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Sri Aurobindo

Le Secret du Véda
Suivi de hymnes choisis du Rig-Véda

Avec commentaires

8. Les Ashvins Indra les Vishvédévas

Le troisième hymne de Madhucchandaś célèbre encore le sacrifice du Soma. Il se compose, comme le précédent, de mouvements de trois strophes, le premier adressé aux Ashvins, le second à Indra, le troisième aux Vishvédévas, le quatrième à la déesse Saraśvati. Cet hymne comporte lui aussi, dans le mouvement final – l’invocation à Saraśvati –, un passage ayant une signification psychologique évidente, d’une clarté beaucoup plus grande en fait que ceux qui nous ont jusqu’ici aidés à comprendre la pensée secrète du Véda.

Mais l’hymne entier est rempli d’allusions psychologiques, et exprime le rapport étroit et même l’identité que les Rishis védiques ont cherché à établir et à parfaire entre les trois préoccupations essentielles de l’âme humaine: la Pensée qui débouche sur l’illumination victorieuse, l’Action qui culmine en une puissance capable de tout réaliser, la Joie et ses suprêmes extases spirituelles. Le vin de Soma symbolise la substitution de l’Ananda divin au plaisir ordinaire des sens. L’échange s’accomplit en divinisant chez nous le processus de la pensée et, à mesure qu’il progresse, celui-ci favorise à son tour l’accomplissement total du mouvement qui l’a inspiré. La Vache, le Cheval, le vin de Soma représentent ce triple sacrifice, ayant pour aspects ou éléments principaux l’offrande de ghṛta, le beurre clarifié issu de la vache, l’offrande du cheval, aśvamedha, et l’offrande du vin de Soma. Existe aussi, en arrière-plan, l’offrande du gâteau, qui figure peut-être le don du corps, de la Matière,

(riks 1 à 3) – Nous commençons par une invocation aux deux Ashvins (rik 1 ), les Cavaliers sur le Cheval, Castor et Pollux dans les anciens mythes méditerranéens. La mythologie comparée estime qu’ils représentent deux étoiles jumelles dans les cieux qui, pour une raison quelconque, eurent plus de chance que le reste de la tribu céleste et inspirèrent aux Aryens un culte particulier. Voyons cependant comment ils sont dépeints dans l’hymne qui nous occupe. La description commence par “Ashvins, seigneurs de béatitude, aux pieds agiles, aux jouissances multiples”, dravatpāṇī śubhaspatī purubhujā. Le mot śubh, de même que les termes ratna et candra, peut signifier lumière ou réjouissance; mais dans ce passage il est associé, semble-t-il, à l’adjectif purubhujā, “aux jouissances multiples”, et au verbe canasyatam, “se délecter”, et on doit par conséquent lui donner le sens de bonheur ou béatitude.

Puis (rik 2), ces dieux jumeaux sont appelés “Ashvins, âmes divines, aux nombreuses actions, détenteurs de la pensée”, qui acceptent les paroles du Mantra et s’en réjouissent “avec une pensée brillante d’énergie”, purudaṃsasā narā śavīrayā dhiyā dhiṣṇyā. Nṛ, dans le Véda, s’applique aussi bien aux dieux qu’aux êtres humains et ne désigne pas simplement un homme; il signifiait au départ, selon moi, fort ou dynamique et par suite mâle, et qualifiait les dieux mâles, âmes ou pouvoirs divins actifs, puruṣas face aux divinités féminines, gnāḥ, qui sont leurs énergies. Il conservait encore en grande partie son sens premier dans la pensée des Rishis, comme l’indiquent le mot nṛmṇa, force, et l’expression nṛtama nṛṇām (1-77-4), le plus fort des pouvoirs divins. Śavas et sa forme adjective śavīra impliquent l’idée d’énergie, mais toujours avec cette connotation subtile de flamme ou de lumière; l’épithète śavīra convient donc parfaitement à dhī, la pensée pleine d’une énergie brillante ou fulgurante. Dhiṣṇyā est à rapprocher de dhiṣaṇā, intellect ou compréhension, et Sayana le traduit par intellectuels, buddhimantau.

