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Sri Aurobindo

Le Secret du Véda
Suivi de hymnes choisis du Rig-Véda

Avec commentaires

5. La méthode philologique du Véda

Aucune interprétation du Véda ne peut être correcte à moins de reposer sur une base philologique juste et solide; et pourtant la langue obscure et archaïque dont cette Écriture est le seul document subsistant présente des difficultés philologiques à nulle autre pareilles. Il est impossible à tout esprit critique de se fier entièrement aux traductions traditionnelles et souvent fantaisistes des érudits indiens. La philologie moderne s’efforce d’arriver à une assise plus sûre et scientifique, mais ne l’a pas encore trouvée.

L’interprétation psychologique du Véda comporte notamment deux difficultés que seule une explication philologique satisfaisante peut résoudre. D’abord, cette interprétation nécessite l’acceptation de plusieurs sens nouveaux pour un bon nombre de termes techniques fixés par le Véda, – termes, par exemple, comme ūti, avas, vayas. Ces nouvelles traductions doivent satisfaire un premier critère que nous jugeons élémentaire; elles doivent s’adapter à tous les contextes, éclairer le propos et nous éviter la nécessité d’attribuer des significations radicalement différentes au même mot, dans une œuvre aussi rigidement structurée que le Véda. Mais ce critère ne suffit pas. Il nous faut en outre une base philologique qui non seulement justifiera le sens nouveau, mais qui expliquera aussi comment un mot unique a pu accepter tant de significations différentes, celle attribuée par l’interprétation psychologique, celles données jadis par les grammairiens et celles, quand il y en a, qu’ajoutera plus tard le sanskrit. Mais ceci est difficilement possible à moins de trouver pour nos déductions philologiques une assise plus scientifique que ne le permet notre connaissance actuelle.

En second lieu, la théorie de l’interprétation psychologique dépend très souvent du recours à un double sens pour les mots importants – les mots-clefs de l’enseignement secret. C’est l’une des figures de style traditionnelles de la littérature sanskrite qui, par la suite, sera parfois utilisée de façon trop artificielle dans les œuvres classiques; il s’agit du śleṣa ou figure de rhétorique dite du double entendre. Mais sa sophistication même suggère que ce procédé poétique doit nécessairement appartenir à une culture tardive plus élaborée. Comment alors expliquer sa présence constante dans une œuvre de la plus haute antiquité? Par ailleurs, le Véda développe ce procédé de façon singulière en se servant délibérément de la polysémie des racines sanskrites, cherchant à regrouper dans un seul mot autant de sens que possible, ce qui à première vue grossit immensément l’ampleur du problème. Le mot aśva, par exemple, qui désigne d’ordinaire un cheval, est Utilisé pour figurer le Prana, l’énergie nerveuse, le souffle vital, le dynamisme mi-mental mi-matériel qui relie mental et matière. Sa racine, entre autres sens, comporte les idées d’impulsion, force, possession, jouissance, et nous trouvons toutes ces significations rassemblées dans l’image du Coursier de la Vie, pour souligner les tendances essentielles de l’énergie pranique. Un tel emploi du langage serait impossible si la langue des aryens d’autrefois obéissait aux mêmes conventions que celles de notre langage moderne, ou se trouvait au même stade de développement. Mais si nous supposons un instant que quelque élément propre à la langue aryenne archaïque, telle qu’elle était utilisée par les Rishis védiques, faisait que les mots étaient perçus comme plus vivants, plutôt que comme de simples symboles conventionnels représentant des idées, passant d’un sens à l’autre plus facilement que dans notre maniement ultérieur du langage – nous découvrirons alors que ces procédés n’étaient pas du tout artificiels ou manières pour leurs utilisateurs, mais qu’il s’agissait là plutôt des premiers moyens s’imposant naturellement aux hommes désireux à la fois de trouver des modes d’expression nouveaux, concis et appropriés, pour traduire leurs conceptions psychologiques étrangères à la masse, tout en cachant à l’intelligence profane les idées contenues dans leurs formules. Telle est, me semble-t-il, la véritable explication; une étude du développement de la langue aryenne pourra, je pense, établir que le langage a bien connu une étape particulièrement favorable à cet emploi cryptique et psychologique de mots qui, dans leur usage populaire, avaient une signification claire, précise et concrète.

