lorsque le moment viendra de nous rencontrer dans l’arène politique, à échanger avec le musulman, selon ce qu’il choisira, soit l’accolade vigoureuse du frère, soit l’empoignade résolue du lutteur...
Nous pouvons être certains d’une chose, c’est que ce n’est pas avec des ajustements politiques ou avec les flatteries du Congrès40 qu’on arrivera à l’unité entre hindous et musulmans. On doit rechercher cette unité plus profond, dans le cœur et dans l’esprit, car c’est là où résident les causes de la désunion que l’on doit chercher les remèdes. En essayant de résoudre le problème, nous ferons bien de nous souvenir que les malentendus sont ce qui génère le plus de désaccords, que l’amour pousse à l’amour et que la force met les forts de son côté. Nous devons nous efforcer d’éliminer les causes de malentendus par une meilleure connaissance et une plus grande sympathie mutuelles. Nous devons offrir à notre frère musulman l’amour résolu du patriote, nous ressouvenant toujours qu’en lui aussi habite Nârâyana [Dieu] et qu’à lui aussi notre Mère a donné une place permanente dans son cœur; mais il faut cesser de l’approcher en hypocrite et de le flatter par faiblesse, égoïsme et lâcheté. Nous croyons que ceci est la seule façon pratique de traiter la difficulté. En tant que question politique, le problème hindou-musulman ne nous intéresse nullement, en tant que problème national, il est d’une importance capitale.
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Jamais nous n’abandonnerons notre force d’âme, notre courage, notre endurance. Certains croient qu’en courbant la tête le pays échappera à la répression41. Je ne suis pas de cet avis. C’est en regardant l’orage en face et en l’affrontant avec un fier courage, avec force d’âme et endurance, que la nation peut être sauvée. C’est ce que la Mère exige de nous – ce que Dieu exige de nous.
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23 juin 1909
(Extrait d’un discours prononcé à Bakerganj)
Il y a des moments de grand changement, des moments où les repères habituels sont bouleversés, où des forces submergées remontent à la surface, et selon qu’on s’occupera de trouver rapidement une solution à ces problèmes ou qu’on fera traîner les choses en longueur, notre progrès sera rapide ou lent, solide ou fragmenté... Le problème est posé à chacun d’entre nous, l’un après l’autre, et à chacune des nations, l’une après l’autre... Il nous a montré la possibilité de force qu’il y a en nous, et puis Il nous a montré où se loge le danger, la faiblesse. Il nous révèle maintenant de quelle manière nous pouvons devenir forts. C’est à nous de répondre à la question que Dieu nous a posée, et il dépend de notre réponse que ce mouvement se développe d’une manière ou d’une autre, qu’il prenne un chemin ou un autre, qu’il conduise à un salut rapide et soudain, ou bien, qu’après tant de siècles d’épreuves et de souffrances, il nous faille encore traverser une longue période d’épreuves et de souffrances. Dieu nous a posé la question et c’est entièrement à nous qu’il appartient d’y répondre.
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25 juin 1909
(Extrait d’un discours prononcé à Khoulna)
La vertu du brahmane est une grande vertu. Tu ne tueras point – telle est la signification de l’ahimsâ. Mais si cette vertu de non-violence vient au kshatriya, si vous dites: «Je ne tuerai point», alors il n’y a plus personne pour protéger le pays. Le bonheur du peuple s’écroulera. L’injustice et l’anarchie régneront. La vertu devient une source de misère et, par votre faute, misère et conflits se répandent dans le peuple.
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3 juillet 1909
Lorsqu’il se trouve confronté aux vérités de l’hindouisme, à l’expérience des penseurs profonds et des esprits exceptionnels de notre peuple qui se sont succédés pendant des milliers d’années, le rationaliste s’exclame: «Mysticisme, mysticisme !» et il se croit victorieux. Il voit ordre, développement, progrès, évolution, lumières dans l’histoire de l’Europe, mais le passé de l’Inde est à ses yeux un amas repoussant de superstitions et d’ignorance qu’on ferait mieux de déchirer du livre de la vie humaine. Ces milliers d’années de notre pensée, de notre aspiration, seraient une période sans la moindre importance pour nous, et la vraie histoire de notre progrès ne commencerait qu’avec l’apparition de l’éducation européenne !
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17 juillet 1909
Il est des mouvements particuliers, à certaines époques particulières, dans lesquels la Force divine se manifeste avec un pouvoir souverain, déjouant tous les calculs humains, tournant en ridicule la prudence de l’homme d’état circonspect et du politicien retors, faussant les pronostics de l’analyste scientifique et progressant avec une impétuosité et une vitesse qui sont clairement la marque d’une force qui vient de plus haut que l’homme. Après coup, l’intellectuel tente de retrouver les causes à l’origine du mouvement et de mettre en évidence les forces qui l’ont rendu possible, mais sur le moment il se méprend totalement, sa sagesse se trouve prise en faute à chaque pas et sa science ne lui sert de rien. Nous disons que dans ces moments-là, Dieu est présent dans le mouvement. C’est Lui qui le dirige, et ce mouvement devra aboutir en dépit du fait qu’il est impossible à l’homme de distinguer les moyens qu’il prendra pour réussir.
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31 juillet 1909
Notre idéal est celui du Swaraj, c’est-à-dire d’une autonomie absolue libre de tout contrôle étranger. Nous revendiquons le droit qu’a toute nation de vivre de sa propre vie par ses propres énergies, en suivant sa propre nature et ses propres idéaux. Nous refusons que des étrangers prétendent nous imposer une civilisation inférieure à la nôtre ou qu’ils nous maintiennent à l’écart de notre héritage sous le prétexte indéfendable qu’ils sont plus capables que nous. Tout en admettant ce qu’une longue servitude a entraîné comme taches d’ombre et déficiences dans nos aptitudes et notre vitalité naturelles, nous sommes conscients de ce que ces aptitudes et cette vitalité ont commencé à revivre en nous.
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7 août 1909
L’avenir appartient aux jeunes. C’est un monde jeune et nouveau qui est maintenant en train de se former, et ce sont les jeunes qui doivent le créer. Mais c’est aussi un monde de vérité, de courage, de justice, d’aspiration élevée et de droiture que nous cherchons à créer. Pour le lâche, l’égoïste, le beau parleur qui se met en avant au départ et ensuite plante là ses compagnons, il n’y a pas de place dans l’avenir de ce mouvement. Une jeunesse au cœur pur, brave, franche, courageuse, ardente, est la seule fondation sur laquelle la nation future peut être construite... Dieu ne veut pas pour son œuvre d’hommes qui hésitent ou reculent, pas plus qu’il ne veut d’enthousiastes instables, incapables de soutenir l’énergie de leurs premiers élans.
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21 août 1909
La force spirituelle au-dedans non seulement crée l’avenir mais encore crée les matériaux de l’avenir. Elle n’est pas limitée par les matériaux existants, ni par leur nature ni par leur qualité. Elle peut transformer de mauvais matériaux en bons matériaux, un manque de moyens en une abondance de moyens. C’est une conscience profonde de cette grande vérité qui donna à Mazzini la force de créer l’Italie moderne...
Nous avons l’espoir que non seulement les conditions politiques en Inde changeront, mais que son mal plus profond guérira, et qu’en faisant appel pleinement à ses immenses réserves de force morale et spirituelle on accomplira pour l’Inde ce que Mazzini ne put accomplir pour l’Italie, c’est-à-dire la mettre en avant à la tête de ce monde nouveau dont l’enfantement commence déjà à secouer la terre de ses convulsions.
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28 août 1909
La force appelle la force; le courage ferme et lucide force le succès et commande le respect; une façon d’agir forte et directe peut se dispenser des méthodes de la dissimulation et de l’intrigue. Tout cela, ce sont des signes de caractère et seul le caractère peut donner aux nations liberté et grandeur.
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Que dans une bureaucratie les fonctionnaires règnent en maîtres, qu’ils puissent infliger des tracasseries et nuire au simple citoyen sans que celui-ci ait aucun moyen d’obtenir réparation, il faut croire que cela est inévitable... Si le monde de l’administration se mettait à avoir du bon sens, cela constituerait une fâcheuse infraction aux lois de la Nature.
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4 septembre 1909
Toute action qui pourrait soulever une objection chez un certain nombre de musulmans est maintenant passible d’interdiction sous prétexte qu’elle risque de perturber l’ordre public, et on commence vaguement à se demander si l’on n’en viendra pas un jour à interdire le culte dans les temples hindous en invoquant ce motif si valable.
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11 septembre 1909
L’action résout les difficultés que l’action a créées. L’inaction ne peut que mener à la paralysie et à la mort... Les erreurs de la vie et du progrès sont plus exubérantes et plus frappantes, mais moins fatales que les erreurs de la décomposition et de la réaction.
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18 septembre 1909
La fin d’un stade de l’évolution est généralement marquée par une puissante recrudescence de tout ce qui doit sortir de l’évolution... La loi est la même pour la masse que pour l’individu. Un observateur inspiré a décrit le processus de l’évolution humaine comme un processus d’élimination du tigre et du singe. Les forces de cruauté, de convoitise, de destruction méchante, de malfaisance, de folie, de brutalité, d’ignorance régnaient autrefois sur l’humanité, s’en donnant à cœur joie; plus tard, grâce au développement de la religion et de la philosophie elles ont commencé, à des époques de satiété comme au début de l’ère chrétienne en Europe, à être, pour une part remplacées, pour une part mises sous contrôle. Comme c’est la loi pour ces choses-là, ces forces sont toujours revenues à l’attaque avec plus ou moins de virulence et ont cherché avec plus ou moins de succès à regagner leur emprise. Finalement, au XIXe siècle, il a semblé pendant quelque temps que certaines de ces forces, momentanément du moins, s’étaient épuisées et que l’heure de leur rejet [samyama] et de leur élimination progressive de l’évolution avait sonné pour de bon. De tels espoirs réapparaissent périodiquement, et ultimement ils ont toutes les chances de se réaliser, mais avant que cela n’ait lieu, il est inévitable qu’il y ait un nouveau soubresaut. Nous en voyons des signes abondants dans ce qui se passe en Europe et en Amérique où, sous les belles apparences de la science, du progrès, de la civilisation et de l’humanitarisme, on retombe en titubant dans la bête, et nous risquons d’en voir davantage de signes encore dans l’époque qui s’approche.
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25 septembre 1909
L’avilissement de notre esprit, de notre caractère et de nos goûts, dû à une éducation européenne grossièrement commerciale, matérialiste et incomplète, est un fait sur lequel le jeune nationalisme a toujours insisté. La destruction, en pratique, de notre sensibilité artistique, de notre savoir-faire dans le domaine des arts plastiques, de ce coup d’œil et ce coup de main qui surent autrefois assurer à nos productions prééminence, réputation et maîtrise des marchés européens, est également chose faite. Plus important que tout, la rupture spirituelle et intellectuelle que les écoles et universités d’aujourd’hui ont opérée avec notre passé a dépossédé le pays de l’originalité, de l’aspiration élevée et de l’énergie puissante qui, seules, peuvent libérer et grandir une nation. Inverser ce processus et regagner ce que nous avons perdu est sans aucun doute la première tâche à laquelle nous devrions nous consacrer. Et comme, de tout ce que nous avons perdu, l’originalité, l’aspiration et l’énergie sont ce qu’il y a de plus essentiel, notre premier objectif et le plus important doit être de les regagner. Le but principal des prophètes du nationalisme fut de débarrasser la nation de cette idée que le futur est limité par les circonstances du présent et que, des causes passagères nous ayant abaissés et affaiblis, nos buts devaient nécessairement être bas et nos méthodes faibles. Ils firent voir au peuple une haute et splendide destinée qui n’était pas pour dans quelque lointain âge d’or mais pour un futur relativement proche... Élever l’esprit, le caractère et les goûts du peuple, retrouver l’ancienne noblesse de tempérament, la force de caractère aryenne, la hauteur de vues aryenne, cette sensibilité qui faisait de la vie sur terre quelque chose de beau et de merveilleux, retrouver également les sublimes expériences, réalisations et aspirations spirituelles qui ont fait de nous le peuple au cœur le plus profond, à la pensée la plus profonde, à la vie la plus délicatement profonde de tous les peuples de la terre – voilà la tâche qui vient ensuite en urgence et en importance...
Nous devons également nous souvenir de ce qui a été à l’origine de cette dégradation, de cette perte de l’identité nationale, «ce mal terrible de nos âmes» dont se plaint l’auteur42. Une tâche douloureuse mais nécessaire devait être accomplie, et comme les Anglais étaient l’instrument qui convenait le mieux à son dessein, Dieu leur fit traverser ces milliers de milles d’océan inconnu, donna force à leurs cœurs et subtilité à leurs cerveaux, et les installa en Inde afin qu’ils fassent Son travail, ce qu’ils ont fait fidèlement, bien qu’aveuglément, depuis ce moment-là, et ce qu’ils continuent à faire au moment présent. L’esprit et les idéaux de l’Inde avaient fini par se retrouver enfermés dans un moule qui, aussi magnifique fût-il, était trop étroit et trop fragile pour supporter le poids puissant de notre avenir. Dans un cas comme celui-là, il faut que le moule soit cassé et que même l’idéal se perde pendant quelque temps de façon à ce qu’on le retrouve libre de contraintes et de limitations... Nous ne devons pas emprisonner l’esprit de l’Inde, qui veut grandir et s’affirmer, dans des formes passagères qui sont l’œuvre de ces quelques dernières centaines d’années. Ce serait une entreprise aussi vaine que désastreuse. Le moule est cassé; il faut en refaire un autre de dimensions plus vastes et au contenu plus riche. Pour effectuer le travail de destruction, de par son individualité tenace, son commercialisme et son matérialisme même, qui en faisaient l’exact opposé en tempérament et en culture du peuple qu’elle gouvernait, c’est l’Angleterre qui convenait le mieux. Elle fut choisie également en raison de l’efficacité et du talent incomparables avec lesquels elle a su organiser une démocratie individualiste et matérialiste. Il était nécessaire que nous entrions en contact étroit avec cette organisation démocratique, que nous l’assimilions et que nous absorbions l’esprit et les méthodes démocratiques afin d’être à même de les dépasser... Nous devons rejeter l’individualisme et le matérialisme, et garder la démocratie. Harmoniser et spiritualiser les élans de l’humanité vers la liberté, l’égalité et la fraternité, tel est le problème que nous avons à résoudre pour le genre humain.
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6 novembre 1909
(En 1909, les réformes dites de Morley-Minto accordèrent aux musulmans indiens un collège électoral séparé pour les élections aux Conseils législatifs «réformés». C’était, dans les faits, les encourager à revendiquer une identité séparée.)
La question d’une représentation séparée pour les musulmans fait partie de ces problèmes cruciaux qu’un politicien soulève à la va-vite sans être capable de mesurer les forces auxquelles il a affaire, et qui ont des conséquences que personne n’avait prévues et surtout pas ce Frankenstein malavisé, coupable au départ d’avoir créé le problème. La croyance généralement répandue chez les hindous, c’est que le gouvernement a décidé d’affaiblir l’élément hindou dans le peuple indien en renforçant l’élément musulman, et qu’il s’assure pour lui-même d’un rôle prépondérant en permanence en s’appuyant sur des votes musulmans qu’il a achetés au prix d’un traitement de faveur. Les officiels haut placés le nient et déclarent que c’est seulement après avoir considéré attentivement les droits et les intérêts des minorités qu’ils ont fait de la représentation musulmane séparée un trait essentiel du plan de réformes, mais leurs dénégations n’ont pas convaincu un seul hindou; car on objecte évidemment à cela qu’il n’y a qu’une seule minorité dont on prend soin si spécialement, et que cette sollicitude toute spéciale lui est accordée même dans des provinces où elle constitue une large majorité. Rien n’a été prévu pour la protection des minorités hindoues, pour les Parsis, les Sikhs, les chrétiens et d’autres groupes, lesquels pourraient avec quelque justification déclarer qu’eux aussi sont indiens et citoyens de l’Empire tout autant que les musulmans...
Quant à nous, notre position est claire. Nous ne nous associerons en aucune manière à des réformes qui n’octroient ni majorité populaire ni contrôle indépendant, qui ne donnent aux capacités et qualités politiques des Indiens aucune chance de se manifester, et n’apportent aucun germe d’expansion démocratique. Nous n’accepterons jamais des électorats séparés ou une représentation séparée, non pas parce que nous sommes opposés à une forte influence musulmane dans les assemblées populaires quand elles existeront, mais parce que nous ne voulons avoir aucune part à une distinction qui fait des hindous et des musulmans des entités politiques séparées pour toujours, excluant par là même la possibilité que grandisse une nation indienne une et indivisible. Nous nous opposons à toute tentative de ce genre visant à la division, qu’elle provienne d’un gouvernement dans l’embarras à la recherche d’un soutien politique, ou d’une communauté hindoue aigrie qui laisse les passions du moment obscurcir sa vision de l’avenir.
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Le Dr U. N. Moukherji a récemment publié une brochure très intéressante dans laquelle il essaie de démontrer que les hindous sont une race en voie d’extinction et qu’ils feraient bien d’imiter la liberté et l’égalité sociales des musulmans qui, eux, continuent à croître...
En réalité, ce qui se passe, c’est qu’en raison d’une évolution considérable qui se fait dans des conditions particulièrement défavorables, les deux communautés, mais surtout la communauté hindoue plus progressiste, traversent une phase critique au cours de laquelle diverses maladies qui étaient enfouies très profond sont remontées à la surface, avec des effets dont le caractère est inévitable bien que déplorable. Aucune de ces maladies n’est mortelle et la race n’est pas en train de mourir. Mais il faut le scalpel du chirurgien, et c’est sur le traitement plutôt que sur le diagnostic qu’on doit diriger son attention. Que le taux de croissance se ralentisse, en soi, cela n’est rien. C’est un phénomène que l’on voit maintenant devenir de plus en plus prononcé partout dans le monde, et seuls les pays qui sont en retard dans leur développement et leur éducation maintiennent l’ancien taux de croissance. Les moins aptes ont tendance à se multiplier, les plus aptes à se propager de façon limitée. C’est un état de choses anormal qui indique qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans la civilisation moderne. Mais quelle que soit la maladie, elle n’est pas particulière aux hindous ni à l’Inde, c’est une maladie mondiale.
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Les musulmans fondent leur identité séparée ainsi que leur refus de se considérer d’abord comme des Indiens et ensuite comme des musulmans, sur l’existence de grandes nations musulmanes dont ils se sentent plus proches que de nous, bien que nous soyons des frères de sang. Les hindous n’ont pas cette ressource. Que ce soit un bien ou un mal, ils sont liés à leur sol et à aucun autre. Ils ne peuvent renier leur Mère pas plus qu’ils ne peuvent la mutiler. Notre idéal est donc un nationalisme indien qui sera en grande partie hindou en esprit et en tradition – car c’est l’hindou qui a fait la terre et le peuple et c’est lui qui continue, par la grandeur de son passé, de sa civilisation, de sa culture et par sa virilité invincible, à les porter – mais qui sera en même temps assez large pour inclure le musulman, sa culture et ses traditions, et pour les absorber.
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20 novembre 1909
On a pris comme base du système de représentation [dans les réformes Morley-Minto], non seulement la classe, comme c’était le cas auparavant, mais aussi la religion, et par conséquent, à moins que les hindous ne soient fermement décidés à boycotter un système instaurant une distinction qui tout à la fois fait insulte et nuit à la communauté, cette mesure, qui ne nous accorde pas une miette d’autonomie, sera par contre un outil extrêmement efficace pour diviser la nation entre deux intérêts hostiles et barrer la route à l’unité de l’Inde. Auparavant, il n’y avait que deux classes en Inde, la classe supérieure des Européens et la classe inférieure des Indiens; désormais il y en aura trois, la classe suprême des Européens, la classe supérieure des musulmans et la classe inférieure des hindous. Voilà le recul numéro un – et il est de taille – autant pour les musulmans que pour les hindous. La bureaucratie, bien entendu, y gagne.
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En Inde, nous avons été coupés de toutes nos racines anciennes de culture et de tradition par une éducation mercantile et sans âme...
Une époque qui est résolue à vider la vie de son sens en transformant la terre en une espèce de fourmilière ou de ruche magnifiée, ne peut plus du tout comprendre la valeur que les anciens attachaient à la musique, à l’art ou à la poésie.
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L’avenir est plus puissant que le passé et l’évolution avance implacablement, piétinant dans sa course tout ce dont elle n’a plus besoin. Ceux qui luttent contre elle luttent contre la volonté de Dieu, contre un décret ancien. Ils sont déjà vaincus et anéantis dans le kâranajagat, le monde typal et causal où la Nature fixe chaque chose avant de la développer dans le monde visible.
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27 novembre 1909
Une éducation purement scientifique tend à rendre la pensée précise et claire dans certaines limites, mais elle la rend aussi étroite, dure et froide... Un homme développé sur le plan intellectuel, puissant par sa connaissance scientifique et par sa maîtrise de la nature grossière et subtile, utilisant les éléments comme ses domestiques et le monde comme son marchepied, mais insuffisamment développé dans son cœur et dans son esprit, n’est finalement qu’un asoura [titan] de type inférieur, qui se sert des pouvoirs d’un demi-dieu pour assouvir la nature d’un animal.
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11 décembre 1909
La musique, l’art et la poésie constituent à elles trois une éducation parfaite pour l’âme; sous leur influence, les mouvements de l’âme sont purifiés, maîtrisés, approfondis, harmonisés, et cela de façon durable. Ce sont donc des instruments que l’humanité dans sa marche en avant n’a pas intérêt à négliger, ou qu’elle ne peut rabaisser à la simple satisfaction du plaisir sensuel, lequel désintégrera le caractère au lieu de le construire. Ce sont, quand on les utilise correctement, de grandes forces qui éduquent, bâtissent et civilisent.
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25 décembre 1909
Un système d’éducation qui, au lieu de laisser de côté la formation artistique comme un privilège réservé à quelques spécialistes, l’introduirait franchement comme faisant partie de la culture au même titre que la littérature ou la science aurait fait un grand pas en avant et aurait contribué à parfaire l’éducation de la nation et à diffuser partout une culture humaine dont la base serait large. Il n’est pas nécessaire que tout un chacun soit un artiste. Mais il est nécessaire que chacun ait développé ses facultés artistiques, formé son goût et qu’on ait donné à son sens de la beauté, à son appréciation des formes et des couleurs et de tout ce qui s’exprime à travers formes et couleurs, l’habitude d’être actif, exact et sensible. Il est nécessaire que ceux qui créent – qu’il s’agisse d’œuvres majeures ou mineures, des chefs d’œuvre exceptionnels de l’art et du génie ou bien de ces petits objets d’utilité commune qui nous entourent dans notre vie quotidienne – s’habituent à produire, et que la nation s’habitue à attendre d’eux, le beau de préférence au laid, le noble de préférence au vulgaire, le raffiné de préférence au grossier et l’harmonieux de préférence au criard. Une nation entourée journellement de beauté, de noblesse, de raffinement et d’harmonie devient ce qu’elle est habituée à contempler et réalise la plénitude de l’Esprit qui grandit en elle...
En Inde la renaissance d’un art véritablement national est déjà une réalité et les chefs d’œuvre de cette école peuvent soutenir la comparaison avec les œuvres les meilleures d’autres pays43. Compte tenu de ces circonstances, il est impardonnable que se perpétue chez nous l’enseignement conventionnel tout à fait rudimentaire des écoles anglaises ainsi que les méthodes et les buts commerciaux vulgaires de l’Occident. Le pays n’a pas encore réussi à élaborer un système d’éducation qui soit réellement adapté à la nation. Nous devons nous purger l’esprit de la souillure des idéaux occidentaux et des méthodes inappropriées venues de l’étranger, et cela nulle part davantage que dans l’enseignement, qui devrait être la base du renouveau intellectuel et esthétique. Il faut faire revivre l’esprit de l’ancien art indien, il faut retrouver l’inspiration, le pouvoir de vision directe qui, même maintenant, subsiste encore chez les détenteurs des anciennes traditions, le talent et le goût innés de notre race, cette dextérité de la main indienne, ce regard intuitif de l’œil indien, et il faut soulever la nation jusqu’aux hauteurs où sa culture ancienne l’avait placée – et plus haut encore.
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Sans date
Nous, les Indiens d’aujourd’hui, nous sommes laissé complètement dominer par la tradition européenne telle qu’elle est interprétée par les Anglais, le moins artistique de tous les peuples civilisés. Nous en sommes donc arrivés à demander à un tableau la même chose que nous demandons à une photographie, c’est-à-dire de reproduire un objet tel que l’œil le voit... Que l’art existe non pas pour copier mais pour exprimer une vérité et une vision plus profondes, que nous devions y rechercher non pas l’objet mais Dieu dans l’objet, non pas des choses mais l’âme des choses, est une conception qui semble avoir momentanément disparu de la conscience indienne...
L’art indien exige de l’artiste qu’il ait le pouvoir de communion avec l’âme des choses, qu’il fasse passer le sens de la beauté spirituelle avant le sens de la beauté matérielle et qu’il soit fidèle à la vision intérieure au plus profond de lui-même.
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1er janvier 1910
Il est absurde d’attendre des hommes qu’ils fassent de grands sacrifices quand, en même temps, on décourage leur espoir et leur enthousiasme. Ce n’est pas une notion abstraite du devoir qui peut pousser des millions d’hommes à se sacrifier pendant longtemps sans faiblir; c’est l’espoir, c’est l’ardeur que suscite une grande cause, c’est l’enthousiasme d’un effort noble et courageux.
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15 janvier 1910
Une bureaucratie a toujours tendance à être arrogante, fermée sur elle-même, sûre de son bon droit et dénuée de compassion, ainsi qu’à ignorer les pratiques injustes dont elle abonde...
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Début 1910
Il n’y a pas un mot dont le sens soit plus élastique et plus flou que celui de religion. Le mot est européen... Le chrétien moyen croit que la Bible est le livre de Dieu, mais généralement il ne considère pas que le livre de Dieu exige quoi que ce soit de lui en pratique, sauf de croire en Dieu et d’aller à l’église une fois par semaine; le reste, c’est pour ceux qui sont exceptionnellement pieux. En somme donc, croire en Dieu, croire qu’il a écrit un livre – un seul livre pendant tous ces siècles – et aller à l’église le dimanche, voilà ce qu’est la religion à son minimum en Europe; à ces éléments de base peuvent s’ajouter la piété et la moralité qui en approfondissent alors la signification.
Le mot religion en Inde est un terme encore plus élastique et peut signifier n’importe quoi depuis les hauteurs du Yoga jusqu’au fait d’étrangler son semblable et de le délester des biens matériels qu’il se trouve avoir sur lui. Il serait donc trop long d’énumérer tout ce que peut englober la religion indienne. Brièvement toutefois, la religion, c’est le dharma, c’est-à-dire le fait de vivre religieusement: la vie tout entière gouvernée par la religion. Mais là encore, que veut dire vivre religieusement? Ce qu’on entend par là d’habitude, c’est vivre selon l’autorité. Et l’autorité généralement acceptée, c’est le Shâstra44. Mais si on étudie parallèlement le Shâstra et la vie indienne, on s’aperçoit que les deux choses ont très peu à voir l’une avec l’autre. L’Indien règle sa vie non d’après le Shâstra, mais d’après la coutume et l’opinion du brâhmane du coin. En pratique, cela se réduit à l’observance de certains rites et à certaines coutumes sociales dont il ne comprend ni la signification spirituelle ni l’utilité pratique. Vénérer les Écritures sans les connaître et obéir à la coutume plutôt qu’à celles-ci; révérer tous les Brâhmanes, qu’ils soient vénérables ou méprisables; ne rien manger qui ait été cuisiné par quelqu’un d’inférieur socialement; marier sa fille avant la puberté et son fils le plus vite possible après; s’arranger pour que les femmes restent ignorantes mais utiles à la maison; se laver scrupuleusement et procéder à certaines ablutions prescrites; manger sur le sol et non pas sur une table; faire ses dévotions deux fois par jour sans les comprendre; observer dans la vie quotidienne une foule de menus détails dénués de sens; célébrer les fêtes hindoues, au cours desquelles on installe, adore, puis flanque dehors une idole – voilà ce qu’est en Inde la religion à son minimum. Voilà ce qu’on célèbre sous le nom d’hindouisme et de sanâtana dharma. Si, en plus de tout cela, quelqu’un manifeste une piété d’ordre émotionnel ou extatique, c’est un bhakta45; s’il peut discourir profusément sur le Véda, les Oupanishads, les Darshanas et les Pourânas, c’est un jñânî46. S’il met une robe jaune et ne fait rien, c’est un tyâgî ou un sannyâsin [renonçant]. Celui-là échappe au dharma ordinaire, mais seulement à la condition qu’il ne fasse rien d’autre que de mendier et végéter. Tout ce qu’on fait doit obéir à la coutume et au Brâhmane. La seule supériorité de la religion indienne ordinaire, c’est qu’elle a une réelle vénération pour le vrai bhakta ou le sannyâsin, pourvu qu’il ne se montre pas sous des dehors trop étranges ou qu’il n’ait pas une allure trop révolutionnaire. L’Européen, lui, le tient invariablement pour un charlatan, un professionnel de la religion, un fainéant désœuvré ou une espèce de fou religieux.
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L’hindou moyen a raison d’identifier la religion avec le dharma – le fait de vivre selon la règle sacrée; mais la règle sacrée n’est pas un ensemble de coutumes fugaces et temporaires, c’est de vivre pour Dieu présent à l’intérieur de soi-même et des autres, et pas seulement de vivre pour soi; c’est de faire de la vie tout entière une sâdhanâ [discipline] dont le but est de réaliser le Divin dans le monde, par les œuvres, l’amour et la connaissance47.
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(Au début de 1910, le gouvernement colonial prend le prétexte de quelques actes terroristes pour écraser toute opposition, arrêter et déporter les chefs nationalistes, et promulguer des lois de plus en plus tyranniques. Restent sur le champ de bataille, d’un côté, les Modérés impuissants, et, de l’autre, une violence stérile et sans direction. En même temps, surgissent des signes de plus en plus pressants que les autorités ont finalement décidé d’arrêter de nouveau Sri Aurobindo, de le déporter et de museler le Karmayogin. À la mi-février, averti de son arrestation imminente, Sri Aurobindo reçoit l’âdésh, ou ordre divin, de se rendre à Chandernagor, à l’époque un des comptoirs français, proche de Calcutta. Il quitte immédiatement le bureau du Karmayogin, hèle une felouque sur le Gange et arrive le lendemain à Chandernagor, où il va rester un mois et demi, plongé dans la sâdhanâ. La plupart des textes suivants sont tirés d’articles que Sri Aurobindo écrivit avant son départ ou qu’il envoya, semble-t-il, de Chandernagor au Karmayogin, dont il avait laissé la charge à Sister Nivédita, la disciple irlandaise de Swami Vivékananda. À la fin de mars, il reçoit un deuxième âdésh qui lui ordonne d’aller à Pondichéry. Le Karmayogin parut pour la dernière fois le 2 avril 1910.)
19 février 1910
La vie crée les institutions; les institutions, elles, ne créent pas la vie mais l’expriment et la préservent. C’est une vérité que nous avons trop tendance à oublier. Les Européens, et spécialement nos gourous les Anglais, voyant que leur mécanique a réussi si bien et que leur organisation a été si solide et si triomphante, attachent une importance démesurée à la mécanique. Dans l’arrogance de leur succès, ils s’imaginent que leur mécanique est la seule possible, et que tout ce qui manque pour parvenir à une félicité parfaite sur le plan social et politique, c’est que les autres peuples adoptent leur organisation... Transporter ici ces institutions et croire qu’elles vont faire fleurir comme par miracle les vertus européennes, la force et la robustesse ou la vie intense et vigoureuse de l’Europe, cela revient à voler un manteau et croire qu’on va endosser, en même temps que le manteau, le caractère de la personne à qui il appartient. Et, de fait, combien d’entre nous n’ont-ils pas cru qu’en se pavanant dans les costumes surprenants inventés par l’Europe du XIXe siècle, ils allaient se transformer en autant d’Anglais à la peau brune? Ce curieux tour de passe-passe n’a pas marché: chapeautés, vestonnés et pantalonnés, nous avons continué à porter le chaddar et le dhoti48 au fond de nous. Notre tentative naïve de devenir une grande nation, éclairée et civilisée, en empruntant les institutions européennes se soldera par un échec aussi désastreux.
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Mais aussi bien en Europe qu’en Inde il semble que nous soyons au seuil d’une vaste révolution, révolution politique, sociale et religieuse. Aujourd’hui la nation qui la première résoudra les problèmes qui, à force de marteler gouvernements, croyances et sociétés sur toute la surface du globe, menacent de les désintégrer, cette nation-là dirigera le monde dans l’ère nouvelle. Nous avons l’ambition que l’Inde soit cette nation. Mais pour être ce que nous souhaitons, il faut qu’elle soit capable d’une révolution radicale. Elle doit avoir le courage de ses connaissances d’autrefois ainsi que l’immensité d’âme nécessaire pour se mesurer à son avenir.
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Les hommes voient des vagues, ils entendent une rumeur, des voix innombrables, et se basant là-dessus ils jugent du cours que prendra l’avenir et de l’intention cachée dans le cœur de Dieu; mais neuf fois sur dix ils se trompent. C’est pourquoi on dit qu’en histoire c’est toujours l’inattendu qui arrive. Mais ce ne serait pas l’inattendu si les hommes pouvaient détourner leur regard de la surface et scruter la substance, s’ils prenaient l’habitude d’écarter les apparences et de pénétrer derrière elles jusqu’à la réalité secrète et masquée, s’ils cessaient de prêter l’oreille au bruit de la vie et écoutaient plutôt son silence.
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26 février 1910
Il est vain et illusoire de vouloir donner aux enfants le sens moral et religieux au moyen de livres scolaires moraux et religieux, justement parce que le cœur n’est pas le mental et qu’instruire le mental ne rend pas le cœur forcément meilleur... Le danger avec les livres de classe qui enseignent la morale, c’est qu’ils rendent mécanique et artificielle la réflexion sur des sujets élevés, et tout ce qui est mécanique et artificiel est parfaitement inefficace.
On peut imposer une certaine discipline à des enfants, on peut les façonner dans un certain moule, les forcer brutalement à prendre le sentier souhaité, mais à moins qu’on n’arrive à se faire des alliés de leur cœur et de leur nature, leur soumission à cette règle imposée ne sera qu’une complaisance hypocrite et sans âme, toute de convention et empreinte de lâcheté...
La première règle dans l’instruction morale, c’est de suggérer et de proposer, non d’ordonner ou d’imposer. Et la meilleure façon de suggérer, c’est par l’exemple personnel, les conversations quotidiennes et les livres lus au jour le jour. Ces livres devraient contenir, pour les étudiants les plus jeunes, l’exemple sublime du passé, présenté non pas comme une leçon de morale, mais comme quelque chose de suprêmement intéressant du point de vue humain; et, pour les étudiants plus âgés, les grandes pensées de grandes âmes, les passages de littérature propres à enflammer les émotions les plus hautes et faire naître les aspirations et les idéaux les plus hauts, les récits historiques ou biographiques qui illustrent la mise en pratique de ces grandes pensées, de ces nobles émotions et de ces idéaux exaltants. C’est une forme de bonne fréquentation, satsang, qui, à la condition d’éviter les sermons moralisants, manque rarement d’avoir de l’effet, et qui devient efficace au plus haut point si la vie personnelle du professeur est elle-même en accord avec les grandes choses qu’il présente à ses élèves. Néanmoins cela n’aura un plein pouvoir que si l’on donne l’occasion au jeune être, dans sa sphère limitée, de traduire en action les élans moraux qui s’éveillent en lui.
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Les événements qui dominent le monde sont souvent le résultat de circonstances insignifiantes. Lorsque des changements immenses et des mouvements irrésistibles sont en cours, il est incroyable comme un seul événement, et souvent un événement fortuit, peut entraîner toute une suite de circonstances qui altèrent la physionomie d’un pays ou celle du monde. Dans des moments comme ceux-là, un léger changement de direction d’un côté ou d’un autre produit des résultats sans commune mesure avec la cause. C’est en ces occasions que nous sentons le plus intensément la réalité de ce Pouvoir qui décide des événements et déjoue les calculs des hommes. L’acte soudain d’un seul individu met fin à bien des choses. Un souffle ou presque, et un monde disparaît, un autre se crée. Les certitudes s’évanouissent et on commence à réaliser ce qu’est vraiment le pralaya49 des hindous, ce passage d’un âge à l’autre, et comme il est bien vrai que c’est par des transitions rapides que s’opèrent des changements qui se préparaient depuis longtemps. Un changement de cet ordre est maintenant imminent partout dans le monde, et dans presque tous les pays ont lieu des événements dont les acteurs ne prévoient pas le résultat final. Des incidents mineurs apparaissent à la surface de grands pays, certains d’entre eux ne font que passer et tombent dans l’oubli, d’autres précipitent le futur.
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5 mars 1910
Un trait tout à fait marquant de l’instruction moderne, qui, en Inde, a été poussé jusqu’à l’absurde, est la méthode qui consiste à enseigner par bribes. On enseigne une matière un petit peu à la fois en même temps qu’une foule d’autres matières, avec le résultat que ce qu’on pourrait apprendre bien en un an, on met sept ans à l’apprendre mal, et l’enfant sort de l’école mal équipé, chargé de fragments de connaissances imparfaits et ne maîtrisant aucun des grands domaines du savoir humain...
L’ancien système consistait à enseigner bien et à fond un ou deux sujets et seulement ensuite à passer à d’autres; c’était certainement un système plus rationnel que le système moderne. S’il ne fournissait pas une information aussi variée, il savait par contre bâtir une culture plus profonde, plus noble et plus réelle. Beaucoup de la superficialité, de la légèreté discursive et du côté instable et changeant de l’esprit moderne ordinaire est dû à ce principe pervers d’enseignement par bribes. Le seul défaut que l’on puisse reprocher à l’ancien système, c’est que le souvenir du sujet précédemment étudié risquait de s’estomper chez l’étudiant au moment où celui-ci était occupé à étudier à fond les sujets suivants. Mais l’excellent entraînement que les anciens faisaient subir à la mémoire palliait ce défaut éventuel. Dans l’éducation future, nous n’avons à nous sentir liés ni par l’ancien système ni par le moderne, nous devons seulement sélectionner les moyens les plus perfectionnés et les plus rapides pour arriver à une maîtrise de la connaissance.
En défense du système moderne on prétend que l’attention des enfants se relâche facilement et qu’on ne peut la soumettre à la tension qu’exige une longue fixation sur un seul sujet. Changer fréquemment de sujet repose l’esprit. Une question alors se pose: les enfants des temps modernes sont-ils donc si différents de ceux d’autrefois et, s’ils le sont, n’est-ce pas nous qui les avons rendus ainsi en décourageant une concentration prolongée?... Un enfant de sept ou huit ans, et c’est le plus tôt qu’on puisse commencer une étude régulière quelconque, est capable d’une bonne dose de concentration s’il est intéressé. L’intérêt est, après tout, la base de la concentration. On rend les leçons de l’enfant suprêmement inintéressantes et rebutantes, on base l’enseignement sur une contrainte sévère, et après cela on se plaint que l’enfant est inattentif et agité ! Si on substitue au système présent, qui est contre-nature, une éducation naturelle où l’enfant s’éduquera lui-même, on ne pourra plus objecter qu’il est incapable. Pourvu qu’il soit intéressé, un enfant est comme un adulte et préfère de beaucoup aller au bout de son étude plutôt que de la laisser inachevée. Le guider étape par étape, veillant à ce que chacune d’elles l’intéresse et le captive, voilà le véritable art de l’enseignement.
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La langue maternelle est le véhicule approprié de l’éducation et par conséquent on doit guider les premières énergies de l’enfant de manière à ce qu’il acquière une maîtrise parfaite de cette langue50. Presque tous les enfants ont de l’imagination, l’instinct des mots, un talent dramatique, des idées et de la fantaisie en abondance. Il faudrait utiliser ces qualités pour les intéresser à la littérature et à l’histoire de la nation. Au lieu de travailler sur des livres d’orthographe et de lecture ineptes et arides, ce que l’enfant perçoit comme une tâche ingrate et mortellement ennuyeuse, on devrait l’introduire par une progression rapide aux parties les plus intéressantes de la littérature de sa région ainsi qu’à la vie qui l’entoure et à celle qui l’a précédé, et on devrait lui présenter cela de manière à plaire et à faire appel aux qualités dont j’ai parlé. Durant cette période, il faudrait consacrer tout le reste du temps d’étude à perfectionner les fonctions du mental et le caractère. Il faudrait à cet âge poser les fondations de l’étude de l’histoire, de la science, de la philosophie, de l’art, mais non de façon pesante ou conventionnelle. Tout enfant est grand amateur de récits captivants, tout enfant a un culte pour les héros, tout enfant est un patriote; faites appel à ces qualités en lui et utilisez-les pour lui faire connaître parfaitement, sans qu’il s’en rende compte, les parties vivantes et humaines de l’histoire de sa nation. Tout enfant est un enquêteur, un investigateur, un analyste et un anatomiste impitoyable; faites appel à ces qualités en lui et faites-lui acquérir, sans qu’il s’en rende compte, le sens de l’exactitude et les connaissances de base nécessaires au scientifique. Tout enfant a une curiosité intellectuelle insatiable et une tendance à se poser des questions métaphysiques; utilisez cela pour le tirer lentement vers une compréhension du monde et de lui-même. Tout enfant a le don d’imitation et un brin de pouvoir imaginatif; utilisez cela pour lui donner les éléments de base du tempérament artistique...
L’enseignement par bribes doit être relégué au grenier avec les chagrins du temps passé.
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26 mars 1910
L’œuvre commencée à Dakshinéshwar51 est loin d’être achevée, elle n’est pas même comprise. Ce que reçut Vivékananda et qu’il s’efforça de développer ne s’est pas encore matérialisé. La vérité du futur que Bijoy Goswami52 cacha en lui-même n’a pas été encore complètement révélée à ses disciples. Une révélation moins discrète se prépare, une force plus concrète se manifeste, mais où elle vient, quand elle vient, nul ne le sait.
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(Les textes suivants sont extraits des «Épîtres de l’étranger», adressées comme depuis l’Europe à un correspondant imaginaire en Inde. Sri Aurobindo écrivit ces «épîtres» au début de 1910 et avait probablement l’intention de les publier dans le Karmayogin, mais ne put le faire en raison de son brusque départ de Calcutta. Quelques-uns des derniers extraits proviennent d’épîtres rédigées peu après son arrivée à Pondichéry.)
Ami très cher,
...
La vie a-t-elle été toujours aussi triviale, toujours aussi vulgaire, insipide et encombrée, toujours aussi dépourvue d’amour que ce qu’en ont fait les Européens? Ce confort si bien aménagé m’oppresse, cette perfection dans la mécanique ne permet pas à l’âme de se souvenir qu’elle n’est pas elle-même une machine.
Est-ce donc cela, l’aboutissement de la longue marche de la civilisation humaine, ce suicide spirituel? L’âme qui se pétrifie silencieusement en matière? L’homme d’affaires prospère, était-ce là ce splendide sommet du genre humain vers quoi tendait tout l’effort de l’évolution? Et d’ailleurs, si le point de vue scientifique est juste, pourquoi pas? Une évolution qui part du protoplasme et s’épanouit dans l’orang-outang et le chimpanzé peut bien se trouver satisfaite d’avoir créé le chapeau, la redingote, le pantalon, l’aristocrate britannique, le capitaliste américain et le truand parisien. Car ce sont là, me semble-t-il, les grands triomphes des lumières européennes devant lesquels nous nous inclinons bien bas. C’est pour en arriver là qu’Auguste créa l’Europe, que Charlemagne ré-établit la civilisation, que Louis XIV régla la société, que Napoléon codifia la Révolution française. C’est pour en arriver là que Goethe pensa, Shakespeare imagina et créa, St. François aima et le Christ fut crucifié. Quelle faillite ! Quelle dérision de choses qui étaient riches et nobles !
L’Europe se vante de sa science et de ses merveilles. Mais, à la différence de Voltaire, un Indien ne peut se contenter de poser comme question ultime: «Qu’avez-vous inventé?» Il tourne son regard vers l’âme, c’est là qu’il est habitué à chercher. À l’intellect vantard de l’Europe, il ne pourra que répondre: «Ce qui m’intéresse, ce n’est pas ce que vous savez, c’est ce que vous êtes. Avec toutes vos découvertes et vos inventions, qu’êtes-vous devenu? Vos lumières sont grandes – mais quelles sont ces étranges créatures qui s’agitent sous l’éclairage électrique que vous avez installé, et qui s’imaginent qu’elles sont humaines?» Que gagne l’intellect humain à avoir plus d’acuité et de discernement si c’est pour que l’âme humaine dépérisse?
Mais la science n’admet pas l’existence de l’âme. L’âme, dit-elle, n’est rien d’autre qu’un ensemble d’animalcules organisés en une république. Cette idée est le moule dans lequel l’Europe a opéré sa propre refonte; c’est ce que les nations européennes sont en train de devenir: des animalcules organisés en républiques – de très intelligents, de très méthodiques, de très merveilleux animalcules doués de parole et de raison, mais des animalcules tout de même. Ce n’est pas ce que l’espèce était destinée à devenir: des créatures faites à l’image du Tout-Puissant, des dieux qui se souviennent du ciel qu’ils ont perdu et qui s’efforcent de rentrer en possession de leur héritage. L’homme en Europe est en train de descendre continuellement du niveau humain pour se rapprocher de celui de la fourmi et du frelon. Le processus n’est pas terminé, mais les choses progressent rapidement, et si rien n’arrête la débâcle, nous pouvons espérer en voir le couronnement au cours de ce XXe siècle. Après tout, nos superstitions étaient préférables à ces lumières, et nos abus sociaux moins meurtriers pour les espoirs du genre humain que cette perfection sociale.
C’est un enfer tout à fait plaisant qu’ils ont créé en Europe, un enfer, non de supplices, mais de plaisirs, de lumières et de voitures, de bals et de danses et de soupers, de théâtres et de cafés et de music-halls, de bibliothèques et de clubs et d’académies, de galeries nationales et d’expositions, d’usines, de boutiques, de banques et de Bourses. Mais c’est un enfer tout de même, ce n’est pas le ciel dont les saints et les poètes ont rêvé, la nouvelle Jérusalem, la ville d’or. Londres et New York sont les cités saintes de cette nouvelle religion. Son Paradis doré du plaisir, c’est Paris.
Ce n’est pas impunément que les hommes décident de croire qu’ils sont des animaux et que Dieu n’existe pas. Car ce que nous croyons, nous le devenons. L’animal vit selon une routine que la Nature a fixée pour lui; sa vie est consacrée à la satisfaction de ses instincts – physiques, vitaux, émotionnels –, et il trouve mécaniquement cette satisfaction en répondant avec régularité au fonctionnement de ces instincts. La Nature a tout réglé pour lui, et lui a fourni ses mécanismes. En Europe, l’homme fixe sa propre routine, invente ses propres mécanismes et ajoute aux besoins dont il est l’esclave le besoin intellectuel. Mais il n’y aura bientôt plus d’autre différence.
