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Sri Aurobindo

Le Secret du Véda
Suivi de hymnes choisis du Rig-Véda

Avec commentaires

6. Agni et la Vérité

Le Rig-Véda est un en toutes ses parties. Choisissons n’importe lequel de ses dix Mandalas et nous trouvons la même substance, les mêmes idées, les mêmes images, les mêmes formules. Les Rishis sont les voyants d’une vérité unique et emploient pour l’exprimer un langage commun. Leur tempérament et leur personnalité diffèrent; certains préfèrent employer le symbolisme védique de façon plus riche, plus subtile et pénétrante; d’autres expriment leur expérience spirituelle dans un style plus dépouillé et plus simple, avec une pensée moins féconde, des images poétiques moins riches, des suggestions moins profondes et moins amples. Souvent les chants d’un même voyant varient dans leur manière, allant de l’extrême simplicité à l’abondance la plus singulière. Ou bien le même hymne connaît des envolées et des chutes; il passe des conventions les plus banales sur le symbole général du sacrifice au mouvement d’une pensée dense et complexe. Certains Suktas adoptent un langage clair, presque moderne; d’autres, d’aspect archaïque et obscur, nous déroutent au premier abord. Mais ces différences de style n’enlèvent rien à l’unité de l’expérience spirituelle, et aucune variation dans la terminologie conventionnelle et les formules courantes ne viennent les compliquer. Le style profond et mystique de Dirghatamas Aucathya comme la clarté mélodieuse de Medhatithi Kanva, les hymnes puissants et énergiques de Vishvamitra comme les douces harmonies de Vasishtha reposent solidement sur un fondement de connaissance identique et adhèrent tous scrupuleusement aux conventions sacrées des Initiés.

Cette particularité des compositions védiques fait que la méthode d’interprétation que j’ai exposée peut être illustrée aussi bien à partir de quelques Suktas choisis un peu partout dans les dix Mandatas, qu’à partir d’un petit groupe d’hymnes composés par un seul et même Rishi. Si mon but était de prouver de façon irréfutable la véracité de l’interprétation que je propose maintenant, un travail beaucoup plus considérable et détaillé serait nécessaire. Un examen critique portant sur la totalité des dix Mandatas serait indispensable. Pour justifier, par exemple, la notion que j’attribue au terme védique de ṛtam la Vérité, ou mon explication du symbole de la Vache de Lumière, il me faudrait citer tous les passages majeurs où figurent l’idée de la Vérité ou l’image de la Vache, et asseoir ma thèse en examinant leur sens et leur contexte. Ou si je désirais prouver que, dans le Véda, Indra est réellement, de par ses fonctions psychologiques, le maître du Mental lumineux, représenté par,dyauḥ le Ciel, avec ses trois royaumes étincelants, rocanāḥ, il me faudrait étudier aussi bien les hymnes adressés à Indra que les passages où le système védique des mondes se trouve clairement mentionné. Et cela même serait insuffisant, tellement sont entremêlées et interdépendantes les notions du Véda, à moins d’entamer une étude des autres dieux et des autres termes psychologiques importants ayant un rapport avec le concept de la Vérité et de l’illumination mentale qui nous y conduit. Je reconnais la nécessité d’un tel travail de justification et espère le mener à bien dans d’autres études sur la Vérité védique, les dieux du Véda et les symboles védiques. Mais une entreprise de cette envergure dépasserait le cadre du présent ouvrage, qui se borne simplement à illustrer ma méthode et à exposer brièvement les résultats de ma théorie.

Pour illustrer la méthode, je propose de prendre les onze premiers Suktas du premier Mandala, et de montrer comment quelques-unes des idées centrales d’une interprétation psycho logique se dégagent de certains passages importants ou hymnes isolés, et comment leur contexte aussi bien que l’idée générale des hymnes revêtent une apparence entièrement nouvelle à la lumière de cette réflexion plus approfondie.