Plus loin (rik 3), les Ashvins sont dits “efficaces dans l’action, pouvoirs du mouvement, se ruant en chemin”, dasrā nāsatyā rudravartanī (1.3.3). Sayana traduit les épithètes védiques dasra et dasma indifféremment par détruisant ou beau ou bienfaisant, selon son humeur ou sa convenance. Je les relie à la racine das, non au sens de couper, diviser, d’où elle tire ses deux significations de détruire et de donner, ni au sens de discerner, voir, d’où vient la lecture de Sayana, beau, darśanīya, mais au sens de faire, agir, façonner, accomplir, comme dans le purudaṃsasā du second Rik. Nāsatya serait d’après certains un patronyme; les grammairiens lui ont jadis ingénieusement fabriqué le sens de “vrai, ce qui n’est pas faux”; mais selon moi il provient de la racine nas, mouvoir. Les Ashvins, ne l’oublions pas, étant des cavaliers, sont souvent dépeints par des épithètes désignant un mouvement, comme “aux pieds agiles”, “se ruant en chemin”; Castor et Pollux dans la mythologie gréco-latine protègent les marins en voyage et les sauvent de la tempête et du naufrage; rappelons nous enfin que le Rig-Véda lui aussi en fait des pouvoirs qui transportent les Rishis comme sur un navire ou les empêchent de se noyer dans l’océan. Nāsatya, par conséquent, peut très bien signifier les seigneurs du voyage, de la traversée, ou les pouvoirs du mouvement. Les érudits contemporains traduisent rudravartani par “aux sentiers rouges”, épithète jugée toute indiquée pour les étoiles, et ils citent l’expression similaire hiraṇyavartani, “ayant un sentier d’or ou brillant”. Il est certain que rudra a dû autrefois signifier brillant, de couleur foncée, rouge, comme les racines ruṣ et ruś, rudhira, le sang, rouge, le latin ruber, rutilus, rufus, tous voulant dire rouge. Rodasī, forme duelle du terme védique désignant le couple ciel et terre, signifiait probablement “les brillants”, tout comme rajas et rocana, autres termes védiques désignant les mondes célestes et terrestres. Cette famille de mots dénote par ailleurs l’idée de blessure et de violence, et ce sens se retrouve dans la plupart des différentes racines qui la composent. Féroce ou violent semble donc pour rudra une traduction aussi valable que rouge. Les Ashvins sont à la fois hiraṇyavartanī et rudravartanī, parce qu’ils sont simultanément pouvoirs de la Lumière et de la Force nerveuse; dans le premier cas leur mouvement est celui d’un or brillant, dans l’autre il est impétueux. Nous trouvons dans un hymne (5.75.3) la formule rudrā hiraṇyavartanī, violents et empruntant des chemins de lumière; quiconque a un tant soit peu de respect pour la cohérence du sens aura peine à croire qu’il s’agit ici d’étoiles rouges dont le mouvement ou la trajectoire sont dorés.

En l’espace de trois vers (1-3-1 à 3) deux étoiles d’une constellation céleste se voient donc attribué un assortiment impressionnant de fonctions psychologiques! Si les Ashvins ont bien désigné à l’origine des astres physiques, il est clair qu’ils ont depuis longtemps perdu, comme ce fut le cas dans la mythologie grecque, leur nature purement stellaire pour acquérir comme Athéné, déesse de l’aurore, un caractère et une fonction psychologiques. Ils sont les cavaliers sur la monture, Ashva, symbole de la force et spécialement de l’énergie de Vie et de la force nerveuse, le Prana. Ils sont communément perçus comme dieux du plaisir, chercheurs de miel; ils sont médecins, ils redonnent la jeunesse aux vieillards, la santé aux malades, un corps intact aux mutilés. Ils se distinguent aussi par leur mouvement, prompt, brusque, irrésistible; on ne cesse de louer leur char rapide et invincible, et on les montre ici dotés de pieds agiles et se mouvant avec fureur. Leur célérité ressemble à celle des oiseaux, du mental, du vent (5.77.3 et 5.78.1). Pour l’homme ils convoient dans leur char des satisfactions mûres ou parfaites, ils sont créateurs de béatitude, máyas. De telles indications sont merveilleusement claires. Elles montrent que les Ashvins représentent un double pouvoir divin, qui a pour mission de perfectionner chez l’homme, dans son être nerveux ou vital, le sens de l’action et du plaisir. Mais ils sont aussi pouvoirs de Vérité, d’action intelligente, de satisfaction juste, ils sont des pouvoirs qui “s’éveillent avec l’aurore” (4.45.4), Pouvoirs effectifs d’action, nés de l’Océan de l’être et qui, parce qu’ils sont divins, sont capables d’établir solidement dans le mental les (ou, de passer au-delà du mental jusqu’aux) félicités de l’existence supérieure, grâce à une faculté de pensée qui découvre ou arrive à connaître cette vraie substance et vraie richesse