Le système, l’organisation, la mécanique ont atteint leur perfection. La servitude a été poussée jusqu’à sa forme la plus extrême: en voulant passionnément organiser la liberté extérieure, l’Europe détruit sa liberté spirituelle. Quand la liberté intérieure aura disparu, la liberté extérieure suivra, et une tyrannie sociale la remplacera, plus terrible, plus inquisitoriale, plus implacable que toutes celles que les castes avaient jamais établies en Inde. Le processus a déjà commencé. La coque de la liberté extérieure demeure, le noyau a déjà été bien entamé. Comme l’Européen est encore libre d’assouvir ses sens et de se divertir, il se croit libre. Il ne sait pas quelles dents sont en train de ronger le cœur de sa liberté53.
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Quand chaque Indien, au lieu de se laisser marquer comme de la cire par tout ce qui l’entoure à l’étranger, sera capable d’emporter l’Inde avec lui, où qu’il aille, cela sera bien. Car cela signifiera que l’Inde est destinée à conquérir et à marquer de son empreinte le monde entier54.
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Pour ma part, je vois partout l’échec clairement inscrit sur les réalisations splendides et prétentieuses de l’Europe. Ses expériences les plus onéreuses, ses dépenses les plus grandes de force intellectuelle et morale ont amené l’énergie créatrice à s’épuiser le plus rapidement, le sens moral à sa faillite la plus complète, et ont apporté le découragement dans l’espoir autrefois infini de l’homme. Quand on pense au nombre de ses faillites et à leur rapidité, l’imagination reste saisie d’effarement devant cette course effrénée vers la ruine. La faillite des idées de la Révolution française, la faillite du libéralisme utilitariste, la faillite de l’altruisme national, la faillite de l’humanitarisme, la faillite de la foi religieuse, la faillite de la sincérité politique, la faillite de la vraie honnêteté commerciale, la faillite du sens de l’honneur – avec quelle rapidité toutes ces faillites se sont succédées et ont rivalisé l’une avec l’autre pour se dépasser ! Et à quelle allure, pour le moins admirable ! Seule la science de l’Europe, sa science aux talents multiples, avec son grand pouvoir critique et analytique et toutes ses inventions issues de l’analyse, elle seule vit encore et la fait tenir debout. C’est la dernière faillite à venir, et une fois qu’elle se sera produite, que restera-t-il? Je vois déjà la pourriture s’y attaquer, et c’est pourtant en Europe l’élément qui a le plus de sève et d’énergie. Le solide matérialisme qui en était la vie et la protection commence, lui aussi, à faire faillite et on ne voit rien qui soit prêt à prendre sa place, excepté engouements et fantasmes.
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Des milliers de journaux vulgarisent la connaissance, dégradent le sens esthétique, démocratisent le succès et rendent impossible tout ce qui était autrefois exceptionnel et noble. L’homme de lettres a maintenant pour métier de flatter les appétits intellectuels de la foule, sinon il se tient à l’écart dans les limites étroites d’une coterie. Les apparences sont très brillantes, mais c’est en vain qu’on cherche une fondation ferme, le pouvoir ou la solidité de la connaissance. Les élites recherchent le paradoxe afin de se distinguer du troupeau; seule la répétition perpétuelle de quelque nouveauté époustouflante peut plaire aux masses... De tous les genres littéraires, seul le roman a conservé quelque génie mais même lui est en train de périr, tué par cette malédiction moderne qu’est la production à outrance.
Comme à Alexandrie, comme chez les derniers Romains avant que ne descende la grande nuit, le pouvoir de création est mort et sur son cadavre s’affairent interminablement le savoir et l’érudition... Aujourd’hui on démolit et on rejette l’opinion qu’on avait adoptée hier; de nouveaux feux d’artifice de théorie, de généralisation, de spéculation prennent la place des anciens, et on donne le nom de progrès à ces girouettes pyrotechniques...
En un mot, l’Europe tout entière est comme une Alexandrie démesurée: des formes brillantes à l’âme agonisante qui imitent les formes que donne la santé; une activité fébrile sans autre réserve d’énergie que le lit du malade. On doit reconnaître toutefois que cette activité n’est pas entièrement stérile car l’Europe et l’Amérique entières pullulent de machines qui ne cessent de se multiplier55.
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Cet extérieur creux et vermoulu de l’hindouisme, qui croule si paresseusement et si inéluctablement vers quelque dissolution soudaine et stupéfiante, ne m’effraie pas. À l’intérieur, je trouve l’âme d’une nation vivante bien qu’endormie. J’y vois inscrits les mots consolants de Dieu: «Parce que tu as cru en moi, tu vivras et ne périras point.» En même temps, je regarde ce qu’il y a derrière l’extérieur enjolivé, tapageur mais sans beauté, prétentieux mais sans grandeur, vantard mais insécurisé, de cette Europe fanfaronne, agressive et dominatrice, et j’y vois, inscrit sur le cœur de sa civilisation, un arrêt de mort et, remontant déjà du cœur au cerveau, une image d’anéantissement...
Ce n’est pas sous une apparence bien noble que je me le figure, ce continent unique par ses lumières; ce n’est pas la peur ni le respect que m’inspirent ces nations civilisées si supérieures. Elles me font penser à une petite fille qui a mis une robe neuve et qui se pavane devant sa maman et devant le monde entier, incapable de dissimuler sa fierté et son plaisir à la pensée qu’il n’y a jamais eu – non, et il n’y aura jamais – de robe aussi neuve et aussi pimpante ni de petite fille aussi jolie ! Ou je pense à un tout petit garçon à qui on a donné une très grosse canne: on le voit brandir cette canne et exécuter de temps en temps une danse guerrière triomphante, tandis qu’il tourmente et tyrannise tous les garçons plus petits que lui qui se trouvent à portée de sa canne, et pille toutes leurs petites possessions – pas mécontent d’ailleurs si ceux-ci font mine de se défendre un peu, car c’est l’occasion pour lui d’exhiber en héros la force de ses bras. Et puis il se décore lui-même de croix de guerre étincelantes et il somme tous ses associés d’admirer sa vaillance et sa folle audace. Quelquefois aussi, ces nations me rappellent un vieux monsieur, vieux avant l’âge, encore solide malgré sa décrépitude, volubile, bien informé, lascif, arrogant, intelligent, encore occupé à trotter ici et là, s’intéressant à ceci, se mêlant de cela, faisant partout la loi avec dogmatisme à propos de tout et de rien; mais dans tout cela, on voit l’étau qui se resserre déjà sur le cerveau, on devine déjà, au tremblement des gestes et aux nerfs vacillants, la paralysie agitante. C’est bien vrai, Europe, ta robe est la plus propre et la plus neuve, pour le moment, ton bâton est le plus gros, ta danse guerrière un spectacle très effrayant – effrayant même pour toi –, et comment pourrait-il en être autrement avec ces mitrailleuses, ces Krupp et ces Mauser? – vous êtes bien pour quelque temps encore le vieillard robuste, éclairé, que vous paraissez. Mais après? Et bien après, il y aura une robe encore plus neuve, un bâton encore plus gros, une danse guerrière bien plus terrible et, après cet imposteur, un vrai Titan qui s’emparera de la terre56.
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II. 1910 – 1922 Essais, Lettres & Articles
On trouvera les extraits des lettres à Motilal Roy dans le vol. 27 de la «Centenary Edition» (p. 463 à 499).
Le 4 avril 1910, Sri Aurobindo, toujours recherché par les Anglais, arrive secrètement à Pondichéry. Une troisième accusation pour sédition, basée sur un article du Karmayogin, est lancée contre lui mais sera rejetée en son absence par les tribunaux. Pendant plusieurs années, Sri Aurobindo vivra dans cette colonie française comme un fugitif, entouré, ainsi que son petit groupe de compagnons, de rumeurs et d’espions.
Pendant quelque temps, Sri Aurobindo songera à retourner en Inde anglaise, mais, comme il l’écrira plus tard, il se rendra compte rapidement que «le nécessaire avait été fait pour changer l’entière physionomie de la politique indienne et pour transformer complètement l’esprit du peuple indien et faire de l’indépendance son but… Il ne serait donc plus indispensable qu’il intervienne personnellement dans les affaires politiques. En outre, l’ampleur du travail spirituel qui s’offrait à lui apparaissait de plus en plus clairement et il voyait qu’il lui fallait y concentrer toutes ses énergies.» Mais ce retrait de toute activité politique «ne signifiait pas, contrairement à ce que la plupart des gens supposaient, qu’il s’était retiré sur quelque hauteur d’expérience spirituelle où ne subsistait plus aucun intérêt pour le monde ou pour le destin de l’Inde57.»
Les textes suivants sont des extraits de lettres, d’articles ou d’essais. Nombre de ces derniers parurent dans l’Arya, une revue mensuelle en anglais pour laquelle Sri Aurobindo écrivit la plupart de ses œuvres majeures et qu’il publia de 1914 à 1921.)
1910-1912
La plupart d’entre nous ont leur explication favorite pour ce phénomène affligeant [qu’est le déclin de la civilisation indienne]. Le patriote attribue notre déclin aux ravages de l’invasion extérieure et aux influences anesthésiantes de la domination étrangère; le partisan du matérialisme européen, lui, voit l’ennemi, le mal, la source et l’origine de tous nos maux, dans notre religion et l’ensemble de ses pratiques sociales consacrées par l’usage. De même que la plupart des pensées humaines, ces explications ont chacune leur côté lumineux de vérité comme leur côté obscur d’erreur; mais en tout cas elles ne sont pas le fruit d’une réflexion impartiale. L’homme est peut-être bien, comme on l’a défini, un animal doué de raison, mais on doit ajouter que c’est un animal qui, dans l’ensemble, raisonne très mal. D’une façon générale, ce n’est pas dans le but de découvrir la vérité qu’il réfléchit, c’est bien plus pour la satisfaction de ses préférences mentales et de ses tendances émotionnelles. Ses conclusions découlent de ses préférences, de ses préjugés et de ses passions; et le raisonnement et la logique qu’il brandit pour les justifier ne sont rien d’autre qu’un trompe-l’œil ou un masque de convenance derrière lequel il cache sa progression vers un résultat que son cœur et son tempérament ont à l’avance rendu inévitable. Quand nous nous éveillerons de nos illusions modernes, comme nous nous sommes éveillés de nos superstitions moyenâgeuses, nous nous apercevrons que les conclusions intellectuelles du rationaliste, en dépit de tout leur apparat et de leurs prétentions à l’honnêteté scrupuleuse dans l’investigation, étaient tout autant des dogmes que les anciennes déclarations du pape et du théologien qui, eux, avouaient sans honte qu’ils se basaient clairement sur la négation de la raison... Il est donc toujours préférable d’examiner de très près ces explications simplistes et tranchantes qui satisfont si aisément l’animal pugnace dans notre intellect. Une fois que nous aurons reconnu cette petite partie de la vérité dont elles se sont emparées, nous devrons toujours rechercher la grande partie qui leur a échappé.
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Peu de sociétés ont été aussi tamasiques, aussi pleines d’inertie, et se sont satisfaites aussi facilement d’un rétrécissement progressif, que la société indienne des temps récents. Peu d’entre elles ont été aussi désireuses de se préserver par l’inertie. Par voie de conséquence, il y en a peu qui ont attaché autant d’importance à l’autorité. Chaque détail de notre vie a été fixé pour nous par le Shâstra et par la coutume, chaque détail de notre pensée par les Écritures et leurs exégètes – et beaucoup plus souvent par les exégètes que par les Écritures. Il n’y a qu’un domaine où nous ayons su choyer l’ancienne liberté et l’ancienne originalité qui sont à la base de notre grandeur passée, c’est le domaine de l’expérience spirituelle. C’est de quelque mouvement nouveau dans cette source inépuisable qu’ont toujours jailli toute impulsion nouvelle et toute force neuve. Autrement, il y a longtemps que nous devrions être dans la tombe où gisent les nations mortes, en compagnie de la Grèce, de la Rome des Césars, d’Assarhaddon58 et des Khosrô59...
Le résultat de cette soumission bien intentionnée [aux formes extérieures de l’hindouisme] a été un appauvrissement croissant de l’intellect indien, autrefois le plus colossal et le plus original du monde. D’où une certaine incapacité, une certaine atrophie, une certaine impuissance qui ont marqué nos activités ultérieures, même les meilleures. L’exemple le plus frappant en est notre impuissance persistante face aux situations nouvelles et aux connaissances nouvelles qui nous ont été imposées par notre contact récent avec l’Europe. Nous avons tenté d’assimiler, nous avons tenté de rejeter, nous avons tenté de faire un tri, mais nous avons été incapables de mener à bien aucune de ces trois choses. Une assimilation réussie procède d’une maîtrise, or nous n’avons pas maîtrisé les situations et les connaissances apportées par l’Europe, ce sont plutôt celles-ci qui nous ont empoignés, subjugués et mis en esclavage. Un rejet réussi n’est possible que si nous possédons intelligemment ce que nous avons l’intention de garder. Et notre rejet, lui aussi, doit être un rejet intelligent, nous devons rejeter parce que nous avons compris et non pas parce que nous ne sommes pas arrivés à comprendre. Or justement les possessions que nous avons protégées avec le moins d’intelligence, ce sont notre hindouisme, notre ancienne culture; dans tous les domaines de la vie nous faisons certaines choses sans savoir pourquoi nous les faisons, nous croyons à certaines choses sans savoir pourquoi nous y croyons, nous affirmons certaines choses sans savoir de quel droit nous les affirmons ou, dans le meilleur des cas, c’est parce qu’il y a tel livre ou tel brâhmane qui l’ordonne, parce que c’est ce que pense Shankara60, ou parce que quelqu’un a interprété de cette façon quelque chose qu’il prétend être un texte sacré fondamental de notre religion. Rien ne nous appartient en propre, rien ne vient directement de notre intelligence, tout est de deuxième main. C’est tout aussi peu que nous avons compris les connaissances nouvelles; nous avons seulement compris ce que les Européens veulent que nous pensions d’eux et de leur civilisation moderne. Notre culture anglaise – si l’on peut parler de culture – a décuplé le mal de notre dépendance au lieu d’y remédier.
Comment allons-nous regagner la liberté et la souplesse intellectuelles que nous avons perdues? – En renversant, au moins pour un temps, le processus qui nous les a fait perdre, en libérant nos esprits, dans tous les domaines, de l’asservissement à l’autorité. Ce n’est pas ce que veulent de nous les réformateurs et les milieux anglicisés. Ils nous demandent, certes, d’abandonner l’autorité, de nous révolter contre la coutume et la superstition, d’avoir l’esprit libre et éclairé. Mais ce qu’ils entendent par ces recommandations pompeuses, c’est que nous devrions renoncer à l’autorité de Sâyana61 pour celle de Max Müller, au monisme de Shankara pour celui de Haeckel, renoncer au Shâstra écrit pour la loi non-écrite de l’opinion de la société européenne, et au dogmatisme des pandits brâhmanes pour celui des scientifiques, des penseurs et érudits européens. Aucun esprit qui se respecte ne peut donner son assentiment à un échange de servitudes aussi aberrant. Brisons nos chaînes, toutes vénérables qu’elles soient, mais brisons-les pour être libres – brisons-les au nom de la vérité et non pas au nom de l’Europe. Ce serait une bien mauvaise affaire que de troquer nos antiques illuminations indiennes, quelque obscures qu’elles aient pu devenir pour nous, contre des lumières européennes de seconde main, ou de remplacer les superstitions de l’hindouisme populaire par les superstitions de la Science matérialiste.
Ce qu’il faut d’abord, si nous voulons que l’Inde survive et fasse dans le monde le travail qui lui a été assigné, c’est que la jeunesse de l’Inde apprenne à penser – à penser sur tous les sujets, à penser avec indépendance, avec profit, en allant au cœur des choses sans s’arrêter aux apparences, libre de préjugés, taillant en pièces sophismes et partis pris comme avec une épée tranchante, frappant obscurantismes en tous genres comme avec la massue de Bhîma62...
Il ne s’agit pas non plus, choisissant au hasard, de fabriquer une espèce d’amalgame indéfinissable et puis de l’appeler triomphalement synthèse de l’Orient et de l’Occident. Nous devons commencer par ne rien accepter de confiance, par questionner toute chose et établir nos propres conclusions. Il n’y pas lieu de craindre que ce processus nous amène à ne plus être indiens ou nous mette en danger d’abandonner l’hindouisme. L’Inde ne pourra jamais cesser d’être l’Inde et l’hindouisme d’être l’hindouisme si nous pensons réellement par nous-mêmes. C’est seulement si nous laissons l’Europe penser à notre place que l’Inde risque de devenir une copie de l’Europe, mal faite et ridicule... Nous devons nous baser sur ce qui est vrai et durable. Mais pour découvrir ce qui, dans nos conceptions, est vrai et durable, il nous faut les remettre toutes en question, les unes comme les autres, avec rigueur et impartialité. Qu’un processus comme celui-là soit nécessaire, non seulement pour l’Inde mais pour le monde entier, c’est ce qu’ont reconnu les penseurs européens les plus éminents. C’est ce que Carlyle voulait dire quand il parlait d’avaler toutes les formules. C’est par ce processus que Goethe contribua à revivifier la pensée européenne. Mais il y a quelque temps déjà que l’Europe a cessé de produire des penseurs originaux, bien qu’elle produise encore des mécaniciens originaux... Quant à la Chine, au Japon et aux états musulmans, ils sont en train de glisser vers une imitation aveugle de l’Europe. Seule l’Inde possède en elle, dormantes, l’énergie et la personnalité spirituelle invincible qui peuvent encore se lever pour briser ses chaînes et celles du monde63.
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Même les causes qui sont perdues définitivement et qui méritent de l’être trouvent des défenseurs, et les autels les plus indignes ne manquent pas d’encens64.
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La réforme, en soi, n’est pas forcément une chose excellente, contrairement à ce qu’imaginent bien des esprits européanisés; inversement, il n’est pas toujours sans risque ni souhaitable de rester sans bouger sur les chemins anciens, comme s’obstinent à le croire les orthodoxes. La réforme est quelquefois le premier pas vers l’abîme mais l’immobilité, elle, est le moyen le plus sûr de stagner et de pourrir. Et ce n’est pas non plus la modération qui est toujours la plus sage conseillère: le juste milieu n’est pas toujours juste. C’est souvent un euphémisme pour un manque de vision, une tiédeur indifférente et une inefficacité timorée. Les hommes s’intitulent modérés, conservateurs ou extrémistes, puis règlent leur conduite et leurs opinions d’après une formule. Nous aimons penser en termes de systèmes et de partis et nous oublions que c’est la vérité qui est le seul critère. Les systèmes ne sont rien d’autre que des casiers commodes pour classer les connaissances, les partis rien d’autre qu’un mécanisme utile pour une action conjuguée; mais nous nous en servons comme d’une excuse pour nous épargner la peine de penser.
La position des orthodoxes est surprenante. Ils s’évertuent à déifier tout ce qui existe. On trouve dans la société hindoue certains arrangements et certaines habitudes qui sont uniquement le produit de la coutume. Il n’y a aucune preuve qu’ils existaient autrefois et il n’y a aucune raison qu’ils doivent se perpétuer dans l’avenir... Ni l’ancienneté ni la modernité ne peuvent être un critère de vérité ou un critère d’utilité. Tous les Rishis n’appartiennent pas au passé; les avatârs65 se manifestent encore, la révélation continue... Recréer tout Manou66 dans la société moderne, c’est vouloir que le Gange reflue vers les Himalayas. Manou appartient sans aucun doute à la nation mais n’en est-il pas de même des sacrifices d’animaux ou des offrandes qu’on brûle? Ce n’est pas parce qu’une chose appartient au passé de la nation qu’elle doit nécessairement appartenir à son avenir. Il est stupide de ne pas reconnaître que les conditions ont changé. À chaque chose son temps et sa limite. Toutes les coutumes de longue date ont été suprêmement utiles en leur temps, même les totems et la polyandrie. Il n’est pas question d’ignorer l’utilité du passé, mais ce que nous recherchons de préférence, c’est une utilité pour le présent et pour l’avenir.
Coutume et loi peuvent donc être modifiées. À chaque époque son Shâstra. Cela dit, nous ne pouvons affirmer d’emblée qu’elles doivent être modifiées, ou même, si des modifications sont nécessaires, qu’elles doivent être modifiées dans un sens particulier. On se sent rebuté par l’enthousiasme ignorant des réformateurs sociaux. Leurs esprits sont en général un étrange fatras de notions européennes mal digérées. Très peu d’entre eux savent quoi que ce soit de l’Europe et même ceux qui l’ont visitée la connaissent mal. Et pourtant, à les entendre, toute chose ou toute idée contraire aux notions européennes ne peut être que superstition, barbarie, pratique dangereuse ou obscurantisme; tout ce qui est encensé et pratiqué en Europe ne saurait être que rationnel et éclairé...
Presque toutes les questions que soulèvent les réformateurs sociaux pourraient être résolues dans un sens ou dans un autre sans qu’il en résulte un bien permanent pour la société. Il est navrant de voir des gens s’acharner sur la question des mariages entre sous-castes et triompher sur un cas isolé. La question qui se pose à l’heure actuelle, c’est de savoir si l’esprit de caste et la structure des castes doivent subsister ou non. Les hindous devraient bien se souvenir que la caste telle qu’elle existe actuellement n’est en fait que jât, c’est-à-dire la guilde des métiers sanctifiée par l’usage mais qui a cessé de fonctionner; ce n’est pas la religion éternelle, ce n’est pas le châtourvarnya67. Que les veuves se remarient ou non m’est indifférent; mais ce qui est d’une importance capitale, c’est de savoir comment se situera la femme par rapport à l’homme sur le plan légal et social, si elle lui sera inférieure, égale ou supérieure; car même un rapport de supériorité n’est pas plus impossible dans l’avenir qu’il ne l’a été dans un passé éloigné. Et la question la plus importante de toutes, c’est de savoir si la société sera basée sur la compétition ou la coopération, sur l’individu ou la communauté. Que nous devions discuter si peu de ces questions-là et tempêter sur des détails insignifiants montre douloureusement à quel point l’intellect indien moyen s’est appauvri. Si l’on décide de ces questions capitales, et il le faudra, les questions mineures se résoudront d’elles-mêmes...
Cela fait longtemps que nous agitent tantôt réformes sociales, tantôt orthodoxie irréprochable, et l’orthodoxie s’est écroulée sans que les réformes sociales aient été effectuées. Mais pendant tout ce temps Dieu était à l’œuvre en Inde et veillait à ce que Son travail se fasse en dépit de tous ces bavardages. À l’insu des hommes, la révolution sociale se prépare, mais elle ne prend pas la direction qu’ils imaginent, car elle englobe le monde et pas seulement l’Inde. Que cela nous plaise ou non, Il balaiera les déchets du passé indien et du présent européen. Mais le balai n’est pas toujours suffisant; quelquefois Il préfère se servir de l’épée. Il semble probable qu’Il s’en servira car le monde ne s’amende pas rapidement et par conséquent il faudra qu’il soit amendé par la violence...
Les hommes se lamentent et se plaignent que tout est en train de périr. Mais s’ils avaient confiance dans l’Amour et la Sagesse de Dieu et ne préféraient pas leurs idées conservatrices et étroites, ils déclareraient plutôt que tout est en train de renaître.
Tellement de choses dépendent du Temps et du but immédiat de Dieu qu’il est plus important de chercher à connaître son but que de rester attaché à nos panacées. Le Kâla Purusha, le Zeitgeist, l’Esprit de la Mort s’est dressé pour entreprendre son œuvre terrible – lokakshayakrit pravriddhah, s’accroissant pour détruire un monde [Guîtâ, XI: 32] – et qui pourra enrayer sa puissance terrifiante et son élan irrésistible? Mais Il ne fait pas que détruire le monde qui était, Il crée le monde qui sera; il est donc plus utile pour nous de découvrir ce qu’Il est en train de construire et d’y participer que de gémir et de s’accrocher à ce qu’Il est en train de détruire... Kali68 est l’âge d’une destruction et d’une nouvelle naissance, ce n’est pas un âge pour se cramponner aux vieilles choses qui ne peuvent plus être sauvées...
Le temps est-il venu de cette destruction? C’est ce que nous croyons. Écoutez le fracas de ces eaux, plus formidable que le tumulte d’une armée montant à l’assaut, observez ce travail de sape, lent, obstiné, implacable, voyez comme l’un après l’autre les piliers soutenant cette structure branlante, incohérente et rafistolée se corrodent, craquent, vacillent sous les coups de boutoir, comme ils cassent et puis s’enfoncent, silencieusement ou dans un grand éclaboussement, brusquement ou peu à peu, engloutis dans l’écume de ces flots. Le temps est-il venu d’une nouvelle construction? C’est ce que nous affirmons. Remarquez comme l’humanité s’active, s’empresse, se hâte ici et là, observez la rapidité avec laquelle on prospecte, cherche, creuse, pose des fondations, voyez les avatârs et les grands vibhoûtis69 venir, surgir en rangs serrés, se suivre de tout près les uns les autres. Ne sont-ce pas là les signes, et ne nous disent-ils pas que le plus grand avatâr de tous arrive pour établir le premier Satya Youga dans l’âge de Kali?...
Oui, une nouvelle harmonie, mais pas les grincements du matérialisme européen, pas une fondation à l’occidentale sur des demi-vérités et des mensonges bien entiers. Quand il y a destruction, c’est la forme qui périt, non l’esprit – car le monde et ses façons d’être sont les formes d’une Vérité unique qui se manifeste dans ce monde matériel dans des corps toujours nouveaux... En Inde, terre élue, cette Vérité est préservée; dans l’âme de l’Inde elle dort, attendant que s’éveille cette âme de lion, l’âme lumineuse de l’Inde, qui n’est pas dans ses apparences faibles, souillées, passagères et misérables, mais qui est enfermée dans les pétales clos de l’ancien lotus de l’amour, de la force et de la sagesse. Seule l’Inde peut bâtir l’avenir de l’humanité70.
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L’hindouisme ancien ou pré-bouddhique cherchait Dieu à la fois dans le monde et à l’extérieur du monde; il plongeait ses racines dans la force et la beauté et la joie du Véda, à la différence de l’hindouisme moderne ou post-bouddhique, écrasé sous le sens de la souffrance universelle qu’apporta le Bouddha et sous le sens de l’illusion universelle amené par Shankara – Shankara qui put d’autant mieux détruire le bouddhisme qu’il était lui-même à moitié bouddhiste. Le but de l’ancien hindouisme sur le plan social était de nous faire réaliser Dieu dans la vie, celui de l’hindouisme moderne est de nous faire nous évader de la vie pour aller vers Dieu. L’idéal moderne produit une spiritualité noble et ascétique, mais il a un effet glaçant et pernicieux sur la santé de la société et son développement; à l’ombre de cette présence, la vie sociale stagne par manque de foi et de joie, shraddhâ et ânanda. Si nous voulons rendre notre société parfaite et si nous voulons que la nation vive de nouveau, il nous faut revenir à la vérité plus ancienne et plus pleine71.
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13 juillet 1911
(Extrait d’une lettre à un ami)
Prenez bien soin de suivre mes instructions et de vous garder de l’ancien genre de politique. La spiritualité est la seule politique de l’Inde, la réalisation du sanâtana dharma est son seul Swaraj. Je ne doute pas qu’il nous faudra passer par une période parlementaire afin de nous débarrasser de la notion de démocratie occidentale en voyant en pratique combien elle est impuissante à rendre les nations heureuses. En réalité, l’Inde est en train de passer par les premières phases d’une sorte de Yoga national. Celui-ci était dirigé au début par la force divine qui fit irruption en 1905 et qui éveilla le pays de son état de complète ignorance [ajñânam] tamasique. Mais comme il arrive aussi dans le cas des individus, tout ce qui était obscur, toutes les traces [samskâra] mauvaises du passé, les fausses émotions, les fausses habitudes mentales et morales se sont soulevées en même temps et ont mésusé de la force divine. De là toute cette orgie de discours politiques, de ferveur démocratique, de réunions, de défilés, de résistance passive, tout cela finissant dans des bombes, des revolvers et des lois draconiennes... Dieu a tout renversé d’un coup: le modérantisme, fils bâtard du libéralisme anglais; le nationalisme, progéniture au sang mêlé de l’Europe et de l’Asie; le terrorisme, avorton engendré par Bakounine et Mazzini... C’est seulement lorsque nous en aurons fini avec ces sottises que la vérité aura une chance, que l’esprit sattvique se manifestera en Inde et que débutera un mouvement spirituel réellement fort, prélude à la régénération de l’Inde. Sûrement il faudra encore faire face à beaucoup de difficultés et d’erreurs, mais nous aurons une chance de faire un pas dans la bonne direction. Je crois qu’en toute chose Dieu nous guide, qu’Il nous donne les expériences nécessaires et prépare les conditions nécessaires72.
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1910-1914
(Dans les premières années de sa vie à Pondichéry, Sri Aurobindo fit une étude approfondie du Véda, et frappé par la façon dont celui-ci éclairait ses propres expériences, il en retrouva le sens perdu. Voici une série de textes tirés de ses tout premiers manuscrits traitant du Véda.)
Ce n’est pas la science, ni la religion, ni la théosophie que je recherche, mais le Véda – la vérité sur le Brahman, et pas seulement sur son essence mais sur sa manifestation, pas une lampe pour aller me retirer dans la forêt, mais une lumière, mais un guide qui mène à la joie et à l’action dans le monde, mais la vérité qui est au-delà des opinions, la connaissance à laquelle toute pensée s’efforce d’arriver – yasmin vijñâté sarvam vijñâtam [Cela étant connu, tout est connu]. Je crois que ce Véda est la base du sanâtana dharma. Je crois que c’est lui, la divinité cachée dans l’hindouisme – mais il y a un voile à soulever, un rideau à écarter. Je crois que le Véda peut être connu et peut être découvert. Je crois que l’avenir de l’Inde et celui du monde dépendent de sa découverte et de la façon dont on l’applique, non au renoncement à la vie, mais à la vie dans le monde et parmi les hommes73.
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Les hommes érigent une autorité et puis ils la placent entre eux-mêmes et la connaissance. Les orthodoxes s’indignent qu’un simple moderne ose s’écarter de Shankara en interprétant le Védânta74 ou de Sâyana en interprétant le Véda. C’est oublier que Shankara et Sâyana sont eux-mêmes des modernes que quelques centaines d’années seulement séparent de nous, alors que les Védas remontent à bien des milliers d’années. Si le commentateur mérite d’être étudié, ce n’est pas pour autant qu’il faut le substituer au texte, comme nous le faisons. Les bons commentaires sont toujours utiles, même quand ils se trompent, mais on ne peut laisser même les meilleurs d’entre eux entraver la recherche. Le commentaire de Sâyana sur le Véda m’est une aide dans la mesure où il me montre ce qu’un homme d’une grande érudition pensait être le sens des Écritures il y a quelques centaines d’années. Mais je ne peux oublier que, même au temps des Brâhmanas75, le sens du Véda était déjà devenu obscur pour les hommes de cet âge préhistorique... Je trouve que Shankara a saisi beaucoup de la vérité du Védânta, mais beaucoup aussi lui a échappé. Ce qu’il a réalisé, je suis tenu de l’admettre; mais je ne suis pas tenu d’exclure ce qu’il n’a pu réaliser. L’autorité [âptavâkyam] est un genre de preuve, mais ce n’est pas le seul: la connaissance directe [pratyaksha] est plus importante.
Les hétérodoxes, quant à eux, ne jurent que par Max Müller et les Européens... Ceux-ci n’ont vu dans notre Véda que des incantations barbares qu’une race pastorale antique et primitive adressait aux forces de la nature, et, aux yeux de bien des gens, c’est cette opinion qui décide de la signification des mantras védiques. Toute autre interprétation est pour eux superstition. Mais pour moi, les suppositions ingénieuses des grammairiens étrangers ne font pas plus autorité que les suppositions ingénieuses de Sâyana. La question pour moi n’est pas de savoir ce que Max Müller pense du Véda ou ce que Sâyana en pense; je préférerais savoir ce que le Véda a à dire sur lui-même, et j’aimerais, s’il se trouve là quelque lumière projetée sur l’inconnu ou l’infini, suivre le rayon jusqu’à ce que je me trouve face à face avec ce qu’il illumine76.
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L’Europe s’est fait une certaine idée du Véda et du Védânta, et elle a réussi à l’imposer à l’intellect indien... Quand une centaine de savants mondialement connus s’écrient en chœur: «Il en est ainsi», il est évidemment difficile à un esprit moyen, et même à un esprit au-dessus de la moyenne mais qui n’est pas un expert dans ces sujets particuliers, de ne pas acquiescer...
Néanmoins doit venir un temps où l’esprit indien rejettera le voile de ténèbres qui l’a recouvert, cessera d’adopter des pensées ou de soutenir des opinions de deuxième ou de troisième main, et où il réaffirmera son droit de juger et de s’enquérir du sens de ses propres Écritures en toute liberté. Quand ce jour viendra, nous nous apercevrons, je pense, que l’édifice imposant de la théorie védique ne reposait sur rien de plus solide ni de plus vrai qu’un ensemble de conjectures plus ou moins bien empilées les unes sur les autres. Nous remettrons en question de nombreux mythes philologiques établis: la légende, par exemple, d’une invasion de l’Inde par des Aryens venus du Nord; la distinction artificielle et hostile entre Aryens et Dravidiens qu’une philologie erronée a plongée au cœur de l’unité de la race indo-afghane77; le dogme farfelu d’un naturalisme védique «hénothéiste»; les élucubrations ingénieuses et brillantes des inventeurs modernes du mythe du soleil et des étoiles78...
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Cette théorie des Pourânas79 [selon laquelle des cycles de civilisation auraient précédé le nôtre], je la prendrai comme une hypothèse de travail, et je supposerai au minimum qu’il y eut une grande époque védique à la civilisation avancée, brisée plus tard par le Temps et par les circonstances, dont l’hindouisme moderne ne nous offre que quelques fragments qui furent préservés, rassemblés ou développés à nouveau... Par une civilisation avancée, il ne faut pas nécessairement entendre une culture ou une société ressemblant en quoi que ce soit à ce que nos esprits modernes conçoivent comme le seul modèle de société civilisée, c’est-à-dire la société moderne européenne. On ne doit pas non plus et, en vérité, on ne peut pas, supposer qu’elle ait été en quoi que ce soit à l’image de la société hindoue moderne. Il est probable que cette ancienne culture ne disposait d’aucun de ces moyens matériels dont nous sommes si fiers – mais il se peut qu’elle en ait eu d’autres d’un genre plus élevé, peut-être même plus puissant.
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Je crois que les Védas recèlent un sens que ni l’Inde médiévale ni l’Europe moderne n’ont saisi, mais qui était parfaitement clair pour les premiers penseurs du Védânta. Pour Max Müller, les mantras védiques avaient une certaine signification, pour Sâyana, ils en avaient une autre; Yâska80, lui, interprétait à sa manière leur langage antique, mais aucun d’entre eux n’a compris ce que comprenaient Yâjñavalkya et Ajâtashatrou81... C’est parce que nous ne comprenons pas les Védas que les trois-quarts des Oupanishads sont pour nous un livre scellé. Même dans le peu que nous croyons pouvoir comprendre, une grande partie a été saisie de façon incertaine et comprise superficiellement... Faute de cette clé, des érudits profonds ont tâtonné, et faute de cette direction, de grands penseurs se sont fourvoyés. Max Müller, en un verdict confondant, qualifia le Véda de «balbutiements d’une humanité dans l’enfance82»; quant à Shankara, il laissa une grande partie du texte qu’il commentait inexpliqué, ou le mit de côté comme étant une vérité d’ordre inférieur destinée à l’ignorant... C’est seulement lorsque nous connaîtrons parfaitement les grandes idées védiques dans leur totalité que nous serons pleinement en mesure d’apprécier le système de pensée profond, harmonieux et grandiose de nos lointains ancêtres83.
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Les mouvements religieux et les révolutions s’en sont venus et s’en sont allés, ou bien ils ont laissé leur marque, mais au-delà de tout et à travers tout, le Véda reste pour nous notre Roc des Âges, notre fondation éternelle... Toutes puissantes qu’elles soient, les Oupanishads n’aspirent qu’à une chose, c’est à mettre en lumière, à traduire dans le langage philosophique de la pensée ultérieure et à couronner du nom suprême du Brahman la connaissance éternelle qui se trouve enchâssée dans les Védas. Et pourtant, depuis quelque deux mille ans au moins, pas un Indien n’a vraiment compris les Védas.
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Je vois dans les langues aryennes et les langues dravidiennes, comme dans les races aryennes et les races dravidiennes, non des familles séparées d’origine différente, mais deux branches issues d’une même souche. La légende de l’invasion des Aryens et de leur installation au Penjab à l’époque védique est, pour moi, un mythe philologique84.85
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C’est le Véda qui fut l’alpha de notre connaissance spirituelle; c’est le Véda toujours qui en sera l’oméga. Ces textes d’une antiquité inconnue sont comme les nombreuses mamelles de la Mère éternelle de la connaissance auxquelles se sont nourris tous nos âges successifs...
Retrouver la parfaite vérité du Véda n’est donc pas seulement souhaitable pour satisfaire notre curiosité intellectuelle moderne, c’est aussi une nécessité pratique pour l’avenir du genre humain. Car je suis fermement convaincu que, lorsque le secret caché dans le Véda aura été entièrement dévoilé, on s’apercevra qu’il livre la formule parfaite de la connaissance et de la pratique d’une vie divine auxquelles l’humanité en marche – après de longs errements dans la satisfaction de l’intellect et des sens – doit inévitablement revenir86.
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C’est une superstition de la pensée moderne qui voudrait que la marche de la connaissance ait toujours et dans tous les domaines progressé en ligne droite – qu’elle ait, certes, dévié de cette ligne à certaines périodes d’obscurcissement, mais qu’elle y soit toujours revenue, et, somme toute, qu’elle représente en tous points une avance et nulle part un recul. Comme toutes les superstitions, cette croyance est basée sur des observations incorrectes et imparfaites débouchant sur une conclusion logique mais fausse...
La fausse conclusion à laquelle nous ont amenés nos observations incorrectes, c’est l’idée erronée qu’étant plus avancés que certains peuples anciens dans les domaines où nous avons particulièrement réussi, tels que les sciences physiques, il s’ensuit nécessairement que nous sommes plus avancés dans les autres domaines – domaines où nous sommes encore des enfants et où nous n’avons que récemment commencé à observer et à expérimenter, tels que la science de la psychologie, la connaissance de notre existence subjective et celle des forces mentales... Alors que nos ancêtres croyaient que ce qui était plus ancien pouvait dans l’ensemble être considéré comme plus digne de foi car plus proche des dieux, et ce qui était moins ancien comme moins digne de foi car plus proche de la dégénérescence ultérieure de l’homme, nous, les modernes, croyons au contraire que ce qui est plus ancien est toujours dans l’ensemble plus éloigné de la vérité car plus proche du sauvage inculte et dénué de curiosité, et que ce qui est plus moderne est plus vrai car c’est l’opinion du citoyen lettré et instruit de Paris ou de Berlin. Ces deux points de vue sont l’un comme l’autre inacceptables. Le seul critère de vérité, c’est l’expérience et la vérification par l’expérience, ce n’est pas l’ancienneté, ce n’est pas la modernité. Certaines des idées des anciens ou même des sauvages, que nous rejetons maintenant avec mépris, pourraient bien être des vérités perdues, ou bien les formulations d’expériences valides dont nous nous sommes détournés ou que nous avons oubliées. Nombre des notions de nos scolastiques modernes seront certainement dans l’avenir rejetées avec mépris comme des erreurs et des superstitions87.
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Les limites de temps que la théorie d’une progression en ligne droite à partir d’une époque primitive accorde à la croissance d’une civilisation sont encore invraisemblablement trop courtes... Nous ne pouvons plus affirmer l’impossibilité de civilisations anciennes dont les traces ont entièrement disparu, ni dire que préhistorique est forcément synonyme de sauvage et de non-développé... Tout tend à prouver qu’il doit exister des vestiges d’autres civilisations que nous n’avons pas encore découverts. Nous ne pouvons avoir épuisé tout ce que renferme la terre88.89
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1914-1915
(Quelques «Pensées et Aphorismes» de Sri Aurobindo.)
Que de haine et de stupidité les hommes ont-ils réussi à emballer décorativement et à étiqueter «Religion» !
Les querelles entre sectes religieuses ressemblent à la querelle des cruches dont chacune voulait être seule à contenir le nectar d’immortalité. Laisse-les se quereller. L’important, pour nous, est de trouver le nectar, en quelque pot qu’il soit, et d’obtenir l’immortalité.
Brise les moules du passé, mais garde intacts son génie et son esprit, sinon tu n’as pas d’avenir.
Pour deux sortes d’êtres, il y a de l’espoir: pour l’homme qui a senti le contact de Dieu et qui a été attiré par lui, et pour le chercheur sceptique ou l’athée convaincu; quant aux formulistes de toutes les religions et aux perroquets de la libre pensée, ce sont des âmes mortes qui suivent une mort qu’ils appellent vivre.
«Ainsi a dit Râmakrishna» et «ainsi a dit Vivékânanda». Oui, mais je veux savoir aussi les vérités que l’Avatâr n’a pas exprimées en paroles et celles que le prophète a omises de ses enseignements. En Dieu, il y aura toujours plus que ce que la pensée de l’homme a jamais conçu ou que la langue de l’homme a jamais prononcé.
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Tant que tes mains sont libres, lutte avec tes mains, ta voix et ton cerveau et toutes sortes d’armes. Es-tu enchaîné dans les donjons de ton ennemi et ses bâillons t’ont-ils réduit au silence? Lutte avec le silence de ton âme qui peut tout assiéger et avec la puissance de ta volonté qui porte au loin; et si tu meurs, lutte encore avec la force qui enveloppe le monde et qui est venue de Dieu en toi.
Tu penses que l’ascète dans sa cave ou sur le sommet de sa montagne est une pierre et un fainéant. Qu’en sais-tu? Peut-être emplit-il le monde des puissants courants de sa volonté et le change-t-il par la pression de son état d’âme.
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L’existence de la pauvreté est la preuve d’une société injuste et mal organisée, et nos charités publiques sont seulement le premier éveil tardif d’une conscience de voleur.
L’égoïsme tue l’âme – détruis-le. Mais prends garde que ton altruisme ne tue pas l’âme des autres.
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La science médicale a été une malédiction plus qu’une bénédiction pour l’humanité. Certes, elle a brisé la violence des épidémies et découvert une chirurgie merveilleuse, mais elle a aussi affaibli la santé naturelle de l’homme et multiplié les maladies individuelles; elle a implanté dans le mental et dans le corps la peur et la dépendance; elle a appris à notre santé à ne pas s’appuyer sur la solidité naturelle mais sur la béquille branlante et répugnante des comprimés du règne minéral et végétal.
Les machines sont nécessaires à l’humanité moderne en raison de son incurable barbarie. Si nous devons nous enfermer dans une stupéfiante multitude de conforts et d’apparats, nous devons aussi, nécessairement, nous passer de l’Art et de ses méthodes. Car, se priver de simplicité et de liberté, c’est se priver de beauté. Le luxe de nos ancêtres était riche, voire fastueux, mais jamais encombré.
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Intrinsèquement le principe de société communiste est aussi supérieur au principe individualiste que l’est la fraternité à la jalousie et au massacre mutuel; mais tous les systèmes pratiques de socialisme inventés en Europe sont un joug, une tyrannie et une prison.
Si jamais le communisme réussit à se réinstaurer sur la terre, ce doit être sur le fondement de la fraternité de l’âme et sur la mort de l’égoïsme. Une association forcée et une camaraderie mécanique aboutiraient à un fiasco mondial.
En Europe, la démocratie est le gouvernement du ministre d’État, du député corrompu ou du capitaliste égoïste, masqué par la souveraineté occasionnelle d’une populace irrésolue. Il est probable que le socialisme en Europe sera le gouvernement du fonctionnaire et de la police, masqué par la souveraineté théorique d’un État abstrait. Il est chimérique de demander quel est le meilleur des deux systèmes; il serait difficile de décider lequel est le pire.
L’avantage de la démocratie est la sécurité de la vie de l’individu, de sa liberté et de ses biens contre les caprices d’un tyran ou d’une minorité égoïste; son mal est le déclin de la grandeur dans l’humanité.
Cette espèce humaine égarée rêve toujours d’atteindre la perfection de son milieu par le mécanisme d’un gouvernement ou d’une société; mais c’est seulement par la perfection de l’âme au-dedans que le milieu extérieur peut atteindre à la perfection. Ce que tu es au-dedans de toi, cela tu en jouiras dehors – nul mécanisme ne peut te délivrer de la loi de ton être.
L’Europe se vante de son organisation et de son efficacité pratiques et scientifiques. J’attends que son organisation soit parfaite, alors un enfant la détruira.
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Tant qu’une Cause a de son côté une seule âme dont la foi est intangible, elle ne peut pas périr90.
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29 août 1914
(Extrait d’une lettre adressée à Motilal Roy, un révolutionnaire de Chandernagore qui plus tard tentera de créer une communauté basée sur les idéaux de Sri Aurobindo.)
Le loyalisme de Gandhi91 n’est pas un modèle pour l’Inde car l’Inde n’est pas l’Afrique du Sud, et même le loyalisme de Gandhi trouve un correctif dans la résistance passive. Une attitude de servilité abjecte en politique n’est pas de la «diplomatie» et n’est pas de la bonne politique. Cela ne trompe ni ne désarme l’adversaire, et encourage, par contre, la mollesse, la crainte et une duplicité obséquieuse chez le peuple assujetti. Ce que Gandhi a tenté en Afrique du Sud, c’est d’obtenir pour les Indiens la position de serfs bien traités – comme un tremplin pour arriver à quelque chose de mieux... Notre position est différente et notre but est différent: il ne s’agit pas d’obtenir quelques privilèges mais de créer une nation d’hommes prêts pour l’indépendance, capables de l’obtenir et capables de la conserver.
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Août 1914
Dans la tradition établie depuis des milliers d’années, on a toujours révéré les Védas comme l’origine et la mesure de tout ce qui dans les Brâhmanas et les Oupanishads, dans le Tantra et les Pourânas, dans les doctrines des grandes écoles de philosophie et dans l’enseignement des grands saints et des grands sages, peut être considéré comme vrai et faisant autorité. Le nom même de «Véda» veut dire Connaissance92 – nom qui servait à désigner la vérité spirituelle la plus haute dont le mental humain soit capable. Mais si l’on admet les interprétations qui ont cours actuellement, que ce soit celle de Sâyana ou la théorie moderne [des érudits européens], toute cette réputation sublime et sacrée est une fiction colossale. Les hymnes ne sont, en fait, rien de plus que les inventions naïves et superstitieuses de barbares incultes et matérialistes, intéressés seulement par les gains et les jouissances les plus superficielles, ignorants de toute notion morale et aspiration religieuse, hormis les plus élémentaires93.
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Septembre 1914
La philologie occidentale a fait [du mot ârya] un terme racial, une quantité ethnologique inconnue à laquelle diverses spéculations attribuent diverses valeurs... Mais dans le Véda, les peuples aryens sont ceux qui ont accepté un type particulier de développement personnel, d’entraînement intérieur et extérieur, d’idéalisme et d’aspiration...