J’ai déjà souligné que mon premier examen des mots tamils m’avait conduit à ce qui semblait être une clef des origines et de la structure véritables de la langue sanskrite archaïque; et cette clef m’emporta si loin que je perdis complètement de vue mon propos initial, à savoir les rapports entre les langues aryenne et dravidienne, et me plongeai dans la recherche beaucoup plus intéressante des origines mêmes du langage chez l’homme et des lois régissant son développement. Il me semble que cette vaste enquête, et non les préoccupations ordinaires des spécialistes de la linguistique, devrait être le but principal et la préoccupation majeure de toute vraie science de la philologie.

Les premiers espoirs nés avec la philologie moderne ayant été déçus, compte tenu de ses piètres résultats, de sa cristallisation en petite science conjecturale, l’idée d’une Science du Langage est maintenant discréditée et sa légitimité même complètement démentie, pour des raisons tout à fait injustifiées. Il me semble impossible d’approuver un rejet aussi définitif. S’il y a une chose que la science moderne a triomphalement établie, c’est que l’histoire de toute chose terrestre est régie par une loi et un processus évolutif. Quelle que puisse être sa nature plus secrète, la Parole est, lorsqu’elle se manifeste extérieurement dans le langage humain, un organisme qui se développe et évolue sur terre. Elle préserve sans cesse, il est vrai, une dimension psychologique, et elle est par conséquent plus libre, plus souple et s’adapte plus volontiers que les organismes purement physiques; son secret est plus difficile à percer, ses diverses composantes ne se prêtent qu’à des méthodes d’analyse plus subtiles et moins tranchantes. Mais loi et processus existent dans les phénomènes mentaux aussi bien que dans les phénomènes matériels, bien qu’ils semblent plus instables et fluctuants. Loi et progrès ont dû gouverner les origines et les développements du langage. Si la clef nécessaire et les données suffisantes sont fournies, on doit pouvoir les découvrir. Et il me semble que c’est dans la langue sanskrite que la clef peut être trouvée et que les données attendent notre investigation.

L’erreur commise par la philologie, qui l’a empêchée d’arriver à un résultat plus probant dans cette direction, a été, dans les parties concrètes du discours, son obsession de la morphologie externe du langage et, dans le domaine psychologique, son obsession des rapports, externes eux aussi, entre langues voisines, des vocables constitués et flexions grammaticales. Mais la vraie méthode de la science est de remonter aux origines, à l’embryologie, aux éléments et processus plus obscurs des choses. L’évidence n’engendre que l’évidence et le superficiel. Pour découvrir ce qui se situe en profondeur, la vérité réelle, mieux vaut pénétrer la face cachée que dissimule l’apparence des phénomènes, sonder le développement passé dont les formes abouties n’offrent que des témoignages secrets et dispersés, ou examiner cet éventail de possibilités dont les manifestations actuelles ne sont qu’une étroite sélection. Une méthode de ce genre appliquée aux formes primitives du langage humain peut seule aboutir à une réelle Science du Langage.

Ce n’est pas dans un court chapitre d’un traité lui-même succinct et consacré à un autre sujet qu’il est vraiment possible de présenter les résultats du travail que j’ai entrepris dans ce sens1, Je peux seulement indiquer brièvement un ou deux aspects qui concernent directement le sujet de l’interprétation védique. Et je les mentionne ici uniquement pour éviter que mes lecteurs ne supposent qu’en m’écartant du sens traditionnel de certains mots védiques j’ai simplement tiré parti de cette liberté de conjecture ingénieuse qui est à la fois une des grandes tentations et une des, faiblesses les plus sérieuses de la philologie moderne.

Mes recherches m’ont d’abord convaincu que les mots, tout comme les plantes, tout comme les animaux, ne sont nullement des productions artificielles, mais quelque chose qui évolue – l’évolution vivante d’un son ayant pour origine certains sons primordiaux. À partir de ces sons primordiaux se développe un petit nombre de radicaux primitifs, dotés d’une immense progéniture qui, de génération en génération, s’ordonne en tribus, clans, familles, groupements restreints ayant chacun une ascendance commune et une histoire psychologique commune. Car le facteur qui a présidé au développement du langage a été le rapprochement, fait par le mental nerveux chez l’homme primitif, entre des sons articulés et certaines significations générales, ou plutôt certaines commodités et valeurs sensorielles en général. Le processus guidant cette association n’avait rien non plus d’artificiel, il était naturel et gouverné par des lois psychologiques simples et bien définies.