yā dasrā sindhumātarā manotarā rayīṇām

dhiyā devā vasuvidā (1.46.2)

Ils apportent à la grande tâche cet “élan” qui, ayant pour nature et substance la lumière de la Vérité, fait passer l’homme au-delà de l’obscurité

yā naḥ pīparad aśvinā jyotiṣmatī tamas tiraḥ

tām asme rāsāthām iṣam (1.46.6)

“Ils acheminent l’homme dans leur navire vers l’autre rive, au-delà des pensées et humeurs du mental humain”, c’est-à-dire vers la conscience supramentale, nāvā matīnāṃ yātam pārāya (1.46.7). Avec pour épouse, dans leur char, Sūryā, la fille du Soleil.

Dans le présent hymne, on célèbre chez les Ashvins les “Seigneurs de béatitude au mouvement rapide, qui transportent avec eux de multiples plaisirs, pour savourer les délices des énergies motrices du sacrifice”, yajvarīr iṣo... canasyatam (rik 1). Ce dynamisme, cet élan proviennent évidemment de l’ingestion du vin de Soma, c’est-à-dire de l’influx de l’Ananda divin. Car les “Paroles expressives”, giraḥ (rik 2), chargées de créer des formations nouvelles dans la conscience, commencent déjà à s’élever, “le siège du sacrifice a été préparé, la robuste liqueur du vin de Soma a été pressée1”. Étant “Pouvoirs effectifs d’action”, purudaṃsasā narā (1.3.2), les Ashvins doivent venir “savourer les Paroles” et les admettre dans l’intellect, où elles seront retenues pour l’action “par une pensée remplie d’une lumineuse énergie2”. Ils doivent assister à l’offrande du vin de Soma, pour effectuer le travail du sacrifice, dasrā, étant “ceux qui accomplissent la tâche”, en donnant au délice de l’action cette impétuosité qui leur est propre, rudravartanī, et qui, les acheminant irrésistiblement, surmonte toute opposition. Ils sont conviés en tant que pouvoirs du voyage aryen, “maîtres du grand mouvement humain”, Nāsatyā (rik 3), Ce que ces Cavaliers montés sur le Cheval doivent communiquer, nous le constatons de bout en bout, c’est l’énergie; il leur faut savourer les énergies du sacrifice, se saisir de la Parole dans une pensée pleine d’énergie, apporter au sacrifice leur propre fureur intrépide. Et c’est l’efficacité dans l’action et la rapidité dans le grand voyage qui motivent ce besoin d’énergie. Je voudrais attirer continuellement l’attention du lecteur sur la logique de la conception et la cohésion de la structure, la clarté naturelle et la précision formelle qu’acquiert la pensée des Rishis dans une lecture psychologique, si différente du fouillis inextricable et du décousu incohérent d’autres interprétations, oublieuses de cette tradition suprême qui voit dans le Véda le Livre de la Sagesse et de la Connaissance la plus profonde.

Les trois premiers vers se traduisent donc ainsi:

“Ô Cavaliers chevauchant le Coursier, cavaliers aux pieds agiles, seigneurs de béatitude qui vous réjouissez tant, savourez les énergies du sacrifice.

Ô Cavaliers chevauchant le Coursier, âmes viriles effectuant une tâche multiple, goûtez la joie des Paroles, ô vous qui vous tenez ferme dans l’intelligence, grâce à une pensée brillante d’énergie.