Le Samhita du Rig-Véda, dans la version que nous possédons, est divisé en dix livres ou Mandalas. Un double principe a présidé à cet arrangement. Six des Mandatas sont réservés chacun aux hymnes d’un Rishi unique ou d’une seule famille de Rishis. Ainsi le deuxième est consacré principalement aux Suktas du Rishi Gritsamada, le troisième et le septième aux célèbres Vishvamitra et Vasishtha respectivement, le quatrième à Vamadéva, le sixième à Bharadvaja. Le cinquième rassemble les hymnes de la maison des Atris. Chacun de ces Mandalas regroupe au début les Suktas adressés à Agni, suivis de ceux qui célèbrent Indra; les invocations aux autres dieux, Brihaspati, Surya, les Ribhus, Usha, etc., terminent le Mandala. Un livre entier, le neuvième, est dédié à un dieu unique, Soma. Les premier, huitième et dixième Mandalas sont des recueils de Suktas écrits par divers Rishis, mais les hymnes de chaque voyant sont habituellement placés ensemble en respectant l’ordre de leurs divinités, Agni en tête, suivi d’Indra, puis des autres dieux. Ainsi, le premier Mandala débute par dix hymnes du voyant Madhucchandaś, fils de Vis hvamitra, et un onzième attribué à Jetri, fils de Madhucchandaś. Le style, la manière et l’esprit de ce dernier Sukta, cependant, sont identiques à ceux des dix précédents, et ils peuvent tous être considérés comme formant une seule entité, de conception et de traitement unique.

La disposition de ces hymnes védiques obéit elle aussi à un certain principe de développement de la pensée. Le premier Mandala a été conçu, semble-t-il, de sorte que les différents éléments de la pensée du Véda se révèlent progressivement, sous le couvert des symboles convenus, en empruntant la voix de plusieurs Rishis, qui sont presque tous d’éminents penseurs et chantres sacrés, certains d’entre eux comptant parmi les noms les plus célèbres de la tradition védique. Et ce n’est pas non plus un hasard si le dixième, et dernier Mandata, nous offre, avec le concours d’auteurs encore plus divers, les derniers développements de la pensée du Véda et quelques-uns de ses Suktas les plus expressément modernes. C’est là que figurent le Sacrifice du Purusha (10.90) et le grand Hymne de la Création (10.129). C’est là aussi que les érudits modernes croient découvrir les origines premières de la philosophie védantique, le Brahmavada.

Quoi qu’il en soit, les hymnes du fils et du petit-fils de Vishvamitra, qui ouvrent le Rig-Véda, font résonner admirablement les premières notes fondamentales de l’harmonie védique. Le premier hymne adressé à Agni suggère cette conception centrale de la Vérité, qui se trouve confirmée dans les second et troisième Suktas, où Indra est invoqué en compagnie d’autres dieux. Dans les huit hymnes restants, dédiés au seul Indra, sauf un seul qu’il partage avec les Maruts, nous découvrons les symboles du Soma, de la Vache et de Vritra l’obstructeur, et le grand rôle joué par Indra dans la conduite de l’homme vers la Lumière et la destruction des obstacles qui barrent son progrès. Ces hymnes sont par conséquent d’une importance cruciale pour l’interprétation psychologique du Véda.

Il y a quatre vers dans l’hymne à Agni, du cinquième au huitième, où le sens psychologique ressort avec une grande force et clarté, échappant au voile du symbole.

agnir hotā kavikratuḥ satyaś citraśravastamaḥ

devo devebhir ā gamat (1.1.5)

yad aṅga dāśuṣe tvam agne bhadraṁ kariṣyasi

tavet tat satyam aṅgiraḥ (1.1.6)

upa tvāgne dive-dive doṣāvastar dhiyā vayam

namo bharanta emasi (1.1.7)

rājantam adhvarāṇāṁ gopām ṛtasya dīdivim

vardhamānaṁ sve dame (1.1.8)