Au départ, les phonèmes n’ont pas servi à exprimer ce que nous appellerions des idées; ils traduisaient plutôt vocalement certaines sensations et nuances émotives générales. Ce sont les nerfs et non l’intellect qui ont créé la parole. Pour employer le symbolisme védique, Agni et Vayu, non Indra, ont les premiers façonné le langage humain. Le mental a émergé des activités vitales et sensitives; l’intellect chez l’homme s’est construit en partant d’associations et de réactions sensorielles. Obéissant à un processus similaire, la fonction intellectuelle du langage s’est développée suivant une loi naturelle à partir des sensations et des émotions. Les mots, qui étaient au départ des expulsions vitales pleines d’un vague potentiel sémantique, ont fini par se figer et symboliser des notions intellectuelles précises.

Le mot donc, à l’origine, n’était lié à aucune idée précise. Il avait un caractère général ou qualité, guṇa, susceptible d’un grand nombre d’applications et, par conséquent, d’un grand nombre de significations possibles. Et ce guṇa et ses résultats, il les partageait avec de multiples sons apparentés. Au début donc, des clans de mots, des familles de mots ont entamé leur existence communautaire avec en partage un capital de significations virtuelles ou réelles, et le droit d’acquérir chacune d’entre elles; leur originalité tient davantage à des nuances dans la traduction d’idées similaires, plutôt qu’elle ne repose sur un certain privilège à exprimer une idée unique. L’histoire du langage, à ses débuts, représente l’évolution, depuis cette mise en commun des mots, vers un système de propriété individuelle d’une ou plusieurs significations intellectuelles. Le principe de la séparation, d’abord fluide, s’est peu à peu durci, jusqu’à ce que des familles de mots et finalement des mots uniques puissent s’émanciper. Le dernier stade de cette évolution absolument naturelle du langage est atteint quand la vie du mot dépend entièrement de la vie de l’idée qu’il représente. Car dans la phase initiale du langage, le mot est vivant et a autant, sinon plus, de pouvoir que l’idée; le son détermine le sens. Dans sa phase finale, les rôles sont inversés; l’idée prime, le son devient secondaire.

Le développement précoce du langage se caractérise aussi par le fait qu’il possède au départ un éventail étonnamment restreint d’idées, celles-ci exprimant les notions les plus générales possibles et d’habitude les plus concrètes, à savoir lumière, mouvement, contact, substance, extension, force, vitesse, etc. Puis, progressivement, les idées se diversifient et se précisent, passant du général au particulier, du flou au précis, du physique au mental, du concret à l’abstrait, d’un catalogue pléthorique de sensations concernant des choses similaires à une discrimination rigoureuse entre choses, sentiments et actions de même type. Cette évolution s’accomplit grâce à des processus d’association d’idées, toujours identiques, toujours récurrents, qui, bien que certainement dictés par l’environnement et l’expérience concrète de ceux qui parlaient la langue, revêtent l’apparence de lois spontanées et invariables. Et, après tout, qu’est-ce qu’une loi, sinon un processus qui a été élaboré par la nature des choses, en réponse aux nécessités de leur environnement, et qui est devenu dans leur action une habitude invétérée?

Cette période révolue de l’histoire du langage a des effets d’une importance capitale pour l’interprétation védique. Tout d’abord, grâce à une connaissance des lois ayant gouverné l’interaction entre son et sens dans la langue sanskrite, et grâce à un examen attentif et minutieux de ses familles de mots, il est possible dans une très large mesure de reconstituer l’histoire passée de mots individuels. Il est possible d’expliquer les différentes significations qu’ils possèdent actuellement, de montrer comment elles se sont formées au fur et à mesure que le langage se développait, d’établir leurs rapports mutuels, et enfin d’expliquer comment elles en sont venues à être attribuées au même mot, malgré l’écart important, voire même parfois l’antinomie complète, de leur contenu sémantique. Il est possible également de rétablir de façon certaine et scientifique les sens perdus des mots et de les justifier, en faisant appel aux principes associatifs, qui, nous l’avons constaté, ont présidé au développement des langues aryennes anciennes, au témoignage intime du mot lui-même et au témoignage favorable de ses voisins immédiats. Ainsi, au lieu de prendre appui, dans notre traitement des vocables du langage védique, sur une base purement aléatoire et conjecturale, pourrons-nous travailler avec confiance sur une fondation solide et crédible.