J’ai préparé le siège du sacrifice, j’ai pressé les jus robustes du Soma; vous qui accomplissez l’action, pouvoirs du mouvement, approchez-vous d’eux dans un furieux élan.” (1-3-1 à 3)

(riks 4 à 6) – Dans le troisième hymne comme dans le second, le Rishi commence par invoquer les divinités qui agissent dans les forces nerveuses ou vitales. Mais, alors qu’auparavant il sollicitait Vayu, celui qui procure les forces vitales, ses coursiers de vie, ici il convoque les Ashvins qui utilisent ces forces vitales et chevauchent la monture. Ici comme dans l’hymne précédent, le poète passe de l’action vitale ou nerveuse à celle du mental et, dans le second mouvement, invoque la puissance d’Indra. “Les sucs pressés du vin de délice le désirent”, sutā ime tvāyavaḥ (1.3.4); ils désirent que le mental lumineux s’en empare pour agir; ils sont purifiés, d’après Sayana, “par les doigts et le corps”, aṇvībhis tanā (1.3.4), ce qui signifie, me semble-t-il, par les subtils pouvoirs de pensée du mental pur et par leur déploiement dans la conscience physique. Car ces “dix doigts”, s’il s’agit vraiment de doigts, sont les dix doigts de Sūryā, la fille du Soleil, l’épouse des Ashvins. Dans le premier hymne du neuvième Mandala, ce même Rishi Madhucchandas développe l’idée qu’il ne fait ici qu’effleurer. Il dit, en s’adressant à la divinité Soma: “La fille du Soleil purifie ton Soma, tandis qu’il traversé le réceptacle de son filtre pour s’épancher continuellement alentour”, vāreṇa śaśvatā tanā (9.1.6). Et il ajoute immédiatement: “Les pouvoirs subtils s’en emparent dans leur labeur (ou, dans le grand-œuvre, la lutte, l’aspiration, samarye), les dix Épouses, sœurs dans le ciel qui doit être franchi” (9.1.7), expression évoquant aussitôt le navire des Ashvins qui nous transporte au-delà des pensées; car le Ciel, dans le Véda, symbolise la conscience mentale pure, la Terre figurant la conscience physique. Ces sœurs qui habitent dans le mental pur, les subtiles, aṇvībhiḥ, les dix épouses, daśa yoṣaṇaḥ, sont appelées ailleurs les dix Lanceuses, daśa kṣipaḥ (3.23.3), parce qu’elles saisissent le Soma et en accélèrent la course. Elles sont probablement identiques aux dix Rayons, daśa gāvaḥ (8.46.22), dont il est parfois question dans le Véda. Apparemment les petites filles ou descendantes du Soleil, naptībhir yo vivasvataḥ (9.14.5), elles sont aidées dans cette tâche de purification par les sept formes de la conscience dans la Pensée, sapta dhītayaḥ (9.8.4; 9.15.8). Ailleurs, il est dit que “Soma avance par la force de la pensée subtile, dhiyā aṇvyā (9.15.1; 9.26.1), héroïque avec ses chars rapides, vers l’activité parfaite (ou, le domaine parfait) d’Indra, et adopte des formes multiples de pensée pour atteindre cette vaste extension (ou, formation) de la divineté où siègent les Immortels” (9.15.1, 2).

eṣa dhiyā yāty aṇvyā śūro rathebhir āśubhiḥ

gachann indrasya niṣkṛtam (9.15.1)

eṣa purū dhiyāyate bṛhate devatātaye

yatrāmṛtāsa āsate (9.15.2)

Je me suis étendu sur cette question, pour montrer à quel point le vin de Soma chez les Rishis védiques est purement symbolique et de quel luxe de conceptions psychologiques il s’entoure – comme pourra le constater quiconque veut bien parcourir le neuvième Mandata, resplendissant jusqu’à l’excès d’images symboliques dans un débordement d’allusions psychologiques.