Quiconque cherche à se hausser de palier en palier vers les hauteurs divines, n’ayant peur de rien, ne se laissant décourager par aucun délai, aucune défaite, ne se dérobant devant aucune vastitude parce que trop vaste pour son intelligence, aucune hauteur parce que trop haute pour son esprit, aucune grandeur parce que trop grande pour sa force et son courage, celui-là est l’Aryen, le combattant et le vainqueur divin, l’homme noble94.
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Septembre 1914 (?)
(Extrait d’une lettre adressée à Motilal Roy)
Vous devez comprendre que ma mission n’est pas de créer des monastères, des ascètes et des sannyâsin, mais de rappeler les âmes des forts à la Lîlâ95 de Krishna et de Kâlî... Chaque mouvement ascétique depuis le Bouddha a laissé l’Inde plus faible, et cela pour une raison très évidente. C’est une chose de renoncer à la vie, c’en est une autre de rendre la vie elle-même – celle de la nation, de l’individu et du monde – plus grande et plus divine. Il est impossible d’imposer au pays l’un de ces idéaux sans affaiblir l’autre. Il est impossible de retirer de la vie les âmes les meilleures et, en même temps, de laisser la vie plus forte et plus grande. Renoncer à l’ego, accepter Dieu dans la vie, voilà le Yoga que j’enseigne – aucun autre renoncement.
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Décembre 1914
Comme la majorité des Indiens cultivés, avant de lire le Véda moi-même, j’avais accepté passivement et sans examen les conclusions des érudits européens, tant pour la signification religieuse de ces anciens hymnes que pour leur signification historique et ethnique. En conséquence, me conformant là encore à la manière de voir ordinaire adoptée par l’opinion hindoue moderne, je regardais les Oupanishads comme la source la plus ancienne de la pensée et de la religion indiennes, comme le vrai Véda, le premier Livre de la Connaissance. Le Rig-Véda dans les traductions modernes, qui étaient tout ce que je connaissais de ces Écritures profondes, représentait pour moi un document important de notre histoire nationale, mais il me semblait de peu de valeur ou d’importance pour l’histoire de la pensée ou pour une expérience spirituelle vivante...
C’est le fait de vivre dans l’Inde du Sud qui dirigea mes pensées sérieusement, pour la première fois, vers le Véda. Deux observations qui s’imposèrent à moi ébranlèrent fortement la croyance dont j’avais hérité en une division raciale entre Aryens du Nord et Dravidiens du Sud. Cette distinction pour moi avait toujours reposé sur une différence présumée entre les types physiques de l’Aryen et du Dravidien et sur une incompatibilité, celle-là mieux établie, entre les langues sanscritiques du Nord et celles du Sud, non-sanscritiques. J’avais certes entendu parler des théories plus récentes selon lesquelles une seule race homogène, dravidienne ou indo-afghane, habite la péninsule indienne; mais jusque-là je n’avais guère attaché d’importance à ces spéculations. Cependant je ne pus vivre longtemps en Inde du Sud sans être frappé par le fait que le type du Nord ou type «aryen» se retrouvait très fréquemment dans la race tamoule. De quelque côté que je me tourne, non seulement chez les brâhmanes mais dans toutes les castes et toutes les classes, il me semblait reconnaître avec une netteté saisissante les anciens visages familiers, les traits, les silhouettes de mes amis du Maharashtra, du Goujérat, de l’Hindoustan et même, bien que cette similarité soit moins fréquente, de ma province natale du Bengale. L’impression que cela me donnait, c’est qu’une armée de toutes les tribus du Nord était descendue dans le Sud et avait submergé toutes les populations qui avaient pu l’occuper antérieurement. Il subsistait bien une impression générale d’un type du Sud, mais il était impossible de déterminer celui-ci de façon rigide en étudiant la physionomie des individus. Et, en définitive, force m’était de constater que, quels que soient les mélanges qui aient pu survenir, quelles que soient les différences régionales qui aient pu se développer, il demeurait partout en Inde, derrière toutes les variations, une unité d’ordre aussi bien physique que culturel96...
Mais qu’en est-il alors de la distinction tranchée, créée par les philologues, entre races aryenne et dravidienne? Elle disparaît. Si tant est qu’on admette une invasion aryenne, il faudrait supposer, ou bien qu’elle inonda l’Inde et détermina le type physique du peuple, avec toutes les modifications éventuelles, ou bien qu’il s’agissait d’une incursion de petites bandes qui appartenaient à une race moins civilisée et qui se fondirent dans la population d’origine. Il faudrait alors aussi supposer que ces bandes pénétrèrent dans une vaste péninsule occupée par un peuple civilisé – des bâtisseurs de grandes cités, des marchands dont le commerce s’étendait très loin –, un peuple non dépourvu de culture intellectuelle et spirituelle, et qu’elles furent cependant capables de lui imposer leur propre langue, leur religion, leurs idées et leurs mœurs. Pour que pareil miracle fût à la rigueur possible, il aurait fallu que les envahisseurs aient possédé une langue supérieurement organisée, un mental créatif plus puissant et une religion plus dynamique dans sa forme et son esprit.
Et il restait toujours la différence de langue pour appuyer la théorie d’une rencontre entre races. Mais là aussi mes idées préconçues se firent bousculer et démolir. Car en examinant les vocables de la langue tamile97, si éloignés en apparence de la forme et du caractère sanscritiques, je me trouvai néanmoins constamment amené, par des mots ou par des familles de mots censés être du pur tamil, à établir de nouvelles relations entre la langue sanscrite et sa sœur éloignée, le latin, ou de temps en temps, entre le grec et le sanscrit. Parfois le vocable tamil non seulement suggérait la connexion mais encore s’avérait le chaînon manquant dans une famille de mots apparentés. Et c’est à travers cette langue dravidienne que j’arrivai pour la première fois à percevoir ce qui me semble être maintenant la vraie loi, les vraies origines et, pour ainsi dire, l’embryologie des langues aryennes. Je n’eus pas le loisir de poursuivre mes recherches assez loin pour aboutir à des conclusions définitives, mais il me semble certain qu’à l’origine, la connexion existant entre les langues dravidienne et aryenne était beaucoup plus étroite et considérable qu’on ne le suppose généralement, et on entrevoit même la possibilité qu’elles aient pu être deux familles divergentes dérivées d’une unique langue primitive perdue. Si c’est le cas, la seule preuve restante d’une invasion de l’Inde dravidienne par des Aryens serait fournie par les indications qu’on peut trouver dans les hymnes védiques.
Ce fut, par conséquent, avec un double intérêt que j’abordai le Véda, pour la première fois dans l’original, bien que je n’aie eu aucune intention à ce moment-là d’une étude minutieuse ou sérieuse. Il ne me fallut pas longtemps pour voir que ce qui, dans le Véda, pouvait faire penser à une division raciale entre Aryens et Dasyus98 et indiquer que ces derniers étaient les Indiens indigènes, était beaucoup plus dénué de substance que je ne l’avais imaginé. Mais, pour moi, le plus intéressant de loin, ce fut la découverte d’un ensemble considérable de pensées et d’expériences spirituelles profondes qui dormait là, négligé, dans ces hymnes anciens. Et l’importance de cet élément s’accrut à mes yeux lorsque je m’aperçus de deux choses: premièrement, que les mantras du Véda illuminaient d’une lumière claire et précise certaines expériences spirituelles que j’avais eues, et pour lesquelles je n’avais trouvé aucune explication satisfaisante ni dans la psychologie européenne, ni dans les écoles de Yoga, ni dans l’enseignement du Védânta, pour autant que je les connaisse; et deuxièmement, que ces mantras éclairaient certains passages ou idées obscures des Oupanishads auxquels auparavant je ne pouvais attribuer un sens précis, en même temps qu’ils donnaient une nouvelle signification à une grande partie des Pourânas99.
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1915?
(Extraits d’une interview accordée à un correspondant du quotidien indien The Hindu:)
Je suis convaincu, et convaincu depuis longtemps, qu’un éveil spirituel, une nouvelle prise de conscience de l’être véritable de la nation, est la condition la plus importante pour notre grandeur nationale... L’Inde, si elle le choisit, peut guider le monde.
... Je suis tout à fait d’accord avec vous que notre structure sociale devra sans tarder être considérablement transformée. Notre passé, avec toutes ses imperfections et ses défauts, doit nous être sacré; mais les exigences de notre avenir, avec ses possibilités immédiates, devraient nous l’être encore davantage.
[Le correspondant note que «Sri Aurobindo prononce ces derniers mots d’un ton très solennel»:] Plus important est que la pensée de l’Inde se libère des écoles philosophiques et renouvelle son contact avec la vie, que la vie spirituelle de l’Inde sorte de la grotte et du temple et que, s’adaptant à de nouvelles formes, elle s’empare du monde. Je crois aussi que l’humanité est sur le point d’élargir le champ de ses possibilités grâce à des connaissances nouvelles, des capacités et des pouvoirs nouveaux qui amèneront une révolution dans l’existence aussi grande que la science du XIXe siècle. Là encore, l’Inde détient dans son passé, quelque peu rouillée et inutilisée depuis longtemps, la clé de l’avenir de l’humanité.
C’est dans ces directions-là que je suis poussé depuis un certain temps à diriger mes énergies, et non dans les activités politiques insignifiantes qui sont les seules ouvertes à nous pour le moment. C’est la raison de mon retrait prolongé et de mon détachement de l’action. Je crois à la nécessité, en de tels moments et avec de tels objectifs en vue, d’une tapasyâ [discipline] silencieuse par laquelle on se prépare, on apprend à se connaître soi-même et on accumule la force spirituelle. Nos ancêtres usaient de cette méthode, quoique de façon différente. Et c’est le meilleur moyen pour devenir un instrument efficace aux heures cruciales de l’histoire du monde100.
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(Extrait d’une lettre adressée à Motilal Roy)
Peu après les débuts de l’Arya101, j’ai reçu une lettre de certains étudiants me disant que ce qu’ils attendaient de moi, c’était que je «forme des hommes». J’ai fourni ma part d’efforts pour former des hommes et c’est une chose qui est maintenant à la portée de n’importe qui; la Nature elle-même s’en charge partout dans le monde, bien qu’avec plus de lenteur en Inde qu’ailleurs. Ma tâche désormais n’est pas de former des hommes, mais bien de former l’homme divin. Ce que j’enseigne aujourd’hui, c’est que le monde se prépare à un progrès nouveau, à une évolution nouvelle. La race ou le pays, quel qu’il soit, qui saisira la ligne de cette évolution nouvelle et la réalisera prendra la tête de l’humanité.
L’Inde et spécialement le Bengale ont la plus grande chance et le droit le plus certain de créer cette race et de prendre la tête de l’avenir: de faire de la bonne manière ce que les Allemands ont voulu faire de la mauvaise. Mais d’abord, ils doivent apprendre à penser, à se débarrasser des vieilles idées et à se tourner résolument vers l’avenir, ce qu’ils ne peuvent faire s’ils se contentent d’imiter la politique européenne ou continuent à reproduire éternellement l’ascétisme bouddhique.
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Janvier 1915
La charité et l’altruisme ont souvent des motivations immédiates essentiellement égoïstes. Ce qui les émeut, c’est le malaise du système nerveux à la vue de la souffrance, ou le plaisir de voir les autres apprécier notre propre bonté, ou l’appréciation égoïste que nous avons de notre propre bienfaisance, ou bien encore le besoin de nous complaire dans la pitié. Certains philanthropes seraient fort ennuyés si nous n’avions plus de pauvres, car ils n’auraient alors aucune occasion d’exercer leur charité.
D’ailleurs, manifester de la pitié envers des souffrances particulières et les soulager, n’est pas non plus la seule manière d’aider les hommes. Il est louable de couper des branches dans l’arbre de douleur d’un homme, mais elles repoussent; prêter main-forte à cet homme pour retirer les racines de cet arbre est une façon d’aider encore plus divine102.
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1915
Être clair intérieurement, entièrement vrai et franc vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis des autres, totalement honnête par rapport aux conditions et aux matériaux de son travail, est un don qui est rare dans notre humanité tordue, complexe et vacillante. C’est l’esprit de l’ouvrier aryen et c’est le secret infaillible d’un succès vigoureux. Car la nature, si l’on frappe à sa porte de façon claire, honnête et identifiable, le reconnaît toujours et répond avec une exactitude et une diligence correspondantes103.
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(Le 29 mars 1914, Sri Aurobindo rencontra Mirra, une Française qui était venue en Inde pour le voir. Elle resta un an à Pondichéry, repartit en France puis, en 1916, s’embarqua pour le Japon où elle vécut jusqu’à son retour à Pondichéry le 24 avril 1920.
Pendant trente ans, celle qu’on appelle «Mère» allait travailler avec Sri Aurobindo.
Ces deux passages sont tirés de lettres que Sri Aurobindo écrivit à Mère au moment où la Première Guerre mondiale faisait rage:)
6 mai 1915
Il faut avoir un cœur calme, une volonté établie, une abnégation totale et les yeux constamment fixés au-delà pour vivre sans découragement à une époque comme celle-ci qui est vraiment une période de décomposition universelle104.
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(Extrait d’une lettre datée du 16 septembre 1915)
C’est un singulier état du monde, la définition même du chaos avec la forme superficielle du vieux monde qui reste apparemment intacte à la surface. S’agit-il d’un chaos de lente désintégration ou de quelque nouvelle naissance prochaine? Tel est le point sur lequel la bataille est en train de se livrer jour après jour, mais sans aucun signe encore qu’on approche d’une décision105.
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Août 1915
Le rituel védique, presque tombé en désuétude, a perdu son sens symbolique profond; les images pastorales, martiales et rurales, des premiers poètes aryens ne parlent plus à l’imagination de leurs descendants, elles leur paraissent inadéquates ou, si elles leur semblent belles et naturelles, elles sont vidées de l’ancienne signification plus profonde. Confrontés aux hymnes majestueux de l’aurore antique, nous avons conscience de notre incompréhension totale. Et nous laissons ces textes être livrés en pâture à l’ingéniosité de l’érudit, lequel cherche à l’aveuglette des significations artificielles parmi obscurités et absurdités, là où les anciens baignaient leur âme dans l’harmonie et la lumière... Le sens a disparu et seule demeure l’obscurité d’une forme poétique oubliée. Ainsi, quand on lit: «Saramâ par le sentier de la Vérité découvre les troupeaux», le langage si peu familier empêche la compréhension et déconcerte. Il faut qu’on nous le traduise dans une pensée plus claire et moins imagée: «L’intuition par la voie de la Vérité arrive aux illuminations cachées106.» Sans cette clé nous nous égarons dans des élucubrations à propos de l’Aurore ou du Soleil, ou même voyons en Saramâ, le limier du ciel, la personnification mythologique d’une ambassade préhistorique quelconque envoyée aux nations dravidiennes en vue de récupérer le bétail dérobé107!
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Août 1915
Cet effort prodigieux [du matérialisme et de la civilisation occidentale] est arrivé à son terme; il n’a pas encore franchement déclaré sa faillite mais il est en faillite. Il est en train de sombrer dans un cataclysme aussi gigantesque et contre-nature que la tentative qui lui avait donné naissance. D’un autre côté, la spiritualité exagérée de l’effort indien a également fait faillite; nous avons vu à quelle hauteur peuvent s’élever les individus par cette spiritualité, mais nous avons vu aussi à quel niveau peut tomber une race qui, dans son empressement à rechercher Dieu, ne tient pas compte du dessein qu’Il a conçu pour l’humanité. Les tentatives européenne et indienne étaient toutes deux admirables, celle de l’Inde par sa sincérité spirituelle absolue, celle de l’Europe par son honnêteté intellectuelle rigoureuse et son ardeur à rechercher la vérité. Toutes deux ont accompli des miracles. Mais Dieu et la Nature ont été finalement trop forts aussi bien pour l’entreprise titanesque de l’Esprit humain que pour celle de l’intellect humain108.
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1916
Dayananda109 affirme qu’il est possible de découvrir dans les hymnes védiques les vérités de la science physique moderne... Les anciennes civilisations possédaient, certes, des secrets appartenant au domaine de la science; la connaissance moderne en a retrouvé certains, les a élargis, enrichis et précisés, mais il y en a d’autres qui, aujourd’hui encore, n’ont pas été retrouvés. Il n’y a donc rien de fantastique dans l’idée de Dayananda que le Véda contient des vérités dans le domaine de la science comme dans celui de la religion. J’y ajouterai même ma propre conviction que le Véda contient d’autres vérités se rattachant à une science que le monde moderne ne possède nullement, et si c’est le cas, alors Dayananda a plutôt minimisé qu’exagéré la profondeur et la portée de la sagesse védique110.
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Mars 1916
Le sanscrit devrait encore avoir un avenir comme langue des milieux cultivés, et ce ne sera pas une bonne chose pour l’Inde le jour où l’on cessera entièrement d’écrire ou de parler cette langue ancienne111. Mais pour survivre, il faut qu’elle se débarrasse de ce style désastreux, surchargé et pédant, qu’elle a adopté sur son déclin, avec ces mots composés d’une lourdeur abominable et cette érudition encombrante et tatillonne112.
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Mai 1916
La modération humaine est d’habitude un faux semblant de sagesse, bonne surtout à rafistoler: elle raccommode un morceau de velours neuf avec du vieux tissu de futaine ou bien une pièce de futaine neuve avec du vieux velours, et s’extasie sur son ouvrage exécrable. Et son avance précautionneuse implique que s’accumulent impostures, fictions et conventions mortes, jusqu’à ce que le fardeau de mensonge vienne à trop peser sur la vie et qu’une révolution violente soit nécessaire afin de délivrer l’âme de l’humanité des bandelettes paralysantes du passé...
Nous devons faire face aussi bien à l’offre de mort que nous fait l’avenir qu’à son offre de vie, et elle ne doit pas nous alarmer car c’est en mourant constamment à nos formes et noms anciens que nous vivrons le plus pleinement dans des formes et noms plus grands et plus neufs. Continuer à marcher, nous le devons, car si nous ne le faisons pas, le Temps lui-même nous poussera en avant en dépit de notre immobilité imaginaire. Et c’est le mouvement le plus lamentable et le plus dangereux de tous. Car qu’y a-t-il de plus lamentable que d’être emportés en avant en dépit de nous-mêmes, nous cramponnant au vieux monde qui se désintègre malgré nos efforts, et de hurler frénétiquement en suppliant les fantômes morts et les lambeaux du passé en cours de dissolution de nous sauver la vie? Et qu’y a-t-il de plus dangereux que d’imposer l’immobilité à ce qui est, par nature, mobile? Cela signifie une pourriture horrible et grandissante; cela signifie qu’on tente de se perpétuer dans un cadavre putride et puant au lieu d’être une créature énergique qui vit et se renouvelle. Les plus grands esprits sont donc ceux qui ne craignent pas l’avenir, qui en acceptent le défi et le pari; ils ont cette confiance sublime en ce Dieu, ce Pouvoir qui gouverne le monde113...
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Aide les hommes, mais n’appauvris pas leur énergie. Dirige et instruis-les, mais aie soin de laisser intactes leur initiative et leur originalité. Prends les autres en toi-même, mais donne-leur en retour la pleine divinité de leur nature. Celui qui peut agir ainsi est le guide et le gourou114.
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Juillet 1916
En Inde, l’institution de l’esclavage était pratiquement absente et la femme y jouissait tout d’abord d’une position plus digne et plus libre qu’en Grèce et à Rome; mais bientôt, l’esclave a été remplacé par le prolétaire, appelé shoûdra en Inde, et la tendance croissante à dénier au shoûdra et à la femme les plus hauts bénéfices de la vie et de la culture communes, a rabaissé la société indienne au niveau de ses congénères d’Occident115.
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Août 1916
Si nous considérons les débuts de la société indienne, l’âge védique lointain que nous ne comprenons plus car nous en avons perdu la mentalité, nous observons que tout y est symbolique... Nous pouvons prendre un autre exemple, qui nous servira mieux, celui de l’institution védique de «l’ordre quaternaire», chatourvarna, appelé à tort système des quatre castes, car la caste est une institution conventionnelle tandis que le varna est une institution symbolique et typale... Cette signification symbolique du chatourvarna apparaît clairement dans le Purusha-Sûkta116 du Véda, où les quatre ordres sont décrits comme ayant jailli du corps de la Divinité créatrice: de sa tête, de ses bras, de ses cuisses et de ses pieds. Pour nous, c’est là simplement une image poétique signifiant que les brâhmanes étaient des hommes de connaissance; les kshatriya, des hommes de pouvoir; les vaishya, des producteurs et des supports de la société; les shoûdra, ses serviteurs... Nous projetons toujours notre propre mentalité sur celle des ancêtres des temps passés; c’est pourquoi nous ne trouvons rien en eux que des barbares doués d’imagination... Mais pour eux, le symbole du corps du Créateur était plus qu’une image: il exprimait une réalité divine. Pour eux, la société humaine avait pour tâche d’exprimer dans la vie le Purusha cosmique117 – qui s’est exprimé de façons différentes dans l’univers matériel et dans l’univers supraphysique. L’homme et le cosmos étaient l’un et l’autre des symboles et des expressions de la même Réalité cachée.
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Plus tard dans l’évolution des castes, les supports extérieurs de l’ordre quaternaire éthique – naissance, fonction économique, rituels et sacrements religieux, coutumes familiales – ont tous commencé à prendre une importance et des proportions énormément exagérées dans le système. Au début, par exemple, la naissance ne semble pas avoir joué un rôle capital dans l’ordre social, car les facultés et les capacités personnelles l’emportaient; mais, par la suite, à mesure que le type se fixait, il est devenu nécessaire de le préserver par l’éducation et la tradition, lesquelles se sont tout naturellement fixées dans le sillon héréditaire. Ainsi, conventionnellement, on en vint toujours à considérer le fils d’un brâhmane comme un brâhmane; la naissance et la profession ont donc formé la double attache des conventions héréditaires à l’époque où elles furent les plus solides et les plus fidèles à leur caractère propre. Une fois cette rigidité établie, la préservation du type éthique en soi est passée du premier au deuxième plan, ou même tout à fait au troisième plan... Finalement, la base économique elle-même a commencé à se désintégrer; la naissance et les coutumes familiales sont devenues les rivets du système des castes pendant l’âge de fer de la vieille société, avec toutes sortes de résidus, de déformations et d’additions de rituels nouveaux et de signes religieux fantaisistes ou dépourvus de sens, véritables épouvantails ou caricatures de l’ancien symbolisme profond. À son apogée, la période économique du système des castes est une véritable mascarade, avec le prêtre et le pandit sous l’étiquette du brâhmane, l’aristocrate et le baron féodal sous l’étiquette du kshatriya, le marchand et le faiseur d’argent sous celle du vaishya, le travailleur affamé et le serf économique sous l’étiquette du shoûdra. Quand la base économique aussi s’écroule, le vieux système commence à montrer sa décrépitude malpropre et malade; il est devenu un mot, une carcasse vide, une imposture; il doit être refondu dans le creuset d’une période individualiste de la société, ou fatalement communiquer sa faiblesse et son mensonge au système de vie qui s’accroche à lui. Tel est, dans les faits, le dernier et présent état du système des castes en Inde118.
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Octobre 1916
Les Rishis védiques n’ont peut-être pas attelé la foudre à leurs chariots, ni soupesé le soleil et les étoiles, ni matérialisé toutes les forces destructrices de la Nature pour en faire des agents de massacre et de domination, mais ils ont mesuré tous les cieux et toutes les terres qui sont en nous, ils ont sondé l’inconscient et le subconscient et le supraconscient; ils ont déchiffré l’énigme de la mort et trouvé le secret de l’immortalité. Ils ont cherché et découvert l’Un, l’ont connu et adoré dans toute la gloire de Sa lumière, de Sa pureté, de Sa sagesse et de Son pouvoir119.
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Le Rig-Véda tout entier se révèle être un ensemble de doctrines et de pratiques, ésotériques, occultes et spirituelles, comme ont pu en donner les mystiques d’autrefois dans tous les pays, mais qui en fait ne survit pour nous que dans le Véda. Tout cela est là délibérément caché par un voile, mais ce voile n’est pas aussi épais que nous l’imaginons tout d’abord; nous n’avons qu’à nous servir de nos yeux pour qu’il disparaisse; le corps même du Verbe, la Vérité se dresse devant nous...
Notre vie est une bataille entre les pouvoirs de Lumière et de Vérité, les Dieux qui sont les Immortels, et les pouvoirs de l’Obscurité. On donne à ceux-ci différents noms, tels que Vrita et Vritas, Vala et les Panis, les Dasyus et leurs rois. Il nous faut appeler les Dieux à l’aide pour détruire l’opposition de ces pouvoirs de l’Obscurité qui nous cachent la Lumière120 ou nous la dérobent, qui obstruent les flots de la Vérité, ritasya dhârâh, les flots du Ciel, et qui entravent de toutes les manières possibles l’ascension de l’âme. Nous devons invoquer les Dieux par le sacrifice intérieur, et par le Verbe les appeler en nous; tel est précisément le pouvoir du Mantra... On donne ce qu’on est et ce qu’on possède afin que les richesses de la Vérité et de la Lumière divines puissent descendre dans notre vie et devenir les éléments de notre naissance intérieure à la Vérité... Enfin – sommet de l’enseignement védique – vient le secret de la Réalité une, ékam sat ou tad ékam, qui deviendra la parole centrale des Oupanishads. Les Dieux, les pouvoirs de Lumière et de Vérité, sont des pouvoirs et des noms de l’Un, chaque Dieu est lui-même tous les Dieux ou les porte en lui; il y a la vérité unique, tat satyam, et la béatitude unique, et nous devons nous élever jusqu’à elles121.
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Décembre 1916
Une chose est certaine, c’est que non seulement il n’est pas ici-bas de construction sans destruction, pas d’harmonie sinon par un équilibre de forces opposées gagné sur de multiples discordes réelles et potentielles, mais encore qu’aucune vie ne peut se maintenir sans constamment se nourrir et dévorer d’autres vies. Notre vie corporelle elle-même est mort et renaissance constantes, notre corps une cité assiégée, attaquée par des forces offensives, protégée par des forces défensives, dont la fonction à toutes est de s’entre-dévorer...
Il est bon qu’on nous rappelle cette Vérité; premièrement parce que de la voir a sur toute âme forte un effet tonique qui nous sauve de la mollesse et du relâchement auxquels nous encouragent une philosophie trop suave et un sentimentalisme religieux ou éthique, celui-là même qui aime à se représenter la Nature comme l’amour, la vie, la beauté, le bien, mais qui se détourne de son sinistre masque de mort, qui adore Dieu sous l’aspect de Shiva mais refuse de l’adorer sous celui de Roudra122; deuxièmement, parce qu’à moins d’avoir l’honnêteté et le courage de regarder l’existence en face, nous n’arriverons jamais à trouver une solution effective à ses discordes et ses oppositions. Nous devons d’abord bien voir ce qu’est la vie, ce qu’est le monde: nous pourrons d’autant mieux après cela nous mettre à rechercher le meilleur moyen de les transformer en ce qu’ils devraient être. Si cet aspect repoussant de l’existence recèle quelque secret de l’harmonie finale, alors, en refusant de le voir ou en le minimisant nous risquons de laisser échapper ce secret, et tous nos efforts pour trouver une solution échoueront car, en nous apitoyant sur nous-mêmes, nous aurons refusé de voir les vrais éléments du problème.
La guerre et la destruction sont un principe universel qui gouverne non seulement notre vie purement matérielle ici-bas, mais même notre existence mentale et morale. Il est évident, pratiquement, que dans sa vie intellectuelle, sociale, politique et morale, l’homme ne peut faire un pas en avant sans une bataille; une bataille entre ce qui existe et qui vit, et ce qui cherche à exister et à vivre, et entre tout ce qui se trouve derrière l’un et l’autre. Il est impossible, du moins en l’état actuel de l’humanité et des choses, d’avancer, de grandir, de s’accomplir et, en même temps, d’observer réellement et absolument le principe de non-violence que l’on nous propose comme la règle de conduite la meilleure et la plus haute123. Nous emploierons seulement la force d’âme et ne détruirons jamais par la guerre, ni même par la violence physique pour nous défendre? Très bien, mais en attendant que la force d’âme soit efficace, la force asourique [démoniaque] dans les hommes et les nations, écrase, démolit, massacre, brûle et pollue comme nous le voyons aujourd’hui; elle pourra le faire alors tout à son aise et sans obstruction, et vous aurez peut-être causé la destruction d’autant de vies par votre abstention que d’autres par leur violence... Le mal ne peut périr sans entraîner la destruction de bien des choses qui vivent par le mal...
Il ne suffit pas d’avoir les mains propres et l’âme sans tache pour que la loi de la bataille et de la destruction disparaisse du monde; il faut d’abord que leur racine disparaisse de l’humanité. L’immobilité et l’inertie qui refusent de se servir de tout moyen de résistance au mal ou qui sont incapables de s’en servir, n’abrogeront pas la loi non plus, et encore moins. En vérité, l’inertie fait beaucoup plus de mal que le principe dynamique de la lutte qui, au moins, crée plus qu’il ne détruit. Par conséquent, si l’on regarde le problème de l’action individuelle, s’abstenir de la lutte sous sa forme physique la plus visible et de la destruction qui l’accompagne inévitablement, nous donne peut-être une satisfaction morale, mais laisse inaboli le Destructeur des créatures.
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Il n’y a que peu de religions qui ont eu le courage de déclarer sans réserve, comme l’a fait la religion indienne, que cette énigmatique Puissance qui gouverne le monde est une seule Divinité, une seule Trinité, le courage de présenter l’image de la Force qui agit dans le monde sous les traits non seulement de la bienfaisante Dourgâ, mais aussi de la terrible Kâlî exécutant sa danse sanguinaire de destruction, et de dire: «Cela aussi, c’est la Mère; cela aussi, sache que c’est Dieu; cela aussi, si tu en as la force, adore-le.» Et il est significatif que la religion qui a eu cette honnêteté inflexible et ce formidable courage ait réussi à créer une spiritualité profonde et vaste qui n’a aucun équivalent. Car la vérité est le fondement de la véritable spiritualité et le courage en est l’âme124.
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Janvier 1917
L’idéal de paix universelle et de bonne volonté entre les hommes – car sans bonne volonté réciproque, entière et universelle, il ne peut y avoir de paix réelle et durable – n’a jamais réussi, fût-ce pour un instant, à se saisir de la vie humaine au cours du cycle historique de notre progrès, car moralement, socialement, spirituellement, le genre humain n’était pas prêt, et l’équilibre de la Nature dans son mouvement évolutif ne pouvait admettre une préparation si subite pour une pareille transcendance. Même maintenant, nous n’avons pas vraiment été plus loin que d’envisager un système d’accommodement entre des intérêts opposés susceptible de minimiser le retour périodique des pires formes de conflit. Et pour arriver à ce glorieux résultat, la méthode, la démarche que l’humanité s’est vue contrainte par sa propre nature d’adopter, c’est un massacre monstrueux et général sans exemple dans l’histoire125; une guerre universelle pleine de fiel et de haine implacable, voilà ce que l’homme moderne a trouvé comme chemin le plus court et comme moyen le plus triomphal pour arriver à établir la paix universelle !... Un jour peut-être, un jour sûrement, dirons-nous plutôt, l’humanité sera prête, spirituellement, moralement, socialement, pour le règne de la paix universelle; en attendant, toute philosophie et religion pratique se doit d’accepter et d’expliquer cet aspect de la vie qu’est la bataille de même que la nature et la fonction de l’homme en tant que guerrier126.
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Février 1917
Il est dit expressément dans la Guîtâ qu’Arjuna [en refusant de se battre contre ses ennemis] succombe à une faiblesse indigne d’un héros car il se laisse envahir par la pitié, kripayâvishtham. Ne s’agit-il donc pas d’une faiblesse divine? La pitié n’est-elle pas une émotion divine qu’on ne devrait pas décourager [ainsi que le fait Krishna] en la blâmant sévèrement? Ou alors sommes-nous tout simplement en présence d’un culte de guerre et d’action héroïque, d’une doctrine nietzschéenne de pouvoir et de force élitiste, d’une dureté hébraïque ou teutonique qui tient la pitié pour une faiblesse et fait penser à ce héros norvégien qui remerciait Dieu de lui avoir donné un cœur dur? Mais l’enseignement de la Guîtâ a sa source dans une croyance indienne, et pour l’esprit indien la compassion a toujours figuré parmi les éléments de la nature divine comme un des plus importants...
Cette compassion, c’est celle du guerrier aryen, âme de la chevalerie, qui n’écraserait pas un roseau meurtri mais qui aide et protège le faible, l’opprimé, le blessé et l’homme à terre. Mais c’est aussi la compassion divine qui abat le tyran puissant et l’oppresseur sûr de lui, non pas par colère et avec haine – car ce ne sont pas de hautes qualités divines et le courroux de Dieu contre le pécheur, la haine de Dieu pour le méchant, tout comme les supplices éternels dans les Enfers, ne sont que des fables inventées par des croyances à demi-éclairées – mais, comme l’a bien vu l’ancienne spiritualité indienne, avec autant d’amour et de compassion pour ce puissant Titan égaré par sa force et mis à mort pour ses crimes que pour le malheureux et l’opprimé qu’il faut sauver de sa violence et de son injustice127.
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Mars 1917
La civilisation n’est jamais à l’abri tant qu’elle limite la culture mentale à une petite minorité et entretient dans son sein une formidable masse d’ignorance, une foule, un prolétariat. La connaissance doit s’élargir d’en haut, sinon elle sera toujours en danger d’être submergée par la nuit ignorante d’en bas. La civilisation est encore bien plus menacée quand elle permet qu’une énorme masse d’hommes existe hors de son sein, ignorants de sa lumière, pleins de la vigueur naturelle du barbare, et qui peuvent à tout moment s’emparer des armes matérielles des civilisés sans être passés par la transformation intellectuelle de leur culture... La connaissance doit être militante si elle choisit de survivre et de se perpétuer; admettre une ignorance généralisée, au-dessous ou alentour, c’est exposer l’humanité au danger perpétuel d’une rechute dans la barbarie.
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Mais si la science nous a ainsi préparés à un âge de culture plus vaste et plus profonde... elle a cependant, par son attitude vis-à-vis de la vie et par ses découvertes, encouragé plus ou moins indirectement un autre genre de barbarie (on ne peut lui donner d’autre nom): la barbarie de l’âge industriel, commercial et économique qui s’avance maintenant vers son apogée et sa fin. Cette barbarie économique est essentiellement celle de l’homme vital, car elle confond l’être vital128 avec le moi et considère que la satisfaction de cet être vital est le premier but de la vie... Pour l’homme économique naturel et impénitent, la beauté est chose superflue ou ennuyeuse, l’art et la poésie, une frivolité ou une ostentation et un moyen de réclame. Son idée de la civilisation est le confort; son idée de la morale, la respectabilité sociale; son idée de la politique, l’encouragement de l’industrie, l’ouverture des marchés, l’exploitation et le négoce sous le drapeau; son idée de la religion, au mieux un pieux formalisme ou la satisfaction de quelques émotions vitales. Il apprécie l’éducation pour son utilité à armer l’homme pour le succès dans une existence fondée sur la concurrence ou, peut-être, sur une industrie socialisée. Il apprécie la science pour ses connaissances et ses inventions utiles, pour le confort, les commodités, les mécanismes de production dont elle le dote, pour son pouvoir d’organisation et de réglementation et ses stimulants à la production. Le ploutocrate opulent, le mastodonte capitaliste qui réussit, l’organisateur d’industrie, sont les surhommes de l’âge commercial et les véritables gouvernants de la société, encore que leur gouvernement soit souvent occulte...
L’âme humaine peut s’attarder quelque temps à un âge commercial avec son idéal vulgaire et barbare de succès, de satisfaction vitale, de productivité et de possession, afin d’en tirer certains gains et certaines expériences, mais elle ne peut pas y demeurer de façon permanente. Si elle persistait trop longtemps dans cette voie, alors la vie serait étouffée et périrait de sa propre pléthore, ou elle éclaterait sous la tension de sa grossière expansion. Semblable au Titan trop massif, elle s’écroulerait sous sa propre masse: mole ruet sua129.
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Août 1917
(Quelques «Aperçus et Pensées»)
Partout où tu vois une grande fin, sois sûr d’un grand commencement. Quand une douloureuse et monstrueuse destruction épouvante ta pensée, console-la avec la certitude d’une vaste et grande création. Dieu est là, non seulement dans la petite voix tranquille, mais aussi dans le feu et dans le tourbillon.
Plus la destruction est grande, plus libres sont les chances de création; mais la destruction est souvent longue, lente, oppressive, la création souvent tarde à venir et son triomphe est interrompu. La nuit revient encore et encore, et le jour s’attarde ou semble même avoir été une fausse aurore. Ne désespère donc point, mais veille et travaille. Ceux qui espèrent avec violence sont prompts à désespérer. N’espère ni ne crains, mais sois sûr du dessein de Dieu et de ta volonté d’accomplir.
Pourquoi Dieu martèle-t-il son monde avec tant d’acharnement, pourquoi le piétiner et le pétrir comme de la pâte, pourquoi le jeter si souvent dans un bain de sang et dans l’embrasement infernal de la fournaise? Parce que l’humanité dans son ensemble est encore un vil minerai grossier et dur qui autrement ne se laisserait jamais fondre ni modeler. Tels les matériaux, telles les méthodes. Que le minerai se laisse transmuer en un métal plus noble et plus pur, et les procédés de Dieu envers lui seront plus doux et plus bénins, et les usages qu’il en fera, plus raffinés et plus beaux.
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Chaque religion a aidé l’humanité. Le paganisme a augmenté dans l’homme la lumière de la beauté, la largeur et la grandeur de la vie, la tendance à une perfection multiforme. Le christianisme lui a donné quelque vision de charité et d’amour divins. Le bouddhisme lui a montré un noble moyen d’être plus sage, plus doux, plus pur; le judaïsme et l’islam, comment être religieusement fidèle en action et zélé dans sa dévotion pour Dieu. L’hindouisme lui a ouvert les plus vastes et les plus profondes possibilités spirituelles. Ce serait une grande chose si toutes ces vues de Dieu pouvaient s’embrasser et se fondre l’une en l’autre; mais les dogmes intellectuels et l’égoïsme des cultes barrent le chemin.
Toutes les religions ont sauvé un certain nombre d’âmes, mais aucune n’a encore été capable de spiritualiser l’humanité. Pour cela, ce ne sont pas les cultes ni les credo qui sont nécessaires, mais un effort soutenu d’évolution spirituelle individuelle qui englobe tout.
Les changements que nous voyons dans le monde aujourd’hui sont intellectuels, moraux, physiques dans leur idéal et leur intention. La révolution spirituelle attend son heure et, pendant ce temps, fait surgir ses vagues ici et là. Jusqu’à ce qu’elle vienne, le sens des autres changements ne peut pas être compris; et jusqu’à ce moment-là, toutes les interprétations des événements présents et toutes les prévisions de l’avenir humain sont choses vaines. Car la nature de cette révolution, sa puissance et son issue sont ce qui déterminera le prochain cycle de notre humanité130.
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Décembre 1917
Chaque langue est le signe et le pouvoir de l’âme du peuple qui la parle naturellement. Chaque langue crée donc son esprit particulier, son tempérament de pensée, sa manière d’aborder la vie, la connaissance et l’expérience... Une nation, une race ou un peuple qui perd son langage, ne peut pas vivre sa vie complète et réelle. Or, ce qui est un profit pour la vie nationale, est un profit aussi pour la vie générale de l’espèce humaine131.
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1918 (?)
(«L’Heure de Dieu»)
Il est des moments où l’Esprit se meut parmi les hommes et le souffle du Seigneur se répand sur les eaux de notre être; il en est d’autres où il se retire et abandonne les hommes à leurs actes, dans la force ou la faiblesse de leur propre égoïsme. Les premiers sont des périodes où un léger effort suffit à produire de grands résultats et à changer la destinée; les derniers sont des intervalles de temps où il faut un grand labeur pour parvenir à un maigre résultat. Il est vrai que ces moments-là peuvent préparer les autres; ils peuvent être la fumée légère du sacrifice qui s’élève vers le ciel et appelle ici-bas la pluie de la munificence divine.
Infortunés, l’homme ou la nation qui se trouvent endormis lorsqu’arrive l’heure divine ou qui ne sont pas prêts à s’en saisir parce que la lampe n’a pas été allumée pour l’accueillir et que leurs oreilles sont restées sourdes à l’appel. Mais trois fois malheur à ceux qui sont forts et prêts, mais qui gaspillent la force ou dissipent le moment. Pour ceux-là, la destruction est grande et la perte irréparable.
Lorsque vient l’Heure de Dieu, purifie ton âme de toute tricherie avec elle-même, de toute hypocrisie et vaine infatuation, afin que tu puisses regarder droit en ton esprit et entendre ce qui l’appelle. Toute absence de sincérité dans ta nature – et c’était autrefois ta défense contre l’œil du Maître ou contre la lumière de l’idéal – devient maintenant un défaut dans ton armure et une invite pour les coups. Même si tu vaincs pour l’instant, c’est plus grave encore pour toi, car le coup viendra sûrement qui te jettera à terre au milieu même de ton triomphe. Mais si tu es pur, rejette toute crainte. L’heure est souvent terrible, telle un feu, un tourbillon, une tempête, telle les vendanges foulées sous la colère de Dieu. Mais celui qui peut se tenir debout en cette heure, soutenu par la vérité de son but, celui-là durera; même s’il tombe, il se relèvera; même s’il semble passer sur les ailes du vent, il reviendra. Et ne laisse pas la prudence du monde murmurer de trop près à tes oreilles, car c’est l’heure de l’inattendu, de l’incalculable, de l’insondable. Ne mesure pas la puissance du Souffle avec tes pauvres instruments, mais aie confiance et avance.
Et surtout garde ton âme, ne serait-ce que pour un temps, pure des réclamations de l’ego. Alors un feu marchera devant toi dans la nuit, la tempête te prêtera assistance et ton drapeau flottera sur le plus haut sommet de la grandeur qui était à conquérir132.
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1918
(En réponse à une lettre où on demandait à Sri Aurobindo son opinion sur une proposition de loi hindoue.)
Je peux seulement dire que tout ce qui contribuera à libérer et à fortifier la vie de l’individu dans le cadre d’une société vigoureuse, comme à rétablir la liberté et l’énergie que possédait l’Inde à son époque héroïque de grandeur et d’expansion, aura mon plein accord. C’est dans une période de repli et de déclin qu’un grand nombre de nos formes sociales actuelles ont été élaborées et que beaucoup de nos coutumes ont pris naissance. Celles-ci ont eu leur utilité quand il s’agissait de se défendre et de survivre dans certaines limites étroites, mais elles sont un frein à notre progrès à l’heure actuelle, au moment où nous sommes appelés de nouveau à entrer dans une phase d’adaptation et d’expansion libres et courageuses. Je crois à un hindouisme militant, en expansion, et non à un hindouisme étriqué qui se défend et se replie sur lui-même133.
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(Extrait d’une introduction écrite pour un livre intitulé: «Discours et Écrits de Tilak134».)
Le mouvement du Congrès fut pendant longtemps purement occidental par sa mentalité, son caractère et ses méthodes; apanage de l’élite éduquée à l’anglaise, il prit pour base les droits et les intérêts politiques du peuple, mais tels que les entendent l’histoire anglaise et les idéaux européens, et il n’avait aucune racine ni dans le passé du pays ni dans l’être spirituel de la nation... Les conditions indispensables pour un grand et puissant éveil politique en Inde sont de faire participer les masses populaires, de fonder la grandeur de l’avenir sur celle du passé et d’imprégner la politique indienne de ferveur religieuse indienne et de spiritualité indienne. Si d’autres, écrivains, penseurs et grandes figures spirituelles, ont perçu cette vérité, Tilak, lui, fut le premier à l’amener sur le terrain concret de la politique pratique.
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On rencontre toujours deux catégories d’esprit politique: la première se préoccupe des détails pour les détails, se délecte des problèmes mineurs du moment et relègue à l’arrière-plan les grands principes et les grandes nécessités; la seconde par contre, voit d’abord ces principes et ces nécessités, ne les perd jamais de vue et ne s’intéresse aux détails qu’en fonction d’eux. Le premier type tourne en rond sur des chemins tout tracés qui peuvent très bien ne pas avoir d’issue; les arbres lui cachent la forêt et si jamais il lui arrive de tomber sur une sortie, ce n’est que l’effet du hasard. Le second type embrasse du regard, comme du haut d’une montagne, le but et toutes les directions, et les garde dans sa boussole mentale malgré tous les détours, délais et méandres qu’il peut avoir à accepter en raison de la nature du pays en question; il raccourcit ceux-ci d’ailleurs autant qu’il le peut. Ceux qui appartiennent à la première catégorie s’intitulent hommes d’état de leur vivant; mais c’est aux autres que la postérité concède ce titre, et c’est en eux qu’elle voit les vrais chefs des grands mouvements. Tilak, comme tous les hommes doués d’un génie politique supérieur, appartient à ce second ordre d’esprit, plus élevé135.
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Avril 1918
(Extrait d’un message sur la question d’une éducation indienne, paru le 8 avril 1918 dans New India, une revue d’Annie Besant.)
L’Inde détient dans son patrimoine la plus haute connaissance et les plus grandes richesses que l’homme puisse posséder; elle a tout ce que toute l’humanité attend... Mais la plénitude de l’âme, riche de l’héritage du passé, des gains toujours plus larges du présent et de la vaste potentialité de l’avenir, ne peut se réaliser qu’au travers d’un système d’éducation propre au pays. Elle ne peut s’obtenir par un quelconque prolongement ou une imitation du système universitaire existant, avec ses principes radicalement faux, ses méthodes perverses et mécaniques, sa tradition routinière et poussiéreuse, son esprit étroit et aveugle. Seuls un esprit nouveau et un corps nouveau nés du cœur même de la Nation, remplis de la lumière et de l’espoir de sa résurgence, peuvent la créer...
Nous sommes à une heure où, pour l’Inde comme pour le monde entier, la destinée future de ce pays et la direction qu’il prendra pour ce siècle-ci sont en train d’être puissamment décidées, et c’est un siècle qui est loin d’être ordinaire, un siècle qui lui-même représente un grand tournant, un immense renversement dans l’histoire intérieure et extérieure de l’humanité. À la façon dont nous agissons maintenant nous sera mesuré le fruit de notre Karma, et chaque appel de ce genre à une heure comme celle-ci est à la fois une occasion, un choix et une mise à l’épreuve offerts à l’esprit de notre peuple136.