Qu’un terme védique ait pu ou dû avoir à un moment donné de son histoire une signification particulière n’implique pas naturellement que celle-ci puisse s’appliquer nécessairement au texte même du Véda. Mais nous établissons un sens légitime, et une possibilité très nette que ce soit le sens juste dans le Véda. Le reste est une affaire d’étude comparée des passages où le mot figure et d’adaptation constante au contexte. J’ai continuellement constaté qu’un sens ainsi restitué illumine toujours le contexte, où qu’il soit appliqué, et, d’autre part, qu’un sens toujours exigé par le contexte est précisément celui auquel l’histoire du mot nous conduit. C’est assez pour nous inspirer une certitude morale, sinon absolue.

En second lieu, une caractéristique remarquable du langage à ses débuts est la foule de significations différentes dont un seul mot était capable, et aussi le nombre impressionnant de mots qui pouvaient être employés pour traduire une seule idée. Par la suite, cette luxuriance tropicale devait se raréfier. L’intellect intervint avec son besoin croissant de précision, son sens croissant de l’économie. La tolérance des mots diminua progressivement; et cet excès de termes exprimant une même idée, cette profusion de mots associés à un mot unique, devinrent un fardeau de plus en plus difficile à supporter. À cet égard, une parcimonie sans trop d’excès, tempérée par la nécessité de conserver une marge suffisante de variation, fut le principe qu’adopta finalement le langage. Mais la langue sanskrite n’atteignit jamais complètement la phase finale de cette évolution; elle se désintégra trop tôt dans les dialectes prakrits. Même dans sa forme la plus tardive et la plus littéraire, il n’est pas rare qu’un même mot possède une multitude de sens; les synonymes abondent. D’où son aptitude extraordinaire à intégrer des procédés de rhétorique, qui, dans tout autre langage, seraient laborieux, outrés et désespérément artificiels, et notamment cette figure du, double entendre ou śleṣa.

Le sanskrit védique correspond à un stade encore plus primitif dans le développement du langage. Sa structure même est moins figée que celle de n’importe quelle langue classique; il possède une multitude de formes et flexions grammaticales, il emploi les cas et les temps de façon fluide et vague, avec cependant une riche subtilité. Et, sur le plan psychologique, il ne s’est pas encore cristallisé, le moule rigide de la précision intellectuelle ne l’a pas complètement durci. Le Mot, pour le Rishi védique, demeure quelque chose de vivant, doté d’un pouvoir créateur, formateur. Ce n’est pas encore une convention symbolisant une idée, mais l’auteur et le concepteur même des idées. Il porte en lui le souvenir de ses racines, il est toujours conscient de sa propre histoire.

Cette psychologie du Mot gouvernait le langage employé jadis par les Rishis. Quand en français nous utilisons les mots loup ou vache, nous désignons par là simplement l’animal en question; nous ne savons pas pourquoi nous devons associer tel son particulier à tel concept, nous nous contentons de perpétuer une coutume immémoriale du langage; et nous ne pouvons l’utiliser dans un autre sens ou but sans recourir à un artifice de style. Mais pour le Rishi védique, vṛka désignait le déchireur et par conséquent, entre autres dénominations, un loup; dhenu signifiait l’éleveuse, la nourricière et par suite une vache. Mais le sens originel et général prédomine, le sens dérivé et particulier est secondaire. Aussi l’auteur de l’hymne pouvait-il se permettre d’employer avec une grande souplesse ces mots courants, tantôt mettant en avant l’image du loup ou de la vache, tantôt l’utilisant pour colorer le sens plus général, tantôt la conservant comme une simple convention symbolisant la notion psychologique envisagée par son esprit, tantôt perdant complètement l’image de vue. C’est sous cet angle – l’éclairage psychologique apporté par un langage archaïque – que nous devons considérer les figures spéciales du symbolisme védique, telles qu’elles étaient maniées par les Rishis, jusqu’à la plus ordinaire et concrète en apparence. C’est de cette façon que sont employés des mots tels que ghṛtam le beurre clarifié, soma, le vin sacré, et quantité d’autres.