Quoi qu’il en soit, ce qui compte ici ce n’est pas le Soma et sa purification, mais la fonction psychologique d’Indra. On célèbre en lui “Indra aux luisances richement diversifiées, indra citrabhāno; les jus pressés du Soma le désirent” (rik 4). “Il arrive sous l’impulsion de la pensée, précipité par le penseur intérieurement illuminé, dhiyeṣito viprajūtaḥ (1.3.5), vers les pensées montées de l’âme du Rishi qui a extrait le jus du vin de délice et tente de leur donner la parole” dans les mantras inspirés, sutāvataḥ upa brahmāṇi vāghataḥ (1.3.5). “Il arrive avec cette vitesse et cette force” que donne le pouvoir du mental illuminé, “en possession de ses brillants coursiers, jusqu’à ces pensées”, tūtujāna upa brahmāṇi harivaḥ (1.3.6), et le Rishi le prie de confirmer ou de “maintenir le délice dans l’offrande de Soma,” sute dadhiṣva naś canaḥ (1.3.6). Les Ashvins ont apporté et dynamisé le plaisir de la fonction vitale pour qu’il subisse l’action de l’Ananda. Indra est nécessaire pour assurer ce plaisir dans le mental illuminé, afin qu’il se maintienne dans la conscience.

“Approche, ô Indra, avec tes riches luisances, ces jus pressés du Soma te désirent; ils sont purifiés par les pouvoirs subtils et par leur déploiement dans le corps.

Approche, ô Indra, sous l’impulsion de la pensée du mental, précipité par le penseur illuminé, des pensées montées de mon âme, viens à moi qui ai versé le jus du Soma et cherche dans mes paroles à exprimer ces pensées.

Approche, ô Indra, avec force et vitesse des pensées montées de mon âme, ô Seigneur aux brillants coursiers; maintiens fermement le délice dans le jus du Soma.” (1-3-4 à 6)

(riks 7 à 9) – Le Rishi passe ensuite aux Vishvédévas, tous les Dieux ou l’union de tous les Dieux. On s’est demandé si ces Vishvédévas formaient une classe à part ou représentaient seulement les dieux en général. La locution signifie, selon moi, la communauté universelle des pouvoirs divins; car ce sens me semble le mieux convenir à la formulation réelle des hymnes où ils sont invoqués. Dans l’hymne en question, on sollicite d’eux une action générale, qui renforce et complète les fonctions des Ashvins et d’Indra. Ils doivent s’approcher ensemble du sacrifice et “répartir entre eux”, chacun, bien sûr, pour remplir divinement et joyeusement sa mission propre, “le Soma que l’auteur du sacrifice leur distribue”, viśve devāsa ā gata, dāśvāṃso dāśuṣaḥ sutam (1.3.7). Dans le Rik suivant, la demande se répète avec plus d’insistance encore; ils doivent se rendre “rapidement, tūrṇayaḥ, à l’offrande de Soma”, ou, pourrait-on dire, en se frayant un passage à travers tous les plans de conscience, ces “eaux” séparant chez l’homme la nature physique de leur statut divin, remplis d’obstacles gênant la communication entre terre et ciel, apturaḥ sutam ā ganta tūrṇayaḥ (1.3.8). Et ils doivent s’y rendre, “comme le bétail pressé de retrouver le soir le repos de l’étable”, usrā iva svasarāṇi, Ainsi, venus avec joie, ils doivent “avec joie approuver le sacrifice, s’y tenir et le soutenir”, lui servant de support dans son voyage vers le but, dans son ascension vers les dieux, ou vers la demeure des dieux, la Vérité, le Vaste, medhaṃ juṣanta vahnayaḥ (1.3.9).