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Nous nous apercevons que la civilisation a créé beaucoup plus de problèmes qu’elle ne peut en résoudre et multiplié des besoins et des désirs excessifs, que sa force vitale ne suffit pas à satisfaire: elle a fait croître une jungle de revendications et d’instincts artificiels où la vie s’égare et perd toute vision de son but. Les intelligences les plus avancées se mettent à déclarer que la civilisation est en faillite, et la société commence à s’apercevoir qu’ils ont raison. Mais pour tout remède, il nous est proposé, soit une halte – ou même un retour en arrière, ce qui entraînerait finalement une confusion plus grande, la stagnation et la décadence –, soit un «retour à la Nature», ce qui est impossible ou ne peut se faire que par un cataclysme et une désintégration de la société; ou même, on prétend guérir en poussant à l’extrême les remèdes artificiels: par une science toujours plus grande, des expédients toujours plus mécaniques, une organisation toujours plus scientifique de la vie; ce qui suppose que le moteur remplacera la vie, que la raison logique et arbitraire se substituera à la complexité de la Nature et que l’homme sera sauvé par la machine. Autant dire que la meilleure manière de guérir d’une maladie est de la pousser à son paroxysme...
Le défaut radical de tous nos systèmes est d’avoir insuffisamment cultivé ce que la société a justement le plus négligé: l’élément spirituel, l’âme dans l’homme, son être véritable.
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Le but d’une spiritualité véritable et complète dans la société ne verra pas l’homme simplement comme un être mental, vital et corporel, mais comme une âme qui s’est incarnée pour s’accomplir divinement sur la terre, et pas seulement dans les cieux de l’Au-delà – qu’après tout elle n’avait pas besoin de quitter si elle n’avait aucune tâche divine à remplir ici-bas dans le monde de la nature physique, vitale et mentale... Elle tiendra donc pour sacrées toutes les parties de la vie collective de l’homme qui correspondent aux diverses parties de son être, toute son évolution physique, vitale, dynamique, émotive, esthétique, éthique, intellectuelle et psychique, et elle y verra les instruments d’une croissance en une existence plus divine137.
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Mai 1918
Le chemin de la surhumanité spirituelle s’ouvrira quand l’homme déclarera hardiment que tout ce qu’il a cultivé jusqu’à présent, y compris l’intellect dont il est si justement fier, et pourtant si vainement, ne lui suffit plus désormais et que, maintenant, sa préoccupation dominante est de découvrir, dégager et libérer cette grande Lumière intérieure. Alors, sa philosophie, son art, sa science, son éthique, son existence sociale, ses recherches vitales, ne seront plus des exercices du mental et de la vie sans autre but qu’eux-mêmes et qui tournent en rond, mais des moyens de découvrir une Vérité plus grande derrière le mental et la vie, et de faire entrer le pouvoir de cette Vérité dans notre existence humaine138.
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Juin 1918
Un âge spirituel de l’humanité... n’essaiera pas de perfectionner l’homme en le mécanisant, ni de le faire tenir droit en attachant tous ses membres. Il ne présentera pas aux citoyens de la société leur moi supérieur en la personne de l’agent de police, du fonctionnaire, du caporal, ni, disons-le, sous la forme d’une bureaucratie socialiste ou d’un soviet ouvrier. Son but sera, dès que possible et autant que possible, de réduire l’élément de contrainte extérieure dans la vie humaine en éveillant la contrainte intérieure et divine de l’esprit au-dedans139.
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Juillet 1918
La clef de l’énigme n’est pas l’ascension de l’homme au ciel, mais, au contraire, son ascension ici-bas en l’esprit et la descente de l’Esprit dans son humanité ordinaire, une transformation de la nature terrestre. C’est cela, et non quelque salut post mortem, qui est la véritable nouvelle naissance attendue par l’humanité comme le couronnement de sa longue marche obscure et douloureuse.
Par conséquent, les individus qui aideront le plus l’avenir de l’humanité en cet âge nouveau, seront ceux qui reconnaîtront qu’une évolution spirituelle est la destinée de l’être humain, et donc son besoin le plus profond... Ils ne commettront surtout pas l’erreur de croire que ce changement peut s’opérer par un mécanisme et des institutions extérieures; ils sauront et n’oublieront jamais qu’il doit être vécu intérieurement et par chaque homme, sinon il ne deviendra jamais une réalité pour l’espèce...
Les échecs sont nécessairement nombreux au commencement de toute grande et difficile tentative, mais vient un moment où l’expérience des échecs passés peut être mise à profit et où cèdent les portes qui avaient longtemps résisté. Ici, comme dans toutes les grandes aspirations et les grandes entreprises humaines, une déclaration a priori d’impossibilité est un signe d’ignorance et de faiblesse; la devise de l’aspirant qui cherche doit être le solvitur ambulando140 de l’inventeur: c’est en marchant que la difficulté se résout. Un vrai commencement doit avoir lieu, le reste est l’œuvre du temps avec ses accomplissements soudains ou son long labeur patient...
Cette entreprise représente un suprême et difficile labeur, même pour l’individu, et combien plus encore pour l’espèce. Il se peut qu’une fois commencée, elle n’avance pas rapidement et n’atteigne même pas sa première étape décisive; il se peut qu’elle prenne de longs siècles d’efforts avant d’arriver à naître avec quelque permanence. Mais ce n’est pas tout à fait inévitable, car les changements de ce genre dans la Nature semblent avoir pour principe une longue et obscure préparation suivie d’un rassemblement rapide, d’une précipitation des éléments dans une nouvelle naissance – une conversion brusque, une transformation qui fait figure de miracle par sa lumineuse instantanéité141.
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Août 1918
Ce qui frappe quand on regarde le passé de l’Inde..., c’est sa vitalité stupéfiante, sa puissance de vie et sa joie de vivre inépuisables, sa créativité d’une richesse presque inimaginable. Pendant trois mille ans au moins –, et en réalité pendant bien plus longtemps – sans relâche, abondamment, avec une infinie diversité de talents, elle a créé à profusion républiques et royaumes et empires, philosophies et cosmogonies et sciences, croyances et arts et poèmes, monuments de toutes sortes, palais et temples et édifices publics, communautés et sociétés et ordres religieux, lois et codes et rituels, sciences physiques, sciences psychiques, systèmes de yoga, systèmes politiques et administratifs, arts spirituels, arts temporels, commerces, industries, artisanats – il n’y a pas de fin à cette liste et dans chaque domaine il y a une quasi pléthore d’activités. Elle crée et crée encore et ne se satisfait point et ne se lasse point; elle n’entend pas s’arrêter, c’est à peine si elle semble avoir besoin d’un moment d’inertie et de repos. Elle rayonne également au-delà de ses frontières: ses navires sillonnent les océans et le trop-plein de sa richesse raffinée se déverse en Judée, en Égypte et jusqu’à Rome; ses colonies répandent dans l’Archipel142 ses arts, ses épopées et ses croyances; on trouve ses traces dans les sables de la Mésopotamie; ses religions conquièrent la Chine, le Japon, se propagent vers l’ouest jusqu’en Palestine et en Alexandrie, et on retrouve les images des Oupanishads et les maximes des bouddhistes sur les lèvres du Christ. Partout, aussi bien dans ses œuvres que sur son sol, il y a débordement d’une énergie de vie surabondante...
En vérité, l’Inde n’aurait jamais pu faire autant de ses tendances spirituelles si elle n’avait pas eu cette vitalité opulente et cette intellectualité opulente. C’est une grave erreur d’imaginer que la spiritualité s’épanouit le mieux sur un terrain appauvri avec une vie à moitié tuée et un intellect découragé et intimidé. La spiritualité qui s’épanouit de cette façon-là est quelque chose de morbide et de maladif, qui s’expose à des réactions dangereuses. C’est lorsqu’un peuple a vécu de la manière la plus riche et pensé de la manière la plus profonde que la spiritualité trouve ses hauteurs et ses profondeurs et aboutit à une réalisation durable et multiforme143.
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Septembre 1918
... le langage fuyant de la politique – cet étrange langage plein de Mâyâ144, plein des faussetés de l’illusion sur soi-même et de la tromperie délibérée des autres – qui tourne presque instantanément toutes les phrases vraies et vivantes en un galimatias, afin que les hommes se battent dans un brouillard de mots sans avoir aucune notion claire de ce pour quoi ils se battent145...
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La sujétion de la femme, le droit de propriété de l’homme sur la femme, était autrefois un axiome de la vie sociale et ce n’est que récemment qu’il a été remis en cause de manière effective. L’instinct de cette domination chez le mâle humain était ou devint si fort que même la religion et la philosophie durent l’entériner. Cette idée, elle aussi, est en train de tomber en poussière, même si ce qu’il en reste continue de s’accrocher à la vie, par les tentacules nombreuses et solides de l’ancienne législation, de l’instinct toujours présent et de la persistance des idées traditionnelles; sa disparition a été décrétée, la femme exigeant d’être considérée, elle aussi, comme un individu libre146.
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Novembre 1918
On nous demande parfois ce que nous pouvons bien vouloir dire quand nous parlons de spiritualité dans l’art et dans la poésie ou dans la vie politique et sociale – aveu d’ignorance pour le moins étrange venant d’Indiens, au stade actuel de notre histoire nationale... Nous avons là, en réalité, un écho de cette idée européenne, qui a cours depuis déjà assez longtemps, que religion et spiritualité d’une part, activité intellectuelle et vie pratique d’autre part, sont deux choses tout à fait différentes, chacune avec une direction bien distincte et des principes bien distincts, et à tenir tout à fait séparées dans leur mise en application...
La spiritualité, cela ne veut pas dire qu’on façonne l’archétype de l’être national pour l’adapter aux dogmes, formes et doctrines limités d’une religion particulière, ce que les anciennes sociétés ont assez souvent tenté de faire. La spiritualité dépasse largement n’importe quelle religion particulière. La vraie spiritualité ne rejette aucune lumière nouvelle, aucun moyen ou matériau qui vient s’ajouter pour notre développement humain. Cela veut simplement dire garder notre centre, notre manière d’être essentielle, notre nature innée, y intégrer tout ce que nous recevons, et en faire émerger toutes nos actions et créations... L’Inde peut, si elle le veut, donner une orientation nouvelle et décisive aux problèmes sur lesquels peine et bute toute l’humanité, car la clef de leur solution se trouve dans sa connaissance ancienne. Saura-t-elle ou non être à la hauteur de l’occasion qui lui est offerte dans cette renaissance prochaine, c’est toute la question de sa destinée147.
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Décembre 1918
Au milieu des changements qui, en raison de la tornade actuelle qui bouleverse tout, vont se déverser en une avalanche formidable sur le monde de l’homme, il se peut qu’attaquée par le modernisme européen, dominée sur le plan matériel, trahie par l’indifférence de ses enfants, la culture de l’Inde ancienne périsse à tout jamais en même temps que l’âme de la nation qui en a la garde... Chaque nation est une Shakti, un pouvoir de l’esprit en évolution au sein de l’humanité, et elle vit selon le principe qu’elle incarne. L’Inde est la Bhârata Shakti, l’énergie vivante d’une grande conception spirituelle, et d’être fidèle à celle-ci constitue le principe même de son existence...
Suivre une loi ou un principe involontairement, de façon ignorante, ou encore en allant contre la vérité de sa conscience, est un mensonge, c’est s’auto-détruire. Se laisser tuer tel l’agneau attaqué par le loup n’amène aucune croissance, aucun développement, et ne garantit aucun mérite spirituel. Il est possible que la concorde ou l’unité vienne en son temps, mais cela devra être une unité sous-jacente qui laisse cours aux différences, et non pas une situation où l’un avale l’autre, ni un espèce de mélange incongru et sans harmonie. Cela ne pourra pas non plus se manifester avant que le monde ne soit prêt pour ces choses plus grandes. Déposer les armes en temps de guerre est inviter une destruction qu’aucun gain spirituel ne saurait compenser...
Oui, l’Inde est en train de s’éveiller et de se défendre, mais insuffisamment et sans l’enthousiasme, la clarté de vision et la ferme résolution qui, seuls, peuvent la sauver du péril. Aujourd’hui celui-ci est imminent; que l’Inde choisisse – car elle est face à un choix impératif: vivre ou périr.
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Une européanisation sur le plan politique serait suivie d’un tournant correspondant sur le plan social et entraînerait à sa suite une mort culturelle et spirituelle... Soit l’Inde sera rationalisée et industrialisée jusqu’à en devenir méconnaissable, et alors elle ne sera plus l’Inde, soit elle deviendra le guide dans une nouvelle phase du monde, par son exemple et la diffusion de sa culture soutiendra les tendances nouvelles de l’Occident et spiritualisera le genre humain. Telle est la question radicale et aiguë qui se pose. La motivation spirituelle que représente l’Inde va-t-elle prévaloir en Europe et y créer de nouvelles formes adaptées à l’Occident, ou bien le rationalisme et le commercialisme européens vont-ils mettre fin pour toujours à la culture de type indien148?
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Le vieux monde qui est ébranlé à l’extérieur dans ses fondements et dont certaines parties croulent déjà, c’est la civilisation économique et matérialiste que l’humanité a développée depuis quelques siècles... Une ère de révolutions s’est ouverte qui va probablement consommer la ruine et préparer la construction d’une structure nouvelle.
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Ce ne sont pas des rafistolages n’ayant de la liberté que les apparences qui pourront nous aider; la nouvelle structure, toute imposante qu’elle soit, ne deviendra qu’une autre prison dont il faudra se libérer par une nouvelle lutte. La seule sécurité pour l’homme, c’est d’apprendre à vivre du dedans au dehors, sans compter sur des institutions ou des systèmes pour le perfectionner, mais en s’appuyant sur une perfection intérieure progressive pour façonner une forme et un cadre de vie plus parfaits... De nombreux signes indiquent que la vieille erreur persiste, et seule une minorité – qui montre la voie par sa lumière peut-être mais pas encore par son action – s’efforce de voir d’une façon plus claire, plus intérieure et plus vraie; c’est pourquoi, plutôt qu’à la véritable aurore, on doit encore s’attendre au dernier crépuscule du matin qui séparera l’âge qui se meurt de celui qui n’est pas encore né. Pendant quelque temps, puisque le mental de l’homme n’est pas encore prêt, il se peut que le vieil esprit, la vieille méthode aient encore de la force et semblent pour un bref moment prospérer; mais l’avenir est aux nations et aux hommes qui, les premiers, par-delà le jour aveuglant comme la pénombre du soir, sauront voir les dieux du matin et se prépareront à devenir des instruments de ce Pouvoir qui presse vers la lumière d’un idéal plus grand149.
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Février 1919
Même dans l’échec il y a un succès qui se prépare: nos nuits portent en elles le secret d’une aube plus grande.
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Si une race ou une civilisation garde sa volonté tournée vers la mort, si elle s’accroche à la lassitude du déclin et au laisser-aller du moribond ou, même quand elle est forte, insiste aveuglément sur les propensions qui mènent à la destruction, si elle ne chérit que les pouvoirs du Temps disparu et rejette ceux de l’avenir, si elle préfère la vie qui fut à celle qui sera, alors rien, pas même force, ressources et intelligence en abondance, pas même de nombreux appels à la vie et des occasions sans cesse offertes, rien ne la sauvera d’une désintégration ou d’un écroulement inévitables. Mais si lui viennent une solide foi en elle-même et la volonté robuste de vivre, si elle s’ouvre à ce qui doit venir, si elle veut se saisir de l’avenir et de ce qu’il lui offre, si elle est assez forte pour le contraindre là où il semble lui être contraire, alors elle peut tirer de l’adversité et de la défaite la force d’une victoire invincible et, dans une flamme puissante de renouveau, s’élever de l’impuissance et du déclin apparents vers la lumière d’une vie plus splendide. C’est dans ce but que la civilisation indienne à présent se relève, ainsi qu’elle l’a toujours fait dans la force éternelle de son esprit150.
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Avril 1919
Il n’y a rien dans les côtés les plus ascétiques de la mentalité indienne qui ressemble à la mélancolie noire de certains pessimismes européens, à cette cité de ténèbres affreuses sans joie ici-bas ni espoir dans l’au-delà; rien non plus qui ressemble à cette tristesse et à ce recul craintif face à la mort et à la dissolution du corps, attitude qui imprègne toute la littérature occidentale. La note de pessimisme ascétique qu’on trouve fréquemment dans le christianisme est clairement d’origine occidentale, car elle n’existe pas dans l’enseignement du Christ. La religion du moyen âge, pleine de la croix, du salut par la souffrance, d’un monde hanté par le diable et par la chair, des flammes de l’enfer éternel qui nous attendent outre-tombe, présente un caractère de douleur et de terreur tout à fait étranger à la mentalité indienne, laquelle ignore certainement tout de la terreur religieuse...
L’ascétisme indien n’est pas un évangile funèbre du chagrin ni une pénitence morbide qui mortifie douloureusement la chair, c’est un noble effort pour atteindre à une joie plus haute et à une possession absolue de l’esprit... Si, au lieu de n’être pratiqué que par ceux, relativement peu nombreux, qui y sont appelés, on le prêche à tous sous sa forme la plus extrême et que l’adoptent des milliers d’individus inaptes, il est possible que ses valeurs se dégradent, que les contrefaçons pullulent et que la force vitale de la communauté perde en souplesse et en dynamisme. Il serait futile de prétendre que ces défauts et ces résultats regrettables ne se sont pas manifestés en Inde. Je n’accepte pas l’idéal ascétique comme solution définitive du problème de l’existence humaine; mais même ses exagérations partent d’un esprit plus noble que les exagérations vitales qui sont le défaut inverse de la culture occidentale151.
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Mai 1919
L’hindouisme est avant tout une religion non dogmatique qui tend à inclure, et qui aurait même absorbé islam et christianisme si ceux-ci avaient pu tolérer le processus152.
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Ce monde de notre bataille et de nos peines est un monde féroce, dangereux, un monde destructeur et dévorant où la vie est précaire, où l’âme et le corps de l’homme se meuvent parmi d’énormes périls, un monde où chaque pas en avant, que nous le voulions ou non, écrase et brise quelque chose, où chaque souffle de vie est aussi un souffle de mort. Rejeter la responsabilité de tout ce qui nous semble mal ou terrible sur le dos d’un Diable semi-omnipotent ou s’en débarrasser en disant que le mal fait partie de la Nature, créant ainsi une opposition irréductible entre la nature du monde et la nature de Dieu, comme si la Nature était indépendante de Dieu, ou rejeter la responsabilité sur l’homme et ses péchés comme s’il avait eu son mot à dire dans la fabrication du monde ou comme s’il pouvait créer quoi que ce soit contre la volonté de Dieu, sont des expédients maladroits et trop commodes dans lesquels la pensée religieuse de l’Inde ne s’est jamais réfugiée. Il faut regarder la réalité en face, courageusement et voir que c’est Dieu, et nul autre, qui a fait ce monde dans Son être et qu’Il l’a fait tel qu’il est. Il faut voir que la Nature dévorant ses enfants, le temps qui se repaît de la vie des créatures, la Mort universelle et inéluctable, et la violence des forces de Roudra dans l’homme et dans la Nature, sont aussi la Divinité suprême sous l’un de ses aspects cosmiques...
Il ne pourra y avoir de paix réelle tant que le cœur de l’homme ne méritera pas la paix; la loi de Vishnu ne pourra prévaloir tant que l’homme ne se sera pas acquitté de sa dette envers Roudra153. Faut-il alors se détourner et prêcher à une humanité sous-évoluée la loi de l’amour et de l’unité? Des instructeurs de la loi d’amour et d’unité, il faut certes qu’il y en ait, car c’est par cette voie que doit venir le salut ultime. Mais tant que, chez l’homme, l’Esprit du Temps ne sera pas prêt, la réalité intérieure et ultime ne pourra prévaloir contre la réalité extérieure et immédiate. Le Christ et le Bouddha sont venus, ont passé, mais c’est toujours Roudra qui tient le monde dans le creux de sa main. Et en attendant, l’humanité, s’efforçant d’avancer au prix d’un labeur acharné, tourmentée et opprimée par les pouvoirs qui profitent de la force égoïste et la servent, appelle l’épée du Héros de la lutte et la parole de son prophète154.
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1919 (?)
(Extrait d’une lettre adressée à Motilal Roy.)
Toutes les difficultés peuvent être surmontées, mais à la seule condition d’être fidèle à la Voie que vous avez choisie. Personne n’est obligé de s’y engager – c’est une voie difficile, éprouvante, faite non pour des faibles mais pour des héros –, seulement une fois que vous l’avez choisie vous devez la suivre, sinon vous n’arriverez jamais.
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Ce n’est pas employer le vrai moyen spirituel que de faire la grève de la faim pour forcer la main de Dieu, ou contraindre qui que ce soit ou quoi que ce soit. Je n’ai pas d’objection à ce que M. Gandhi s’en serve à des fins tout autres que spirituelles, mais dans le domaine spirituel, c’est tout à fait déplacé; ces choses-là, je le répète, sont étrangères au principe fondamental de notre yoga.
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Depuis quatorze ans – et ce n’est pas fini – j’ai dû moi-même subir toutes les sortes possibles de difficultés, d’ennuis, de chutes et rechutes qui peuvent surgir au cours de ce grand effort pour changer entièrement l’être humain ordinaire... Nous sommes des pionniers qui nous frayons un chemin à travers la jungle de la prakriti [nature] inférieure. Nous ne pouvons pas nous permettre d’être des poltrons, des tire-au-flanc qui refusent le fardeau, ni réclamer que tout nous soit donné vite et sans effort. Par-dessus tout, j’attends de vous endurance, fermeté, héroïsme – le véritable héroïsme spirituel. Je veux des hommes forts. Je ne veux pas d’enfants émotifs.
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Août 1919
La culture religieuse qu’on nomme aujourd’hui hindouisme, ne se donnait aucun nom, car elle ne se fixait aucune limite sectaire; elle ne prétendait à aucune adhésion universelle, n’énonçait aucun dogme unique et infaillible et ne prescrivait aucune voie étroite ou porte de salut exclusives; c’était moins une croyance ou un culte qu’une tradition, s’élargissant continuellement, de l’esprit humain dans son effort vers Dieu. Immense recherche aux aspects multiples et aux étapes multiples pour permettre à l’homme de se construire et se découvrir spirituellement, elle avait quelque droit à parler d’elle-même en employant le seul nom qu’elle connût, sanâtana dharma, la religion éternelle...
Or c’est là précisément la première difficulté, déroutante, à laquelle se heurte la mentalité européenne; celle-ci, en effet, s’avère incapable de comprendre ce qu’est cette religion hindoue... Comment peut-il y avoir une religion sans dogmes rigides auxquels on est tenu de croire sous peine de damnation éternelle, sans postulats théologiques ni même théologie fixe, sans credo qui la distinguent de religions antagonistes ou rivales? Comment peut-il y avoir une religion sans pape au sommet, sans conseil ecclésiastique, sans église, chapelle ou système de congrégation, sans aucune forme religieuse d’aucune sorte qui soit imposée et obligatoire pour tous les adeptes, sans aucune administration et discipline communes? Car les prêtres hindous ne sont que de simples officiants aux cérémonies, ils n’ont aucune autorité ecclésiastique ou pouvoir disciplinaire, et les Pandits ne sont que de simples interprètes du Shâstra, ce ne sont pas les législateurs de la religion ou ses dirigeants. Encore une fois, comment peut-on dire que l’hindouisme est une religion alors qu’il admet toutes les croyances, allant même jusqu’à permettre une sorte d’athéisme et d’agnosticisme de haut vol, et alors qu’il accepte toutes les expériences spirituelles possibles ainsi que toutes sortes d’aventures religieuses? ...
Pour la mentalité indienne, les dogmes sont ce qu’il y a de moins important dans la religion; ce qui importe, ce n’est pas le credo théologique, c’est l’esprit religieux...
L’hindouisme a toujours attaché une grande importance à l’organisation de la vie individuelle et collective; il n’a exclu aucun domaine de la vie en le qualifiant de séculier et d’étranger à la vie religieuse et spirituelle... Les Indiens, et même ceux des «masses ignorantes», ont cette particularité remarquable qu’ils sont, de par une formation de nombreux siècles, plus proches des réalités intérieures que les masses ou même l’élite cultivée partout ailleurs; ils en sont séparés par un voile d’ignorance universelle moins épais et peuvent plus facilement être ramenés à cette chose essentielle qui est d’apercevoir, ne serait-ce qu’un instant, Dieu et l’Esprit, l’âme et l’éternité. Où, ailleurs qu’en Inde, l’enseignement élevé, austère et difficile d’un Bouddha aurait-il pu capter si rapidement l’esprit du peuple? Où, ailleurs qu’en Inde, les chants d’un Toukaram, d’un Ramprasad, d’un Kabir155, des gourous sikhs et des saints tamouls, avec leur dévotion fervente mais aussi leur pensée spirituelle profonde, auraient-ils pu trouver si rapidement un écho et donné naissance à une littérature religieuse populaire? Cette forte imprégnation ou grande proximité de l’inclination spirituelle, cet empressement avec lequel l’esprit d’une nation tout entière se tourne vers les réalités les plus hautes, sont le signe et le fruit d’une culture millénaire, réelle, toujours vivante et suprêmement spirituelle.
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La mentalité de l’Occident affectionne depuis longtemps cette idée agressive et tout à fait illogique d’une religion unique pour toute l’humanité, une religion universelle par le fait même de son étroitesse, avec un ensemble de dogmes, un culte, un système de cérémonies, un arsenal d’interdictions et de commandements, une direction ecclésiastique uniques. Cette étroitesse absurde se targue d’être l’unique vraie religion que tout le monde est tenu d’accepter, sous peine d’être persécuté ici-bas par les hommes et d’être rejeté spirituellement ou puni férocement et pour l’éternité par Dieu dans les autres mondes. Cette création grotesque de la déraison humaine, à l’origine de tant d’intolérance, de cruauté, d’obscurantisme et de fanatisme agressif, n’est jamais parvenue à s’emparer du mental libre et souple de l’Inde. Les hommes, où qu’ils soient, ont les défauts communs aux hommes, et on a vu et voit encore en Inde des exemples d’intolérance et d’étroitesse, particulièrement dans le domaine des observances... Mais ces choses-là n’y ont jamais pris les proportions qu’elles ont prises en Europe. L’intolérance s’est limitée principalement à ses formes mineures: attaque polémique, obstruction sociale ou ostracisme; il est très rare qu’elle ait franchi cette limite pour adopter les formes majeures de persécution barbare qui ont laissé une longue tache sanglante et hideuse à travers l’histoire religieuse de l’Europe. Toujours en Inde est entrée en jeu la perception salvatrice d’une intelligence spirituelle plus haute et plus pure, qui a influé sur la mentalité de la masse. La religion indienne a toujours senti que puisque les mentalités, les tempéraments, les affinités intellectuelles des hommes sont d’une infinie variété, l’individu doit pouvoir jouir d’une liberté parfaite de pensée et de culte dans sa manière d’approcher l’Infini156.
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1920
La volonté d’un seul héros peut insuffler du courage dans les cœurs d’un million de lâches157.
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En vérité, aucun système ne peut, par ses propres moyens, amener le changement dont l’humanité a vraiment besoin; car ce changement ne peut se produire que si l’humanité grandit en réalisant pleinement les possibilités de sa propre nature supérieure; or cette croissance dépend d’un changement intérieur et non extérieur. Cependant, les changements extérieurs peuvent au moins préparer des conditions favorables à cette amélioration plus réelle – ou, au contraire, ils peuvent conduire à des conditions telles que seule l’épée de Kalki158 pourra purifier la terre du fardeau d’une humanité obstinément asourique [démoniaque]. C’est de l’espèce elle-même que dépend le choix; car selon ce qu’elle sème, elle récoltera le fruit de son karma159.
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5 janvier 1920
(Extrait d’une lettre adressée à Joseph Baptista, un compagnon de Tilak, qui avait demandé à Sri Aurobindo de prendre la direction d’un journal nationaliste de langue anglaise qui devait être édité à Bombay. Les Nationalistes espéraient lui offrir là une occasion de revenir à la politique. Sri Aurobindo donne dans cette lettre les raisons de son refus.)
Cher Baptista,
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Je ne méprise pas du tout la politique ni l’action politique et ne considère pas non plus que je me sois élevé au-dessus d’elles. J’ai toujours attaché une grande importance à la vie spirituelle – et aujourd’hui une importance exclusive –, mais mon idée de la spiritualité n’a rien à voir avec le retrait ascétique ni avec le dégoût et le mépris des choses séculières. Rien, pour moi, n’est séculier; une vie spirituelle doit, à mon sens, inclure toutes les activités humaines, et en ce moment la politique a une très grande importance. Mais mon activité politique suivrait une ligne et aurait un but tout à fait différents de tout ce qui se fait maintenant dans ce domaine. Je suis entré dans l’action politique en 1903 et j’ai continué jusqu’en 1910 avec un but et un seul: implanter dans l’esprit du peuple la ferme volonté d’obtenir la liberté et le besoin de lutter pour y parvenir, au lieu de suivre tranquillement le Congrès et ses méthodes futiles qui, jusque-là, étaient à la mode. C’est chose faite maintenant... Ce qui me préoccupe à l’heure actuelle, c’est de savoir ce que le pays va faire de son auto-détermination: quel usage va-t-il faire de sa liberté? comment va-t-il orienter son avenir?
Pourquoi, demanderez-vous, ne pas venir aider en personne autant que possible à montrer la voie? Mais mon esprit a la fâcheuse habitude de filer en avance sur notre temps, certains diront même tout à fait en dehors du temps, vers le monde de l’idéal. Votre parti, dites-vous, va être un parti social démocrate. Or, je crois en quelque chose que l’on peut appeler démocratie sociale, mais sous aucune des formes qui ont cours à présent, et la sorte européenne ne m’enchante guère, quelque amélioration qu’elle représente par rapport au passé. Je maintiens que l’Inde, ayant un esprit qui lui est propre et obéissant à un tempérament qui correspond à sa civilisation, devrait découvrir son chemin particulier et original en politique comme dans tout autre domaine, au lieu de patauger dans le sillage de l’Europe. Or, c’est précisément ce qu’elle sera forcée de faire s’il lui faut prendre la route dans l’état d’esprit chaotique et non préparé qui est le sien actuellement. Sans doute, on parle du développement de l’Inde dans les directions qui lui sont propres, mais personne ne semble avoir une idée très claire ni suffisante de ce que ces directions doivent être. À cet égard je me suis constitué un ensemble d’idéals et d’idées précises qui me sont propres, mais que vraisemblablement bien peu de gens seraient disposés à partager maintenant, car cet ensemble est régi par un idéalisme spirituel intransigeant allant à l’encontre des conventions: beaucoup le trouveraient inintelligible, et un grand nombre le considéreraient comme une pierre d’achoppement offensante160.
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7 avril 1920
(Barin Ghose, frère de Sri Aurobindo, avait été condamné à mort en 1909 lors du procès de l’attentat d’Alipore. Après appel, sa peine fut commuée en déportation à vie au pénitencier des îles Andaman; Barin fut relâché en 1920 à la suite d’une amnistie. Peu après, il écrivit à Sri Aurobindo en lui demandant de l’aider de ses conseils tant sur le plan politique que sur le plan spirituel. Quelques extraits de la longue réponse en bengali que lui envoya Sri Aurobindo:)
Ce que Dieu veut dans l’homme, c’est s’incarner ici-bas dans l’individu et dans la collectivité, réaliser Dieu dans la vie. Les anciennes voies de yoga n’ont pas réussi à harmoniser ni à unifier l’Esprit et la vie: au contraire, elles ont renié le monde, le considérant comme Mâyâ ou comme un Jeu transitoire. Le résultat a été la perte de la puissance de vie et la dégénérescence de l’Inde. Selon la parole de la Guîta: «Ces peuples périront si je ne fais pas les œuvres» [outsîdéyour imé lokâ na kouryâm karma chédaham, III: 24]. Les peuples de l’Inde sont réellement tombés en ruine. Quelques sannyasins et bairâguis161 devenus des saints parfaits et libérés, quelques bhaktas162 qui dansent dans la folle extase de l’amour et de l’Ânanda, ivres de Dieu, et puis une race tout entière devenue amorphe, vide d’intelligence, enfoncée dans un profond tamas – est-ce là la perfection de la spiritualité?
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Pourquoi ai-je abandonné la politique? Parce que notre politique n’est pas authentiquement indienne; c’est une importation et une imitation européennes. Elle a été nécessaire à un certain moment. Nous aussi, nous avons fait une politique de type européen. Si nous ne l’avions pas faite, le pays ne se serait pas relevé et nous n’aurions pas acquis l’expérience qu’il faut pour nous développer complètement... Cependant, il est temps de s’emparer de la réalité plutôt que de prolonger son ombre. Nous devons éveiller l’âme véritable de l’Inde et façonner toutes les œuvres à son image. Cela fait dix ans que je verse silencieusement mon influence dans ce réceptacle politique de type européen, et avec un certain résultat. Je peux continuer à le faire quand c’est nécessaire. Mais aller recommencer ce travail, m’associer et collaborer avec les leaders politiques, ce serait soutenir un dharma [loi d’être] qui nous est étranger et une vie politique mensongère. Les gens – Gandhi, par exemple – parlent maintenant de «spiritualiser la politique», mais sans savoir comment s’y prendre. Que fait Gandhi? En mélangeant ahimsâ paramo dharmah [la non-violence est la loi la plus haute], jaïnisme, hartal [grève], résistance passive, etc., il fait un pot-pourri appelé satyâgraha163, amenant une espèce de tolstoïsme indianisé dans le pays. Le résultat – si toutefois il est durable – sera une sorte de bolchevisme indianisé. Je n’ai aucune objection à son travail – que chacun agisse selon son inspiration. Mais ce n’est pas la vraie chose.
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À mon avis, la principale cause de la faiblesse de l’Inde n’est pas la sujétion, ni la pauvreté, ni le manque de spiritualité ou de dharma, mais le déclin de la puissance de pensée, la croissance de l’ignorance dans la patrie de la Connaissance. Partout je vois l’incapacité ou la paresse de penser – l’impuissance de la pensée ou «la phobie de la pensée». Quels que soient les mérites du moyen âge, cet état de choses est à présent le signe d’un grand déclin. Le moyen âge était la nuit, l’époque de la victoire de l’homme d’ignorance. Le monde moderne est l’époque de la victoire de l’homme de connaissance. Celui qui pense le plus, cherche le plus, travaille le plus, celui-là peut sonder et apprendre la vérité du monde et acquérir d’autant plus de Shakti [force]. Si tu regardes l’Europe, tu verras deux choses: un vaste océan de pensée et le jeu d’une force énorme, rapide, et pourtant disciplinée. Toute la Shakti de l’Europe tient à cela. C’est par la force de cette Shakti qu’elle a dévoré le monde comme nos tapaswin [ascètes] de jadis dont le pouvoir terrifiait même les dieux et les tenait dans l’inquiétude et la soumission. On dit que l’Europe court à sa perte. Je ne le pense pas. Toutes ces révolutions et ces bouleversements sont les conditions préliminaires d’une création nouvelle. Maintenant, regarde l’Inde. À part quelques géants solitaires, on trouve partout ton «homme simple», c’est-à-dire l’homme moyen qui ne veut pas et ne peut pas penser, qui n’a pas la moindre Shakti sauf une excitation temporaire... La différence est là. Mais la force et la pensée de l’Europe recèlent une limitation fatale. Quand elle pénètre dans le domaine spirituel, son pouvoir de pensée ne peut plus se mouvoir. Là, l’Europe ne voit que des énigmes, des métaphysiques nébuleuses, des hallucinations yoguiques – «Ils se frottent les yeux comme dans un nuage de fumée et n’arrivent pas à voir clair.» Cependant, en Europe, on commence à s’efforcer de surmonter même cette limitation. Nous, nous avons déjà le sens spirituel – nous le devons à nos ancêtres – et quiconque possède ce sens tient à sa disposition une telle Connaissance et une telle Shakti que d’un souffle il pourrait balayer toute cette force prodigieuse de l’Europe comme un fétu de paille. Mais pour obtenir cette Shakti, il faut conquérir la Shakti. Nous ne sommes pas des adorateurs de la Shakti: nous sommes des adorateurs de la vie facile... Notre civilisation est devenue une prison, notre religion une bigoterie de pratiques extérieures, notre spiritualité une lueur confuse ou une vague passagère d’ivresse religieuse. Tant que cet état de choses persiste, toute résurrection permanente de l’Inde est improbable...
Nous avons abandonné la sâdhanâ de la Shakti, et la Shakti nous a abandonnés. Nous pratiquons le yoga de l’Amour, mais là où il n’y a ni Connaissance ni Shakti, l’amour ne peut pas demeurer; l’étroitesse et la mesquinerie prennent la place, et dans un mental étroit et mesquin, il n’y a pas de place pour l’amour. Où est l’amour au Bengale? Il y a plus de querelles, de jalousies, d’antipathies mutuelles, d’incompréhensions et de factions que partout ailleurs, même en cette Inde si affligée par la division. À l’époque héroïque et noble du peuple aryen164, il n’y avait pas tant de cris et de gesticulations, mais leurs entreprises restaient inébranlables pendant des siècles. Les entreprises des Bengalis ne durent qu’un jour ou deux. Tu dis qu’il faut un fol enthousiasme et remplir le pays d’excitation émotive. Au temps du Swadéshi, nous avons fait tout cela dans le domaine politique, mais ce que nous avons fait est maintenant tombé en poussière... Par conséquent je ne veux plus prendre pour base l’excitation émotive ni quelque enthousiasme des sentiments ou du mental. Je veux fonder le yoga sur une vaste et puissante équanimité. Sur cette équanimité, je veux que s’établisse une Shakti complète, ferme, inébranlable, dans l’être, dans l’organisme et dans tous ses mouvements. Je veux une large manifestation du soleil de la Connaissance au-dessus de cet océan de Shakti. Et je veux, dans cette lumineuse immensité, la tranquille extase de l’amour, de la félicité et de l’unité infinis. Je ne veux pas avoir des dizaines de milliers de disciples. Si je puis trouver une centaine d’hommes complets, purifiés du petit égoïsme, et qui seront les instruments de Dieu, ce sera suffisant. Je n’ai aucune foi en le traditionnel métier de gourou. Je ne veux pas être un gourou. Si quelqu’un éveille et manifeste de l’intérieur sa divinité endormie et s’il arrive à la vie divine, que ce soit par mon contact ou celui de quiconque, c’est tout ce que je veux. Ce sont ces hommes-là qui relèveront le pays165.
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Mai 1920
(Extrait d’une lettre adressée à Motilal Roy.)
La vieille politique en Inde perdure dans un chaos de partis et de programmes... et au Bengale nous sommes envahis par cet esprit commercial et industriel qui obéit aux principes occidentaux et qui, s’il réussit sous cette forme, risque de créer une reproduction ou imitation tout à fait désastreuse de la situation européenne, avec son capitalisme corrompu, le combat ouvrier et la lutte des classes.
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Les gens se moquent de la base spirituelle de la vie, alors que c’est la véritable mission de l’Inde et la seule source possible de sa grandeur; ou alors ils y attachent une valeur minime, secondaire ou accessoire, une babiole qu’on colle par-dessus le reste pour ajouter un peu de sentiment ou de couleur. Nous partons d’un principe entièrement différent.
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Août 1920
Notre appel s’adresse à la jeunesse de l’Inde. Ce sont les jeunes qui doivent être les bâtisseurs du monde nouveau – non ceux qui acceptent l’individualisme compétitif, le capitalisme ou le communisme matérialiste de l’Occident comme idéal futur de l’Inde, ni ceux qui sont esclaves de vieilles formules religieuses et ne peuvent croire à l’acceptation et la transformation de la vie par l’esprit – mais ceux qui, libres dans leur intellect et dans leur cœur, sont prêts à accepter une vérité plus complète et à œuvrer pour un idéal plus grand... C’est avec une foi confiante dans l’esprit qui nous anime que nous prenons notre place parmi les hérauts de la nouvelle humanité s’efforçant de naître au milieu du chaos d’un monde en dissolution, et parmi les hérauts de l’Inde future, cette Inde plus grande dont la nouvelle naissance doit redonner la jeunesse au corps puissant mais fatigué de la Mère ancienne166.
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Nous avons utilisé le mantra «Bande Mâtaram» de tout notre cœur et de toute notre âme, et aussi longtemps que nous l’avons utilisé et vécu, aussi longtemps que nous avons compté sur sa force pour surmonter toutes les difficultés, nous avons prospéré. Mais tout à coup la foi et le courage nous ont failli, le cri du mantra est allé faiblissant, a résonné de moins en moins fort, et la force a commencé à disparaître du pays. C’est Dieu qui a fait vaciller et s’éteindre ce mantra, car il avait rempli son rôle. Un mantra plus grand que «Bande Mâtaram» doit venir. Bankim ne fut pas l’ultime voyant du réveil de l’Inde. Il ne donna que le mot du culte initial, du culte public, non pas la formule et le rituel du culte intérieur et secret [upâsanâ]. Car les mantras les plus grands sont ceux qu’on prononce à l’intérieur et que le voyant chuchote, ou qu’il transmet à ses disciples en rêve ou dans une vision. Lorsque le Mantra ultime sera répété ne serait-ce que par deux ou trois hommes, alors la Main fermée de Dieu s’entrouvrira; quand un grand nombre pratiquera ce culte, cette Main fermée s’ouvrira de façon absolue167.
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Novembre 1920
L’esprit vivant qui est derrière la demande d’une éducation propre à l’Inde ne nécessite pas plus un retour à l’astronomie et aux mathématiques de Bhâskara168 ou aux formes du système de Nâlandâ169, que l’esprit vivant du Swadéshi ne demande qu’on abandonne le train et le moteur pour revenir au chariot antique et au char à bœufs... Ce qui doit nous importer, c’est l’esprit, la question vivante et centrale, et là, le choix n’est pas entre modernisme et antiquité mais entre une civilisation importée et les possibilités plus grandes de l’intelligence et de la nature indiennes; non pas entre le présent et le passé mais entre le présent et l’avenir. Ce qu’exige l’âme, la Shakti de l’Inde, ce n’est pas un retour au Ve siècle mais une initiation aux siècles à venir; ce n’est pas un recul mais une percée en avant, rejetant l’artifice et la fausseté actuelle, pour réaliser les potentialités innées et plus grandes qui lui appartiennent.
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Pour apprendre une langue, que ce soit le sanscrit ou une autre, nous devrions utiliser la méthode la plus naturelle, la plus efficace et la plus stimulante pour l’esprit, et en cela nous ne devons nous attacher à aucune méthode d’enseignement, du passé ou du présent; l’important, en revanche, c’est de savoir comment il nous faut apprendre et utiliser le sanscrit ainsi que les langues du pays pour pénétrer au cœur de notre propre culture, en saisir le sens le plus profond, et établir une continuité tangible entre la puissance toujours vivante de notre passé et le pouvoir de notre avenir, qui reste à créer; c’est aussi de savoir comment il nous faut apprendre et utiliser l’anglais ou n’importe quelle autre langue étrangère pour connaître utilement la vie, les idées, la culture des autres pays, et établir de justes rapports avec le monde qui nous entoure. Tel est le but et le principe d’une éducation véritablement indienne: il ne s’agit certainement pas d’ignorer les vérités et les connaissances modernes, mais de prendre appui sur l’être, l’intelligence et l’esprit qui nous sont propres...
La civilisation scientifique, rationaliste, industrielle, pseudo-démocratique de l’Occident est maintenant en voie de dissolution, et ce serait une folle absurdité pour nous, en ce moment, de construire aveuglément sur ces fondations croulantes. Quand les esprits les plus avancés de l’Occident commencent en ce soir rouge de l’Ouest, à se tourner vers le génie de l’Asie dans l’espoir d’une civilisation nouvelle plus spirituelle, il serait étrange que nous ne trouvions rien de mieux que de rejeter notre propre individualité et ses potentialités pour mettre notre confiance dans le passé moribond et déliquescent de l’Europe170.
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Janvier 1921
L’Inde n’a jamais été une sur un plan national et politique. L’Inde a été ravagée pendant près de mille ans par des invasions barbares, puis asservie durant presque mille autres années à des maîtres étrangers successifs... Mais l’unité spirituelle et culturelle de l’Inde s’était faite très tôt et devint la substance même dont était faite la vie de toute cette grande vague humaine entre les Himalayas et les deux mers... Les invasions et les dominations étrangères, les Grecs, les Parthes et les Huns, la robuste vigueur de l’Islam, le rouleau compresseur écrasant de l’occupation britannique et du système britannique, la pression énorme de l’Occident – rien n’a été capable de briser l’âme ancienne ou de la chasser de ce corps que ses Rishis védiques avaient fait pour elle.
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L’Inde de toujours n’est pas morte, elle n’a pas dit son dernier mot créateur; elle vit et elle a encore quelque chose à faire pour elle-même et pour les peuples humains. Et ce qui doit chercher maintenant à s’éveiller, ce n’est pas un peuple oriental anglicisé, élève docile de l’Occident, voué à répéter le cycle de succès et d’échec de l’Occident; c’est, une fois encore, la Shakti ancienne, immémoriale, qui retrouve son moi profond, relève la tête et la tourne vers la source suprême de lumière et de force pour découvrir le sens complet et une forme plus vaste de son Dharma171.
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18 novembre 1922
(Extrait d’une lettre adressée à Chittaranjan Das, l’avocat nationaliste qui avait défendu Sri Aurobindo lors du procès de l’attentat d’Alipore. C.R. Das se rendra à Pondichéry en juin 1923 pour y rencontrer Sri Aurobindo. De nombreux séjours en prison avaient délabré sa santé et il mourra deux ans plus tard, le 16 juin 1925.)
Cher Chitta,
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Je pense que vous connaissez mes vues actuelles et l’attitude envers la vie et le travail à laquelle celles-ci m’ont amené. J’ai reçu confirmation d’une perception que j’avais toujours eue, mais moins clairement et moins dynamiquement alors, et qui est devenue maintenant de plus en plus évidente, à savoir que la vraie base de la vie et du travail est spirituelle, c’est-à-dire une nouvelle conscience qui doit se développer par le yoga seulement. De plus en plus manifestement, je vois que l’homme n’arrivera jamais à sortir de la ronde futile que notre espèce continue de suivre, tant qu’il ne se sera pas élevé jusqu’à la nouvelle base. Je crois aussi que la mission de l’Inde est de remporter cette grande victoire pour le monde. Mais de quelle nature exactement est le pouvoir dynamique de cette conscience supérieure? Quelles sont les conditions pour que sa vérité soit efficace? Comment la faire descendre, la mobiliser, l’organiser, l’appliquer à la vie? Comment nos instruments actuels, l’intellect, le mental, la vie, le corps, peuvent-ils devenir le canal vrai et parfait de cette grande transformation? Tel est le problème qui m’occupe et que j’essaie de résoudre par mon expérience; j’ai maintenant une base solide, une vaste connaissance et quelque maîtrise du secret172...
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1er décembre 1922
(Extrait d’une lettre à Barin.)
Cher Barin,
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Comme tu le sais, je ne crois pas que le principe de non-coopération du Mahatma [Gandhi] puisse être une base véritable ni que son programme puisse être le vrai moyen d’amener la liberté authentique et la grandeur de l’Inde, le Swarajya et le Samrajya173. D’un autre côté... je considère que le type de nationalisme que voulait Tilak est dépassé. Ma propre politique, si j’étais sur le terrain, serait radicalement différente de ces deux tendances dans son principe et dans son programme, bien qu’elle coïnciderait peut-être sur certains points. Mais le pays n’est pas encore prêt à comprendre ce principe ni à exécuter ce programme.