Dans ce passage, nous avons une série de termes possédant visiblement, ou pouvant admettre manifestement, un sens psychologique, et donnant une couleur spéciale à l’ensemble du contexte. Sayana insiste néanmoins sur une interprétation pure ment rituelle, et il est intéressant de voir comment il y parvient. Dans la première phrase nous avons le mot kavi désignant un voyant et, en supposant même que kratu signifie la tâche du sacrifice, cela donnerait: “Agni, le prêtre dont la tâche ou le rite est celui du voyant”, tournure qui confère tout de suite une dimension symbolique au sacrifice et qui est en elle-même suffisante pour servir de point de départ à une compréhension plus profonde du Véda. Sayana estime qu’il doit tourner la difficulté à tout prix et, se débarrassant donc du sens de voyant, donne à kavi une autre signification, insolite celle-ci. Il explique alors qu’Agni est satya, vrai, parce qu’il apporte le véritable fruit du Sacrifice. Sayana rend śravas par renommée; Agni jouit d’une réputation excessivement variée. Il aurait certainement mieux valu donner au mot le sens de richesse, afin d’éviter l’incohérence de cette dernière traduction. Le cinquième vers se comprendra alors ainsi: “Agni, le prêtre, actif dans le rituel, qui est vrai (dans son fruit) car sa richesse est la plus variée – qu’il vienne, dieu parmi les dieux.”

Au sixième Rik, le commentateur propose une construction très maladroite et heurtée, et banalise la pensée, ce qui brise complètement la continuité du vers: “Ce bien (sous la forme d’une richesse variée) que tu effectueras pour le donneur du sacrifice, ce bien est à toi. Ceci est la vérité, ô Angiras”; autrement dit: chacun y trouve son compte, car si Agni rend service au donneur (d’offrandes) en lui procurant des richesses, celui-ci en retour accomplira de nouveaux sacrifices pour Agni, de sorte que ce qui profitera à celui qui sacrifie profitera aussi au dieu. Ici aussi il aurait mieux valu traduire: “Le bien que tu feras au donneur, cela même est ta vérité, ô Angiras”, car nous obtenons du même coup un sens et une construction plus simples, ainsi qu’une explication de satya, vrai, employé comme épithète du dieu du feu sacrificiel. Telle est la vérité d’Agni, qu’il récompensera sûrement l’auteur du sacrifice de ses bienfaits.

Le septième vers ne présente pas de difficulté à l’interprétation ritualiste, si ce n’est l’étrange expression, “Nous arrivons portant la prosternation”. Sayana explique que “portant” signifie simplement ici “faisant” et il traduit, “À toi, jour après jour, nous arrivons nuit et jour, notre pensée faisant la prosternation”. Au huitième vers il prend ṛtasya au sens de vérité et explique qu’il s’agit du fruit véritable du rituel: “À toi qui brilles, protecteur des sacrifices, manifestant toujours leur vérité (c’est-à-dire leur fruit inévitable), grandissant dans ta propre demeure”. Là encore il aurait été plus simple et plus juste de donner à ṛtam le sens de sacrifice et de traduire: “À toi, resplendissant dans les sacrifices, protecteur du rite, toujours lumineux, grandissant dans ta propre demeure”. La “propre demeure” d’Agni, dit le commentateur, est le lieu du sacrifice et l’endroit est, il est vrai, assez fréquemment appelé en sanskrit, “la demeure d’Agni”.

Quelques aménagements suffisent par conséquent, nous le voyons, pour établir un sens purement rituel, tout à fait vide de pensée, même dans un passage qui, à première vue, offre une richesse considérable de signification psychologique. Néanmoins, si ingénieusement que cela soit effectué, il subsiste des défauts et des failles qui trahissent le caractère artificiel du procédé. Nous avons dû larguer en route le sens évident de kavi, qu’il conserve d’un bout à l’autre du Véda, et lui substituer insidieusement une lecture imaginaire. Nous devons soit séparer les deux mots satya et ṛta qui sont étroitement associés dans le Véda, soit donner à ṛta un sens factice. Et tout du long nous avons ignoré les suggestions que nous dictait spontanément le langage du Rishi.