Et les épithètes des Vishvédévas, qualifiant leur nature et les fonctions qui leur valent d’être conviés à l’offrande de Soma, présentent le même caractère général; elles sont communes à tous les dieux et s’appliquent indifféremment à tous, ou à l’un ou l’autre d’entre eux, partout dans le Véda. Ils sont “ceux qui nourrissent ou grandissent” l’homme et “ceux qui soutiennent son labeur et son effort dans l’action, le sacrifice”, omāsaś carṣaṇīdhṛto (1.3.7). Sayana traduit ces termes par protecteurs et soutiens des hommes. Je n’ai pas besoin ici d’entrer dans une justification détaillée des significations que je préfère leur donner, car j’ai déjà indiqué la méthode philologique que j’adopte. Sayana constate lui-même qu’il est impossible d’attribuer toujours le sens de protection aux mots dérivés de la racine av, avas, ūti, ūma, etc., si fréquents dans les hymnes, ce qui l’oblige à donner au même mot dans des passages différents les significations les plus diverses et les plus incongrues. Pareillement, alors qu’on peut facilement traduire par “homme” les deux mots voisins carṣaṇi et kṛṣṭi, quand ils sont pris séparément, ce sens semble inexplicablement disparaître dans les formes composées telles que vicarṣaṇi, viśvacarṣaṇi, viśvakṛṣṭi. Sayana lui-même est obligé de traduire viśvacarṣaṇi par “tout-voyant” et non “tout-homme” ou “tout-humain”. Je me refuse à croire qu’il puisse exister des différences de sens aussi immenses dans le vocabulaire védique conventionnel. Av peut signifier être, avoir, tenir; maintenir, protéger; devenir, créer; nourrir, accroître, se développer, prospérer; réjouir, se réjouir; mais le sens qui me paraît prévaloir dans le Véda est celui d’accroître ou de nourrir. Les racines Carṣ et kṛṣ proviennent à l’origine de car et kṛ, tous deux signifiant faire, et le sens d’action ou de mouvement laborieux persiste dans, kṛṣ traîner, labourer. Carṣaṇi et kṛṣṭi indiquent par conséquent un effort, une tâche ou un travail laborieux, ou encore ceux qui l’accomplissent. Ce sont deux des multiples termes (karma, apas, kāra, kīri, duvas, etc.), employés pour désigner l’action védique, le sacrifice, le labeur de l’humanité aspirante, l’arati de l’Aryen.

Nourrir ou accroître intégralement chez l’homme substance et possessions, le faire sans cesse grandir vers la plénitude et la richesse de la vaste conscience-de-Vérité, l’appuyer dans sa grande lutte et sa noble tâche, telle est la préoccupation commune à tous les dieux védiques. Ils sont donc (rik 8) apturaḥ, ceux “qui traversent les eaux” ou, comme l’explique Sayana, ceux qui donnent les eaux. Il le prend au sens de “donneurs de pluie”, et il est parfaitement exact que tous les dieux védiques procurent la pluie, l’abondance (car vṛṣṭi, la pluie, désigne les deux) du ciel, appelées parfois les eaux solaires, svarvatīr apaḥ (5.2.11), ou les eaux habitées par la lumière du ciel radieux, svar. Mais dans le Véda, l’océan et les eaux, comme en témoigne précisément cette expression, symbolisent l’être conscient, dans sa masse et dans ses mouvements. Déjouant tous les obstacles, les dieux déversent dans la conscience humaine la totalité de ces eaux, en particulier des eaux supérieures, les eaux célestes, les flots de la Vérité, ṛtasya dhārāḥ (5.12.2). En l’occurrence, ils sont tous apturaḥ. Mais on dit de l’homme aussi qu’il traverse les eaux jusqu’à sa demeure dans la conscience-de-Vérité, avec les dieux pour passeurs; on se demande si ce ne serait pas là le véritable sens, d’autant plus que les deux mots apturaḥ... tūrṇayaḥ (1.3.8) se suivent de près, un rapprochement qui pourrait bien être délibéré.

Par ailleurs, les dieux sont tous exempts d’assaillants réels, ils échappent tous à l’attaque des pouvoirs maléfiques ou hostiles, et par conséquent, les “formations créatrices de leur connaissance consciente”, leur Maya, “se meuvent librement”, se propagent, et atteignent leur juste objectif, asridha ehimāyāso adruhaḥ (rik 9). Si nous considérons les nombreux passages du Véda signalant que le but principal du sacrifice, de l’action, du voyage, de l’accroissement de la lumière et de l’abondance des eaux est d’atteindre la conscience-de-Vérité, ṛtam, avec pour résultat la Béatitude, mayas, et que ces épithètes s’appliquent communément aux pouvoirs de la conscience-de-Vérité infinie et intégrale, nous constatons que cette réalisation de la Vérité est bien ce dont il s’agit dans ces trois vers. Les Vishvédévas, ou Pouvoirs cosmique, font grandir l’homme, le soutiennent dans la grande tâche, lui procurent l’abondance des eaux de Svar, les flots de la Vérité, lui communiquent l’action invinciblement intégrale et diffuse de la conscience-de-Vérité, avec ses vastes formations de connaissance, māyāḥ.