Par ailleurs, le cloisonnement opéré par la pensée entre les différents sens d’un même mot était beaucoup moins étanche que dans la langue moderne. En anglais, fleet (flotte) désignant un ensemble de navires et fleet signifiant vif sont deux mots distincts; le premier sens de fleet ne nous fait pas penser à la vitesse du mouvement du navire, pas plus que le second n’évoque l’image de navires glissant rapidement sur l’océan. Mais tel était précisément ce qui avait tendance à se produire dans l’emploi védique du langage. Bhāga, jouissance, et bhāga, part, n’étaient pas deux mots séparés pour la mentalité védique, mais un seul mot qui s’était spécialisé en deux usages différents. Il était par conséquent facile aux Rishis de l’employer dans l’un des deux sens, l’autre demeurant en retrait et nuançant la connotation apparente, ou même de l’utiliser dans les deux sens simultanément en cumulant pour ainsi dire les significations. Canas voulait dire nourriture, mais signifiait aussi plaisir, jouissance; le Rishi pouvait donc s’en servir pour suggérer dans l’esprit du seul profane la nourriture offerte aux dieux lors du sacrifice, tandis que pour l’initié, tout en évoquant l’image du vin de Soma, à la fois aliment des dieux et symbole védique de la félicité, le terme signifiait l’Ananda, la joie de la béatitude divine pénétrant dans la conscience physique.

Nous voyons partout un tel emploi du langage dominer la Parole des hymnes védiques. Ce fut le procédé par excellence dont les anciens Mystiques se sont servi pour surmonter la difficulté de leur tâche. Agni, dans le culte ordinaire, peut avoir. signifié simplement le dieu du feu védique, ou il peut avoir signifié le principe de la chaleur et de la lumière dans la Nature, matérielle, ou chez le plus ignorant il peut avoir représenté seulement un personnage supra-humain, un des nombreux dispensateurs de richesse, qui exaucent le désir humain, Comment suggérer, à ceux qui étaient capables d’une conception plus profonde, les fonctions psychologiques du dieu? Le mot lui-même remplissait cet office. Car Agni voulait dire le Fort, il signifiait le Brillant, ou même la Force, la Brillance. Ainsi, partout où il figurait, il pouvait aisément rappeler à l’initié l’idée de l’Énergie illuminée, qui édifie les mondes et qui exalte l’homme vers le Très-Haut, l’Accomplisseur du grand-œuvre, le Purohit du sacrifice humain.

Ou comment faire pour que l’auditeur garde à l’esprit que tous ces dieux sont des personnalités du Déva universel unique? Les, noms des dieux, par leur signification même, rappellent qu’ils ne sont que des épithètes, des caractérisations, des descriptions, non des appellations personnelles. Mitra seigneur de l’Amour et A l’Harmonie, que tous seigneur de la Joie, Surya seigneur de l’Illumination, Varuna seigneur du Vaste omniprésent et de la Pureté du Divin soutenant et perfectionnant le monde, sont tous des aspects du Déva. L’Existant est Un, déclare le Rishi Dirghatama mais les sages L’expriment diversement; ils disent Indra, Mitra Varuna, Agni; ils L’appellent Yama, Matarishvan (1.164.46). L’initié, au printemps de la connaissance védique, n’avait nul besoin d’une déclaration si explicite. Les noms des dieux étaient pour lui suffisamment évocateurs et lui rappelaient cette grande vérité fondamentale dont il restait toujours conscient.

Mais par la suite, le procédé même utilisé par les Rishis mit en péril le maintien de la connaissance. Car le langage changea de caractère, rejeta sa souplesse première, abandonna les vieux sens familiers; le mot, diminué, rétréci, fut réduit à sa signification superficielle et concrète. Le vin ambrosiaque de l’Ananda disparut de l’offrande matérielle; l’image du beurre clarifié n’évoqua plus qu’une vulgaire libation en l’honneur de divinités mythologiques, maîtresses du feu et du nuage et de la tempête, ayant pour seul dynamisme une énergie matérielle et pour seul éclat un vernis extérieur. L’esprit oublié, la lettre subsista; le symbole, le corps de la doctrine demeura, mais l’âme de la connaissance avait quitté son habitacle.

 

1 Je me propose d’en traiter dans un ouvrage séparé sur Les origines de ta langue aryenne.

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