Suivons plutôt maintenant le principe opposé et donnons aux mots du texte inspiré leur pleine valeur psychologique. Kratu en sanskrit veut dire tâche ou action, et notamment la tâche sacrificielle; mais il veut dire également force ou pouvoir (en grec, kratos) effectif d’action. Du point de vue psychologique, ce pou voir effectif d’action est la volonté. Le mot peut aussi signifier mental ou intellect, et Sayana admet comme autre sens possible pour kratu, pensée ou connaissance. Śravas désigne littéralement l’ouïe, et de ce sens premier est tiré le sens dérivé de renommée. Mais psychologiquement, l’idée d’entendre entraîne en sanskrit un autre sens, que nous trouvons dans a śravaṇa, śruti, śruta,– la connaissance révélée, la connaissance issue de l’inspiration. Dṛṣṭi et śruti, la vue et l’ouïe, la révélation et l’inspiration, sont les deux pouvoirs principaux de cette faculté supramentale issue de l’ancienne notion védique de la Vérité, le ṛtam Les lexicographes refusent ce sens au mot śravas, mais admettent celui d’hymne – le verbe inspiré du Véda. Ceci indique clairement qu’il a véhiculé jadis l’idée d’inspiration ou de quelque chose d’inspiré, que ce soit parole ou connaissance. Cela nous autorise donc à lui donner, au moins provisoirement, cette signification dans le pas sage qui nous occupe; car renommée, l’autre signification, est parfaitement incongru et dépourvu de sens dans le contexte. Il y a enfin le mot namas, auquel on peut aussi donner une interprétation psychologique; car il signifie littéralement se courber et s’applique au geste de soumission de celui qui adore la divinité, traduit physiquement par la prosternation du corps. Quand, par conséquent, le Rishi parle “d’apporter à Agni son obéissance par la pensée”, il ne fait guère de doute qu’il donne à namas le sens psychologique de prosternation intérieure, l’acte de soumission ou d’abandon à la divinité.

Cela donne donc pour les quatre vers la traduction suivante:

“Puisse Agni, le prêtre de l’offrande, dont la volonté d’action est celle du voyant, lui qui est le Vrai, le plus riche par la diversité de son inspiration, approcher, dieu parmi les dieux.

Cette félicité même, ô Agni, que tu crées toi-même pour celui qui offre le sacrifice, tienne est cette Vérité, ô Angiras.

À toi, ô Agni, jour après jour, dans la nuit et la lumière, nous venons, avec notre pensée, porteurs de notre soumission,

À toi qui règnes sur nos sacrifices-pèlerinages (ou, qui brilles en t’élevant des sacrifices), gardien de la Vérité et de son illumination, grandissant dans ta propre demeure”. (1-1-5 à 8)

Le défaut de cette traduction est que nous avons dû employer un seul et même mot pour satyam et ṛtam tandis que, comme le montre la formule satyam ṛtam bṛhat la pensée védique donnait un sens précis et différent à chacun de ces deux termes.

Qui, donc, est ce dieu Agni, auquel s’adresse le langage d’une ferveur aussi mystique et à qui sont attribuées des fonctions aussi vastes et profondes? Quel est ce gardien de la Vérité, qui, dès qu’il agit, devient l’illumination de cette Vérité, sa volonté étant celle d’un voyant dont la sagesse divine gouverne une inspiration richement diversifiée? De quelle Vérité est-il dépositaire? Et quel est ce bien qu’il crée pour celui qui offre, qui s’approche toujours de lui par la pensée, jour et nuit, portant en guise de sacrifice sa soumission et son abnégation? Est-ce de l’or, des chevaux, du bétail qu’il apporte, ou une plus divine richesse?