Sachant cela parfaitement, je me contente encore de travailler sur le plan spirituel et psychique, et de préparer là les idées et les forces qui, plus tard, au moment voulu et dans les conditions voulues, se précipiteront sur le terrain vital et matériel174...
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III. 1923 – 1926 Conversations (1ère série)
La plupart des extraits des conversations de Sri Aurobindo présentés dans cette section sont tirés du livre Evening Talks, de A.B. Purani. Les autres proviennent de conversations transcrites par Anilbaran (publiées dans Sri Aurobindo Circle), et de notes inédites de Pavitra.
À cette époque, Sri Aurobindo avait l’habitude de s’entretenir chaque jour avec quelques disciples sur des sujets très variés, pouvant aller de son yoga jusqu’à la situation nationale ou internationale du moment. Les extraits qui suivent proviennent de ces entretiens, notés de mémoire par certains des disciples présents; ils permettent d’avoir un aperçu sur la façon dont Sri Aurobindo voyait les systèmes politiques, sociaux et culturels de l’Inde, ainsi que les possibilités spirituelles de ce pays.
9 avril 1923
Les anciens [en Inde] basaient leur société sur la structure de la religion – je ne parle pas de religion étroite mais de la plus haute loi de notre être. La structure sociale tout entière était construite avec cet objectif en vue. On ne parlait pas à cette époque de liberté individuelle au sens où on l’entend maintenant, mais la liberté de la communauté était absolue. Chacune d’entre elles était entièrement libre de développer sa propre religion – la loi de son être. Même l’individu était laissé libre de choisir sa propre voie... Jadis chaque communauté avait son propre dharma et son autonomie; chaque village, chaque cité avait sa propre organisation qui n’était soumise à aucun contrôle politique et, au sein de cette organisation, chaque individu était libre – libre de changer et de s’engager dans une autre voie de développement. Mais tout cela ne fut pas concrétisé en un ensemble politique bien déterminé. Il y eut, bien sûr, des tentatives pour exprimer la vie sous cette forme, mais elles ne réussirent que partiellement. Toutes les communautés étaient unies en une très grande communauté à l’échelle de l’Inde, mais la culture de cette communauté, basée sur le dharma, ne donna pas naissance à une sorte d’organisation [politique ou nationale] susceptible de résister à une agression extérieure.
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18 avril 1923
(À partir de 1919, plusieurs politiciens musulmans extrémistes de l’Inde se mirent à exiger que le Sultan de Turquie continue d’être considéré comme le Calife ou chef religieux du monde musulman, alors même que les Turcs rejetaient cette autorité et que l’empire ottoman touchait à ses derniers jours. Gandhi, sans se rendre compte de l’anachronisme de cette demande, lui donna son plein appui, allant jusqu’à déclarer qu’il était du devoir de tout hindou de soutenir ce «mouvement du Khilafat» avant même celui de l’indépendance de l’Inde. Naturellement, nombreux furent ceux qui ne purent comprendre en quoi ils devraient associer la bataille de l’Inde au sort du Sultan de Turquie.
Après une unité aussi brève qu’artificielle, les frictions entre hindous et musulmans reprirent de plus belle, à la suite notamment de l’abattage public de vaches lors de la fête musulmane d’Id. En 1923, plusieurs affrontements violents eurent lieu dans la région du Penjab. De telles confrontations allaient se répéter de plus en plus fréquemment jusqu’à la Partition de 1947 – et même après.)
(Un disciple:) Avez-vous lu le discours de Malaviya à propos des émeutes de Multan, et savez-vous ce qu’en a dit aussi C. Rajagopalachari?
(Sri Aurobindo:) Je regrette qu’ils soient obsédés par cette unité hindou-musulmane. Cela ne sert à rien d’ignorer les faits: un jour les hindous devront peut-être combattre les musulmans et ils doivent s’y préparer. L’unité entre hindous et musulmans ne devrait pas signifier la sujétion des hindous. À chaque fois c’est l’hindou, dans sa modération, qui a cédé. La meilleure solution serait de permettre aux hindous de s’organiser, l’unité hindou-musulmane se ferait alors toute seule; cela réglerait automatiquement la question. Autrement, on se berce de l’illusion qu’on a résolu un problème difficile alors qu’en fait, on l’a seulement mis de côté.
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23 juillet 1923
(Un disciple:) Le Mahatma croit que la non-violence purifie celui qui la pratique.
Je crois que Gandhi ignore ce qui se produit vraiment dans la nature d’un homme qui adopte le Satyâgraha175 ou la non-violence. Il pense que de cette façon les hommes se purifient. Mais quand on souffre, ou qu’on se soumet volontairement à la souffrance, ce qui se passe, c’est que l’être vital se fortifie. Ces mouvements n’affectent que l’être vital, ils ne touchent aucune autre partie de la personnalité: vous ne pouvez vous opposer à la force qui vous opprime, et vous vous décidez à souffrir – cette souffrance est d’ordre vital et elle donne de la force. Lorsque celui qui a souffert de la sorte vient au pouvoir, il devient le pire des oppresseurs...
Ce que l’on peut faire, en revanche, c’est de transformer l’esprit de violence. Mais dans cette pratique du Satyâgraha, il n’est pas transformé. Quand on insiste sur un principe tellement exclusif, ce qui arrive, c’est que pharisaïsme, hypocrisie et malhonnêteté se mettent de la partie et il n’y a pas de purification du tout. C’est, comme je l’ai dit, en transformant l’impulsion de violence que peut venir la purification. À cet égard, l’ancien système en Inde était bien meilleur: l’homme qui avait un tempérament combatif devenait le kshatriya, et ainsi ce tempérament combatif était haussé au-dessus de l’influence vitale ordinaire. L’idée était de tenter de le spiritualiser. Cela a donné des résultats que la résistance passive ne peut pas et ne pourra pas obtenir. Le kshatriya était l’homme qui ne tolérait aucune oppression, qui la combattait jusqu’au bout; c’était celui qui n’opprimait personne. L’idéal était ainsi...
Il y a aussi la question de l’unité hindou-musulmane que les tenants de l’école de la non-violence essaient de résoudre en se basant sur leur théorie.
Vous pouvez vivre en bonne entente avec une religion dont le principe est la tolérance. Mais comment est-il possible de vivre en paix avec une religion dont le principe est: «Je ne vous tolérerai pas»? Comment allez-vous parvenir à réaliser l’unité avec ces gens-là? Il est certain que l’unité hindou-musulmane ne peut pas se réaliser en partant du principe que les musulmans vont continuer à convertir des hindous tandis que les hindous ne convertiront aucun musulman. Il est impossible de bâtir une unité sur une telle base. La seule façon de rendre les musulmans inoffensifs est peut-être de leur faire perdre leur foi fanatique en leur religion...
La religion musulmane est née dans des circonstances telles que ses adeptes n’en ont jamais oublié l’origine.
Cela a été le résultat de la résistance passive qu’ils ont pratiquée. Ils ont souffert et souffert jusqu’à ce qu’ils soient assez forts, et alors, quand ils ont eu le pouvoir, ils se sont mis à persécuter les autres férocement...
Le point de vue de Gandhi, c’est qu’il ne se soucie pas d’éliminer la violence qui existe chez les autres; ce qu’il veut, c’est observer lui-même le principe de non-violence.
C’est l’une des violences de celui qui pratique le Satyâgraha que de ne pas se préoccuper de la contrainte qu’il fait peser sur les autres. Ce n’est pas de la non-violence – ce n’est pas l’«ahimsâ». La vraie «ahimsâ» est un état d’esprit; cela ne consiste ni à agir physiquement ou extérieurement, ni à se garder d’agir. Toute contrainte dans l’être intérieur est une violation de l’ahimsâ.
Par exemple, quand Gandhi a jeûné au moment de la grève des filatures à Ahmedabad, pour régler le problème entre patrons et ouvriers, il y avait une sorte de violence exercée sur les autres. Les patrons ne voulaient pas être responsables de sa mort et c’est pour cela qu’ils ont cédé, sans être convaincus par sa façon de voir, bien évidemment. C’est une sorte de violence qui leur était faite. Mais dès qu’ils ont vu que la situation était normale, ils sont revenus à leurs idées d’avant. La même chose est arrivée en Afrique du Sud. Il a obtenu là-bas quelques concessions par la méthode de la résistance passive et quand il est reparti en Inde, c’est devenu pire qu’avant.
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12 septembre 1923
Dans ce que la culture musulmane ou islamique a apporté au monde, il n’y a pratiquement rien qu’on puisse considérer être d’une importance capitale ou un apport vraiment original; la culture islamique est surtout faite d’emprunts. Leurs mathématiques, leur astronomie et autres sciences venaient de l’Inde et de la Grèce. Il est vrai qu’ils ont donné à certaines de ces choses une nouvelle tournure, mais ils n’ont pas créé grand-chose. Leur philosophie et leur religion sont très simples et ce qu’ils appellent soufisme est en grande partie dû à des gnostiques qui vivaient en Perse; c’est l’aboutissement logique de cette école de pensée largement touchée par le Védânta.
J’ai, toutefois, mentionné [dans Les Fondements de la Culture indienne] que la contribution de la culture musulmane à la culture indienne avait été l’architecture indo-saracénique. Je ne pense pas qu’elle ait fait quoi que ce soit de plus en Inde qui ait une valeur culturelle. Elle a donné quelques nouvelles formes à l’art et à la poésie. Ses institutions politiques sont toujours restées à moitié barbares.
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28 février 1924
... C’est l’histoire de toutes les religions, de toutes les sectes ou institutions religieuses: cela commence avec la religion et finit par le commerce. Partout c’est la même chose.
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7 mars 1924
(Un disciple:) Le Khilafat s’est fait balayer176.
Et c’est très bien ainsi. La nouvelle république [turque] a l’air d’avoir été bien conçue et d’avoir un fonctionnement solide...
Certaines tendances parmi les musulmans donnent à penser que le fanatisme pourrait se désintégrer.
Cela ne suffit pas, car cela ne changerait pas entièrement la façon dont ils voient les choses. Ce qu’il faudrait, c’est un nouveau mouvement religieux chez eux qui remodèlerait leur religion et modifierait l’empreinte de leur tempérament. À la manière du bahaïsme en Perse qui a donné un tour très différent à leur caractère177.
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2 juin 1924
Gandhi est stupéfait que son interprétation de la Guîtâ puisse être sérieusement mise en doute par un Shâstrî [érudit]. Ce que je trouve, moi, plutôt stupéfiant, c’est sa prétention à interpréter la Guîtâ de façon infaillible.
(Un disciple:) Il a critiqué aussi l’Arya Samaj178.
Oui, il a critiqué Dayananda Saraswati qui, selon lui, a aboli le culte des images et instauré l’idolâtrie des Védas. Il oublie, j’en ai peur, qu’il fait la même chose en économie avec son charkha et son khaddar179, et disons-le, en religion et en philosophie avec son idolâtrie de la non-violence.
À ce compte-là, tout le monde rend un culte à certaines idoles. Il a critiqué l’Arya Samaj, mais pourquoi ne pas critiquer l’islam? Sa déclaration témoigne d’une adulation du Coran et d’une adulation du christianisme, lequel est une idolâtrie de la Bible, du Christ et de la Croix. L’homme n’est guère capable de se passer de formes extérieures, et seuls quelques-uns peuvent aller au cœur des choses.
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17 août 1924
(Quelques mois auparavant, Gandhi avait envoyé son fils, Dévadas, à Pondichéry pour voir Sri Aurobindo.)
Il m’a demandé ce que je pensais de la non-violence. Je lui ai dit: «Supposez qu’il y ait une invasion de l’Inde par les Afghans, comment allez-vous y faire face avec la non-violence?» C’est la seule chose dont je me souvienne. Je ne pense pas qu’il m’ait posé aucune autre question.
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21 janvier 1925
Si la Vérité que le yoga [de Sri Aurobindo] cherche à accomplir est atteinte, et si l’Inde l’accepte, alors cela donnera une orientation tout à fait nouvelle à la politique indienne – différente de la politique européenne. Cela représenterait un changement profond.
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4 décembre 1925
Aussi longtemps qu’on a besoin d’être vertueux, on n’a pas atteint la pure hauteur spirituelle, là où il n’y a pas à se demander si l’action est morale ou non. Quand vous dites aux gens de s’élever au-dessus de la moralité, ils se hâtent d’en conclure que vous leur demandez de sombrer au-dessous du bien et du mal. Ce n’est pas cela du tout... Avec la moralité, on devient davantage humain, mais on ne dépasse pas l’humanité. Que la moralité ait fait beaucoup de bien à l’homme, c’est possible; elle a fait beaucoup de mal aussi.
(Un disciple:) Mais les gens confondent toujours moralité et spiritualité.
C’est comme les chrétiens, pour qui il n’y a pas de différence entre moralité et spiritualité. Prenez par exemple cette grève de la faim que Gandhi annonce maintenant. C’est l’idée chrétienne de l’expiation des péchés. Toutes les autres raisons qui sont données en font quelque chose d’assez ridicule.
La culture indienne connaissait la valeur de la moralité, mais aussi ses limitations. Les Oupanishads et la Guîtâ sont remplies de l’idée d’aller au-delà de la moralité, et la proclament haut et fort.
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7 avril 1926
C’est l’idée européenne qui vous fait croire que la formule ou constitution parlementaire est la meilleure. Dans l’Inde ancienne, nous avions une grande liberté communautaire, et les communautés étaient le centre du pouvoir et de la vie nationale. Le roi ne pouvait empiéter sur le droit de la commune... Si on touchait à ces droits, le peuple faisait immédiatement entendre sa voix. C’était la formule que le génie de la race avait élaborée...
Je ne comprends pas pourquoi il faudrait que tout soit centralisé comme dans une constitution parlementaire. Nous devons avoir des centres de culture et de pouvoir nombreux, différents, pleins de vie, répandus partout dans le pays, et ces centres doivent avoir la liberté politique de se développer.
(Un disciple:) Organiser les villages peut aussi aider à la création de centres comme ceux-là.
Oui, mais pas en faisant des sermons ou en prêchant aux gens des villages, comme on essaie de le faire maintenant180... Si vous voulez travailler dans le village, il vous faut prendre un métier ordinaire, vous installer parmi les gens du village et être l’un d’entre eux. Quand ils verront que vous êtes un homme pratique, ils commenceront à vous faire confiance. Si vous allez y travailler dur pendant dix ou quinze ans, vous acquerrez un statut et vous serez capable de faire quelque chose parce qu’ils seront prêts à vous écouter.
La formule parlementaire serait très peu adaptée à notre peuple. Bien sûr, il n’est pas nécessaire d’avoir aujourd’hui les mêmes formules [que celles qui existaient dans l’Inde ancienne]. Mais on peut s’inspirer de la ligne de l’évolution et suivre le penchant du génie de la race.
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18 mai 1926
Il n’y a pas d’«ismes» dans la vie, pas plus qu’il n’y en a dans le supramental181. C’est le mental qui amène tous les «ismes» et crée la confusion. C’est ce qui fait la différence entre un homme qui est dans la vie et un penseur qui ne le peut pas; un leader qui pense trop et qui passe son temps à s’occuper d’idées, essayant sans arrêt de faire coïncider les réalités de la vie avec ses idées, a du mal à réussir, tandis que celui qui est destiné à réussir ne se casse pas la tête avec des idées. Il voit les forces à l’œuvre et sait intuitivement quelles sont celles qui amènent le succès. Il sait aussi quelle est la bonne combinaison de forces et quel est le bon moment pour agir...
Regardez les hommes politique indiens: des idées, rien que des idées – ils ne s’occupent que d’idées. Prenez le problème hindou-musulman: je ne sais pas pourquoi nos hommes politiques ont accepté le mouvement de Gandhi en faveur du Khilafat182. Étant donné la mentalité du musulman ordinaire, il était fatal que cela entraîne la réaction que cela a entraîné: on a alimenté la force, elle a pris de la puissance et elle a commencé à formuler des exigences contre lesquelles la mentalité hindoue a dû s’élever pour les rejeter. Il n’y a pas besoin du supramental pour découvrir cela, il suffit de bon sens. Alors, la réalité musulmane et la réalité hindoue ont commencé à fracasser des crânes à Calcutta183. Les leaders, au lieu d’affronter les réalités directement, sont occupés à essayer de les faire cadrer avec leurs idées mentales.
À un certain moment, on pensait que le mental pouvait saisir entièrement la Vérité et résoudre tous les problèmes auxquels est confrontée l’humanité. Le mental a eu le champ libre, or on constate qu’il n’est pas capable de résoudre ces problèmes. Maintenant on s’aperçoit qu’il est possible d’aller au-delà du mental, et qu’il existe le Supramental qui est l’organisation de la Conscience infinie. C’est là qu’on trouve la vérité de tout ce qui est dans le mental et dans la vie.
Par exemple, on se rend compte que derrière chaque système – démocratie, socialisme, communisme – il y a une part de vérité mais que ce n’est pas la Vérité totale. Ce qu’il faut faire, c’est découvrir les forces qui sont à l’œuvre et comprendre ce que c’est que cette réalité dont toutes ces idées mentales et ces «ismes» sont seulement une indication. Il faut être conscient des erreurs que les gens commettent dans leurs rapports avec la vérité de ces forces, et il faut également connaître la vérité qui se cache derrière ces erreurs. Je critique en ce moment la démocratie; cela ne veut pas dire qu’il n’y ait aucune vérité derrière. Je connais la vérité qui est derrière, et pourtant je critique la démocratie parce que ce mode de pensée va maintenant à l’encontre de la Vérité qui essaie de descendre.
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1er juin 1926
(Un disciple:) Ces journaux impriment absolument ce qu’ils veulent. Peuvent-ils publier les conversations que quelqu’un a chez soi?
Si vous comptez sur les journaux modernes pour avoir de bonnes manières à notre époque démocratique, vous risquez d’être cruellement déçus. C’est un des bienfaits de la démocratie moderne ! Supposez que vous soyez en Amérique: vous ne donneriez aucune interview, ils en inventeraient une quand même ! La presse est une institution publique; c’était autrefois quelque chose de respectable, mais à présent les journaux donnent la juste mesure de la futilité humaine... Il en va de même avec toutes ces autres choses modernes – presse, théâtre, radio; elles rabaissent tout au niveau de la foule... Elles ne peuvent réussir que si elles flattent les goûts de l’homme du commun...
C’est toujours la même question de soulever la masse par quelque chose de plus haut. Mais comme toujours, la masse, au lieu d’être tirée vers le haut, rabaisse tout à son niveau.
Est-ce que les choses vont mieux ou plus mal?
L’état de l’Europe, spécialement depuis la guerre, me semble être le même qu’au moment du démembrement et de la désintégration de l’Empire romain. Il y a la même tendance à plonger encore une fois le monde dans la barbarie.
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22 juin 1926
(Un disciple:) Les Indiens sont-ils plus spirituels que d’autres peuples?
Non, ce n’est pas cela. Aucune nation n’est entièrement spirituelle. Les Indiens ne le sont pas plus que d’autres peuples. Mais derrière la race indienne, il y a, vivante, l’influence spirituelle du passé.
Certains militants nationalistes importants me semblent être des incarnations, ici, de quelque force européenne.
Ce ne sont peut-être pas des incarnations, mais il est possible qu’ils soient fortement influencés par la pensée européenne. Gandhi, par exemple, est un Européen – vrai, un chrétien russe dans un corps indien. Et il y a des Indiens dans des corps européens !
Gandhi, un Européen? !
Oui. Quand les Européens disent qu’il est plus chrétien que bien des chrétiens (certains disent même qu’il est «le Christ des temps modernes»), ils ont parfaitement raison. Tout ce qu’il prêche est tiré du christianisme, et quoique l’habit soit indien l’esprit est essentiellement chrétien. Il n’est sans doute pas le Christ, mais en tout cas, à travers lui, c’est la même impulsion qui se prolonge. Il est surtout influencé par Tolstoï, par la Bible, et son enseignement est fortement teinté de jaïnisme184; en tout cas il est davantage influencé par tout cela que par les Écritures indiennes – Oupanishads ou Guîtâ – qu’il interprète à la lumière de ses propres idées.
Beaucoup d’Indiens cultivés le considèrent comme un homme spirituel.
Oui, parce que les Européens le disent spirituel. Mais ce qu’il prêche n’est pas la spiritualité indienne, c’est quelque chose qui est tiré du christianisme russe, de la non-violence, de la souffrance, etc...
Les Russes sont un singulier mélange de force et de faiblesse. Ils ont de la passion dans leur intellect, on pourrait dire un intellect passionné. Ils ont un être émotionnel sujet à l’agitation et à l’égarement, mais derrière, il y a quelque chose qui est très beau et très psychique, bien que leur âme ne soit pas très saine. Et par conséquent je n’ai pas raison de dire que Gandhi est un chrétien russe car il est extrêmement sec. Il a de la passion intellectuelle et une grande volonté morale, mais il est plus sec que les Russes. L’évangile de souffrance qu’il prêche a ses racines en Russie comme nulle part ailleurs en Europe – les autres nations chrétiennes n’y croient pas. C’est quelque chose qui existe dans leur mental tout au plus, mais les Russes, eux, l’ont dans le sang. Ils commettent une erreur en prêchant l’évangile de la souffrance, mais nous en commettons une, nous aussi en Inde, quand nous prêchons l’idée du vairâgya [dégoût du monde].
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23 juin 1926
Quand ce mouvement de Gandhi a commencé, j’ai dit qu’il mènerait soit à un fiasco, soit à une grande confusion. Et je ne vois aucune raison de changer d’avis. La seule chose que je voudrais ajouter, c’est qu’il a mené et à l’un et à l’autre.
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29 juin 1926
En Inde, nous n’avions pas du tout d’idéal mental en matière de politique. Ce que nous avions, c’étaient des communautés qui croissaient de façon libre et spontanée et se développaient chacune à leur manière. Ce n’était pas tant une idée mentale qu’une impulsion intérieure ou un sentiment, qui cherchait à exprimer la vie sous un aspect particulier. Chacune de ces formes de vie communautaire – le village, la ville, etc. – constituait l’unité de base de la vie nationale et était libre de conduire ses affaires internes comme elle l’entendait. L’autorité centrale ne s’en mêlait jamais.
Il n’y avait pas en Inde cette idée d’«intérêt» comme il y a en Europe, c’est-à-dire que chaque communauté n’avait pas à se battre pour défendre ses propres intérêts; il y avait, par contre, l’idée du dharma, du rôle que doivent jouer l’individu et la communauté dans le cadre plus large de la vie nationale. Il existait des organisations de castes qui, contrairement à ce qu’on trouve de nos jours, ne reposaient pas sur une base socio-religieuse; c’étaient, plus ou moins, des corporations, des groupes organisés pour la vie communautaire. Il y avait aussi des communautés religieuses telles que les bouddhistes, les jaïns, etc. Chacun suivait sa propre loi – swadharma – sans que l’État y fasse obstacle. L’État reconnaissait qu’il était nécessaire de permettre à ces formes de vie variées de se développer librement, afin de donner à l’esprit national une expression plus riche.
Et puis, au-dessus de ces deux types d’organisations, il y avait l’autorité centrale dont le rôle n’était pas tant de légiférer que d’harmoniser et de veiller à ce que tout se passe bien. Cette autorité était généralement exercée par un Raja [roi]; ce pouvait être parfois le chef élu du clan, comme dans le cas du père de Gautama Bouddha. Chacun régnait, soit sur un petit état, soit sur un groupe de petits états ou de républiques. Le roi n’était pas un législateur, il n’était pas au sommet pour avoir la mainmise sur toutes les organisations et les garder sous son contrôle. S’il se mêlait de leurs affaires, on le déposait, car chacune de ces organisations avait ses propres lois, qui avaient été établies depuis des âges.
L’appareil de l’État n’était pas non plus aussi mécanique qu’en Occident – il était malléable et flexible.
Cette organisation, nous la trouvons dans l’histoire arrivée à son point de perfection pendant le règne de Chandragoupta et la dynastie des Mauryas185. La période précédant celle-ci dut être une période de grand développement politique en Inde. Chaque grand domaine de la vie nationale, comme on peut le voir, était sous la responsabilité d’un conseil ou d’un comité, avec un ministre à sa tête; chaque conseil s’occupait de ce qu’on appellerait maintenant son département, et il n’était soumis à aucune ingérence excessive de la part de l’autorité centrale. Les changements de rois ne le touchaient pas et n’affectaient nullement son travail. On trouvait une organisation similaire à celle-là dans chaque ville et dans chaque village, et c’est cette organisation-là qui fut reprise par les musulmans quand ils arrivèrent en Inde. C’est celle que les Anglais reprirent aussi. L’idée d’un roi en tant que monarque absolu ne fut jamais une idée indienne. Elle fut apportée d’Asie centrale par les musulmans.
Les Anglais, en adoptant ce système, l’ont considérablement défiguré. Ils se sont arrangés pour faire main basse sur toutes les anciennes organisations et s’en sont servi simplement comme de canaux pour établir plus complètement l’autorité du pouvoir central. Ils ont découragé toute libre organisation et toute tentative de manifester la vie libre de la communauté. On essaie maintenant d’avoir des sociétés coopératives dans les villages; il y a un effort pour faire revivre les Panchayats186. Mais une fois que ces organisations ont été écrasées, on ne peut plus les faire revivre; et même si elles recommençaient à fonctionner, elles ne seraient plus les mêmes.
Si l’ancienne organisation avait survécu, elle aurait rivalisé avec succès avec les formes modernes de gouvernement.
Est-ce qu’à notre époque il est possible de revenir à des formes anciennes?
Il n’est pas nécessaire de revenir aux formes anciennes; ce qu’on peut faire, par contre, c’est en retenir l’esprit, qui pourrait alors créer ses propres formes, des formes nouvelles...
Cela a toujours été une caractéristique de l’Inde que sa vie doit contenir les éléments les plus divers et les assimiler. Cela rend le problème de l’Inde extrêmement complexe.
Si c’est le destin de l’Inde d’assimiler tous les éléments antagonistes, est-il possible qu’elle assimile aussi l’élément musulman?
Pourquoi pas? L’Inde a assimilé des éléments venant des Grecs, des Perses et d’autres nations. Mais elle n’assimile que lorsque l’autre reconnaît sa vérité centrale, et même dans ce cas-là, elle le fait de telle sorte qu’on ne peut plus identifier les éléments absorbés comme étant étrangers, ils sont devenus partie intégrante d’elle-même. Nous avons, par exemple, emprunté à l’architecture grecque, à la peinture persane, etc.
Sur le plan mental également, nous avons, dans une grande mesure, assimilé la culture musulmane, et les choses seraient peut-être allées plus loin. Mais pour que le processus soit complet, il est nécessaire qu’il y ait un changement dans la mentalité musulmane. Le conflit se situe au niveau de la vie extérieure, et à moins que les musulmans n’apprennent la tolérance, je ne pense pas que l’assimilation soit possible.
L’hindou est prêt à tolérer. Il est ouvert aux idées nouvelles et sa culture a une merveilleuse capacité d’assimilation, mais toujours à condition que la vérité centrale de l’Inde soit reconnue.
Est-ce que l’idée de nation, comme on l’entend maintenant, existait en Inde?
L’«idée de nation» n’a jamais existé en Inde. J’entends par là l’idée de nation au sens politique. C’est un développement récent. Mais ce qui existait en Inde, c’était l’idée de nation au sens culturel et spirituel...
Les Indiens d’aujourd’hui n’ont vraiment rien gardé de leur passé qui leur permette de se vanter. La culture indienne est aujourd’hui dans un état absolument pitoyable; elle est à l’image du fort de Gingee187 – un pilier debout par ici, un plafond encore par là, et une salle méconnaissable ailleurs.
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1er juillet 1926
(Un disciple:) Le mouvement de non-coopération [de Gandhi] n’a-t-il pas donné vie au pays?
Vous appelez cela de la vie? Ce mouvement a été fondé sur un mensonge. Comment pouvait-on espérer qu’il crée quoi que ce soit? On a cherché à établir le swaraj au moyen du rouet – pouvait-il sortir quoi que ce soit d’un idéal si faux? Une certaine vie a été infusée dans le pays à l’époque du Swadéshi au Bengale. Il faut avoir vu ce qu’était le Bengale avant le mouvement du Swadéshi pour mesurer ce que celui-ci a accompli. À cette époque-là nous avons apporté des formes et des idéaux, qui, depuis, ont dégénéré. On a maintenant repris ces formes et on les a dénaturées. Le Mahatma Gandhi possède une sorte de force – en l’exerçant il avance jusqu’à un certain point puis, par contrecoup, il recule bien davantage...
Le Satyâgraha est un mouvement qui n’est fait que pour le Mahatma Gandhi et quelques hommes comme lui – on ne devrait pas l’imposer à un peuple tout entier.
Les gens parlent d’organiser les villages – qu’ils amènent donc d’abord de la vie dans les villages, ceux-ci s’organiseront alors eux-mêmes.
...
Les étudiants en Inde ont généralement de grandes capacités, mais le système éducationnel étouffe et détruit ces capacités. Regardez la méthode de la salle de classe: les étudiants doivent rester assis là tant d’heures par jour, plongés dans leurs livres: tout cela est très nocif. Ce qu’il faut, c’est une atmosphère – une atmosphère d’étude qui imprègne tout. Il faudrait que les étudiants l’absorbent, qu’ils découvrent chacun leurs aptitudes et qu’ils se développent dans ces directions... Avec un système éducationnel adéquat, les besoins de l’individu comme ceux de la nation peuvent se concilier... C’est l’éducation que notre peuple devra adopter dans l’avenir s’il veut réellement progresser.
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26 juillet 1926
On peut dire que la femme est en général plus efficace sur le plan physique car elle suit ses intuitions. Elle est généralement davantage capable d’organiser la matière: elle va droit à la chose à faire alors que l’homme vagabonde dans des idées et des constructions mentales. On le voit en politique; les femmes y réussiraient mieux que les hommes. L’homme est capable d’apporter plus de puissance mentale alors que la femme agit davantage de façon psychique. L’homme est plus intellectuel et la femme plus intuitive. Elle est aussi très active sur le plan vital.
(Un disciple:) Pourtant, alors même que la femme a toujours été une source d’inspiration pour l’homme, elle-même n’a créé aucune œuvre majeure.
C’est parce qu’elle n’en a pas eu l’occasion du fait des servitudes sociales. À chaque fois que les femmes en ont eu l’occasion, elles ont montré ce dont elles étaient capables... Il faudra attendre quelques générations pour les voir à l’œuvre.
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1er août 1926
Tenter d’apaiser les musulmans était de la fausse diplomatie. Au lieu de chercher à faire directement l’unité hindou-musulmane, si les hindous s’étaient consacrés au travail national, les musulmans, d’eux-mêmes, se seraient rapprochés petit à petit... En s’efforçant d’obtenir une unité par rapiéçage, on a accordé trop d’importance aux musulmans et cela a été la source de toutes ces difficultés.
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3 août 1926
La religion est aussi utile, et l’est de la même façon, que n’importe quelle autre forme de culture, par exemple l’art, la science, l’éthique, etc. Tout cela contribue au développement de l’homme et prépare les matériaux qui enrichiront sa vie spirituelle plus haute... Mais il en va de la religion comme des autres domaines de la culture – esthétique, morale, science –, on peut en abuser et, en fait, on en abuse très souvent. Et selon l’adage, lorsque la chose la meilleure dégénère, elle devient la pire des perversions – c’est la même chose pour la religion. Quand ses grandes possibilités sont dévoyées, elle conduit aux maux les pires.
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7 août 1926
(Un disciple:) Quelles sont les caractéristiques des hommes politiques indiens?
Ils ne font jamais rien au bon moment, et quoi qu’ils fassent, ils le font mal (rires). Ils n’ont aucun contact avec la réalité – ils observent ce que font les Anglais en Angleterre et ils essaient de l’appliquer ici, même si cela ne convient pas du tout à ce pays. Ils reprennent toutes sortes de clichés et de slogans accrocheurs et les adoptent en paroles, mais pas en pratique. Ils sont trop pleins d’activité mentale – ils ont dans le cerveau toutes sortes d’idées et de formes, qui ont très peu de valeur pratique.
Pourquoi est-ce comme cela?
Tout cela est dû à la doctrine illusionniste [Mâyâvâda]. Les Indiens sont devenus trop subtils mentalement et tous nos hommes politiques appartiennent à cette catégorie. Et puis il y a aussi le système éducationnel qui est grandement responsable de cet état de choses.
En Angleterre, le système est-il différent de celui qui a été introduit en Inde?
Oui, [en Inde] ils ne veulent que des employés de bureau, et l’éducation n’a pas d’autre but.
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8 août 1926
Les Grecs étaient plus éclairés que les chrétiens qui les ont convertis; en ce temps-là, en Grèce, il y avait le gnosticisme, et ils élaboraient l’agnosticisme, et ainsi de suite. Les chrétiens ont apporté plutôt les ténèbres que la lumière.
Cela a toujours été le cas avec les religions agressives – leur tendance est de vouloir conquérir toute la terre. D’un autre côté, l’hindouisme est passif et c’est là que se situe le danger pour lui...
(Un disciple:) Il y a une différence très nette entre les militants nationalistes de l’époque du Swadéshi [au début du siècle] et ceux de maintenant. Les premiers tiraient leur inspiration de la Guîtâ; ceux d’aujourd’hui ont abandonné la Guîtâ, ils se moquent de la spiritualité et tirent leur inspiration des bolchevistes ou de mouvements européens similaires.
C’est la raison pour laquelle ils ont dégénéré et ne peuvent rien accomplir. Ils ne font que reprendre les formes adoptées lors du mouvement précédent, sans réaliser que les circonstances ont changé et que les besoins du moment sont nouveaux.
La plupart de nos militants et de nos leaders d’aujourd’hui n’ont aucune vie spirituelle.
Je ne peux pas me prononcer sur des individus. Mais l’élément central de l’hindouisme est la spiritualité, et il ne peut y avoir aucun mouvement important sans spiritualité derrière.
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Début août 1926
(Un disciple:) Si ce travail pour faire descendre la Vérité ne réussit pas en Inde, pensez-vous que ce pays aura laissé passer sa chance à tout jamais?
L’Inde a les plus grandes chances à cause de son passé et à cause de l’accumulation de la force spirituelle ici...
Mais si l’Inde reste indifférente, si elle s’obstine à garder de vieilles formes usées jusqu’à la corde et refuse d’avancer ou d’écouter l’appel de son âme, alors il se peut que la Vérité se retire et essaie quelque part ailleurs. La Vérité n’est pas confinée à l’Inde, elle n’est pas la propriété de ce pays. Mais si elle échoue en Inde, il y a très peu de chances qu’elle réussisse ailleurs. Il est possible qu’elle fasse, ailleurs, une tentative infructueuse ou qui ne réussisse que partiellement, comme le fit le christianisme, et puis qu’elle se retire.
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21 août 1926
Je trouve toujours difficile d’agir [intérieurement] sur la politique indienne. La difficulté, c’est que les réceptacles ne tiennent pas le Pouvoir, ils sont trop faibles. Si toute la force déversée sur l’Inde l’était sur une nation européenne, vous verriez celle-ci débordante d’activités créatrices de toutes sortes. Mais ici, en Inde, c’est comme si vous envoyiez du courant électrique dans un homme endormi: il se redresse brusquement, se met à agiter frénétiquement les bras et les jambes dans tous les sens, et puis il retombe par terre; il n’est pas complètement réveillé.
(Un disciple:) À quoi est-ce dû?
À un tamas [inertie] énorme. Est-ce que vous ne le sentez pas de tous côtés, ce tamas? C’est ce qui fait échouer tous les efforts.
D’où cela provient-il?
Il y a plusieurs raisons à cela. Elles étaient – je veux parler des forces de désintégration et d’inertie – déjà en train de s’établir avant l’arrivée des Anglais. Et après leur venue, tout le tamas s’est installé comme un bloc solide. Il faut qu’il y ait un certain éveil avant qu’on puisse faire quelque chose de substantiel. Autrement l’Inde a de très bons éléments; nous avons eu Tilak, Das, Vivékananda – aucun d’entre eux n’était un homme ordinaire –, et pourtant on voit bien le tamas qui est là.
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29 août 1926
(Sri Aurobindo réfute un article qui critique la limitation des naissances.)
Les scientifiques et les médecins ont trouvé des méthodes grâce auxquelles le contrôle des naissances peut être effectué sans inconvénient pour la santé. L’objectif est double: d’abord, éviter qu’il y ait trop de naissances; et ensuite, garder la femme en bonne santé de façon à ce que les quelques enfants auxquels elle donne naissance soient bien portants.
Bien sûr, le contrôle intérieur est préférable. Mais peut-on attendre cela de l’homme?...
(Un disciple:) Gandhi a cité tous les docteurs qui s’opposent à cette méthode.
Mais il n’a pas cité ceux qui la défendent.
Une des objections est que cela augmentera la licence.
Cela, c’est encore l’idée moraliste. Il y a les deux extrêmes: d’un côté, le contrôle intérieur, de l’autre, la libre satisfaction des désirs; le système du contrôle des naissances se situe entre les deux.
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6 septembre 1926
Toute l’énergie que j’ai, je la dois au yoga. J’avais très peu de capacités auparavant. Même l’énergie que j’ai déversée dans la politique m’est venue du yoga.
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(À la fin de l’année 1926, Sri Aurobindo se retire complètement, laissant à Mère la responsabilité matérielle des disciples et de l’Ashram qui grandissait. Outre les trois, et, plus tard, les quatre «darshans» annuels, lorsque Sri Aurobindo et Mère posent leur regard un bref instant sur chacun des disciples, Sri Aurobindo reste extérieurement en contact avec eux au travers de lettres – des milliers de lettres dans lesquelles, infatigablement, il répond à leurs questions, s’occupe de leurs difficultés, dissout leurs révoltes.
Cette partie est constituée principalement d’extraits de la correspondance de Sri Aurobindo.)
Sans date
L’homme est un être de transition; il n’est pas le stade ultime...
Le passage de l’homme au surhomme est la prochaine réalisation dans l’évolution de la terre. Elle est inévitable, car c’est à la fois l’intention de l’Esprit caché et la logique du processus de la Nature...
La surhumanité n’est pas l’homme grimpé à son zénith naturel; ce n’est pas un degré supérieur de la grandeur humaine, de la connaissance humaine, du pouvoir, de l’intelligence, de la volonté, du caractère, de la force dynamique et du génie humains, ni même de la sainteté, de la pureté, de la perfection et de l’amour humains. Le supramental est au-delà de l’homme mental et de ses limites; c’est une conscience plus grande que la conscience la plus haute propre à la nature humaine.
L’homme en lui-même n’est guère plus qu’un rien ambitieux. C’est une petitesse qui tend vers une ampleur et une grandeur qui le dépassent, un nain amoureux des hauteurs. Son mental est un obscur rayon dans les splendeurs du Mental universel. Sa vie n’est qu’un moment de lutte, d’exultation, de souffrance, secoué de passions avides et assailli de chagrin ou consumé de désir aveugle et muet, un moment insignifiant de la Vie universelle. Son corps est un grain de poussière besognant et périssable dans l’univers matériel. Ce ne peut être l’aboutissement de la mystérieuse poussée ascendante de la Nature. Il y a quelque chose au-delà, quelque chose que l’humanité deviendra188.
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Le monde n’est ni une création de Mâyâ [illusion], ni un jeu, lîlâ, du Divin, ni encore un cycle de naissances dans l’ignorance, auquel il nous faut échapper; c’est un champ de manifestation où a lieu une évolution progressive de l’âme et de la nature dans la Matière, et, à partir de la Matière, à travers la Vie et le Mental, vers ce qui est au-delà du Mental, jusqu’à ce qu’elles atteignent la révélation complète du Sachchidânanda189 dans la vie. C’est cela qui est la base du yoga [de Sri Aurobindo] et c’est ce qui donne un sens nouveau à la vie190.
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23 octobre 1929
(Extrait d’une lettre écrite à un disciple musulman qui s’était mis à avoir des revendications violentes, qu’il tentait de justifier en invoquant des motifs «religieux».)
Vous dites que vous ne demandez que la Vérité et pourtant vous parlez comme un fanatique étroit et ignorant qui refuse de croire à autre chose que la religion dans laquelle il est né. Tout fanatisme est une fausseté, parce qu’il contredit la nature même de Dieu et de la Vérité. On ne peut enfermer la Vérité dans un seul livre, Bible, Véda ou Coran, ni dans une seule religion. L’Être Divin est éternel et universel et infini; il ne peut être la seule propriété des musulmans ni des seules religions sémitiques – celles qui se trouvent descendre de la lignée biblique et avoir pour fondateurs des prophètes juifs ou arabes. Les hindous, les confucianistes, les taoïstes et tous les autres ont tout autant le droit d’entrer en relation avec Dieu et de trouver la Vérité à leur manière. Toutes les religions contiennent une part de vérité mais aucune ne détient la vérité totale; toutes sont des créations du temps et finissent par décliner et périr. Mahomet lui-même n’a jamais prétendu que le Coran fût le dernier message de Dieu et qu’il n’y en aurait plus d’autre. Dieu et la Vérité survivent aux religions et se manifestent à nouveau de la manière et avec la forme que choisit la Sagesse Divine. Vous ne pouvez pas enfermer Dieu dans les limites de votre cerveau borné, ni dicter à la Puissance Divine et à la Conscience Divine où, comment et à travers qui elles devront se manifester; vous ne pouvez dresser vos barrières de nain contre la Toute-Puissance divine. Ce sont, une fois encore, de simples vérités, que l’on est en train de reconnaître partout dans le monde; seuls les esprits enfantins ou ceux qui végètent dans les formules du passé refusent de les admettre.
Vous avez insisté pour que je vous écrive et vous avez demandé la Vérité, et j’ai répondu. Mais si vous voulez être musulman, personne ne vous en empêche. Si la Vérité que j’apporte est trop grande pour que vous la compreniez ou la supportiez, vous êtes libre d’aller vivre dans une demi-vérité ou dans votre propre ignorance. Je ne suis pas là pour convertir qui que ce soit; je ne prêche pas au monde pour qu’il vienne à moi, et je n’appelle personne. Je suis là pour établir la vie divine et la conscience divine chez ceux – et ceux-là seuls – qui, d’eux-mêmes, sentent l’appel pour venir à moi et restent fidèles à cet appel191.
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14 janvier 1932
Les traditions du passé sont très grandes à leur place, dans le passé, mais je ne vois pas pourquoi on devrait se borner à les répéter sans aller plus loin. Dans le développement spirituel de la Conscience sur la terre, un grand passé devrait être suivi d’un avenir encore plus grand.
...
C’est la terre qui m’intéresse, non les mondes au-delà pour eux-mêmes; c’est une réalisation terrestre que je cherche et non une fuite vers des sommets éloignés192.
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31 juillet 1932
(Tiré d’une lettre inédite.)
Quant à Gandhi, pourquoi allez-vous imaginer que j’ai une si grande tendresse pour la foi du Mahatma? Je n’appelle pas cela de la foi mais une croyance mentale rigide, et ce qu’il appelle force d’âme n’est qu’une forte volonté vitale qui a pris une allure religieuse. Cela, bien sûr, peut être une force d’action considérable; malheureusement, Gandhi gâche tout par son ambition d’être un homme de raison, alors qu’en fait il n’a pas en lui la moindre raison, n’a jamais été raisonnable à aucun moment dans sa vie et, j’imagine, ne le sera jamais. Ce qu’il a, en lieu et place de raison, c’est un genre remarquable de logique involontairement sophistique. Et le résultat de cette raison, de cette logique étonnamment précise dans son manque de fiabilité, c’est que personne n’est vraiment sûr, et lui non plus, je pense, même de son action suivante193. Il n’a pas seulement deux opinions mais trois ou quatre, et tout dépend de celle qui se trouvera prédominer à un moment donné et de la façon dont elle se combinera avec les autres. Il n’y aurait pas de mal à cela, au contraire, tout cela pourrait être un avantage s’il y avait une Lumière centrale quelque part qui choisissait pour lui et formait la décision en fonction des besoins de l’action. Lui, pense qu’il y en a une et l’appelle Dieu – mais il m’a toujours paru que c’est son propre mental qui décide et qui, le plus souvent, décide mal. De toutes façons, je n’arrive pas à imaginer Lénine ou Mustapha Kemal ne sachant pas ce qu’ils pensent et agissant de cette manière – même leurs retraites stratégiques étaient des étapes en vue d’une fin clairement conçue et clairement exécutée. Quoi qu’il en soit, chez Gandhi, tout est action du mental et force vitale. Pourquoi devrait-on le citer comme un exemple de la défaite du Divin ou de la défaite d’un Pouvoir spirituel194? Je reconnais tout à fait qu’il y a eu, derrière Gandhi, quelque chose de plus grand que lui, et vous pouvez appeler cela le Divin ou une Force Cosmique qui s’est servie de lui, mais dans ce cas, ce quelque chose se trouve derrière chacun de ceux qui sont utilisés comme des instruments à des fins mondiales – derrière Kemal et Lénine aussi; cela ne se rapporte donc pas à la question.
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30 août 1932
La Mère et moi-même ne nous fondons pas sur la foi seule, mais sur un vaste terrain de connaissances que nous avons développées et mises à l’épreuve toute notre vie. Je pense que je puis dire que j’ai expérimenté jour et nuit pendant des années et des années, plus scrupuleusement qu’un savant ne vérifie sa théorie ou sa méthode sur le plan physique. C’est pourquoi l’aspect que présente le monde autour de moi ne m’alarme pas, et la furie des forces adverses, dont la rage augmente au fur à mesure que la Lumière se rapproche du champ de la terre et de la Matière, même si elle parvient souvent à ses fins, ne me déconcerte pas195.
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Mai 1933
Mais dans quelle confusion éperdue – aussi bien dans la pensée que dans le domaine de la vie pratique – s’est mis l’intellect de l’homme aujourd’hui ! Un bébé qui pleure la nuit quand il n’est pas occupé à frapper d’autres bébés au ventre pour faire venir l’«âge d’or». (Je veux parler de bébés comme Hitler, Mussolini et compagnie196.)
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10 août 1933
(Un disciple:) Je suis déconcerté par ce qui se passe dans le monde. La misère règne partout, les gens n’ont plus foi en rien, et même les intellectuels comme Tagore, Russell et Rolland appellent de leurs vœux la fin de cet âge...
Même si tout était dévasté, je regarderais au-delà de la dévastation vers la création nouvelle. Quant à ce qui se passe dans le monde, cela ne me perturbe pas, car j’ai toujours su que les choses se passeraient de cette façon; et en ce qui concerne les espoirs des idéalistes intellectuels, je ne les ai pas partagés, donc je ne suis pas déçu197.
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14 janvier 1934
Le but du yoga que je pratique est de manifester, d’atteindre ou d’incarner sur terre une conscience supérieure, et non pas de s’échapper de cette terre vers un monde au-dessus ou dans quelque Absolu suprême. Les anciens yogas (pas exactement tous) penchaient de l’autre côté – mais c’était, je crois, parce qu’ils trouvaient la terre, telle qu’elle est, un endroit assez impossible pour un être spirituel, et la résistance au changement trop obstinée pour qu’on puisse la supporter... Mais la proposition fondamentale sur cette question fut énoncée de façon très catégorique dans les Oupanishads, qui allèrent jusqu’à affirmer que la terre est le fondement198, que tous les mondes sont sur la terre, et que d’imaginer une différence marquée et irréconciliable entre les deux est de l’ignorance: c’est ici, et non ailleurs, et non en fuyant vers quelque autre monde, que doit avoir lieu la réalisation divine199.