J’ai choisi pour traduire la locution usrā iva svasarāṇi la formule la plus banale possible; mais dans le Véda, même les métaphores ne sont que rarement ou jamais utilisées à des fins purement esthétiques; elles servent elles aussi à approfondir la signification psychologique et à créer une image ayant un sens symbolique ou double. Le Véda donne toujours de usra, comme de go, deux lectures simultanées: l’image ou le symbole concret, le Taureau ou la Vache, et l’allusion psychologique à cela qui est brillant ou lumineux, les pouvoirs illuminés de la Vérité en l’homme. C’est en tant que pouvoirs ainsi illuminés que les Vishvédévas doivent venir, et ils s’approchent des jus du Soma, svasarāṇi, comme de manifestations ou emblèmes de paix ou de béatitude; car la racine svas, comme sas et beaucoup d’autres, veut dire à la fois se reposer et prendre plaisir. Ils représentent ces pouvoirs de Vérité pénétrant l’Ananda qui se déverse en l’homme, une fois ce mouvement préparé par l’activité vitale et mentale des Ashvins et l’activité mentale pure d’Indra.

“Ô Nourrisseurs, qui soutenez l’exécutant dans sa tâche, ô vous, Vishvédévas, Pouvoirs cosmiques, approchez et partagez-vous le vin de Soma que je répands.

Ô vous, Pouvoirs cosmiques réunis, qui nous apportez les Eaux, traversez jusqu’à mes offrandes de Soma, tels des pouvoirs illuminés, jusqu’à vos séjours de béatitude.

Ô vous, Vishvédévas, qui n’êtes pas inquiétés ni ne venez pour nuire, vous mouvant librement dans vos formations de connaissance, restez fidèles à mon sacrifice, portez-vous en garants.” (1-3-7 à 9) (riks 10 à 12) – Pour finir, dans le dernier mouvement de l’hymne, il est clairement précisé, c’est indéniable, que la conscience-de-Vérité constitue le but du sacrifice, l’objet de l’offrande du Soma, la culmination du travail des Ashvins, d’Indra et des Vishvédévas dans la vitalité et la mentalité. Car nous avons là les trois Riks consacrés à Saraśvati, le Verbe divin, qui représente le flot de l’inspiration descendant de la conscience-de-Vérité; et qui s’expliquent ainsi limpidement:

“Que Saraśvati, la purifiante, dans toute la plénitude de ses formes d’abondance, riche en substance par la pensée, désire notre sacrifice.

Elle, l’instigatrice des vérités heureuses, elle qui éveille dans la conscience les pensées et sentiments justes, Saraśvati, soutient notre sacrifice.

Saraśvati par la perception éveille dans la conscience le grand flot (ou, vaste mouvement de ṛtam) et illumine entièrement toutes les pensées.” (1-3-10 à 12)

Cette envolée finale, claire et radieuse, répercute sa lumière sur tout ce qui l’a précédée. Elle montre le lien étroit qui existe entre le sacrifice védique et un certain état du mental et de l’âme, la corrélation entre, d’une part, l’offrande de beurre clarifié et des jus du Soma et, d’autre part, la pensée lumineuse, la richesse du contenu psychologique, les justes états du mental, son éveil et son élan vers la vérité et la lumière. Elle nous révèle Saraśvati, déesse emblématique de l’inspiration, de la śruti. Et elle établit la relation entre les fleuves védiques et les états psychologiques du mental. Ce passage est un exemple de ces allusions lumineuses que les Rishis ont laissées, éparpillées au milieu des ambiguïtés délibérées de leur style symbolique, pour nous guider vers leur secret.

 

1 dasrā yuvākavaḥ sutā nāsatyā vṛktabarhiṣaḥ (1.3.3)

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2 śavīrayā dhiyā dhiṣṇyā vanataṃ giraḥ (1.3.2)

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