Le feu sacrificiel est incapable de remplir de telles fonctions, ni aucune autre flamme matérielle ou principe physique de chaleur ou de lumière. Et pourtant le symbole du feu sacrificiel se maintient de bout en bout. Il est clair que nous sommes en présence d’un symbolisme mystique où le feu, le sacrifice, le prêtre ne font que représenter extérieurement un enseignement plus profond à l’aide d’images qu’on estimait devoir préserver et garder toujours au premier plan.

L’enseignement védantique comporte à ses débuts, dans les Upanishads, une conception de la Vérité qui s’inspire souvent de formules tirées des hymnes du Véda, comme l’expression déjà citée, satyam ṛtam bṛhat le Vrai, le Juste, le Vaste. Dans le Véda on parle de cette Vérité comme d’un chemin conduisant à la Félicité, à l’Immortalité. Dans les Upanishads aussi, c’est par la voie de la Vérité que le sage ou voyant, Rishi ou Kavi, s’affranchit. Il s’affranchit de la fausseté, de l’état mortel, pour passer dans une existence immortelle. Nous sommes par conséquent en droit de supposer que le Véda et le Védanta partagent une conception identique.

Cette conception psychologique est celle d’une vérité qui est vérité d’essence divine, non vérité des sensations et des apparences mortelles. Elle est satyam, vérité de l’être; elle est dans son action ṛtam ce qui est juste – vérité de l’être divin, déterminant une activité juste à la fois du mental et du corps; elle est bṛhat la vérité universelle procédant directement et sans déformation de l’Infini. La conscience qui lui correspond est elle aussi infinie, bṛhat large, contrairement à la conscience du mental sensoriel fondée sur la limitation. On dit de l’une qu’elle est bhūmā, la grande, de l’autre qu’elle est alpa, la petite. Cette conscience supramentale ou conscience-de-Vérité porte d’ailleurs un autre nom, Mahas, qui veut dire aussi le grand, le vaste. Et de même que la réalité objective des sensations et des apparences, qui est pleine de fausseté (anṛtam la non-vérité ou application fausse de satyam dans l’activité mentale et corporelle), a pour instruments les sens, le mental sensoriel (manas) et l’intellect s’appuyant sur leur témoignage, de même la conscience-de-Vérité possède les facultés correspondantes – dṛṣṭi, śruti, viveka, la vision directe de la vérité, l’écoute directe de son message, la discrimination directe de ce qui est juste. Quiconque est en possession de cette conscience-de-Vérité, ou ouvert à l’action de ces facultés, est Rishi ou Kavi, sage ou voyant. Ce sont ces conceptions de la vérité, satyam et ṛtam, que nous devons appliquer dans cet hymne qui introduit le Véda.

Agni dans le Véda est toujours présenté sous le double aspect de Force et de Lumière. Il est le pouvoir divin qui bâtit les mondes, pouvoir qui agit toujours avec une connaissance par faite, car il est jātavedas, Celui qui connaît toutes les naissances – viśvāni vayunāni vidvān (10.122.2, 6.15.10) –, il connaît toutes les manifestations ou phénomènes, ou il possède toutes les formes et activités de la sagesse divine. En outre, il est dit et répété que les dieux ont fait d’Agni l’Immortel dans les mortels, le pouvoir divin en l’homme, l’énergie d’accomplissement qui leur permet de travailler en lui. C’est ce travail que symbolise le sacrifice,