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24 mars 1934
Tagore, évidemment, appartenait à un âge qui avait foi en ses idées et dont les négations même étaient des affirmations créatrices... Maintenant tout cet idéalisme a été mis en pièces par le formidable événement adverse, et chacun est occupé à dénoncer ses faiblesses mais personne ne sait quoi mettre à la place. Un mélange de scepticisme et de slogans, «Heil Hitler» et le salut fasciste, le Plan quinquennal et le martelage de tous en une seule masse amorphe, d’un côté un reniement désabusé de tous les idéaux, et de l’autre, un plongeon aveugle dans le marécage, – «fermons tous les yeux et allons-y !» – en espérant y trouver quelque point d’appui solide – rien de tout cela ne nous mènera bien loin. Et qu’y a-t-il d’autre? Tant qu’on ne découvre pas de nouvelles valeurs spirituelles, aucune grande création durable n’est possible200.
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Sans date (1934)
Quant à la question hindou-musulmane, je ne vois pas en vertu de quoi on devrait jeter au panier la grandeur du passé de l’Inde ou sa spiritualité pour se concilier les musulmans, qu’une telle politique ne concilierait nullement. Ce qui a provoqué la rupture entre les hindous et les musulmans, ce n’est pas le Swadéshi; c’est le fait que le Congrès ait accepté le principe de division religieuse (c’est là où Tilak s’est grossièrement fourvoyé), et, ensuite, que le mouvement du Khilafat ait tenté, sur des bases fausses, de se concilier les musulmans et de les faire participer. Le principe de séparation religieuse, une fois reconnu à Lucknow, a fait d’eux, à titre définitif, une entité politique séparée en Inde, ce qui n’aurait jamais dû arriver; l’affaire du Khilafat a fait de cette entité politique séparée un pouvoir politique, à la fois séparé et organisé201.202
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2 octobre 1934
Je me soucie comme d’une guigne d’avoir mon nom gravé dans vos fichus endroits. Je n’ai jamais cherché la célébrité, même dans la vie politique; je préférais rester dans les coulisses, pousser les gens sans qu’ils le sachent et que le travail soit fait. C’est ce maudit gouvernement britannique qui a tout gâté en me poursuivant en justice, me forçant à devenir un «leader» connu du public. Et encore une fois, je ne crois pas en la publicité, sauf pour les livres, ni en la propagande, sauf pour la politique et les produits pharmaceutiques. Mais pour le travail sérieux, c’est un poison. Cela signifie un coup de publicité ou la célébrité; or, les célébrités ou les coups publicitaires épuisent ce qu’ils portent sur la crête de leur vague et l’abandonnent, sans vie, brisé sur les rivages de nulle part. Ou cela veut dire un «mouvement». Un mouvement, dans le cas d’un travail comme le mien, signifie la fondation d’une école ou d’une secte, ou quelque autre damné non-sens. Cela veut dire des centaines ou des milliers de gens inutiles qui viennent se mettre de la partie et corrompre le travail ou le réduire à une farce pompeuse d’où la Vérité qui commençait à descendre se retire dans le secret et le silence. C’est ce qui est arrivé aux «religions» et c’est la raison de leur faillite. Si je tolère quelques écrits à mon propos, c’est seulement pour qu’il y ait un contrepoids dans ce chaos amorphe qu’est le mental du public, afin de contrebalancer l’hostilité que ne manque jamais de susciter, dans ce monde d’ignorance, la présence d’une nouvelle Vérité dynamique. Mais son utilité s’arrête là, et trop de publicité irait à l’encontre du but. Je suis parfaitement «rationnel», je vous assure, dans mes méthodes, et ce n’est pas une aversion personnelle pour la publicité qui me fait agir. Si la publicité est au service de la Vérité, et dans la mesure où elle l’est, je suis tout à fait prêt à la tolérer; mais je ne trouve pas la publicité en elle-même désirable203.
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Sans date
Ce n’est pas par ces moyens [humanisme moderne, humanitarisme, idéalisme, etc.] que l’humanité peut arriver à ce changement radical dans ses façons de vivre, qui pourtant devient impératif, mais seulement en allant prendre appui sur ce roc de Réalité, derrière – cela ne se fera pas avec de simples idées et de simples formations mentales, mais par un changement de conscience, une conversion intérieure ou spirituelle. Toutefois, ceci est une vérité qu’il serait difficile de faire entendre au milieu du vacarme actuel, vacarme de revendications de toutes sortes qui s’élèvent de tous côtés, de confusion et de catastrophe.
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La science est passée à côté de quelque chose d’essentiel; elle a vu et examiné ce qui s’est produit et, d’une certaine manière, comment cela s’est produit mais elle a refusé de voir ce qui a rendu possible cet impossible, ce quelque chose qu’il est là pour exprimer. Les choses n’ont pas de signification fondamentale si vous passez à côté de la Réalité divine; en effet, vous restez en surface, englués dans l’énorme revêtement des apparences maniables et utilisables. C’est la magie du Magicien que vous tentez d’analyser, mais c’est seulement lorsque vous entrez dans la conscience du Magicien lui-même que vous pouvez commencer à faire l’expérience de la vraie origine, de la vraie signification et des vrais cercles de la Lîlâ.
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Un autre danger peut alors surgir [une fois que le matérialisme aura reculé], non pas celui d’une répudiation définitive de la Vérité, mais la répétition, sous des formes neuves ou anciennes, d’une erreur du passé: d’un côté, la résurgence du zèle religieux dans tout ce qu’il a d’aveugle, de fanatique, d’obscurantiste et de sectaire, et de l’autre, une chute dans les fondrières et les bourbiers de l’occultisme vital et du pseudo-spirituel – erreurs qui ont fait toute la vraie force de l’attaque matérialiste contre le passé et ses credo. Mais ce sont là des fantasmes que nous rencontrons toujours sur la frontière ou dans la région séparant l’obscurité matérielle de la splendeur parfaite. En dépit de tout, la victoire de la Lumière suprême, même dans la conscience terrestre obscurcie, reste la seule certitude ultime204.
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Je trouve difficile de prendre ces psychanalystes au sérieux lorsqu’ils tentent de scruter l’expérience spirituelle à la lueur vacillante de leur lampe de poche – encore qu’on le devrait peut-être, car la demi-connaissance est chose puissante et elle peut être un grand obstacle à l’émergence de la vraie Vérité. Cette nouvelle psychologie me fait l’effet d’enfants qui apprennent quelque alphabet sommaire et pas très adéquat, exultant de pouvoir ânonner le b-a-ba de leur subconscient et du mystérieux surmoi souterrain, et s’imaginant que leur premier manuel d’obscurs rudiments (c-h-a-t = chat, a-r-b-r-e = arbre) est le cœur même de la vraie connaissance. Ils regardent de bas en haut et expliquent les lumières supérieures par les obscurités inférieures; mais le fondement des choses est en haut et non en bas, upari budhna éshâm [Rig-Véda, 1.24.7]. C’est le supraconscient et non le subconscient qui est le vrai fondement des choses. Ce n’est pas en analysant les secrets de la boue où il pousse qu’on explique le lotus; son secret se trouve dans l’archétype céleste du lotus qui fleurit à jamais dans la Lumière d’en haut. De plus, le domaine que ces psychologues se sont choisi est maigre, obscur et limité; il faut connaître le tout avant de pouvoir connaître la partie, et ce qui est tout en haut avant de comprendre vraiment ce qui est tout en bas. Telle est la promesse d’une psychologie plus large qui attend son heure, et devant laquelle ces pauvres tâtonnements s’évanouiront comme rien205.
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Un gaspillage absurde, un gâchis inconsidéré des objets matériels en un rien de temps, désordre et laisser-aller, une mauvaise utilisation des services et du matériel due, soit à l’avidité du vital, soit à une inertie tamasique, toutes ces choses sont fatales pour la prospérité et tendent à faire fuir ou à décourager le Pouvoir de Richesse. Elles sévissent depuis longtemps dans la société, et si cela continue, une augmentation de nos moyens pourrait bien se traduire par une augmentation proportionnelle du gaspillage et du désordre, ce qui annulerait l’avantage matériel. Aucun développement sain ne pourra avoir lieu si l’on ne remédie pas à cela.
L’ascétisme pour l’ascétisme n’est pas l’idéal de ce yoga; mais la maîtrise de soi dans le vital et un ordre exact sur le plan matériel en sont une part très importante – et pour notre propos, une discipline ascétique est même préférable à une absence de vraie maîtrise et au laisser-aller. La maîtrise du plan matériel ne veut pas dire posséder en abondance et jeter les choses par la fenêtre ou les abîmer en moins de temps qu’elles n’en prennent pour vous arriver dans les mains. La maîtrise implique une utilisation juste et soigneuse des choses, elle implique également la maîtrise de soi dans la façon dont on s’en sert206.
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Il y a une conscience dans les choses, une vie, qui n’est pas la vie et la conscience humaines et animales que nous connaissons, mais qui est néanmoins secrète et réelle. C’est pourquoi nous devons respecter les choses matérielles et les utiliser correctement, et non en faire mauvais usage, les gaspiller, les maltraiter ou les manier avec une brutalité négligente. Ce sentiment que tout est conscience, tout est vivant, nous commençons à l’avoir quand notre propre conscience physique – et pas seulement le mental – s’éveille de son obscurité et devient conscient de l’Un en toute chose, du Divin partout207.
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25 décembre 1934
Quant à savoir si le Divin veut sérieusement que quelque chose se passe, je crois que c’est Son intention. Je sais de certitude absolue que le supramental est une vérité et que son avènement est inévitable de par la nature même des choses. La question est de savoir quand et comment. Cela aussi est décidé et prédestiné quelque part là-haut; mais c’est en train de se jouer ici dans la bataille, au milieu du choc plutôt sinistre des forces en conflit. Car dans le monde terrestre, le résultat prédéterminé est caché, et ce que nous voyons n’est qu’un tourbillon de possibilités et de forces qui tentent d’accomplir quelque chose, tandis que la destinée de l’ensemble est dissimulée au regard de l’homme. Il est toutefois certain que nombre d’âmes ont été envoyées ici afin de veiller à ce que cela soit maintenant. Voilà la situation. Ma foi et ma volonté sont pour le maintenant208.
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25 janvier 1935
Je sais que les Russes expliquent les récentes tendances au mysticisme et à la spiritualité comme un phénomène de la société capitaliste en décadence. Mais interpréter tous les phénomènes de l’histoire humaine par des causes économiques, conscientes ou inconscientes, fait partie de l’évangile bolchevique né des sophismes de Karl Marx. La nature humaine n’est pas si simple que cela et elle a plus d’une corde; elle a de nombreuses lignes et chaque ligne crée un besoin dans notre vie. La ligne spirituelle ou mystique est l’une de ces lignes et elle tente de se satisfaire de diverses manières: par des superstitions de toutes sortes, par une religiosité ignorante, par le spiritisme, le démonisme, et que sais-je; dans les parties plus éclairées de l’être humain, par des philosophies spirituelles, par un occultisme supérieur, etc.; à son sommet, par l’union avec le Tout, l’Éternel ou le Divin... L’insatisfaction des idéaux du passé ou du présent avec toutes leurs solutions mentales, vitales ou matérielles du problème de la vie, s’est accrue chez les esprits plus profonds, ne laissant plus que le chemin spirituel. Il est vrai que la pensée européenne a peu de lumières sur ces questions et qu’elle joue avec les feux follets du vital tels que le spiritisme ou la théosophie, à moins qu’elle ne retombe dans la vieille religiosité, mais les esprits plus profonds dont je parle, dépassent cela ou passent à travers cela, en quête d’une Lumière plus grande209.
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10 février 1935
Ce n’est pas dans un but de grandeur personnelle que je cherche à faire descendre le Supramental. Grandeur ou petitesse au sens humain m’importent peu. Je cherche à faire entrer un principe de Vérité intérieure, de Lumière, d’Harmonie, de Paix intérieures, dans la conscience de la terre. Je le vois au-dessus et je sais ce qu’il est – je le sens qui, d’en haut, ne cesse de répandre sa lumière sur ma conscience; et ce que je cherche à rendre possible, c’est qu’il se saisisse de l’être entier et le pénètre du pouvoir qui est le sien, au lieu que la nature de l’homme continue moitié dans la lumière, moitié dans les ténèbres. Je crois que la descente de cette Vérité, ouvrant la voie à un développement de la conscience divine ici-bas, est le sens ultime de l’évolution terrestre210.
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8 août 1935
Du point de vue spirituel, des phénomènes aussi temporaires que la tendance des hindous cultivés à se tourner vers le matérialisme, sont de peu d’importance. Il y a toujours eu des périodes où l’esprit des nations, des continents ou des cultures se tournait vers le matérialisme et se détournait de toute croyance spirituelle... Ces vagues correspondent à une certaine nécessité du développement humain, celle de détruire l’esclavage des formes anciennes et laisser le champ libre à la vérité nouvelle et aux nouvelles formes de vérité et d’action, aussi bien dans la vie que pour ce qui est derrière la vie211.
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18 août 1935
Je regarde l’histoire spirituelle de l’humanité, et spécialement celle de l’Inde, comme le développement constant d’un dessein divin, et non comme un livre fermé dont il faut éternellement répéter les paroles... Même les Oupanishads et la Guîtâ n’étaient pas un point final, encore que tout s’y trouve peut-être en germe... J’ajoute qu’il est loin de mes intentions de propager une religion quelconque, nouvelle ou ancienne, pour l’avenir de l’humanité. Une voie à ouvrir qui est encore bloquée, et non une religion à fonder, telle est ma conception des choses212.
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Sans date
La raison humaine est un instrument très commode et très complaisant; elle fonctionne uniquement à l’intérieur d’un cercle délimité par l’intérêt, la partialité et les préjugés. Les politiciens raisonnent de façon fausse ou insincère et ont le pouvoir d’imposer l’application de leur raisonnement, si bien qu’ils font un gâchis des affaires mondiales; les intellectuels, eux, raisonnent et démontrent ce que le mental leur démontre, ce qui est loin d’être toujours la vérité car c’est généralement dicté par des préférences intellectuelles et un point de vue mental inné ou inculqué par l’éducation; mais même quand ils voient la vérité, ils n’ont pas le pouvoir de l’imposer. Ainsi va le monde entre pouvoir aveugle et vision impuissante, accomplissant sa destinée à travers un fouillis mental213.
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Les guerres et les conquêtes font partie de l’économie de la Nature vitale, cela ne sert à rien de reprocher à tel ou tel peuple de s’y livrer – tous ceux qui en ont le pouvoir et l’occasion le font. La Chine, qui maintenant se plaint214, était elle-même un pays impérialiste et colonisateur pendant tous les siècles où le Japon se tenait scrupuleusement à l’intérieur de ses frontières... Si ce n’était pas rentable, je suppose que personne ne le ferait. L’Angleterre s’est enrichie en pillant les richesses de l’Inde. La France dépend pour bien des choses de ses colonies africaines. Le Japon a besoin d’un débouché pour sa surpopulation, et de marchés économiques sûrs à proximité. Chacun est poussé par des forces qui se servent de l’esprit des gouvernants et de celui des peuples pour parvenir à leurs fins – à moins que la nature de l’homme ne change, tous les sermons du monde n’y feront rien215.
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10 septembre 1935
Il n’y a pas de rapport entre la vérité et la connaissance spirituelles dans lesquelles je vis, et les idéaux et la façon de vivre du Mahatma Gandhi. S’il y en avait un, alors il faudrait que je vive comme lui – car vous n’imaginez pas, j’espère, que ma vérité et ma connaissance n’appartiennent qu’au mental et ne sont pas destinées à se manifester pratiquement dans la vie ! J’ai toujours écrit que mon Yoga avait pour but la manifestation d’un nouveau principe de vie, et que les œuvres sont une part essentielle de ce Yoga. Si cette manifestation était déjà là, il n’y aurait aucune nécessité que je fasse descendre dans la vie ce nouveau principe spirituel. La vie du Mahatma Gandhi exprime les idées qu’il se fait de la vraie vérité et de la vraie connaissance. Ces idées ne sont pas les miennes216.
Le principe de vie que je cherche à établir est spirituel. La moralité relève du mental et du vital de l’homme, elle appartient à un plan de conscience inférieur. C’est pourquoi une vie spirituelle ne peut être établie sur une base morale, elle doit l’être sur une base spirituelle. Cela ne veut pas dire que l’homme spirituel doive être immoral – comme s’il n’y avait d’autre règle de conduite que morale ! La loi d’action de la conscience spirituelle est supérieure et non inférieure à la loi morale – elle se fonde sur l’union avec le Divin, sur le fait de vivre dans la Conscience divine, et son action est basée sur l’obéissance à la Volonté divine217.
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16 septembre 1935
(Un disciple:) Il est plutôt déprimant de voir comme des familles hindoues, au Bengale, sont victimes d’atrocités commises par des musulmans. Avec l’accession à l’indépendance, j’espère que ce genre de choses ne se reproduira plus. Dans vos plans d’avenir, est-il sûr que vous voyiez une Inde libre?
C’est tout à fait réglé. Il reste seulement à élaborer la chose. La question, c’est de savoir ce que l’Inde va faire avec son indépendance. Le genre de choses dont vous parlez? Du bolchevisme? Un Gounda-Râj218? Les choses ne présagent rien de bon219.
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8 octobre 1935
S’il est si choquant de dépasser les expériences des voyants ou des sages du passé, alors chaque nouveau voyant, chaque nouveau sage à son tour a fait cette chose choquante – le Bouddha, Shankara, Chaitanya, etc., tous ont commis cette mauvaise action... Vraiment, cette vénération scandalisée du passé est une chose merveilleuse et terrible ! Après tout, le Divin est infini et il est permis de penser que le déroulement de la Vérité soit un processus infini, ou du moins, si cela ne va pas tout à fait jusque-là, qu’il y ait encore place pour de nouvelles découvertes et de nouvelles formulations, peut-être même de nouvelles réalisations; ce n’est pas une noix qui aurait été cassée et dont le contenu aurait été épuisé une fois pour toutes par le premier voyant ou le premier sage, tandis que les autres doivent religieusement casser la même noix à perpétuité, chacun tremblant de peur à l’idée de faire mentir les voyants et les sages «du passé»220.
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17 octobre 1935
D’ailleurs, il n’y a rien de noble dans le fanatisme – il n’y a dans ses mobiles aucune noblesse, même s’il peut y avoir à sa place un enthousiasme féroce. Le fanatisme religieux est quelque chose de vulgaire et d’ignorant au point de vue psychologique – et dans son action, il est d’habitude violent, cruel et vil. Autre chose est la ferveur religieuse comme celle du martyr, qui ne sacrifie que lui-même221.
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19 octobre 1935
(B. R. Ambédkar avait appelé les classes hindoues défavorisées à se convertir en masse au bouddhisme. Un disciple demanda à Sri Aurobindo ce qu’il pensait de la déclaration suivante de Gandhi à ce sujet: «Mais une religion, ce n’est pas comme une maison ou un manteau dont vous pouvez changer à volonté. C’est, davantage que votre propre corps, une partie intégrante de vous-mêmes. La religion est ce qui vous relie à votre Créateur, et tandis que le corps périt, comme il le doit, la religion persiste même après.»)
Si cette déclaration veut dire que la forme d’une religion est quelque chose de permanent et d’inchangeable, alors elle n’est pas acceptable. Mais si la religion, ici, signifie la façon qu’on a de communier avec le Divin, alors il est vrai que c’est quelque chose qui appartient à l’être intérieur et on ne peut pas en changer comme on change de maison ou de manteau, pour quelque avantage personnel, social ou matériel. Si un changement doit se faire, cela ne peut être que pour un motif spirituel intérieur, à cause d’un développement du dedans. Personne ne peut être enchaîné à une forme quelconque de religion, à une croyance ou à un système particuliers, mais si quelqu’un échange celle qu’il a acceptée contre une autre pour des raisons extérieures, cela veut dire qu’il n’a aucune religion en lui et que son ancienne religion comme sa nouvelle ne sont toutes les deux que des formules vides. Au fond, c’est là, je suppose, où cette déclaration veut en venir. Les motifs invoqués pour recommander le changement, auquel le Mahatma objecte ici, ne sont pas une préférence pour une autre approche de la Vérité, ni un désir d’expression spirituelle intérieure; l’objectif proposé [par B. R. Ambédkar] est un relèvement du statut social et de la considération sociale, et il n’y a là pas plus de motif spirituel que dans une conversion faite à des fins financières ou matrimoniales. Si un homme n’a pas de religion en lui, il peut changer de profession religieuse pour n’importe quelle raison; s’il en a une, il ne le peut pas; il ne peut en changer qu’en réponse à un besoin spirituel intérieur. Si un homme a de la dévotion pour le Divin sous l’aspect de Krishna, il peut difficilement dire: «Je vais troquer Krishna contre le Christ afin de devenir respectable socialement222.»
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17 mai 1936
Il n’y a aucune nécessité à révéler ses plans et ses mouvements à ceux qui n’ont pas à les connaître, qui sont incapables de comprendre, ou dont la mise au courant aurait pour effet qu’ils agiraient en ennemis ou feraient tout rater... Aucune loi morale ou spirituelle ne nous ordonne de nous découvrir aux yeux du monde ou d’ouvrir nos cœurs et nos cerveaux à l’inspection publique. Gandhi a parlé du secret comme d’un péché, mais c’est là une de ses nombreuses extravagances223.
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13 septembre 1936
Il est certain que la haine et les imprécations ne sont pas l’attitude correcte. Il est vrai aussi que de poser sur toute chose et toute personne un regard calme et clair, d’être détaché et impartial dans ses jugements est une attitude yoguique tout à fait correcte. On peut établir un état de samatâ [équanimité] parfaite dans lequel on voit tout d’un œil égal, amis et ennemis inclus, et l’on n’est pas troublé par les actions des hommes ou par les événements. Reste à savoir si c’est tout ce qui nous est demandé. Si c’est le cas, alors l’attitude générale sera celle d’une indifférence neutre vis-à-vis de tout. Mais la Guîtâ, qui insiste fortement sur une samatâ parfaite et absolue, dit ensuite: «Combats, détruis l’adversaire, conquiers.» S’il ne nous est demandé aucune action générale d’aucune sorte, aucune loyauté envers la Vérité plutôt qu’envers le Mensonge, sauf pour notre propre sâdhanâ, aucune volonté que la Vérité triomphe, alors la samatâ de l’indifférence suffira. Mais il y a un travail à faire ici, une Vérité à établir contre laquelle d’immenses forces sont déployées, des forces invisibles qui savent faire des choses, des personnes et des actions visibles leurs instruments. Si l’on fait partie de ceux qui recherchent cette Vérité, si l’on est un de ses disciples, alors on doit prendre parti pour la Vérité, affronter les forces qui l’attaquent et essaient de l’étouffer. Arjuna voulait ne soutenir aucun des deux camps, il refusait tout acte d’hostilité même contre des agresseurs; Sri Krishna, qui pourtant insistait tant sur la samatâ, lui reprocha fortement cette attitude et insista avec autant de force pour qu’il combatte l’adversaire. «Aie la samatâ, dit-il, et avec une claire vision de la Vérité, combats.» Par conséquent, prendre parti pour la Vérité et refuser de concéder quoi que ce soit au Mensonge qui l’attaque, être loyal envers et contre tout et s’opposer aux agresseurs et aux ennemis, n’est pas incompatible avec l’équanimité... C’est une bataille spirituelle à l’intérieur comme à l’extérieur; avec la neutralité, le compromis ou même la passivité, on risque de laisser passer les forces ennemies et de leur permettre d’écraser la Vérité et ses enfants. Si vous regardez les choses sous cet angle, vous verrez que si l’égalité spirituelle intérieure est juste, être activement loyal et prendre parti fermement est tout aussi juste, et les deux attitudes ne peuvent pas être incompatibles224.
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19 septembre 1936
Je ne vois pas la religion hindoue de la même façon que Jawaharlal [Nehru].
La religion est toujours imparfaite parce que c’est un mélange de la spiritualité de l’homme et des efforts qu’il fait en tentant de sublimer, de façon ignorante, sa nature inférieure. La religion hindoue m’apparaît comme un temple-cathédrale: à moitié en ruines, noble dans l’ensemble, souvent fantastique dans les détails mais toujours fantastique avec une signification – un temple-cathédrale croulant ou sérieusement décrépit par endroits, mais où un culte est encore rendu à l’Invisible et où ceux qui entrent avec l’esprit juste peuvent en ressentir la présence réelle. La structure sociale extérieure que cette religion édifia pour aider à s’en approcher est autre chose225.
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24 décembre 1936
Le point de vue adopté par le Mahatma dans ces affaires est chrétien plutôt qu’hindou – pour le chrétien, la mortification, l’humilité, le fait d’accepter une position subalterne pour servir l’humanité ou pour servir le Divin sont des choses hautement spirituelles et le plus noble privilège de l’âme. C’est un point de vue qui n’admet aucune hiérarchie de castes; le Mahatma accepte les castes mais en prenant comme principe de base que toutes sont égales devant le Divin: un bhangi [balayeur-vidangeur] qui obéit à son dharma vaut un brâhmane qui obéit au sien; il y a répartition des fonctions mais pas de hiérarchie dans les fonctions. C’est un point de vue, le point de vue hiérarchique en est un autre; chacun a son approche et sa logique propres, que le mental tient pour valides en totalité mais qui correspondent seulement à une partie de la réalité. Que toutes les occupations soient égales devant le Divin, que tous les hommes aient en eux le même Brahman, est une vérité, mais que le développement ne soit pas égal chez tous en est une autre. L’idée qu’il faut un punya226 spécial pour naître bhangi est, évidemment, une de ces puissantes exagérations coutumières du Mahatma qui frappent fortement l’esprit de ceux qui l’écoutent. L’idée, derrière cela, c’est que la fonction du bhangi représente un service indispensable à la société, tout autant que celle du brâhmane, mais que, comme elle est désagréable, la choisir volontairement demande un héroïsme moral spécial. Il semble croire que l’âme l’a choisie librement du fait même que c’est un service héroïque et une récompense d’actes vertueux – mais ce n’est guère vraisemblable. Le service rendu par le balayeur-vidangeur est indispensable dans certaines conditions de société; c’est une de ces nécessités de base sans lesquelles la société ne peut guère exister et sans lesquelles le développement culturel dont la vie du brâhmane fait partie n’aurait pu avoir lieu. Mais il est évident que le développement culturel a, pour le progrès de l’humanité et depuis son état premier statique, plus de valeur que le service des besoins physiques; et ce développement peut même conduire à un stade où des inventions scientifiques rendent les fonctions du vidangeur moins indispensables, ou même les font disparaître tout à fait. Mais là, je suppose que le Mahatma n’approuverait pas car cela se réaliserait au moyen de machines et ce serait s’écarter de la vie simple. En tous cas, il n’est pas vrai que la vie du bhangi soit supérieure à celle du brâhmane et qu’elle constitue la récompense d’une vertu spéciale. D’un autre côté, la conception traditionnelle selon laquelle un homme est supérieur à d’autres sous prétexte qu’il est brâhmane, n’est ni rationnelle ni justifiable. Un homme spirituel ou cultivé, né paria, est supérieur du point de vue des valeurs divines à un brâhmane dénué de spiritualité et attaché aux biens de ce monde ou à un brâhmane fruste et inculte. La naissance compte, mais ce qui fait la valeur fondamentale se trouve dans l’homme lui-même, dans l’âme derrière et la façon dont elle se manifeste plus ou moins dans sa nature227.
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17 novembre 1938
Tout cela228 ne présage rien de bon pour l’avenir, quand l’Inde obtiendra le pourna swaraj [indépendance complète]. Déjà la corruption du Congrès met le Mahatma Gandhi très mal à l’aise. Que sera-ce quand le pourna satyâgraha régnera sur toute l’Inde229?
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V. 1938–1940 Conversations (2ème série)
Tous les textes présentés dans cette section sont tirés de Evening Talks (notés par A.B. Purani) et de Talks with Sri Aurobindo (notés par Nirodbaran).
Dans la nuit du 23 au 24 novembre 1938, Sri Aurobindo fit une chute alors qu’il marchait en concentration et se cassa la jambe droite. Dans les années qui suivirent, un petit groupe de disciples, pour la plupart des assistants et des médecins, le rencontra chaque jour. Deux d’entre eux notèrent les conversations qui se déroulaient lors de ces rencontres, où l’on parlait à bâtons rompus de la scène politique indienne, de la menace grandissante du nazisme et, plus tard, de la Deuxième Guerre mondiale que Sri Aurobindo suivit de très près. Quelques extraits de ces conversations sont présentés ici.
23 décembre 1938
À chaque fois que la Lumière a essayé de descendre, elle s’est heurtée à la résistance et à l’opposition. Le Christ fut crucifié... le Bouddha fut renié; les fils de la Lumière apparaissent, la terre les renie, les rejette, et plus tard ne les accepte en apparence que pour mieux les rejeter sur l’essentiel.
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25 décembre 1938
Je ne crois pas aux contrôles gouvernementaux parce que je crois en une certaine dose de liberté – liberté de découvrir les choses par soi-même et à sa manière, liberté, même, de se tromper. La Nature nous fait passer par diverses erreurs et fautes; quand elle a créé l’être humain, avec toutes ses possibilités pour le bien et pour le mal, elle savait très bien ce qu’elle faisait. La liberté d’expérimenter est une grande chose dans l’existence. Sans la liberté de prendre des risques et de faire des fautes, il ne peut y avoir de progrès...
[Mais] en Europe tout va vers la mécanisation. Les états totalitaires ne croient à aucune variation individuelle, et même les états qui ne sont pas totalitaires sont forcés de suivre cet exemple; ils le font par souci d’efficacité – mais de quelle efficacité parle-t-on? C’est l’efficacité de l’État en tant que machine organisée, ce n’est pas celle de l’individu. L’individu, lui, n’a pas de liberté, il ne grandit pas. C’est très bien d’organiser, mais il faut qu’il y ait place pour la liberté et la plasticité.
...
Croyez-vous que l’homme ordinaire d’aujourd’hui soit meilleur qu’un Grec d’il y a 2500 ans ou qu’un Indien de la même époque? Regardez dans quel état est l’Allemagne aujourd’hui [sous Hitler] – on ne peut pas dire qu’il y ait progrès.
J’ai été en contact avec les masses indiennes et j’ai trouvé qu’elles valaient mieux que la classe européenne correspondante. Elles sont supérieures aux classes ouvrières en Europe. Ces dernières sont peut-être plus efficaces, mais cela, c’est dû à des raisons extérieures... Le docteur irlandais dans notre prison [à Alipore] n’arrivait pas à croire que ces jeunes gens si doux et si attachants pouvaient être des révolutionnaires. Même le criminel ordinaire m’a paru être plutôt humain et meilleur que son équivalent européen.
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C’est curieux comme les choses se gâtent lorsqu’elles obtiennent d’être reconnues. Quand la démocratie ne s’appelait pas encore démocratie, c’était quelque chose de mieux. Dès qu’on met un nom dessus, la vérité de la chose a l’air de disparaître.
(Un disciple:) Le communisme a commencé avec un idéal élevé et il vaut certainement mieux que le fascisme et le nazisme.
En quoi vaut-il mieux? Auparavant les gens étaient des esclaves inconscients, maintenant avec le communisme ce sont des esclaves conscients... Ils sont enchaînés à l’État, au dictateur et au parti. Ils ne peuvent même pas choisir leur dictateur. Et quiconque n’est pas de leur avis est supprimé sans pitié. Toute l’affaire – quel qu’en soit le nom – est une imposture. On ne peut pas changer l’humanité au moyen d’un système politique – c’est impossible.
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27 décembre 1938
L’ancien système indien s’est développé à partir de la vie, il n’excluait rien, ni aucun intérêt. On y trouvait la monarchie, l’aristocratie, la démocratie; dans le gouvernement, chaque intérêt était représenté. En Europe, par contre, le système occidental s’est développé à partir du mental: c’est la raison qui mène les Européens et ils veulent que tout soit bien fixé d’avance sans laisser la moindre chance à la liberté ou à la variation. Si c’est la démocratie, alors il n’y a que la démocratie – et place pour rien d’autre. Ils ne sont pas capables d’être souples.
L’Inde est maintenant en train d’imiter l’Occident. Le régime parlementaire ne convient pas à ce pays, mais nous reprenons toujours ce que l’Occident a rejeté.
(Un disciple:) Quel serait, d’après vous, le gouvernement idéal de l’Inde?
Mon idée rejoint ce qu’écrivait un jour Tagore. Il pourrait y avoir un râshtrapati [président] au sommet, avec des pouvoirs considérables de façon à assurer une continuité de politique, et une assemblée représentant la nation. Les provinces seraient groupées en une fédération, unie au sommet, qui laisserait aux assemblées locales les coudées franches pour faire des lois en fonction des problèmes locaux.
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Le Congrès, au stade actuel, qu’est-ce d’autre qu’une organisation fasciste? Gandhi est le dictateur comme Staline, je ne dirai pas comme Hitler. Ce que dit Gandhi, on l’accepte... On ne donne aucune occasion de s’exprimer aux différences d’opinion, sauf dans le cas des Socialistes à qui on permet d’avoir des avis divergents pourvu qu’ils ne divergent pas trop. Toutes les résolutions qui sont passées doivent s’appliquer obligatoirement à toutes les provinces, que ces résolutions leur conviennent ou pas; il n’y a place pour aucun avis différent et indépendant. Tout est décidé à l’avance et le peuple n’a la permission que d’en débattre – comme dans le parlement de Staline. Quand nous avons lancé le mouvement [Nationaliste], nous sommes partis de l’idée de rejeter l’oligarchie du Congrès et d’ouvrir l’organisation tout entière aux masses.
Srinivas Iyengar s’est retiré du Congrès à cause de ses désaccords avec Gandhi.
Celui-ci a fait du charkha [rouet] un article de foi et a exclu du Congrès tous ceux qui ne pouvaient pas filer. Combien, même parmi ses partisans, croient à cet évangile du charkha? Il est tout à fait déraisonnable de gaspiller de l’énergie de façon si colossale à seule fin de gagner trois sous.
On devrait donner aux gens une éducation, une formation technique, et des principes de base d’organisation, non pas dans le domaine politique, mais dans celui des affaires. Seulement Gandhi ne veut pas d’une telle organisation industrielle, il est en faveur d’un retour au vieux système de civilisation, et c’est ainsi qu’il brandit sa formule magique: «Filez, filez, filez.» C.R. Das230 et quelques autres arrivaient à faire contrepoids. Tout cela est du fétichisme.
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30 décembre 1938
Les Japonais ont une merveilleuse maîtrise d’eux-mêmes. Ils ne se mettent pas en colère, ils ne se disputent pas avec vous, mais ils peuvent vous tuer si vous portez atteinte à leur honneur. Ils peuvent être des ennemis acharnés... Les Japonais ont aussi un sens très fort de la chevalerie... Mais tout cela appartient peut-être au passé. Il est grand dommage qu’un peuple qui avait mis en pratique de tels idéaux se mette à les perdre au contact de la civilisation européenne. La vulgarité européenne a fait beaucoup de mal au Japon. Maintenant la plupart des gens ont une attitude mercantile et feraient n’importe quoi pour de l’argent...
(Un disciple:) Est-ce qu’il n’y a rien de bon dans la civilisation européenne?
Elle a affaibli le sens moral de l’humanité... Les anciens essayaient de rester fidèles à leurs idéaux et ils faisaient effort pour les placer toujours plus haut, tandis que l’Europe a perdu tous les siens après la [Première] Guerre mondiale. Les gens sont devenus cyniques, égoïstes, etc. ... Je suppose que tout cela est dû au commercialisme.
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6 janvier 1939
Tous les gouvernements ne sont-ils pas des voleurs? Certains volent avec l’aide de la législation, d’autres sans.
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8 janvier 1939
(Un disciple:) Gandhi écrit que la non-violence essayée en Allemagne par certains a échoué parce qu’elle n’a pas été assez forte pour générer une chaleur capable de faire fondre le cœur de Hitler.
J’ai bien peur qu’une sacrée fournaise ne soit nécessaire !... L’ennui avec Gandhi, c’est qu’il n’a eu affaire qu’à des Anglais, et les Anglais veulent avoir la conscience tranquille. De plus, l’Anglais veut satisfaire son amour-propre et il tient à l’estime du monde. Mais si c’était avec les Russes ou les Nazis allemands que Gandhi avait eu à traiter, il y a beau temps qu’ils se seraient débarrassés de lui.
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15 janvier 1939
Il n’est pas difficile de voir que le processus évolutif est universel et que l’évolution humaine ne peut obéir à un ensemble d’idées philosophiques ou aux règles d’une pratique quelconque. Aucune époque, aucun individu, aucun groupe n’a le monopole de la vérité. C’est la même chose pour la religion – chrétienne, musulmane, etc.
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Les Grecs avaient le sens de la beauté; leur vie était belle. La seule chose que l’Europe moderne n’ait pas prise des Grecs, c’est la beauté. On ne peut pas dire de l’Europe moderne qu’elle soit belle – en fait, elle est laide.
Ce qui est vrai de la Grèce ancienne l’est également de l’Inde ancienne. Celle-ci possédait la beauté, qu’elle a perdue depuis en grande partie. Les Japonais sont la seule race dont on peut dire qu’elle a préservé la beauté dans la vie. Mais maintenant, même eux sont en train de perdre cela rapidement sous l’influence européenne.
Le recul de l’esprit humain en Europe est stupéfiant... Dans les dernières années du XIXe siècle on croyait que l’esprit humain était parvenu à un certain niveau d’intelligence et qu’une idée neuve devrait d’abord le convaincre avant d’arriver à se faire accepter. Mais il semble qu’on ne peut pas compter sur le bon sens pour tenir le coup quand il est mis à l’épreuve. On voit comme les idées nazies sont acceptées; prédire cela il y a cinquante ans aurait été impossible. D’autre part, la facilité avec laquelle les intellectuels les meilleurs acceptent la psychanalyse et les idées de Freud est surprenante.
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Au cours de l’histoire, c’est toujours une petite minorité qui a tenu le flambeau pour sauver l’humanité malgré elle.
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16 janvier 1939
(Un disciple:) Au cours d’une conférence pour la jeunesse, Nana Saheb Sinde de Baroda a insisté sur le besoin d’entraînement militaire pour la défense du pays. Son discours allait à l’encontre de la vogue actuelle de non-violence.
Il est bon que quelqu’un fasse ainsi entendre sa voix au moment où l’on s’évertue à faire de la non-violence une panacée pour tous les problèmes... Cette résistance non-violente, je n’ai jamais été capable d’en percer le mystère... Changer le cœur de l’adversaire par la résistance passive est quelque chose que je n’arrive pas à saisir.
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J’ai peur que Gandhi n’ait essayé d’appliquer à la vie ordinaire ce qui est du domaine de la spiritualité. La non-violence ou ahimsâ en tant qu’attitude spirituelle, de même que la pratique de la non-violence, est parfaitement compréhensible et a sa place. On peut ne pas l’accepter en totalité, mais elle a un fondement dans la réalité. On peut la vivre dans la vie spirituelle mais l’appliquer à la vie entière est absurde... C’est un principe qui peut donner des résultats s’il est appliqué sur une grande échelle, spécialement par des masses désarmées comme les Indiens, parce qu’il n’y a plus rien d’autre à faire. Mais même quand cela réussit, cela ne signifie pas que vous avez changé le cœur de l’ennemi, c’est que vous lui avez rendu impossible de gouverner...
Quel incroyable généralisateur que Gandhi ! La résistance passive, le charkha et le célibat pour tous ! On ne peut pas être membre du Congrès sans filer soi-même !
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18 janvier 1939
Il y a une solution spirituelle que je propose; mais elle vise à changer la base entière de la nature humaine. Il ne s’agit pas de soutenir un mouvement, et ce n’est pas non plus une affaire de quelques années: il ne peut y avoir de vraie solution à moins d’établir la spiritualité comme base de la vie.
Il est clair que le Mental n’a pas été capable de changer radicalement la nature humaine. Vous aurez beau changer indéfiniment les institutions humaines, l’imperfection réussira à saper toutes vos institutions.
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21 janvier 1939
Elle [Nivédita]s’est231 mise à la politique parce que cela faisait partie du travail de Vivékananda... Lui-même, Vivékananda, avait certaines idées sur l’action politique et il eut des périodes de ferveur révolutionnaire. C’est curieux comme de nombreux Sannyâsins à cette époque pensaient à la liberté de l’Inde232.
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24 janvier 1939
(Un disciple:) Il y a tant de difficultés [à trouver la cause de la pauvreté], politiques, économiques, etc.
Je ne pense pas que ce soit un problème si insoluble que cela. Si vous donnez aux gens une éducation – par éducation, j’entends une réelle éducation, pas le type moderne d’éducation –, alors le problème peut être résolu. En Angleterre ou en France, ils n’ont pas le genre de pauvreté que nous avons en Inde. C’est à cause de leur éducation – ils ne sont pas si impuissants.
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Les artistes modernes sont en train de mettre fin à l’art. Quelle vulgarité partout !... Quand apparaît cette manie de l’utilité, la beauté va à sa perte. C’est la tendance moderne.
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26 janvier 1939
(Un disciple:) En Inde il y a de moins en moins d’animaux dans les forêts.
Il faut préserver les forêts ainsi que les animaux sauvages. La Chine a détruit toutes ses forêts et le résultat, c’est qu’il y a des inondations chaque année.
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Dans le socialisme, vous avez l’État qui intervient à tous les tournants avec ses fonctionnaires qui se remplissent les poches... C’est la bureaucratie de l’État qui dicte la politique, sans tenir aucun compte de ce qui est bon pour la communauté.
En Inde, il existait une sorte de communisme dans les villages. Tout le village était comme une grande famille et même celui qui était tout en bas de l’échelle sociale avait des droits en tant que membre de la famille. Le laveur de linge, le menuisier, le forgeron, le barbier, tous avaient ce dont ils avaient besoin. C’est le seul communisme qui soit praticable. Chaque communauté de ce genre peut être indépendante et il peut y avoir partout dans le pays de nombreuses unités comme celles-là qui combinent ou coordonnent leurs activités dans un but commun.
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29 janvier 1939
Vous savez ce qu’a dit [C. R.] Das en parlant de criminels? – «Dans toute ma carrière d’avocat je n’ai jamais rencontré de criminels comme ceux que j’ai rencontrés en politique.»
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Il est préférable de ne pas détruire la classe capitaliste comme les socialistes veulent le faire: c’est la source de la richesse nationale. On devrait les encourager à dépenser pour la nation. C’est bien joli de lever des impôts, mais il faut d’abord augmenter la production, démarrer de nouvelles industries et aussi élever le niveau de vie; si, sans avoir fait cela, on augmente les impôts, le résultat sera une récession.
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2 février 1939
De nos jours, les gens veulent la démocratie de type moderne – le régime parlementaire. Mais le système parlementaire est voué à l’échec. C’est lui qui a mis l’Europe dans le triste état où elle est actuellement...
[En Inde] on devrait partir de l’ancien système du Panchayat [conseil] de village et de là, remonter jusqu’au sommet. Le système du Panchayat et les corporations sont plus représentatifs et ils ont un contact vivant avec le peuple; ce sont des choses qui font partie de ses idées.
Par contre le système parlementaire avec les assemblées locales – les conseils municipaux – ne peut pas marcher: ces conseils n’ont pas de contact vivant avec le peuple; les conseillers se contentent de faire des discours électoraux, et pendant trois ou quatre ans, plus personne ne sait ce qu’ils fabriquent; finalement ils remanient et réarrangent tout, amassant un joli paquet pendant qu’ils sont au pouvoir.
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28 novembre 1939
(Un disciple:) X se lamentait sur le sort des hindous bengalis. Il dit qu’on assiste à une conquête culturelle.
Comment? Les hindous deviennent musulmans?
Non, il ne s’agit pas d’une conquête religieuse mais d’une conquête culturelle, la culture hindoue étant remplacée par la culture musulmane. Dans les écoles et les collèges, on impose aux étudiants des livres sur la culture musulmane.
Pourquoi les hindous ne réagissent-ils pas?
(Un autre disciple:) Au lieu de se lamenter, ils devraient, eux aussi, organiser quelque chose.
Absolument.
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30 décembre 1939
(Un disciple:) Il y a des gens qui s’opposent à ce que le «Vande Mâtaram» soit le chant national233. Et quelques membres du Congrès sont partisans de couper certains passages du chant.
Autant demander aux hindous de renoncer à leur culture.
Leur argument, c’est que le chant parle de divinités hindoues comme Dourgâ et que c’est offensant pour les musulmans.
Mais ce n’est pas un chant religieux: c’est un chant national, et la Dourgâ dont il est question est l’Inde vue comme la Mère. Pourquoi les musulmans ne pourraient-ils pas accepter cela234? C’est une image qu’on utilise en poésie. Dans une conception indienne de la nationalité, il est naturel que la perspective hindoue soit présente. Si elle devait ne pas y trouver de place, il ne resterait plus qu’à demander aux hindous de renoncer à leur culture. Les hindous ne s’opposent pas à «Allah-ho-Akbar»...
Pourquoi l’hindou ne pourrait-il pas adorer son dieu? Sinon il doit accepter l’islam ou la culture européenne, ou bien devenir athée.
J’ai dit à C. R. Das [en 1923] que cette question hindou-musulmane devait être réglée avant le départ des Britanniques, autrement il y aurait un danger de guerre civile. Il était d’accord, lui aussi, et voulait la régler.
Au lieu de faire ce qu’il fallait, le Congrès essaie de flirter avec Jinnah235, et Jinnah, lui, pense simplement qu’il n’a qu’à insister obstinément sur ses conditions pour les obtenir. Plus ils essaient, plus Jinnah devient intransigeant.
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3 janvier 1940
(Un disciple:) X, un I.C.S.236, a la réputation d’être brillant.
Alors pourquoi est-il entré à l’I.C.S. pour gâcher ses talents? Dans ce travail administratif de routine, toutes les qualités brillantes se perdent. Elles n’ont aucune occasion de se développer.
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5 février 1940
(Un disciple:) Le statut de dominion, Subhas Bose 237l’appelle un compromis; il veut l’indépendance.
C’est un compromis en apparence, mais en pratique cela équivaut à l’indépendance; on obtient tout ce qu’on veut sans lutte inutile. À partir du moment où l’on est libre de rompre quand on le veut la connexion avec les Britanniques, en pratique c’est l’indépendance238. L’indépendance, c’est très bien si on est prêt à faire la révolution, mais est-ce que le pays est prêt pour cela?
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2 avril 1940
(Souriant) Avez-vous lu le compte-rendu de la Conférence nationale des balayeurs à Lahore, présidée par Sardul Singh? Ils ont protesté contre le projet d’Inde musulmane de Jinnah et ont dit que, si l’Inde devait être divisée, eux aussi devaient avoir une nation séparée. Je n’avais pas tout à fait tort de dire que les barbiers allaient, eux aussi, faire campagne pour avoir leur propre nation.
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5 mai 1940
Maintenant les membres de la Ligue musulmane déclarent qu’ils sont les seuls représentants des musulmans, et le gouvernement les soutient vigoureusement. Le Congrès, de son côté, ne s’oppose que mollement au [projet du] Pakistan...
Le Congrès et quelques autres continuent à réciter de vieux slogans alors que la situation a changé. Il y eut un temps où c’était très bien de réclamer l’indépendance, mais maintenant le statut de dominion en est presque l’équivalent et, avec le temps, on peut devenir quasiment indépendant. D’ailleurs, dans la situation actuelle, face au rouet et à la non-violence, c’est ce qu’on peut espérer de mieux.
(Un disciple:) Si Hitler envahit l’Inde, Gandhi déclarera que nous sommes tous non-violents.
Hitler en sera ravi.
Oui, et il balaiera tout le monde avec ses mitrailleuses. Mais Gandhi croit qu’il peut être converti.
C’est une belle idée mais qui n’est pas crédible. Y a-t-il quelqu’un qui croie vraiment à sa non-violence?... Est-ce qu’il va affronter une armée avec son rouet?
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17 mai 1940
Il semble que ce ne soit pas seulement cinq ou six [des disciples de l’Ashram] qui ont de la sympathie pour Hitler et souhaitent qu’il gagne239, mais plus de la moitié.
(Un disciple, riant: ) La moitié?
Non, il n’y a pas de quoi rire. C’est une question très sérieuse... Si ces gens-là veulent que l’Ashram soit dissous, ils n’ont qu’à venir me le dire et je le dissoudrai moi-même, au lieu que ce soit la police qui le fasse. Ils n’ont aucune idée de ce qu’est le monde et parlent comme des enfants. L’hitlérisme est la plus grande menace que le monde ait jamais connue. Est-ce qu’ils croient que l’Inde a une chance quelconque d’être libre si Hitler gagne? C’est un fait bien connu qu’il a des vues sur l’Inde. Il parle ouvertement d’un empire mondial...
J’entends K. [un disciple] dire que maintenant la Russie peut venir conquérir l’Inde. C’est à cause de cette mentalité d’esclave que l’Inde est encore asservie. Ne sait-il pas que la première chose que fera Staline, c’est d’éliminer la spiritualité de l’Inde?
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18 mai 1940
(Un disciple:) Ils [d’autres disciples] se sont moqués de D. parce qu’il est pro-Alliés. Quand il a dit qu’il était navré de la défaite de la Hollande, ils ont observé: «Vous êtes pro-Alliés?»
Ils sont contents que la Hollande soit occupée? Très étrange ! Et pourtant ils veulent la liberté de l’Inde ! C’est quelque chose que je ne peux pas avaler. Comment peuvent-ils avoir de la sympathie pour Hitler alors qu’il détruit d’autres nations, qu’il les prive de leur liberté? Ce n’est pas seulement de la sympathie pro-Alliés qu’ils se moquent, c’est de la sympathie pour l’humanité.
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21 mai 1940
(Un disciple:) Dans le Harijan, Gandhi écrit qu’impérialisme et fascisme se valent bien. Il trouve très peu de différence entre les deux.
Il y a une grande différence. Sous un régime fasciste, il ne pourrait pas écrire des choses pareilles ni dire quoi que ce soit contre l’État. Il serait fusillé.
Et il croit encore qu’avec la non-violence nous pouvons défendre notre pays.
On ne peut pas se défendre par la non-violence – on peut seulement mourir.
Il croit qu’une telle mort peut provoquer un changement dans le cœur de l’ennemi.
S’il se produit, ce sera après deux ou trois siècles.
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28 mai 1940
Avez-vous lu ce qu’a dit Gandhi en réponse à un correspondant? Il a dit: si huit crores240 de musulmans réclament un état séparé, que peuvent faire les vingt-cinq crores d’hindous sinon s’incliner? Autrement, ce sera la guerre civile.
(Un disciple: ) J’espère que ce n’est pas à une conciliation de ce genre qu’il pense.
Vous croyez qu’il n’y pense pas? C’est pourtant bien ce qu’il a dit, et il a presque cédé. Si d’avance vous cédez à la partie adverse, naturellement celle-ci ne démordra pas de ses revendications. Cela veut dire que la minorité dirigera et que la majorité devra se soumettre. On permet à la minorité de dire: «Nous serons les chefs et vous, vous serez nos serviteurs. Notre harf [parole] fera loi; vous devrez obéir.» Cela dénote une mentalité bizarre. Je pense que ce genre d’individu est un peu toqué.
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17 juin 1940
(Les troupes allemandes sont entrées à Paris quelques jours plus tôt; le 17, Pétain propose un armistice.)
(Un disciple: ) Je crois que tout le monde réalise le danger qu’Hitler occupe la France.
Est-ce que l’Inde le réalise? Chacun semble préoccupé de ses propres intérêts et personne ne regarde les choses à la lumière de la situation mondiale. Le Comité du Congrès est maintenant en session. Va-t-il réaliser le danger?
(Un autre disciple:) Je crois que oui.
Espérons-le. Nehru semble fermer les yeux, et il dénonce toutes ces peurs comme l’épouvantail de l’invasion étrangère.
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18 juin 1940
(Un disciple:) Il y a des gens en Inde qui défendent l’offre de paix française241. Il disent: «Que peuvent faire les Français? Leur armée était en train de se faire anéantir...»
C’est la mentalité indienne typique. Voilà pourquoi l’Inde est asservie. Est-ce qu’une armée doit se rendre simplement parce qu’elle a été battue? Une nation sujette sera donc toujours une nation sujette? Elle ne se battra pas pour sa liberté? La grandeur, c’est de ne pas abandonner la lutte et de refuser d’accepter la défaite comme définitive.
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21 juin 1940
Au Cachemire, les hindous dominaient tout à fait. Maintenant si on accède aux exigences des musulmans, les hindous seront anéantis242.
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25 juin 1940
La plus grande préoccupation de l’homme moderne semble être à la fois de découvrir des moyens de destruction et des moyens d’échapper à la destruction...
(Un disciple:) Avez-vous lu ce que dit Jawaharlal?
Oui, il ne pense pas qu’il y ait le moindre risque d’une invasion majeure de l’Inde. Seulement une invasion mineure par l’Afghanistan ou d’autres pays frontaliers peut-être?
Si Nehru dit cela, comment peut-on blâmer les autres? Nehru ! Lui qui est censé connaître la politique internationale sur le bout du doigt !
Tout ce que connaissent la plupart des hommes politiques indiens de la situation internationale, c’est quelques illusions sur des idées politiques extrêmes qui ont été démolies partout ailleurs.
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4 juillet 1940
(Un disciple:) Gandhi a, par l’intermédiaire du Vice-roi, offert son aide au gouvernement britannique et il a demandé aux Anglais de déposer les armes et de pratiquer la non-violence.
Il doit être un peu toqué.
Il leur demande de déposer les armes mais tout de même de garder le moral.
Et d’être asservis en pratique243.
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7 juillet 1940
Avec [Subhas] Bose d’un côté et Gandhi de l’autre, l’unité future sera difficile. Si les hindous et les musulmans avaient maintenant présenté une demande unie, le gouvernement n’aurait eu qu’à s’incliner244.
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7 octobre 1940
(Un disciple:) C’est la politique britannique de «diviser pour régner» qui empêche notre unité.
Quelle absurdité ! Y avait-il l’unité en Inde avant la domination britannique?
Mais maintenant, comme notre conscience nationale est plus développée, il y aurait davantage de chances que nous nous unissions si les Britanniques ne soutenaient pas Jinnah et ses revendications musulmanes.
Est-ce que Jinnah veut l’unité?... Ce qu’il veut, c’est l’indépendance pour les musulmans et, si possible, dominer l’Inde. C’est le vieil esprit... Mais pourquoi attend-on des musulmans qu’ils soient si accommodants? Partout les minorités font valoir leurs droits. Bien sûr, il se peut qu’il y ait des musulmans qui soient différents, qui aient une attitude plus nationaliste: même [Maulana] Azad pose ses conditions, seulement il se préoccupe d’abord de l’unité de l’Inde et il fixera ces conditions ensuite.
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12 octobre 1940
(Un disciple:) Mais combien de temps Hitler pourra-t-il garder ces peuples [dans les pays envahis] sous sa domination? Un jour, ils se soulèveront.
Et la Pologne? Et la Tchécoslovaquie? Ce sont deux des nations les plus héroïques du monde et pourtant que peuvent-elles faire?
Le problème avec l’Inde, c’est que le gouvernement britannique n’a jamais tenu une seule promesse. Si bien que personne n’a confiance en lui.
Le fait est que les Britanniques ne font pas confiance à l’Inde pour les aider une fois qu’elle aura acquis le statut de dominion. Autrement, ils le lui auraient donné.
Je ne pense pas que l’Inde refuse son aide si elle obtient quelque chose.
Vous croyez? Je n’en suis pas si sûr. Que pensez-vous, par exemple, des hommes de gauche, des communistes, de Subhas Bose? Et ce n’est pas vrai que les Britanniques n’aient rien donné... Ils ont accordé l’autonomie provinciale et ils n’ont exercé aucun pouvoir de veto. C’est le Congrès qui a tout gâché en démissionnant245. Si, sans démissionner, il avait fait pression au Centre, il aurait maintenant obtenu ce qu’il veut. Il y a deux raisons pour lesquelles je soutiens les Britanniques dans cette guerre: d’abord dans l’intérêt même de l’Inde, et ensuite pour l’humanité; et les raisons que j’ai données sont des raisons extérieures, il y en a de spirituelles aussi246.
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VI. 1940 – 1950 (extraits de divers écrits, lettres et messages)
Début 1940
L’humanité traverse à l’heure actuelle une crise évolutive qui, secrètement, recèle le choix de sa destinée... L’homme a créé un système de civilisation qui est devenu trop énorme pour pouvoir être utilisé et manipulé par sa faculté mentale et sa compréhension limitées, et par ses facultés spirituelles et morales encore plus limitées – c’est un serviteur trop dangereux de son ego brouillon et plein d’appétits...
Parce que le fardeau placé sur l’humanité est trop grand pour la petitesse actuelle de la personnalité humaine, pour son petit mental et ses petits instincts vitaux, parce que l’humanité ne peut pas opérer le changement nécessaire, parce qu’elle utilise ses nouveaux instruments et sa nouvelle organisation au service de son vieux moi vital infraspirituel et infrarationnel, la destinée de l’espèce humaine semble se précipiter dangereusement, et comme impatiemment, comme en dépit d’elle-même, vers une confusion prolongée, une crise périlleuse et l’obscurité d’une violente et mouvante incertitude, sous la poussée d’un ego vital saisi par des forces colossales qui sont à l’échelle même de la formidable organisation mécanique de la vie et de la connaissance scientifique qu’elle a développée, une échelle trop grande pour être maniée par sa raison et sa volonté. Même s’il se révèle que ce n’est là qu’une phase passagère ou une apparence, et que l’on arrive à mettre debout quelque structure tolérable qui permette à l’humanité de poursuivre d’une façon moins catastrophique son incertain voyage, cela ne pourra être qu’un répit. Car le problème est un problème de fondements, et en le posant, la Nature évolutive dans l’homme se place elle-même en face d’un choix critique qu’il lui faudra résoudre un jour dans le vrai sens si l’espèce doit atteindre son but ou même survivre247.
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4 juillet 1940
(Dans cette lettre, Sri Aurobindo fait allusion en particulier aux Alliés.)
Si les nations ou les gouvernements qui sont les instruments aveugles des forces divines étaient parfaitement purs et divins, aussi bien dans les processus et les formes de leurs actions que dans l’inspiration qu’ils reçoivent de façon si ignorante, ils seraient invincibles car les forces divines sont elles-mêmes invincibles. C’est le mélange dans l’expression extérieure qui donne à l’Asoura le droit de les vaincre248.
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19 septembre 1940
(Message envoyé au gouverneur de Madras; une contribution financière y était jointe. Cette déclaration était la première intervention publique de Sri Aurobindo depuis son retrait de la vie politique en 1910.)
Nous estimons qu’il s’agit non seulement d’une bataille livrée en légitime défense et en défense de toutes les nations menacées par la domination mondiale de l’Allemagne et du système de vie nazi, mais encore d’une défense de la civilisation, des valeurs sociales, culturelles et spirituelles les plus hautes qu’elle ait atteintes, et de tout l’avenir de l’humanité. Notre soutien et notre sympathie resteront inébranlablement fidèles à cette cause, quoi qu’il arrive; nous comptons fermement sur la victoire de l’Angleterre, avec, comme résultat final, une période de paix et d’union parmi les nations et un ordre mondial meilleur et plus sûr249.
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31 mars 1942
(Le gouvernement britannique, réalisant que l’indépendance de l’Inde devenait inévitable, mais aussi sous une pression américaine visant à obtenir le soutien de l’Inde pendant la guerre, envoya Sir Stafford Cripps à New Delhi en mars 1942. Celui-ci était porteur d’une proposition par laquelle la Grande-Bretagne offrirait à l’Inde le statut de dominion après la guerre, comme un premier pas vers l’indépendance complète. Sri Aurobindo envoya à Cripps le message suivant:)
En tant qu’ancien leader nationaliste qui a travaillé à l’indépendance de l’Inde, bien qu’aujourd’hui mon activité ne s’exerce plus dans le domaine politique mais dans le domaine spirituel, je désire vous exprimer ma reconnaissance pour tout ce que vous avez fait afin de rendre cette offre possible. J’accueille cette proposition comme l’occasion qui est donnée à l’Inde de déterminer par elle-même et d’organiser comme elle l’entend sa liberté et son unité, ainsi que de jouer son plein rôle parmi les nations libres du monde. J’espère qu’elle sera acceptée et que, mettant de côté toutes les discordes et les divisions, on en fera un bon emploi... J’offre mon adhésion publique au cas où cela serait d’une aide quelconque pour votre action250.251
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7 août 1943
(Extrait d’une conversation)
C’est après Dunkerque que j’ai fait cette déclaration et ai versé publiquement cette contribution financière. Si je m’étais fié aux apparences, je ne l’aurais pas fait. C’est en dépit d’apparences contraires qu’on doit faire acte de foi... Si l’on dépend de la raison, alors on ne peut pas savoir la Vérité.
Les gens ici n’arrivent pas à comprendre pourquoi quelqu’un qui a la conscience divine ou brahmique devrait prendre parti dans un combat. C’est très bien si vous voulez rester dans le Brahman statique; vous pouvez alors considérer que toute l’affaire est Mâyâ et qu’elle n’existe pas pour vous.
Mais je crois au Brahman qui prend parti contre le Brahman – c’est ce que le Brahman, je crois, a toujours fait... Krishna prend ouvertement parti dans le Mahâbhârata; Râma aussi.
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3 septembre 1943
Nous [Sri Aurobindo et la Mère] avons clairement fait savoir dans une lettre rendue publique que nous ne considérions pas la guerre comme un combat entre des nations et entre des gouvernements (encore moins comme un combat entre bons et méchants), mais entre deux forces, la force divine et la force asourique. Ce qu’il faut voir, c’est de quel côté se rangent hommes et nations; s’ils se rangent du bon côté, ils font immédiatement d’eux-mêmes des instruments du but divin, en dépit de tous les défauts, erreurs, mouvements faux et actions fausses qui sont communs à la nature humaine et à toutes les collectivités humaines. La victoire de l’un des camps (les Alliés) garderait la voie ouverte pour les forces évolutives; la victoire de l’autre tirerait l’humanité en arrière, la dégraderait horriblement et pourrait même, au pire, aboutir finalement à sa faillite en tant qu’espèce, comme d’autres qui, au cours de l’évolution passée, ont failli et péri. C’est là la question et toute autre considération est hors de propos ou d’une importance mineure. Bien qu’il arrive souvent que les Alliés agissent à l’encontre de leurs idéaux les meilleurs (c’est ce que font toujours les êtres humains), ils ont au moins défendu les valeurs humaines; Hitler défend des valeurs diaboliques ou des valeurs humaines exagérées dans le mauvais sens jusqu’à en devenir diaboliques (par exemple les vertus du «Herrenvolk», la race supérieure). Cela ne fait pas pour autant des Anglais ou des Américains des nations d’anges immaculés ni des Allemands une race scélérate et pécheresse, mais comme indication, c’est d’une importance primordiale.
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Même si je savais que les Alliés allaient faire mauvais usage de leur victoire, gaspiller la paix ou gâcher, au moins en partie, les possibilités qu’ouvre cette victoire pour le monde de l’homme, je mettrais quand même ma force derrière eux. De toute façon les choses ne pourraient pas aller un centième aussi mal qu’elles iraient sous Hitler. Les voies du Seigneur seraient encore ouvertes – les garder ouvertes est ce qui importe. Tenons-nous en au fait réel, au fait central: la nécessité d’écarter le danger d’une noire servitude et d’une barbarie renouvelée qui menace l’Inde et le monde...
P.S. Notre sâdhanâ est une sâdhanâ qui demande non seulement la dévotion ou l’union avec le Divin ou bien une perception de Sa présence en toute chose et en tout être, mais encore l’action, comme travailleur et comme instrument, et un travail à faire dans le monde ou une force à amener dans le monde dans des conditions difficiles; chacun doit donc voir quelle est sa voie, faire ce qui est commandé et soutenir ce qui doit être soutenu, même si cela veut dire la guerre et le conflit, que ce soit avec des chariots, des arcs et des flèches ou bien avec des tanks, des chars, des bombes et des avions américains – ghoram karma [une œuvre terrible, Guîtâ III.1], dans tous les cas. Quant à la violence, après bien des âges le commandement ancien résonne une fois encore à nos oreilles: mayaivaité nihatâh pûrvaméva nimittamâtram bhava Savyasâchin. [Par moi, et par nul autre, ils sont déjà tués, sois simplement l’occasion, ô Arjuna, Guîtâ XI.33]252
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Milieu des années 40
(Extrait d’une lettre)
Le domaine des affaires n’est pas à mes yeux quelque chose de mauvais et de sale, pas plus qu’il ne l’est aux yeux de la spiritualité de l’Inde ancienne... Tout dépend de l’esprit dans lequel on fait une chose, des principes sur lesquels on la bâtit et de l’usage auquel on la destine. J’ai fait de la politique, et de la politique révolutionnaire la plus violente qui soit, ghoram karma, j’ai soutenu la guerre et j’y ai envoyé des hommes, et pourtant la politique n’est pas toujours ni même souvent une occupation bien propre, et on ne peut pas dire non plus que la guerre soit une ligne d’action spirituelle. Mais Krishna enjoint à Arjuna de faire la guerre, une des guerres les plus terribles qui soient, et par son exemple d’encourager les hommes à être prêts à entreprendre toute œuvre humaine, quelle qu’elle puisse être, sarvakarmâni253. Allez-vous soutenir que Krishna était un homme dénué de spiritualité et que le conseil qu’il a donné à Arjuna était erroné ou partait d’un principe faux?
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Le mode de vie ascétique n’est pas à mes yeux indispensable à la perfection spirituelle et il ne se confond pas avec celle-ci. Il y a la voie de la maîtrise spirituelle et la voie du don de soi spirituel, de l’abandon au Divin, dans laquelle on renonce à l’ego et au désir, même au milieu de l’action, même au milieu d’une œuvre quelconque ou d’œuvres de toutes sortes qui nous sont demandées par le Divin... Dans les Écritures indiennes et la tradition indienne, que ce soit dans le Mahâbhârata ou ailleurs, il y a place à la fois pour la spiritualité vécue comme une renonciation à la vie et pour la vie spirituelle dans l’action. Il est faux de dire que seule la première tendance est conforme à la tradition indienne et que l’acceptation de la vie et des œuvres de toutes sortes, sarvakarmâni, n’est pas de nature indienne, mais de nature européenne ou occidentale et non-spirituelle254.
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Septembre 1945
Quant à la civilisation humaine actuelle, ce n’est pas elle qu’il faut sauver: c’est le monde qu’il faut sauver, et il le sera sûrement, mais peut-être pas aussi facilement ni aussi rapidement que certains le souhaitent ou l’imaginent, ni de la manière dont ils l’imaginent. Le présent doit sûrement changer, mais la question est de savoir si ce sera par une destruction ou par une construction nouvelle sur la base d’une Vérité plus grande. La Mère a laissé la question en suspens et je ne puis que faire de même255.
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19 octobre 1946
(Extrait d’une lettre adressée à un disciple. Celui-ci avait exprimé son angoisse devant les horreurs perpétrées par des musulmans contre des hindous un peu partout au Bengale, notamment dans les districts de Noakhali et de Tippera, maintenant au Bangladesh; cette violence organisée – que le gouvernement britannique ne fit rien pour arrêter – faisait partie du plan de Jinnah: «Action Directe», qui avait pour but de démontrer l’impossibilité pour les hindous et les musulmans de vivre ensemble, et, par là même, le caractère inévitable du Pakistan.)
Quant au Bengale, les choses vont certainement très mal; la situation des hindous là-bas est terrible et elle risque même d’empirer, en dépit du «mariage de convenance» intérimaire à Delhi256.
Mais nous ne devons pas laisser notre réaction devenir excessive ou nous inciter au désespoir. Il doit y avoir au moins vingt millions d’hindous au Bengale et ils ne vont pas être exterminés – même Hitler avec ses méthodes scientifiques de massacre n’a pu exterminer les juifs, qui se montrent encore bien vivants, et quant à la culture hindoue, ce n’est pas une chose si faible et si inconsistante qu’on puisse l’étouffer facilement; elle a duré quelque cinq millénaires au moins et elle va continuer encore beaucoup plus longtemps; elle a accumulé bien assez de force pour survivre. Ce qui est en train de se passer ne me surprend pas. Je l’avais prévu quand j’étais au Bengale; j’avais prévenu les gens que c’était probable et quasi-inévitable, et qu’ils devraient s’y préparer. À ce moment-là personne n’a attaché d’importance à ce que je disais, bien que certains s’en soient souvenus plus tard et aient reconnu, lorsque les troubles ont commencé, que j’avais eu raison; seul C. R. Das avait de graves appréhensions et il m’a même dit, quand il est venu à Pondichéry, qu’il n’aimerait pas que les Anglais s’en aillent avant que ce problème dangereux ne soit réglé. Mais ce qui se passe ne me décourage pas parce que je sais, et j’en ai fait l’expérience des centaines de fois, qu’au-delà des ténèbres les plus épaisses se cache, pour celui qui est un instrument divin, la lumière de la Victoire de Dieu. Je n’ai jamais eu de volonté forte et persistante pour que quelque chose arrive dans le monde – je ne parle pas de choses personnelles – sans que cela ne finisse par arriver, même après un retard, une défaite, voire un désastre. Il y avait un temps où Hitler était victorieux partout et il semblait certain que le joug noir de l’Asoura allait être imposé sur le monde entier; mais où est Hitler maintenant et où est sa domination? Berlin et Nuremberg ont marqué la fin de ce chapitre terrible de l’histoire humaine. D’autres noirceurs menacent d’obscurcir ou même d’engloutir l’humanité, mais elles aussi auront une fin, comme ce cauchemar a eu une fin257.
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2 décembre 1946
(Extrait d’une lettre)
Notre Mère l’Inde n’est pas un morceau de terre: c’est un Pouvoir, une Divinité, car toutes les nations ont ainsi une Dévî qui soutient leur existence distincte et leur permet de durer. De tels êtres sont aussi réels et de façon plus permanente que les hommes qu’ils influencent, mais ils appartiennent à un plan supérieur, ils font partie de la conscience cosmique, de l’être cosmique, et agissent ici sur terre en façonnant la conscience humaine sur laquelle ils exercent leur influence. Pour l’homme, qui ne voit à l’œuvre que sa propre conscience – individuelle, nationale ou raciale – et qui ne voit pas ce qui agit sur celle-ci et la façonne, il est naturel de penser que c’est lui qui crée tout et qu’il n’y a rien de cosmique ou de plus grand par derrière258.
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22 décembre 1946
(Une remarque à un disciple à propos de la scène politique indienne.)
De tous, Patel259 est le seul homme fort260.
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9 avril 1947
(Extrait d’une lettre)
Les difficultés [que vous éprouvez] sont générales, à l’Ashram aussi bien que dans le monde extérieur. Le doute, le découragement, la diminution ou la perte de la foi, le déclin de l’enthousiasme pour l’idéal, la perplexité et les espoirs d’avenir déçus, tels sont les traits communs de la difficulté. Dans le monde extérieur, les symptômes sont bien pires: un cynisme grandissant partout, le refus de croire en quoi que ce soit, une baisse de l’honnêteté, une immense corruption, des préoccupations de nourriture, d’argent, de confort, de plaisir, à l’exclusion de choses plus élevées, et une attente générale que tout aille de pire en pire dans le monde. Quelle que soit l’acuité de cette situation, c’est un phénomène temporaire auquel étaient préparés ceux qui savent quelque chose du fonctionnement de l’énergie cosmique et des voies de l’Esprit. J’avais moi-même prévu que ce pire arriverait, l’obscurité de la nuit avant l’aurore; c’est pourquoi je ne suis pas découragé. Je sais ce qui se prépare derrière l’obscurité, je peux voir et sentir les premiers signes de sa venue. Ceux qui cherchent le Divin doivent tenir bon et persister dans leur recherche; après un temps, l’obscurité pâlira et commencera à se dissiper, et la Lumière viendra261.
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15 août 1947
(Extrait du message de Sri Aurobindo à l’occasion de l’indépendance de l’Inde. Ce 15 août est aussi le soixante-quinzième anniversaire de Sri Aurobindo.)
L’Inde est libre mais elle n’est pas parvenue à l’unité, seulement à une liberté fissurée et brisée... La vieille division religieuse entre hindous et musulmans semble s’être maintenant durcie en une division politique permanente du pays. Il faut espérer que le Congrès et la nation n’accepteront pas ce fait établi comme établi pour toujours ou comme autre chose qu’un expédient temporaire. Car, s’il persiste, l’Inde risque d’être sérieusement affaiblie, mutilée même; les troubles civils resteront toujours possibles, possible même une nouvelle invasion et une conquête étrangère. La partition du pays doit disparaître – espérons que ce sera grâce à un relâchement de la tension, grâce à une compréhension progressive du besoin de paix et de concorde, à la nécessité constante d’une action commune et concertée, voire d’un instrument d’union créé dans ce but. De cette façon, l’unité pourrait finir par se faire sous une forme ou sous une autre – la forme précise n’ayant qu’une importance pratique, mais non fondamentale. Mais par n’importe quel moyen, la division doit disparaître et elle disparaîtra. Car autrement, la destinée de l’Inde pourrait être sérieusement compromise ou même frustrée. Ceci ne doit pas être262.263
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1947 (?)
(Extraits de notes destinées à des biographes.)
L’idée qu’il y aurait deux nationalités en Inde n’est qu’une notion apparue récemment, inventée par Jinnah pour les besoins de sa cause, mais contraire aux faits. Plus de 90 % des musulmans indiens sont les descendants d’hindous convertis et appartiennent à la nation indienne au même titre que les hindous eux-mêmes. Ce processus de conversion s’est poursuivi sans interruption. Jinnah lui-même est le descendant d’un hindou, converti à une époque assez récente, qui s’appelait Jinahbhai, et beaucoup parmi les leaders musulmans les plus connus ont une origine similaire264.
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Il est très rare que l’histoire rapporte les événements qui ont été décisifs mais qui se sont passés derrière le voile; elle ne rapporte que la scène qui se joue devant le rideau... Mon action pour donner au mouvement du Bengale [au début du siècle] sa tournure militante ou pour fonder le mouvement révolutionnaire est très peu connue265.
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Dans certains milieux est répandue cette idée que les vues politiques de Sri Aurobindo étaient entièrement pacifistes, qu’il était opposé en principe et en pratique à toute violence et qu’il condamnait le terrorisme, l’insurrection, etc., comme des choses absolument interdites par l’esprit et la lettre de la religion hindoue. On laisse même entendre qu’il était un précurseur de l’évangile de l’ahimsâ [non-violence]. C’est tout à fait faux. Sri Aurobindo n’est ni un moraliste impuissant ni un pacifiste débile.
La décision de limiter l’action politique à la résistance passive fut adopté parce que c’était la politique la meilleure pour le Mouvement national à ce stade-là [en 1905 et après], cela ne faisait pas partie d’un évangile de la non-violence ou d’un idéalisme pacifiste. La paix fait partie de l’idéal le plus haut mais il faut qu’elle ait une base spirituelle ou tout au moins psychologique; elle ne peut s’établir de façon définitive sans un changement dans la nature humaine. Une tentative qui serait fondée sur quoi que ce soit d’autre (principe moral, évangile de l’ahimsâ ou tout autre) échouerait et risquerait même de laisser les choses dans un état pire qu’avant.
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Ce que pensait et pratiquait Sri Aurobindo à ce sujet était semblable à ce que pensaient et pratiquaient Tilak et d’autres leaders nationalistes, lesquels n’étaient nullement des pacifistes ou des adorateurs de l’ahimsâ266.
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18 juillet 1948
Je crains de ne pouvoir offrir qu’un maigre réconfort – pour le moment du moins – à ceux de vos correspondants qui se lamentent sur l’état de choses actuel. La situation est mauvaise, devient pire et, à n’importe quel moment, peut devenir encore pire que le pire, si c’est possible – et dans ce monde actuel perturbé, n’importe quoi, même la chose la plus paradoxale, semble possible. La meilleure chose qu’ils puissent faire, c’est de prendre conscience de ce que tout cela était nécessaire: il fallait que certaines possibilités émergent et soient éliminées pour qu’un monde nouveau et meilleur puisse se manifester – les remettre à plus tard n’aurait rien résolu... Ils peuvent également se souvenir de l’adage selon lequel c’est avant l’aurore que la nuit est la plus sombre, et que la venue de l’aurore est inévitable. Mais ils doivent se souvenir aussi que le nouveau monde dont nous envisageons la venue ne sera pas fait de la même texture que l’ancien avec seulement une différence de structure: il doit venir par d’autres moyens – du dedans et non du dehors. Le mieux qu’ils puissent faire est donc de ne pas trop se préoccuper des choses lamentables qui se passent à l’extérieur, mais de grandir eux-mêmes à l’intérieur, de façon à être prêts pour le monde nouveau, quelle que soit la forme qu’il prenne267.
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Décembre 1948
(Extraits d’un message pour l’Université de l’Andhra qui, le 11 décembre, avait conféré un prix à Sri Aurobindo.)
L’Inde, enfermée par les Himalayas et l’océan et contrainte à une existence séparée, a toujours abrité un peuple particulier avec des caractéristiques particulières, reconnaissables et distinctes entre toutes; un peuple qui avait sa propre civilisation, son propre mode de vie, son propre chemin spirituel, une culture, des arts et une structure sociale bien à lui. Ce peuple a absorbé tout ce qui entrait chez lui, a mis sur toute chose la marque indienne, a incorporé les éléments les plus divers à son unité fondamentale. Mais il a aussi toujours été un agrégat de peuples divers, de terres, de royaumes, et également, dans les temps plus anciens, de républiques, de races diverses, de peuples régionaux qui possédaient un caractère bien marqué et qui développaient des formes ou des styles différents de civilisation et de culture, de multiples écoles d’art et d’architecture, lesquelles réussissaient, malgré leurs différences, à s’intégrer dans le modèle indien de civilisation et de culture. L’histoire indienne a été marquée d’un bout à l’autre par une tendance, un effort constant pour unir tous ces éléments divers en un seul ensemble politique sous une autorité impériale centrale, afin que l’Inde soit une aussi bien politiquement que culturellement. Même après la fracture causée par l’irruption des peuples musulmans, avec leur religion et leur structure sociale si différentes, ce constant effort d’unification s’est poursuivi et les cultures tendaient à se mêler et s’influencer mutuellement; on vit même certaines tentatives héroïques pour découvrir ou créer une religion commune, construite à partir de ces deux croyances apparemment irréconciliables, et là aussi il y eut des influences mutuelles.
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Les anciennes diversités du pays comportaient à la fois de grands avantages et des inconvénients. Grâce à ces différences, le pays devint le foyer de nombreux centres de vie, d’art et de culture – centres vivants et vibrants, une diversité dans l’unité richement et brillamment colorée; il n’y avait pas une métropole impériale ou quelques capitales provinciales qui tiraient tout à elles, tandis que le reste des villes et des régions, dénuées de particularités ou même plongées dans un sommeil culturel, restait dans leur ombre; la nation tout entière vivait d’une vie pleine dans toutes ses parties et cela augmentait énormément l’énergie créatrice de l’ensemble. Il n’y a maintenant plus de risque que cette diversité mette en danger l’unité de l’Inde ou l’affaiblisse. Ces vastes espaces qui s’opposaient à une proximité et à un brassage complet de ses peuples, n’ont plus d’effet séparateur, la marche de la science et la rapidité des moyens de communication l’ayant aboli. On a découvert l’idée de fédération ainsi qu’un système complet pour son parfait fonctionnement, et cela jouera pleinement son rôle. Mais surtout, l’esprit d’unité patriotique a été établi trop fermement pour qu’on puisse l’effacer ou l’affaiblir facilement, et on le mettrait davantage en danger en refusant de laisser se manifester le jeu naturel de la vie chez les peuples régionaux qu’en satisfaisant à leurs aspirations légitimes. Le Congrès lui-même, à l’époque précédant la libération, avait pris l’engagement de former des provinces linguistiques; et de donner suite à ce projet, sinon immédiatement, du moins aussitôt que possible, pourrait bien être le parti à prendre le plus sage268. La vie nationale de l’Inde sera alors fondée sur les forces naturelles du pays, et le principe de l’unité dans la diversité – le Multiple en Un – qui a toujours été normal pour elle et dont la réalisation a toujours été la voie fondamentale de son être et sa nature même, la placerait sur l’assise sûre de son Swabhâva et de son Swadharma269...
Une Inde unie prendrait de nouveau la forme d’une union d’états et de peuples régionaux.
...
Aujourd’hui, en cette deuxième année de sa libération, la nation doit prendre conscience de bien d’autres problèmes extrêmement importants, elle doit s’éveiller aux vastes possibilités qui s’offrent à elle mais aussi à des dangers et des difficultés qui risquent de devenir formidables si l’on ne s’en occupe pas judicieusement... Il y a, pour l’Inde elle-même, des questions plus profondes; en effet, si elle prend certaines directions tentantes, il est très concevable qu’elle devienne une nation comme beaucoup d’autres, qu’elle développe une industrie et un commerce florissants, une organisation puissante pour sa vie sociale et politique ainsi qu’une force militaire immense, qu’elle pratique avec grand succès la politique de la force armée, qu’elle protège et étende avec zèle ses gains et ses intérêts, qu’elle domine même une grande partie du monde, mais que dans cette progression apparemment splendide, elle renonce à son Swadharma et perde son âme. Alors l’Inde ancienne et l’esprit de l’Inde risqueraient de disparaître entièrement et nous n’aurions qu’une nation de plus semblable aux autres, ce qui ne serait ni dans l’intérêt réel du monde ni dans le nôtre. Même si elle devait prospérer dans la vie extérieure de façon moins agressive, la question demeure de savoir si elle saura éviter de perdre les trésors d’expériences et de connaissances spirituelles qu’elle a su amasser et tenir fermement. Ce serait une ironie du sort tragique si l’Inde devait rejeter son héritage spirituel précisément au moment où de plus en plus dans le reste du monde on se tourne vers elle pour lui demander une aide spirituelle et une Lumière salvatrice. Cela ne doit pas arriver et cela n’arrivera sûrement pas; mais on ne peut pas dire que le danger n’existe pas. Il y a, certes, bien d’autres problèmes difficiles qui se posent à ce pays ou qui vont se poser très prochainement. Nous les surmonterons, sans aucun doute, mais nous ne devons pas nous dissimuler le fait qu’après ces longues années d’asservissement avec ce qu’elles ont entraîné de rétrécissement et de détérioration, il faudra une grande libération et un grand changement, tant intérieurs qu’extérieurs, un vaste progrès au dedans et au dehors, si nous voulons accomplir la vraie destinée de l’Inde270.
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Avril 1950
(Extrait de la postface à L’Idéal de l’Unité Humaine.)
La divinité intérieure qui préside à la destinée de l’espèce, a fait naître dans le mental et dans le cœur de l’homme, l’idée et l’espoir d’un ordre nouveau qui remplacera le vieil ordre insatisfaisant et y substituera des conditions de vie mondiale offrant enfin des chances raisonnables d’établir une paix et un bien-être permanents... Il appartient aux hommes d’aujourd’hui, ou au plus tard à ceux de demain, de donner la réponse. Car un atermoiement trop long ou un échec trop continu ouvrirait la porte à une série de catastrophes de plus en plus grandes qui risqueraient de créer une confusion et un chaos prolongés, désastreux, et de rendre la solution trop difficile, sinon impossible, ou même de s’achever par un effondrement irrémédiable, non seulement de la civilisation actuelle mais de toute civilisation.
...
La terreur de la destruction et même de l’extermination en masse, provoquée par ces sinistres découvertes271, pourrait déterminer les gouvernements et les peuples à bannir et interdire l’usage militaire de ces inventions; mais tant que la nature humaine n’aura pas changé, cette interdiction restera incertaine et précaire, et une ambition sans scrupules peut même y trouver une chance de dissimulation et de surprise, et profiter d’un moment décisif qui, croit-elle, pourrait lui donner la victoire, acceptant de courir ce risque effrayant272.
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(En octobre 1950, six mois après que Sri Aurobindo eut écrit ce qui suit, la Chine envahira le Tibet; ce dernier lancera aux Nations Unies un appel qui restera sans réponse. L’Inde gardera le silence. En octobre 1962, la Chine lancera une offensive sur les frontières nord de l’Inde.)
En Asie, l’émergence de la Chine communiste a créé une situation plus périlleuse qui barre brutalement la route à toute possibilité d’unité continentale entre les peuples de cette partie du monde. Il s’est créé là un gigantesque bloc qui pourrait facilement englober toute l’Asie septentrionale dans une combinaison de deux Puissances communistes énormes, la Russie et la Chine, et étendre sa menace d’absorption sur l’Asie du Sud-Ouest et le Tibet, et être poussé à déferler jusqu’aux frontières de l’Inde entière, menaçant la sécurité de ce pays ainsi que celle de l’Asie occidentale et faisant peser sur eux la possibilité d’une invasion par infiltration, ou même d’une submersion par une écrasante force militaire et d’un asservissement à une idéologie non désirée, à des institutions politiques et sociales non désirées et à la domination d’une masse communiste militante dont la marée pourrait fort bien se révéler irrésistible. En tout cas, le continent serait divisé en deux blocs énormes qui entreraient peut-être en opposition mutuelle active et soulèveraient la possibilité d’un conflit mondial formidable auprès duquel toutes nos expériences antérieures seraient comme des jeux de nains273...
*
4 avril 1950
(Extrait d’une lettre à un disciple)
Vous avez exprimé dans une de vos lettres combien vous sentiez l’obscurité dans laquelle est plongé actuellement le monde autour de nous. Quant à moi, je savais que ces sombres circonstances devaient se présenter, elles ne me découragent donc pas ni ne me persuadent que ma volonté «d’aider le monde» soit vaine; elles étaient là dans la nature du monde et il fallait qu’elles remontent à la surface pour être épuisées ou chassées et pour qu’un monde meilleur, débarrassé d’elles, puisse se manifester. Après tout, quelque chose a été fait dans le domaine extérieur et cela peut être une aide ou une préparation pour que quelque chose se fasse également dans le domaine intérieur. Par exemple, l’Inde est libre, or sa liberté était nécessaire pour que l’Œuvre divine puisse s’accomplir. Les difficultés qui l’assiègent maintenant, et qui risquent d’augmenter pendant un certain temps, surtout en ce qui concerne l’imbroglio pakistanais, faisaient aussi partie des choses qui devaient venir pour être nettoyées. Les efforts de Nehru pour empêcher l’inévitable conflit ont peu de chances de réussir, sauf pour un bref moment, et il est donc inutile que vous alliez à Delhi lui administrer une gifle comme vous le vouliez. Là aussi, il est certain que le nettoyage sera complet, bien que malheureusement une somme considérable de souffrances humaines soit inévitable pour en arriver là. Après, le travail pour le Divin deviendra davantage possible et il se pourrait bien que le rêve, si c’est un rêve, de conduire le monde vers la Lumière spirituelle, devienne même une réalité. Par conséquent, je ne suis pas disposé, même maintenant dans ces sombres circonstances, à considérer que ma volonté d’aider le monde soit vouée à l’échec274.
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28 juin 1950
(Extrait d’une lettre)
Je ne sais pas pourquoi vous voulez que j’éclaire votre lanterne sur cette affaire de Corée275. Il n’y a pas à hésiter. L’affaire est claire comme deux et deux font quatre. C’est le premier pas du plan de campagne communiste pour dominer et s’emparer, d’abord des parties septentrionales de l’Asie, puis de l’Asie du Sud-Est, comme un prélude à leurs desseins sur le reste du continent – le Tibet au passage, comme une porte d’entrée sur l’Inde276. S’ils réussissent, il n’y a pas de raison que la domination du monde entier ne suive pas à pas277...
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(Quelque quarante ans plus tôt, le 18 septembre 1909, Sri Aurobindo avait écrit...)
La fin d’un stade de l’évolution est généralement marquée par une puissante recrudescence de tout ce qui doit sortir de l’évolution.
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Novembre 1950
(Extrait d’un des derniers écrits de Sri Aurobindo.)
Ce monde n’est pas vraiment construit par une force aveugle de la Nature: même dans l’Inconscient, la présence de la Vérité suprême est à l’œuvre; derrière l’Inconscient existe un Pouvoir qui voit et qui agit infailliblement, et les pas de l’Ignorance sont guidés même quand ils semblent trébucher... Dans cette énorme masse d’existence apparemment confuse, il existe une loi, une unique vérité d’être, un dessein qui guide et accomplit l’existence du monde278.
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Le 5 décembre 1950, Sri Aurobindo quitte son corps. Pendant dix ans il avait travaillé à délivrer l’Inde de l’emprise d’une domination étrangère; durant quarante autres années, il a œuvré pour délivrer la terre de l’emprise d’un âge mourant. Mais entre toutes les nations du monde, l’Inde occupait toujours une place spéciale dans sa conscience: pour lui, elle était la Mère, un être à la mission et à la destinée uniques, une nation qui, en ce «soir rouge» de notre monde malade, détient, enfouie dans sa conscience millénaire, la clef de notre renaissance terrestre.
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6 juin 1967
(Une communication intérieure de Sri Aurobindo à Mère.)
Tous les pays vivent dans le mensonge.
Si un seul pays se mettait courageusement du côté
de la vérité, le monde pourrait être sauvé279.
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15 août 1872 Naissance de Sri Aurobindo à Calcutta; il passe les premières années à Rangpur (maintenant au Bangladesh) et, à l’âge de cinq ans, est envoyé à l’école du Loreto Convent, à Darjeeling.
21 février 1878 Naissance de Mère à Paris.
Juin 1879 Sri Aurobindo accompagné de ses parents et de ses deux frères aînés quitte l’Inde pour l’Angleterre. Il passe cinq ans à Manchester, entre à l’école St Paul à Londres en 1884, et au King’s College à Cambridge en 1890.
Décembre 1885 Première session du Congrès national indien à Bombay.
16 août 1886 Mort de Sri Râmakrishna.
Août 1892 Sri Aurobindo est reçu à l’examen d’entrée à l’Indian Civil Service, mais ayant omis de se présenter pour l’épreuve d’équitation, il est disqualifié.
6 février 1893 Débarque à Bombay et entre au service de l’état princier de Baroda. D’août à mars 1894, écrit une série d’articles pour un quotidien de Bombay, l’Indu Prakash, sur la condition politique de l’Inde.
31 mai 1893 Swami Vivékânanda s’embarque pour l’Amérique, où il suscitera un intérêt sans précédent pour l’Amérique.
8 avril 1894 Mort de l’écrivain bengali Bankim Chandra Chatterji. En juillet-août, Sri Aurobindo écrit une série d’articles sur lui pour l’Indu Prakash.
1897 Sri Aurobindo enseigne le français, puis l’anglais à l’Université de Baroda; il en deviendra le directeur-adjoint en 1905.
15 janvier 1897 Swami Vivékânanda, de retour d’Amérique, débarque à Colombo et, remontant vers le Nord de l’Inde, donne une série de discours, appelant les Indiens à l’éveil.
vers 1900 Sri Aurobindo entre en contact avec plusieurs sociétés secrètes révolutionnaires au Mahârâshtra et au Bengale.
30 avril 1901 Sri Aurobindo se marie avec Mrinalini Bose.
4 juillet 1902 Mort de Swami Vivékânanda.
1905 Sri Aurobindo écrit Bhavânî Mandir, une brochure révolutionnaire.
Partition du Bengale, naissance du mouvement du Swadéshî.
Juin 1906 Sri Aurobindo quitte Baroda définitivement.
Août 1906 Bepin Chandra Pâl lance un quotidien de langue anglaise, le Bandé Mâtaram; Sri Aurobindo s’y associe et en devient bientôt le rédacteur en chef.
Le Collège national du Bengale, ouvre ses portes le 15 août avec Sri Aurobindo comme directeur.
Décembre 1906 Le Congrès, lors de sa session de Calcutta présidée par Dadabhai Naoroji, annonce que son but est le Swarâj ou indépendance.
16 août 1907 Sri Aurobindo, accusé d’avoir écrit des articles séditieux dans le Bandé Mâtaram, est arrêté, puis relâché sous caution. Il démissionne de son poste de directeur du Collège national du Bengale, donnant un discours d’adieu le 23 août aux étudiants et aux professeurs. Il sera acquitté un mois plus tard.
Décembre 1907 À la session du Congrès de Sourat, Sri Aurobindo préside à la conférence du parti Nationaliste, qui rompt avec les Modérés.
Première session de la Ligue musulmane à Karachi.
Janvier 1908 À Baroda, Sri Aurobindo rencontre un yogi du Mahârâshtra, Vishnu Bhaskar Lélé, et fait l’expérience de la conscience du Brahman. Donne de nombreux discours sur le chemin du retour à Calcutta.
1907-1908 De nombreux chefs nationalistes, comme Lala Lajpat Rai, B.G. Tilak, Ashwini Kumar Dutt, etc. sont déportés, victimes de lois répressives. Le mouvement nationaliste passe dans la clandestinité.
2 mai 1908 Sri Aurobindo est arrêté lors du procès de l’attentat d’Alipore; il passe un an en prison et est acquitté le 6 mai 1909.
1909 Les réformes Morley-Minto accordent un collège électoral séparé aux musulmans indiens.
30 mai 1909 Célèbre discours de Sri Aurobindo à Outtarpârâ.
19 juin 1909 Parution du premier numéro du Karmayogin (hebdomadaire en anglais).
23 août 1909 Parution du premier numéro du Dharma (hebdomadaire en bengali).
Février 1910 Sri Aurobindo quitte subitement Calcutta pour Chandernagore; le 31 mars, il partira pour Pondichéry, territoire français.
4 avril 1910 Sri Aurobindo arrive à Pondichéry.
Accusé de sédition pour un article du Karmayogin; l’accusation sera rejetée en novembre.