D’un point de vue psychologique, nous pouvons donc considérer Agni comme la Volonté divine, inspirée parfaitement par la Sagesse divine et, en fait, une avec elle, le pouvoir dynamique ou efficient de la conscience-de-Vérité. Ceci est le sens évident du mot, kavikratuḥ, Lui dont la volonté active ou le pouvoir d’actualisation est celui du voyant, autrement dit, celui qui agit avec cette connaissance donnée par la conscience-de-Vérité où n’existent ni inadéquation ni erreur. Les épithètes qui suivent confirment cette interprétation. Agni est satya, vrai dans son être; la possession parfaite de sa propre vérité et de la vérité essentielle des choses lui donne le pouvoir de l’appliquer parfaitement dans tout acte et mouvement de force. Il possède à la fois satyam et ṛtam. Par ailleurs, il est citraśravastamaḥ; confère une plénitude d’inspirations richement lumineuses et diversifiées, qui permettent d’accomplir l’action parfaite. Car toutes ces épithètes sont celles d’Agni en tant que hotṛ, le prêtre du sacrifice, celui qui fait l’offrande. C’est, par conséquent, ce pouvoir d’Agni d’appliquer la Vérité dans l’action (karma ou apas), symbolisée par le sacrifice, qui explique pourquoi les hommes se tournent vers lui. L’importance du feu sacrificiel dans le rituel extérieur correspond à l’importance de cette force intérieure de Lumière et de Pouvoir unifiés dans le rite intérieur, permettant dialogue et échange entre le mortel et l’Immortel. Ailleurs, Agni est fréquemment décrit comme l’émissaire, dūta, le moyen de communication et d’échange.

Nous voyons alors à quel titre Agni est convié au sacrifice. “Qu’il vienne, dieu parmi les dieux” (rik 5). La prépondérance accordée à l’idée de divineté par cette répétition, devo devebhir, se comprend mieux si nous nous rappelons qu’Agni est constamment décrit comme le dieu dans les êtres humains, l’Immortel dans les mortels, l’Hôte divin. Nous pouvons restituer pleinement le sens psychologique en traduisant: “Qu’il vienne, pouvoir divin parmi les pouvoirs divins”. Car dans une lecture superficielle du Véda, les dieux sont les pouvoirs universels de la Nature physique personnifiée; pour une lecture plus en profondeur, ils doivent être les pouvoirs universels de la Nature en ses activités subjectives, Volonté, Mental, etc. Mais le Véda sépare toujours l’action ordinaire, humaine ou mentale, de ces puissances, manuṣvat, et leur action divine. On admet que l’homme, par le juste emploi de leur action mentale dans le sacrifice intérieur aux dieux, peut les convertir en leur nature véritable ou divine, le mortel devenir immortel. Ainsi les Ribhus, qui étaient au début des êtres humains ou représentaient des facultés humaines, sont devenus des pouvoirs divins et immortels, par la perfection dans l’action, sukṛtyayā (1.20.8), svapasyayā (3.3.11). Le sacrifice semble ainsi symboliser ce don de soi réitéré de l’être humain au divin et cette descente perpétuelle du divin dans l’humain.

L’état d’immortalité ainsi atteint est conçu comme un état de félicité ou béatitude, fondé sur une Vérité et une Justice parfaites, satyam, ṛtam. C’est comme cela, à mon avis, qu’il faut comprendre le vers qui suit (rik 6): “Le bien (bonheur) que tu créeras pour celui qui donne, telle est cette vérité de toi, ô Agni”. Autrement dit, cette vérité, qui est la nature d’Agni, est essentiellement l’absence de mal, l’état de bien et de bonheur parfaits que le ṛtam porte en soi et qui sera nécessairement créé dans le mortel, dès lors qu’il offre le sacrifice en faisant intervenir Agni, le prêtre divin. Bhadram désigne tout ce qui est bon, de bon augure, heureux, et n’a nul besoin lui-même de revêtir une signification profonde. Mais nous le rencontrons dans le Véda utilisé, comme ṛtam, dans un sens spécial. L’un des hymnes (5.82.4,5) l’oppose au mauvais rêve, duḥṣvapnyam, la conscience fausse de ce qui n’est pas le ṛtam, et de duritam, la démarche fausse, qui désigne tout ce qui est mal et cause la souffrance. Bhadram équivaut donc à suvitam, la démarche juste, qui signifie, sous toutes leurs formes, le bien et la félicité appartenant à l’état de la Vérité, le ṛtam. C’est mayas, la félicité; et les dieux qui incarnent la conscience-de-Vérité sont appelés mayobhuvaḥ (1-13-9), ceux qui apportent ou portent dans leur être la félicité. Ainsi chaque élément du Véda, pour peu qu’il soit bien compris, éclaire chacun des autres éléments. Ce n’est que lorsque nous nous laissons égarer par ses voiles que nous jugeons le texte incohérent.