29 mars 1914 Première rencontre avec Mère.
Juin 1914 Tilak est relâché après six ans de déportation en Birmanie.
15 août 1914 Parution du premier numéro de l’Arya, mensuel en anglais dont la publication se poursuivra jusqu’en janvier 1921, et dans lequel Sri Aurobindo écrira la plupart de ses œuvres majeures.
Décembre 1916 «Pacte de Lucknow» entre le Congrès et la Ligue musulmane.
1919-1920 Début des mouvements du Khilafat et de la non-cooperation sous l’influence grandissante du Mahatma Gandhi comme chef politique.
1920 Sri Aurobindo refuse plusieurs offres qui lui sont faites de revenir à la politique active en Inde britannique.
24 avril 1920 Mère quitte le Japon et revient à Pondichéry.
1er août 1920 Mort de Tilak.
Octobre 1920 Dr B. S. Munje rend visite à Sri Aurobindo.
Décembre 1920 Le Congrès se réunit à Nagpur; l’objectif du Swarâj est éclipsé par le mouvement en faveur du Khilafat.
16 juin 1925 Mort de Chittaranjan Das.
24 novembre 1926 Sri Aurobindo se retire complètement pour se concentrer sur son travail.
16 février 1928 Rabindranâth Tagore rend visite à Sri Aurobindo.
17 novembre 1928 Lala Lajpat Rai succombe à ses blessures quelques semaines après avoir été attaqué par la police lors d’une manifestation à Lahore.
Décembre 1929 La session du Congrès de Lahore, présidée par Jawaharlal Nehru, adopte pour objectif l’indépendance complète.
1930-1932 Trois «Tables rondes» aboutissent au «Décret communal» dont l’effet est de durcir les divisions entre hindous et musulmans. Le pouvoir colonial réprime férocement le mouvement pour la Désobéissance civile.
1937 Formation de ministères du Congrès dans les provinces.
24 novembre 1938 Sri Aurobindo se casse la jambe alors qu’il marche en concentration.
Septembre 1939 La Deuxième Guerre mondiale éclate; les ministères provinciaux démissionnent en octobre-novembre.
Mars 1940 La Ligue musulmane, en session à Lahore, demande officiellement la création du Pakistan.
19 septembre 1940 Déclaration de Sri Aurobindo en soutien aux Alliés.
Mars 1941 Subhas Bose, ayant échappé à ses geôliers à Calcutta, arrive en Allemagne.
7 août 1941 Mort de Rabindranâth Tagore.
31 mars 1942 Sri Aurobindo donne publiquement son support aux propositions de Cripps; le Congrès les rejette.
Avril 1942 Les Japonais envahissent la Birmanie et bombardent des villes situées sur la côte est de l’Inde.
9 août 1942 Début du Mouvement Quit India; le Mahatma Gandhi et d’autres leaders sont arrêtés peu de temps après.
Juillet 1944 L’Indian National Army de Subhas Bose et les Japonais sont repoussés dans le Manipour.
16 août 1946 La Ligue musulmane lance son programme «Action Directe», provoquant des émeutes sanglantes au Bengale et au Bihar.
2 septembre 1946 Formation du gouvernement d’Intérim, auquel se joint la Ligue musulmane un mois après.
24 mars 1947 Lord Mountbatten est le nouveau Vice-roi des Indes.
Juin 1947 Le 3, Mountbatten annonce la décision finale du gouvernement britannique d’accorder à l’Inde l’indépendance sur la base de la partition; le 14, le Congrès accepte la partition de l’Inde et la création du Pakistan.
15 août 1947 Indépendance de l’Inde; Sri Aurobindo a 75 ans.
Octobre 1947 Le Pakistan attaque le Cachemire; l’armée indienne repousse les troupes pakistanaises, mais Nehru appelle à un cessez-le-feu et porte le conflit aux Nations Unies.
30 janvier 1948 Le Mahatma Gandhi est assassiné.
Octobre 1950 La Chine envahit le Tibet; l’Inde n’intervient pas.
5 décembre 1950 Sri Aurobindo quitte son corps. Mère continue son travail.
1 SABCL, volume, 3, pp. 125-127
2 SABCL, volume, 3, p. 181
3 Le «temple de la Mère».
4 Un nom de Dourgâ, la Mère sous son aspect guerrier.
5 La Mère en tant que Shakti de l’Inde (= Bhârat).
6 La population de l’Inde à l’époque (l’Inde englobait alors le Pakistan et le Bangladesh d’aujourd’hui).
7 The Life of Sri Aurobindo de A.B. Purani (1978), p. 82
8 On Himself // SABCL, volume, 26, pp. 29-32
9 Pandit: nom donné à l’érudit hindou.
10 Maulavi: nom donné à l’érudit musulman.
11 C’est le Bangladesh d’aujourd’hui.
12 C’est ici une des premières fois, sinon la première, qu’un Indien a le courage de réclamer publiquement l’indépendance totale de l’Inde.
13 Dans l’ancien système des castes en Inde, les kshatriya constituaient la deuxième caste principale (après celle des brâhmanes), c’est-à-dire celle des guerriers et des familles royales.
14 Âdyâ Shakti: la Puissance originelle, la Mère transcendante.
15 Un auteur qui défendait l’impérialisme britannique en parlant de «la fierté légitime que ressentent les membres cultivés d’une communauté civilisée à exercer une domination bénéfique et à voir leur nation s’acquitter de la noble tâche de répandre la forme la plus haute de civilisation [sic !]».
16 Vaishya: la caste des commerçants et marchands.
17 Shoûdra: la quatrième caste, celle des ouvriers.
18 Cette politique conduira deux ans plus tard aux réformes Morley-Minto (voir les extraits des 6 et 20 novembre 1909). Le premier meeting de la Ligue musulmane, qui quarante ans plus tard exigera la création du Pakistan, allait avoir lieu à Karachi le 29 décembre 1907.
19 Sri Aurobindo utilisait rarement les mots «extrémiste» ou «parti extrémiste»: c’est le gouvernement britannique et les Modérés du Congrès qui appelaient ainsi, de façon péjorative, le parti nationaliste. Par «Nationalisme», Sri Aurobindo n’entendait bien entendu aucune doctrine étroite, mais l’appel à la fierté, rare à l’époque, des Indiens envers leur pays et leur civilisation, et au plein accomplissement du génie indien.
20 Un mantra (c’est-à-dire une formule sacrée) qui a le pouvoir de ressusciter un mort.
21 Sri Aurobindo fait allusion ici, non seulement aux extorsions des zamindârs (propriétaires fonciers), mais aussi au traitement cruel que les planteurs britanniques faisaient subir aux paysans, ainsi qu’aux impôts exorbitants qui les appauvrissaient à l’extrême, ce qui eut pour conséquence des famines tragiques et répétées ; ainsi au XIXe siècle, des dizaines de millions de paysans indiens périrent en un génocide sans précédent, mais oublié de l’histoire. De plus, l’Angleterre saignait l’Inde méthodiquement, en s’appropriant et détournant le plus gros de ses richesses dans tous les domaines de la vie économique. Plusieurs historiens indiens et anglais dénoncèrent à l’époque ce pillage éhonté, chiffres à l’appui, et contribuèrent ainsi à l’éveil national.
22 Sri Aurobindo fait allusion ici à l’éveil de 1905 au Bengale et dans toute l’Inde.
23 Zenana: partie de la maison réservée aux femmes.
24 Santals: tribus de l’Inde orientale.
25 Archives and Research, avril 1978, p. 13-18
26 Archives and Research, avril 1979, p. 4
27 Archives and Research, décembre 1978, p. 111
28 Héros militaire marathe du XVIIe siècle, dont le gourou était Ramdas. Shivaji livra de nombreuses batailles contre les représentants de l’empire moghol, accélérant son déclin considérablement.
29 Ce passage et celui qui précède sont tirés d’articles qui n’avaient pas été publiés dans le Bande Mâtaram et que la police confisqua lors de l’arrestation de Sri Aurobindo en mai 1908. Ces deux articles seront présentés comme pièces à conviction pendant le procès de l’attentat d’Alipore, car l’accusation espérait démontrer qu’ils encourageaient la sédition et recommandaient la violence pour renverser l’empire britannique en Inde. Cette accusation fut rejetée, mais le fait est que l’action révolutionnaire de Sri Aurobindo n’avait rien de non-violent.
30 Archives and Research, avril 1979, p. 1-4
31 Sri Aurobindo in the First Decade of the Century, Manoj Das, p. 137. C’est ainsi que Lord Minto, alors Vice-roi des Indes, décrivait Sri Aurobindo9. Opinion que partageait Sir Edward Baker, lieutenant-gouverneur du Bengale: «Je le tiens personnellement pour responsable, plus que tout autre individu au Bengale et probablement en Inde, de la diffusion des doctrines séditieuses10.»
32 Sri Aurobindo in the First Decade of the Century, Manoj Das, p. 134
33 On Himself // SABCL, volume, 26, p. 34
34 Il est important de noter que Sri Aurobindo emploie le mot «religion» dans le contexte indien, non pas dans un sens dogmatique étroit, mais toujours dans la perspective hindoue plus large de dharma. (voir par exemple extraits des 19 juin 1909 et du début 1910).
35 Par «aryen», Sri Aurobindo entend un représentant de l’ancienne culture védique de l’Inde. Nous reviendrons sur ce point un peu plus loin.
36 Lîlâ: le jeu divin.
37 Vâsoudéva: un des noms du Divin.
38 Brahmatéja: littéralement, la puissance du Brahman, c’est-à-dire la force spirituelle.
39 Sièges du gouvernement colonial britannique en Inde.
40 Flatteries dont l’objet fut, dès les débuts du Congrès au XIXe siècle, les chefs politiques des groupements musulmans de l’Inde. Cette politique de flatterie, que Gandhi reprit plus tard et développa à l’extrême, loin de concilier ces chefs, ne fit que leur donner de la force et les encourager à affirmer leurs revendications – jusqu’à celle de la création du Pakistan lors de l’indépendance de l’Inde.
41 Depuis le soulèvement provoqué par la partition du Bengale, la répression que menait le gouvernement colonial s’était faite particulièrement fourbe et brutale.
42 Sri Aurobindo se réfère ici à un article écrit par A. K. Coomaraswamy dans la Modern Review, intitulé «le Message de l’Est».
43 Sri Aurobindo se réfère en particulier à l’éveil artistique remarquable qui eut lieu au Bengale à la fin du XIXe siècle et dont les chefs de file les plus talentueux appartenaient à la famille Tagore. Cette renaissance cependant ne put résister longtemps à la vague d’utilitarisme et commença à s’étioler dans les années 1930.
44 Ensemble de textes sanscrits contenant des préceptes qu’un hindou orthodoxe se soit théoriquement d’observer.
45 Bhakta: adepte de la voie de bhakti ou dévotion au divin.
46 Jñânî: adepte de la voie de jñâna ou connaissance de soi.
47 Archives and Research, avril 1977, p. 56-58
48 Chaddar et dhoti: vêtements indiens traditionnels en coton.
49 Pralaya: littéralement, la dissolution du monde à la fin d’un cycle, dissolution qui sera elle-même suivie d’un nouveau cycle.
50 Rappelons que Sri Aurobindo fait référence au contexte indien, où l’anglais est souvent préféré comme moyen d’instruction à la langue régionale toujours plus riche. L’étudiant indien reste ainsi souvent ignorant de la littérature de sa langue maternelle, sans pour autant acquérir une vraie maîtrise de l’anglais qui lui est enseigné de façon très superficielle.
51 C’est à Dakshinéshwar, près de Calcutta, que vécut Sri Ramakrishna et c’est là que Vivékananda le rencontra pour la première fois.
52 Un célèbre yogi bengali du début du siècle.
53 SABCL, volume, 3, pp. 454-456
54 SABCL, volume, 3, p. 460
55 Archives and Research, décembre 1979, pp. 196-199
56 Archives and Research, décembre 1979, pp. 200-201
57 On Himself // SABCL, volume, 26, pp. 27, 37-38
58 Un des derniers rois assyriens du VIIe siècle av. J.-C.
59 Membres de la dernière dynastie des rois de Perse, les Sassanides, qui régnèrent du IIIe au VIIe siècle après J.-C., jusqu’au moment où les conquêtes musulmanes engloutirent la Perse.
60 Shankara: philosophe et mystique du VIIIe siècle ap. J.-C., auteur de nombreux commentaires sur les textes sacrés, en particulier les Oupanishads. Il parcourut l’Inde à pied de long en large, s’opposant au bouddhisme, tout en intégrant certains éléments de celui-ci dans sa philosophie.
61 Un exégète indien des Védas, qui vécut au XIVe siècle.
62 Bhîma: héros du Mahâbhârata à la force légendaire. Son arme favorite était la massue.
63 Archives and Research, avril 1981, p. 1-6
64 Archives and Research, avril 1983, p. 47
65 Avatâr: manifestation du Divin sous une forme humaine.
66 Manou: selon la tradition indienne, le père de la race humaine et le premier législateur, à qui on attribue la composition d’un code de lois appelé Manou-smriti qui est basé sur l’idée du dharma.
67 Châtourvarnya: «ordre quaternaire». Pour les penseurs védiques, la société humaine avait pour tâche d’exprimer dans la vie l’être suprême, et ces «quatre ordres» représentaient: le Divin en tant que connaissance dans l’homme ; le Divin en tant que pouvoir ; le Divin en tant que productivité, échange et jouissance ; le Divin en tant que service, obéissance et travail. C’est ce qui, déformé dans une époque ultérieure, a été appelé à tort le système des quatre castes.
68 Kali: La tradition indienne distingue quatre âges ou youga dans la manifestation universelle: (1) satya-youga, l’âge de la vérité ; (2) tréta-youga, l’âge où il ne reste plus que les trois-quarts de la vérité ; (3) dvâpara-youga, lorsqu’il ne reste plus que la moitié de la vérité ; (4) kali-youga, l’âge de fer ou âge noir, quand toute vérité a disparu. C’est notre époque actuelle. Après le kali-youga, revient le satya-youga, et un nouveau cycle commence.
69 Vibhoûti: être chez qui les pouvoirs divins (force, beauté, connaissance, amour, etc.) se manifestent de façon évidente. Ce sont des manifestations plus partielles que les avatârs.
70 Archives and Research, décembre 1980, pp. 187-194
71 Archives and Research, décembre 1980, pp. 194
72 Archives and Research, décembre 1977, p. 84
73 Archives and Research, avril 1983, p. 21
74 Védânta: littéralement la fin des Védas, c’est-à-dire les Oupanishads, un ensemble de textes appartenant à la dernière période védique. Par extension, le mot Védânta désigne aussi tout système de philosophie basé sur les Oupanishads.
75 Les Brâhmanas sont des textes anciens constitués de commentaires sur les mantras védiques, d’instructions concernant les rituels, de mythes et de légendes, etc.
76 SABCL, volume, 3, pp. 116-117
77 Sri Aurobindo fait référence ici aux théories linguistiques en vigueur en Europe durant la deuxième moitié du XIXe siècle, selon lesquelles le sanscrit aurait été apporté dans le Nord de l’Inde par des peuplades «aryennes» venues de l’Asie centrale, tandis que les langues du Sud de l’Inde (le tamil notamment) appartiendraient à une famille «dravidienne» d’origine distincte. Ces théories «hostiles» — et toujours en vigueur aujourd’hui pour l’essentiel —, ne reposaient en réalité sur rien d’autre que le désir de créer des divisions au sein des populations indiennes afin de les dominer plus aisément (rappelons la devise britannique de «diviser pour régner»), ou souvent pour les convertir plus aisément au christianisme, et il n’est donc pas surprenant qu’elles aient été vigoureusement propagées par des érudits et des missionnaires au service de l’Empire. À cette fin, il leur suffisait tout simplement de mettre en relief les quelques différences entre les langues du Sud de l’Inde et le sanscrit, et d’ignorer leurs très nombreux et profonds points communs, que Sri Aurobindo lui-même étudia de près et qui le menèrent à la conclusion que tamil et sanscrit dérivaient tous deux d’une même langue plus ancienne, pratiquée en Inde en des temps pré-védiques.
78 SABCL, volume, 27, pp. 182-183
79 Pourânas: textes sacrés datant de l’époque post-védique. Ils présentent les vérités de l’hindouisme à travers des mythes et des légendes, des histoires et des symboles.
80 Yâsha: ancien exégète du Véda. Yâjñavalkya: Rishi auquel la tradition attribue des textes et commentaires védiques.
81 Ajâtashatrou: un roi de Bénarès à l’époque des Oupanishads, qui connaissait les Écritures mieux que les brâhmanes.
82 «Que peut-il y avoir de plus rébarbatif que le Véda?» remarqua-t-il également. La plupart des autres érudits européens du XIXe siècle se rangeaient à cette opinion: «Les versets du Véda apparaissent singulièrement prosaïques, dit Wilson, et de toute façon leur valeur principale réside non dans leurs idées fantasques [sic], mais dans les données sociales et religieuses qu’on y trouve.» Monier-Williams juge «qu’ils abondent davantage en idées puériles qu’en pensées saisissantes et en conceptions élevées». Griffith est frappé par «la monotonie intolérable d’un grand nombre de ces hymnes», dont la langue et le style, selon Cowell, «sont singulièrement artificiels». Ce dernier toutefois concède que «des études beaucoup plus vastes et plus approfondies seront nécessaires pour parvenir à la vraie signification de ces hymnes anciens».
83 Archives and Research, décembre 1983, p. 100, 124
84 Ce mythe créé de toutes pièces a su persister jusqu’à nos jours, et méritera une place d’honneur dans l’histoire des erreurs «scientifiques». Outre les motifs coloniaux auxquels il doit son origine (voir note 14), il avait l’avantage d’attribuer à la race blanche «supérieure» la naissance de la civilisation indienne, puisque selon lui les «Aryens» (peuple indéfinissable dont on ignorait à peu près tout, sauf qu’il était blanc !) avaient envahi l’Inde vers 1500 av. J.-C. Les liens linguistiques évidents entre sanscrit et langues européennes semblaient indiquer un échange de population à une époque reculée, et, bien entendu, que cet échange ait eu lieu à partir de l’Inde n’était guère acceptable aux yeux des savants d’un XIXe siècle qui chantait la gloire de la civilisation européenne. Or, cette «théorie de l’invasion aryenne» contredit non seulement les trouvailles archéologiques (voir note suivante), mais toute la tradition indienne, qui n’en a pas gardé la moindre trace. Au contraire, elle dépeint dans ses épopées (le Râmâyana et le Mahâbhârata), par exemple, une civilisation post-védique hautement développée remontant à de nombreux milliers d’années, alors que les sanscritistes européens affirmaient que le Véda n’avait été composé que très récemment, vers 1000 ans avant J.-C., quelques siècles après l’arrivée présumée des Aryens. Le Véda lui-même ne décrit pourtant aucune terre étrangère: ses auteurs avaient-ils donc tout oublié de leurs lieux d’origine? Mais surtout, cette théorie ne voyait dans le Véda qu’un ramassis d’hymnes primitifs composés par des peuplades animistes cherchant à amadouer les forces de la nature ; nous sommes bien loin de l’extraordinaire expérience des rishis védiques dont Sri Aurobindo redécouvrit le sens profond, et qu’il exposa dans son œuvre magistrale, Le Secret du Véda.
85 Archives and Research, décembre 1984, p. 132, 136
86 Archives and Research, décembre 1985, p. 152, 168
87 Archives and Research, avril 1979, pp. 93-94
88 Sri Aurobindo écrivait ceci quelque huit ans avant les premières découvertes, en 1921-22, de la civilisation de la vallée de l’Indus, qui dura d’environ 3500 à 1900 av. J.-C., et laissa de nombreuses villes remarquables par leur organisation et leur construction très élaborées. Comme il avait été décrété que les «Aryens védiques» avaient envahi le Nord de l’Inde vers 1500 av. J.-C., la plupart des historiens s’empressèrent de qualifier tout aussi arbitrairement la civilisation de l’Indus de «pré-aryenne» et «pré-védique». Pourtant, on y rencontre une abondance d’éléments suggérant un lien avec la culture védique: la présence sur de nombreux sceaux de divinités et de sages assis en posture de yoga, également d’un magnifique taureau, symbole védique par excellence ; un culte d’une déesse-Mère ; des autels sacrificiels ou dédiés au culte du feu, identiques à ceux utilisés encore aujourd’hui en Inde pour les rites védiques… Il est donc naturel qu’un nombre croissant d’historiens et d’archéologues se rallient à l’opinion selon laquelle la civilisation de l’Indus était védique, voire post-védique. Par ailleurs, ils s’accordent sur le fait qu’aucune trouvaille à l’est de l’Indus ne peut être associée à un peuple aryen pénétrant le sous-continent indien: ces envahisseurs mythiques, curieusement, n’ont pas laissé la moindre trace physique. Si quelque doute était encore permis, la découverte dans les années 80 du lit asséché de l’ancienne rivière, la Sarasvati, traversant tout le Nord-Ouest de l’Inde depuis les Himalayas jusqu’à la mer d’Oman, met le point final à une théorie aussi pernicieuse qu’injustifiée. Car, à la suite d’une longue exploration archéologique confirmée par maintes photos de satellites, on sait maintenant que ce puissant fleuve long de près de 1500 km s’est asséché vers 2000 av. J.-C., et près de 700 villages datant de la civilisation de l’Indus ont été trouvés le long de ses rives ; or il est au centre de bien des hymnes du Rig-Véda, que les envahisseurs «aryens» auraient donc composés plusieurs siècles après son assèchement ! Il est clair que ceux qui vivaient près de la Sarasvati et ceux qui composèrent des hymnes en son honneur étaient des hommes de la même époque et de la même culture: le Rig-Véda remonte ainsi à au moins 3000 av. J.-C., et même davantage selon des études récentes. La théorie d’une invasion aryenne de l’Inde contredit non seulement les anciennes traditions de ce pays et le message central du Véda, mais aussi tous les faits archéologiques. Ceux-ci, en revanche, confirment l’absurdité d’une coupure nette entre une Inde pré-védique et post-védique, aryenne et dravidienne, et surtout l’extraordinaire continuité de sa civilisation, seule survivante aujourd’hui d’un monde antique.
89 Archives and Research, avril 1979, pp. 94
90 Thoughts and Aphorisms (dans vol. 17)
91 Loyalisme envers l’empire britannique en Afrique du Sud pendant la guerre des Boers (1899-1902) et la rébellion des Zoulous en 1906. Au moment où Sri Aurobindo écrivait cette lettre, Gandhi était encore en Afrique du Sud ; il ne revint en Inde que quelques mois plus tard, en janvier 1915.
92 Le mot «véda» vient de la racine sanscrite «vid» qui signifie connaître.
93 The Secret of the Veda // SABCL, volume, 10, p. 3
94 SABCL, volume, 17, pp. 393-394
95 Lîlâ: le Jeu divin.
96 Je préfère ne pas employer le mot de «race» car la notion de race est quelque chose de beaucoup plus vague et difficile à déterminer qu’on ne l’imagine en général. Dans ce domaine les distinctions tranchées, courantes dans la mentalité populaire, sont tout à fait inappropriées. [Note de Sri Aurobindo].
97 Sri Aurobindo étudia le tamil pendant quelques années avec l’aide de Subramania Bharati, célèbre révolutionnaire et poète tamoul.
98 Dans le Rig-Véda, les dasyus sont des êtres de l’obscurité que les dieux et les rishis combattent et conquièrent.
99 The Secret of the Veda // SABCL, volume, 10, pp. 33-37
100 Sri Aurobindo – His Life Unique, de Rishabhchand, p. 410-411
101 Revue mensuelle publiée par Sri Aurobindo de 1914 à 1921.
102 SABCL, volume, 16, pp. 402-403
103 SABCL, volume, 17, p. 335
104 On Himself // SABCL, volume, 26, p. 424
105 On Himself // SABCL, volume, 26, p. 425
106 Il nous est impossible dans ces quelques extraits de donner une idée juste du symbolisme védique tel qu’il a été mis en lumière par Sri Aurobindo. Le lecteur est invité à étudier Le Secret du Véda.
107 The Secret of the Veda // SABCL, volume, 10, pp. 352-353
108 SABCL, volume, 16, p. 311
109 Swami Dayananda Saraswati (1824-1883), fondateur de l’Arya-samaj, qui prônait pour l’hindouisme un retour à ses vraies racines védiques, le Véda étant selon lui la source de toute connaissance.
110 SABCL, volume, 17, pp. 337-341
111 Et pourtant le sanscrit, la seule langue qui ait jamais été parlée dans l’Inde tout entière, celle qui exprime le mieux son esprit et sa richesse, est aujourd’hui en passe de disparaître, et on en décourage l’étude aussi bien dans le Nord que dans le Sud du pays.
112 SABCL, volume, 17, p. 299
113 SABCL, volume, 16, pp. 317-319
114 Thoughts and Glimpses // SABCL, volume, 16, p. 391
115 L’Idéal de l’Unité Humaine, Buchet/Chastel, p. 122-123
116 Purousha-Sûkta: l’un des hymnes du Véda contenant une description de la création. Cet hymne est consacré au Purusha ou Être suprême.
117 Purusha cosmique: l’Être suprême sous sa forme cosmique.
118 Le Cycle Humain, Buchet/Chastel, p. 5-15
119 The Secret of the Veda // SABCL, volume, 10, p. 439
120 Symbolisée dans le Véda par les vaches ou les «troupeaux lumineux».
121 Hymns to the Mystic Fire // SABCL, volume, 11, pp. 9-18
122 Roudra: Shiva sous son aspect terrible et destructeur.
123 Sri Aurobindo écrit ceci au moment où Gandhi, de retour en Inde, commence à propager sa doctrine d’ahimsâ ou non-violence.
124 Essays on the Gita // SABCL, volume, 13, pp. 37-42
125 Sri Aurobindo écrit ceci en pleine Première Guerre mondiale.
126 Essays on the Gita // SABCL, volume, 13, pp. 44-45
127 Essays on the Gita // SABCL, volume, 13, pp. 52-54
128 Le vital, dans la terminologie de Sri Aurobindo, représente la région de la conscience entre le physique et le mental, c’est-à-dire la région des émotions, des sentiments, des passions, etc., constituant les diverses expressions de l’Énergie de Vie.
129 Le Cycle Humain, p. 114-121
130 SABCL, volume, 16, pp. 392-394
131 L’Idéal de l’Unité Humaine, p. 361
132 The Hour of God (1991), p. 3-4
133 Archives and Research, décembre 1984, p. 190
134 Bal Gangadhar Tilak (1856-1920) fut l’un des grands héros de la lutte contre l’occupant britannique, et travailla avec Sri Aurobindo pendant plusieurs années au début du XXe siècle.
135 SABCL, volume, 17, pp. 351, 357
136 SABCL, volume, 27, pp. 505-507
137 Le Cycle Humain, pp. 343-350
138 Le Cycle Humain, pp. 378-379
139 Le Cycle Humain, pp. 400
140 La réponse de Stephenson à ceux qui lui démontraient par la pure logique scientifique que son engin sur rails ne pouvait pas et ne devait pas marcher: «Votre difficulté se trouve résolue par le fait qu’il marche.» [note de Sri Aurobindo].
141 Le Cycle Humain, pp. 410-415
142 L’archipel malais au sud-est de l’Inde, qui comprend la péninsule de Malaisie et les îles d’Indonésie.
143 The Renaissance in India // SABCL, volume, 14, pp. 401-404
144 Mâyâ: pouvoir d’illusion (du Divin).
145 War and Self-Determination // SABCL, volume, 15, p. 598
146 War and Self-Determination // SABCL, volume, 15, pp. 605-606
147 The Renaissance in India // SABCL, volume, 14, pp. 426-433
148 The Foundations of Indian Culture // SABCL, volume, 14, pp. 1-11
149 War and Self-Determination // SABCL, volume, 15, pp. 588-597
150 The Foundations of Indian Culture // SABCL, volume, 14, pp. 27, 31
151 The Foundations of Indian Culture // SABCL, volume, 14, pp. 73-75
152 The Foundations of Indian Culture // SABCL, volume, 14, p. 90
153 Vishnu est le dieu d’amour tandis que Roudra est celui de la destruction.
154 Essays on the Gita // SABCL, volume, 13, pp. 367-372
155 Toukaram: saint marathe, né près de Poona au XVIIe siècle, auteur de nombreux hymnes à Krishna. Ramprasad: poète et saint du Bengale qui vécut au XVIIIe siècle et dont les hymnes à Dourgâ sont célèbres. Kabir: saint né près de Bénarès au XVe siècle, auteur de nombreux poèmes et chansons encore populaires aujourd’hui. Il est à noter que les chants dévotionnels de ces trois mystiques, ainsi que de bien d’autres, font encore aujourd’hui partie d’une culture populaire vivante.
156 The Foundations of Indian Culture // SABCL, volume, 14, pp. 122-130
157 SABCL, volume, 17, p. 179
158 Kalki: le dernier avatar qui, armé d’une épée, arrive sur un cheval blanc ailé. Il viendra «tel une comète brûlante».
159 War and Self-Determination // SABCL, volume, 15, p. 635
160 On Himself // SABCL, volume, 26, pp. 430-431
161 Bairâguis: renonçants.
162 Bhaktas: amants de Dieu.
163 Satyâgraha: littéralement: «insistance sur la vérité», expression utilisée surtout pour désigner la résistance passive telle que Gandhi la concevait.
164 Sri Aurobindo entend par là les Indiens des temps védiques.
165 Texte bengali original dans Archives and Research, avril 1980, p. 1-10
166 SABCL, volume, 16, p. 331
167 SABCL, volume, 2, p. 431
168 Bhâskara: grand mathématicien et astronome indien du XIIe siècle.
169 Nâlandâ était une université bouddhique de la dimension d’une ville, construite au Ve siècle près de l’actuelle capitale de l’état du Bihar. Elle accueillait jusqu’à 10 000 étudiants de différentes régions du monde. Au XIIe siècle, comme la plupart des grands monuments et temples de l’Inde du Nord, elle fut pillée et détruite par les envahisseurs musulmans.
170 SABCL, volume, 17, pp. 194-196
171 The Foundations of Indian Culture // SABCL, volume, 14, pp. 363-381
172 On Himself // SABCL, volume, 26, p. 437
173 C’est-à-dire son indépendance vraie et sa souveraineté parfaite.
174 On Himself // SABCL, volume, 26, pp. 438-439
175 Satyâgraha: littéralement: «insistance sur la vérité», expression utilisée surtout pour désigner la résistance passive telle que Gandhi la concevait.
176 Mustapha Kemal, dont les forces nationalistes déposèrent le Sultan en novembre 1922 et qui proclama la République turque un an après, abolit finalement la charge de Calife au début de mars 1924. Le mouvement du Khilafat en Inde s’éteignit rapidement de lui-même, non sans avoir toutefois réussi à renforcer chez les musulmans indiens le sentiment d’appartenir à une entité séparée.
177 Malheureusement cette tendance se renversa et le bahaïsme fut proscrit dans de nombreux pays musulmans ; en Iran, encore aujourd’hui, les bahaïs font l’objet de persécutions sévères, et la ligne officielle est de «bloquer le progrès et le développement bahaï».
178 Swami Dayananda Saraswati (1824-1883), fondateur de l’Arya-samaj, qui prônait pour l’hindouisme un retour à ses vraies racines védiques, le Véda étant selon lui la source de toute connaissance.
179 Le rouet (charkha) et tissu de coton (khaddar) que préconisa Gandhi pour le boycott des marchandises anglaises.
180 Notons que le village a été et reste à la base de la société indienne. Mais celui-ci étant négligé en dépit de l’importance capitale de l’agriculture, le fossé entre Inde rurale et Inde urbaine n’a cessé de grandir.
181 Sri Aurobindo appelle supramental le monde de la Conscience de Vérité totale qui sera l’état de conscience normal lors de la prochaine étape évolutive, de la même façon que le mental est la conscience normale de notre étape humaine.
182 Dès le départ, Gandhi tint à préciser que la question du Khilafat était, à ses yeux, plus importante et plus urgente que celle de l’indépendance. Il écrivit: «Pour les musulmans, le Swaraj signifie, comme il se doit, que l’Inde est capable de s’occuper de l’affaire du Khilafat de manière efficace… Il est impossible de ne pas s’associer à cette attitude… Ce serait bien volontiers que je demanderais la remise à plus tard du mouvement du Swaraj [indépendance] si, ce faisant, nous pouvions promouvoir la cause du Khilafat.»
183 Allusion à de graves émeutes qui avaient eu lieu à Calcutta le mois précédent.
184 Jaïnisme: religion appartenant à la grande famille des religions hindoues, bien que n’acceptant pas le Véda comme source de connaissance. Le jaïnisme est comme le bouddhisme une religion sans dieu. L’insistance sur la non-violence ou ahimsâ y est extrême.
185 Chandragoupta: le fondateur de la dynastie des Mauryas, qui commença à régner à peu près à l’époque de la mort d’Alexandre le Grand. À son apogée, cet empire couvrait toute l’Inde, sauf la pointe sud de la péninsule, et s’étendait jusqu’en Afghanistan et en Perse. Le petit-fils de Chandragoupta fut le célèbre Ashoka. L’empire des Mauryas devait se défaire environ 50 ans après la mort d’Ashoka, qui eut lieu en 232 avant J.-C.
186 Panchayat: conseil de village. Dans l’Inde ancienne, les panchayats constituaient la base gouvernementale au niveau du peuple.
187 Gingee: ancienne citadelle, dont les ruines se trouvent environ à 70 km de Pondichéry, et site de nombreuses batailles.
188 SABCL, volume, 17, pp. 7-8
189 Sachchidânanda: le principe divin éternel de l’Existence [sat], de la Conscience [chit], et de la Joie [ânanda].
190 On Himself, 26-126
191 On Himself // SABCL, volume, 26, p. 483
192 On Himself // SABCL, volume, 26, pp. 122, 124
193 C’est quelque chose qu’ont observé nombre de ceux qui ont approché Gandhi ; ainsi, Nehru remarquait: «J’ai dit [à Gandhi, en mars 1931], que sa façon de nous réserver des surprises m’effrayait, et qu’il y avait chez lui quelque chose d’inconnu que j’étais absolument incapable de comprendre et qui me remplissait d’appréhension, en dépit de mon étroite association avec lui depuis quatorze ans. Il a reconnu la présence de cet inconnu en lui, et avoué que même lui ne pouvait en répondre ni prévoir à quoi cela pouvait mener.»
194 Le disciple avait probablement mentionné la deuxième Table Ronde à laquelle Gandhi assista en 1931, à Londres, et qui échoua. Le gouvernement britannique, en réponse, déclencha un règne de terreur, réprimant les manifestants à coups de canne et de fusil, emprisonnant, fouettant et torturant des dizaines de milliers d’Indiens. Puis le gouvernement promulgua alors un nouveau décret dont l’effet fut de renforcer encore la division entre hindous et musulmans, et, au sein des hindous, les divisions entre castes.
195 On Himself // SABCL, volume, 26, pp. 468-469
196 Extrait inédit d’une lettre à Dilip Kumar Roy
197 On Himself // SABCL, volume, 26, p. 165
198 «La terre est son point d’appui» (Brihadâranyaka Uupanishad, I.1.1.), «dans la matière il a établi sa ferme fondation» (Moundaka Uupanishad, II.2.8).
199 Letters on Yoga // SABCL, volume, 22, p. 178
200 Letters on Yoga // SABCL, volume, 22, p. 152
201 Tilak, relâché en 1914 après une déportation en Birmanie qui avait duré six ans, lança en 1916 le mouvement du «Home Rule» et présida quelques mois plus tard à la réintégration des Nationalistes au sein du Congrès, à la session de Lucknow. Au même moment, la Ligue musulmane, elle aussi, se réunit à Lucknow ; elle accepta de collaborer avec le Congrès en échange d’électorats séparés et d’un nombre fixe de sièges réservés aux musulmans dans les Conseils législatifs provinciaux et impériaux (ce fut le «Pacte de Lucknow»).
202 The Liberator, de Sisirkumar Mitra (Jaico, 1970), p. 199
203 On Himself // SABCL, volume, 26, pp. 375-376
204 Letters on Yoga // SABCL, volume, 22, pp. 196-198
205 Letters on Yoga // SABCL, volume, 24, pp. 1608-1609
206 Letters on Yoga // SABCL, volume, 23, p. 716
207 Letters on Yoga // SABCL, volume, 23, p. 717
208 On Himself // SABCL, volume, 26, p. 167
209 Letters on Yoga // SABCL, volume, 22, pp. 208-209
210 On Himself // SABCL, volume, 26, p. 143
211 Letters on Yoga // SABCL, volume, 22, p. 205
212 On Himself // SABCL, volume, 26, p. 125
213 Letters on Yoga // SABCL, volume, 22, p. 153
214 La Chine était alors en guerre contre le Japon ; ce dernier occupa une grande partie du nord-est de la Chine.
215 Letters on Yoga // SABCL, volume, 22, p. 490
216 Ce premier paragraphe est publié ici pour la première fois.
217 Letters on Yoga // SABCL, volume, 22, p. 144 (2e paragraphe seulement)
218 Gounda-Râj: royaume des gredins.
219 On Himself // SABCL, volume, 26, p. 389
220 On Himself // SABCL, volume, 26, p. 135
221 Letters on Yoga // SABCL, volume, 22, p. 490
222 Letters on Yoga // SABCL, volume, 22, p. 140
223 On Himself // SABCL, volume, 26, p. 380
224 Letters on Yoga // SABCL, volume, 23, pp. 665-666
225 Letters on Yoga // SABCL, volume, 22, p. 139
226 Punya: mérite acquis grâce à une bonne action. (Selon la conception populaire, le pounya reçoit sa récompense lors d’une prochaine vie.)
227 Letters on Yoga // SABCL, volume, 22, pp. 486-487
228 Sri Aurobindo fait allusion à certaines pratiques financières malhonnêtes.
229 Correspondence with Sri Aurobindo de Nirodbaran // SABCL, volume, 2, p. 1185
230 Chittaranjan Das, avocat de Sri Aurobindo au procès d’Alipore en 1908-1909, et leader nationaliste. Il mourut en 1925, épuisé par de longs emprisonnements.
231 Nivédita (Margaret Noble, 1867-1911), disciple irlandaise de Swami Vivékananda ; elle joua un rôle important dans la naissance du mouvement nationaliste au Bengale, collaborant en cela avec Sri Aurobindo.
232 Il est intéressant de noter que ce sont des groupes organisés de Sannyâsins en Inde orientale qui, dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, ont fait l’une des toutes premières tentatives pour renverser la domination britannique.
233 Vande Mâtaram (ou Bande Mâtaram au Bengale) fut dans toute l’Inde le cri de la lutte pour l’indépendance. C’est avec ces deux mots de Vande Mâtaram («Salut à la Mère Inde !») que commençait un hymne composé au XIXe siècle par l’écrivain bengali Bankim Chandra Chatterji.
234 Aujourd’hui encore, dans toutes les récitations officielles de Vande Mâtaram, les strophes qui mentionnent la Mère sous la forme de Dourgâ et d’autres divinités sont omises.
235 Jinnah se fit le champion du séparatisme musulman en Inde, exigeant la création du Pakistan.
236 I.C.S.: Indian Civil Service, corps de hauts fonctionnaires créé par les Anglais.
237 Subhas Bose préconisait une lutte armée contre le régime britannique. Pensant profiter de la Deuxième Guerre mondiale, il s’enfuit en Allemagne pour solliciter l’appui de Hitler, puis au Japon où il mit sur pied une petite armée, l’Indian National Army, qui tenta en vain de pénétrer en Inde par la Birmanie et le Nord-Est.
238 En 1942, Sri Aurobindo donna publiquement son appui à la proposition Cripps, par laquelle les Anglais offraient à l’Inde le statut de dominion (voir extrait du 31 mars 1942 - chapitre VI).
239 Sympathie partagée par beaucoup, en Inde, à l’époque ; elle provenait de sentiments anti-britanniques légitimes mais voilait la réalité de ce qui était en jeu.
240 Une crore = dix millions.
241 C’est-à-dire, en réalité, la capitulation de Pétain.
242 C’est exactement ce qui s’est passé au cours des décennies qui ont suivi l’indépendance de l’Inde en 1947: les hindous ont été ou bien massacrés ou bien chassés du Cachemire. Aujourd’hui encore, les survivants vivent dans des camps de réfugiés plus au sud.
243 Il s’agit d’une lettre ouverte de Gandhi adressée aux Britanniques quelques jours plus tôt: «J’appelle à la cessation des hostilités… car la guerre est mauvaise en essence. Vous voulez tuer le nazisme: vos soldats font la même œuvre de destruction que les Allemands. La seule différence, c’est que vos soldats ne sont peut-être pas aussi perfectionnistes que les soldats allemands… J’ose vous proposer une voie plus noble et plus brave, digne des soldats les plus braves. Je veux que vous combattiez le nazisme sans armes ou… avec des armes non-violentes. Je voudrais que vous déposiez les armes que vous avez car elles sont incapables de vous sauvez ni de sauver l’humanité… Invitez Herr Hitler et Signor Mussolini à prendre ce qu’ils veulent des pays que vous dites vous appartenir. Qu’ils prennent possession de votre belle île et de toutes vos belles demeures. Vous leur livrerez tout cela mais ni votre âme ni votre esprit…» (Amrita Bazar Patrika, 4 juillet 1940, «La méthode de la non-violence – appel du Mahatma Gandhi à tous les Britanniques.»)
244 S’incliner en accordant l’indépendance à une Inde unie, car l’Angleterre avait besoin de la coopération indienne pendant la guerre.
245 En démissionnant de tous les ministères provinciaux en octobre-novembre 1939, se déclarant incapable de prêter son appui à la Grande-Bretagne pendant la guerre.
246 Quelques jours auparavant, Sri Aurobindo avait fait une déclaration publique en faveur des Alliés (voir extrait du 19 septembre 1940 - chapitre VI).
247 The Life Divine // SABCL, volume, 19, pp. 1053-1056
248 On Himself // SABCL, volume, 26, p. 393
249 On Himself // SABCL, volume, 26, p. 393
250 Le lendemain, 1er avril, Cripps répondait avec le télégramme suivant: «Je suis extrêmement touché et heureux de votre message si aimable, m’autorisant à informer l’Inde que vous, qui occupez une place unique dans l’imagination de la jeunesse indienne, êtes convaincu de ce que la déclaration du gouvernement de Sa Majesté accorde, en grande mesure, cette liberté pour laquelle le Nationalisme indien a lutté pendant si longtemps.» Sri Aurobindo envoya même un émissaire au Congrès afin de le convaincre d’accepter la proposition de Cripps ; il envoya aussi un télégramme à C. Rajagopalachari, le futur gouverneur-général de l’Inde, dans lequel il disait: «…Vous conjure de sauver l’Inde. Formidable danger d’une nouvelle domination étrangère quand l’ancienne est en train de s’éliminer d’elle-même.» (Le Japon menaçait alors d’envahir la Birmanie et l’Inde ; quelques jours plus tôt, on avait aussi appris que Subhash Bose était en Allemagne et que, confiant dans la victoire de celle-ci, il essayait d’organiser avec son aide un front anti-britannique). On ne tint aucun compte du conseil de Sri Aurobindo: «Il s’est retiré de la vie politique, de quoi se mêle-t-il ?» dit Gandhi à Duraiswami Iyer, le messager de Sri Aurobindo. Bien que Nehru et Rajagopalachari fussent partisans d’accepter l’offre de Cripps, Gandhi la trouva inacceptable «à cause de son opposition à la guerre». Maulana Azad, le Président du Congrès, s’y opposa également et, finalement, le Congrès la rejeta. La proposition de Cripps eût-elle été acceptée, l’Inde aurait évité la partition du pays et le bain de sang qu’elle entraîna, ainsi que trois guerres avec le Pakistan.
251 On Himself // SABCL, volume, 26, p. 399
252 On Himself // SABCL, volume, 26, pp. 396-398
253 Sarvakarmâni: toutes les œuvres (Guîta III, 30).
254 On Himself // SABCL, volume, 26, pp. 129-130
255 On Himself // SABCL, volume, 26, pp. 167-168
256 Une allusion au Gouvernement intérimaire formé par les Britanniques et le Congrès: la Ligue musulmane venait d’accepter de s’y joindre.
257 On Himself // SABCL, volume, 26, pp. 168-169
258 Letters on Yoga // SABCL, volume, 22, pp. 424-425
259 Sardar Vallabhbhai Patel (1875-1950) qui fut ministre de l’Intérieur après l’indépendance et fit preuve d’une grande fermeté en négociant l’intégration des états princiers, l’accession du Cachemire à l’Inde et le rattachement de l’état de Hyderabad au territoire national.
260 Champaklal Speaks (1976), p. 66
261 On Himself // SABCL, volume, 26, pp. 169-170
262 Deux mois seulement après sa création, le Pakistan envahissait le Cachemire. Les forces indiennes purent repousser l’attaque et se trouvaient sur le point de chasser les Pakistanais du Cachemire lorsque Nehru appela à un arrêt des combats et porta la «querelle» devant les Nations Unies — avec le résultat qu’encore maintenant le Cachemire est divisé en deux et que le territoire occupé par le Pakistan est la source constante d’un terrorisme qui se répand en Inde. C’est la préparation à ce que les leaders pakistanais ont appelé «la nécessité d’une seconde partition de l’Inde».
263 On Himself // SABCL, volume, 26, pp. 401-402
264 On Himself // SABCL, volume, 26, p. 46
265 On Himself // SABCL, volume, 26, p. 49
266 On Himself // SABCL, volume, 26, p. 22
267 On Himself // SABCL, volume, 26, pp. 171-172
268 La création d’états sur une base linguistique qui eut lieu en Inde dans les années suivantes, tout en correspondant en apparence à la suggestion de Sri Aurobindo, fut, en pratique, accompagnée d’une centralisation si poussée et d’une bureaucratisation si envahissante que «le jeu naturel de la vie» des provinces se trouva plutôt étouffé qu’encouragé ; d’autre part, le système rigide et uniforme de représentation parlementaire qu’on imposait aux états et qui, de l’avis général, a surtout servi à engendrer la corruption et à nourrir les divisions, ne pouvait guère fournir le «parfait fonctionnement» que Sri Aurobindo avait en vue pour une fédération indienne.
269 Swabhâva: nature. Swadharma: la loi est qui est la sienne.
270 On Himself // SABCL, volume, 26, pp. 407-413
271 Une allusion à la découverte et à l’emploi récents des armes nucléaires.
272 L’Idéal de l’Unité Humaine, pp. 465-469
273 L’Idéal de l’Unité Humaine, p. 472
274 Partiellement dans On Himself // SABCL, volume, 26, p. 172
275 Quelques jours auparavant, avec l’aide soviétique, les forces de la Corée du Nord avaient attaqué la Corée du Sud ; les troupes chinoises se joignirent à l’offensive quelques mois plus tard.
276 La Chine envahira le Tibet quatre mois plus tard, en Octobre.
277 Partiellement dans On Himself // SABCL, volume, 26, p. 416
278 La Manifestation Supramentale sur la Terre, Buchet/Chastel, pp. 154-155
279 L’Agenda de Mère, Vol. 8, p. 179