Le vers suivant (rik 7) stipule, semble-t-il, la condition indispensable au succès du sacrifice: jour après jour, dans la nuit comme dans la lumière, la pensée chez l’être humain, avec sou mission et obéissance, adoration et don de soi, doit constamment s’en remettre à la Volonté et à la Sagesse divines que représente Agni. La Nuit et le Jour, naktoṣāsā, sont eux aussi symboliques, comme tous les autres dieux du Véda, et cela paraît signifier que, dans tous les états de conscience, qu’ils soient illuminés ou obscurs, toutes les activités doivent constamment se soumettre et s’en remettre au gouvernement divin.

Car de nuit comme de jour, Agni jaillit resplendissant des sacrifices (rik 8); il est le gardien de la Vérité, de ṛtam en l’homme, et la défend contre les pouvoirs de l’obscurité; il est ce brasier qui ne cesse de brûler, même lorsque le mental se trouve obscurci ou assailli. Les idées ainsi brièvement esquissées au huitième vers se retrouvent constamment dans tous les hymnes à Agni du Rig-Véda.

On dit enfin d’Agni qu’il “grandit dans sa propre demeure”. Nous ne pouvons plus nous satisfaire de l’explication qui veut que la demeure personnelle d’Agni soit cette pièce où l’hôte entre tient le feu védique. Il nous faut chercher dans le Véda lui-même une autre interprétation et nous la trouvons dans l’hymne 75, Rik 5, du premier Mandata: “Sacrifie pour nous à Mitra et à Varuna, sacrifie aux dieux, à la Vérité, au Vaste, ô Agni, sacrifie à ta propre demeure”.

yajā no mitrāvaruṇā yajā devāṁ ṛtam bṛhat

agne yakṣi svaṁ damam (1.75.5)

Ici, ṛtam bṛhat et svaṁ damam semblent exprimer le but du sacrifice, et ceci est en consonance parfaite avec l’imagerie du Véda, qui décrit fréquemment le sacrifice comme un périple vers les dieux, et l’homme lui-même comme un voyageur en route vers la vérité, la lumière ou la félicité. La Vérité, le Vaste et la demeure propre d’Agni sont donc, on le voit bien, synonymes. On dit fréquemment d’Agni et des autres dieux qu’ils sont nés dans la Vérité, qu’ils habitent le Large ou le Vaste. Le sens, alors, dans notre passage sera qu’Agni, volonté et pouvoir divin en l’homme, grandit dans la conscience-de-Vérité, son domaine propre, où se dissipent toutes les fausses limitations, urāv anibādhe (3.1.11), “dans le Vaste et l’Illimité”.

Ainsi, dans ces quatre vers de l’hymne qui sert de prélude au Véda, nous voyons mentionnées dès le départ les idées essentielles des Rishis védiques: – le concept d’une conscience-de-Vérité supramentale et divine, – l’invocation des dieux, conçus comme Pouvoirs de la Vérité, pour élever l’homme et le sortir des illusions du mental mortel, – la réalisation dans et par cette Vérité d’un état immortel de bien et de félicité parfaits – et, enfin, le sacrifice intérieur et l’offrande à l’Immortel de ce que le mortel possède et est, comme moyen pour parvenir à la perfection divine. Tous les autres aspects spirituels de la pensée védique s’articulent autour de ces concepts fondamentaux.

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