Sri Aurobindo
Le Secret du Véda
Suivi de hymnes choisis du Rig-Véda
Avec commentaires
14. La Vache et la légende des Angiras
Il convient maintenant de voir où nous conduit cette image de la Vache, qui nous sert de clef pour déchiffrer le sens du Véda, dans la remarquable parabole ou légende védique des Rishis Angiras, le plus important, en gros, de tous les mythes védiques,
Les hymnes védiques, quoi qu’ils puissent signifier par ailleurs, sont en permanence une invocation à certains dieux “aryens”, amis et protecteurs de l’homme, pour des motifs que les chantres – ou voyants, comme ils se baptisent eux-mêmes, kavi, ṛṣi, vipra, – considèrent comme éminemment enviables, vara, vāra. Ces motifs désirables, ces faveurs des dieux, sont résumés par les mots rayi, rādhas, qui peuvent signifier, pratiquement, la richesse ou la prospérité et, psychologiquement, une félicité ou une joie que procure l’abondance de certaines formes de richesse spirituelle. L’homme contribue à l’effort collectif par l’acte du sacrifice, le Mot, le vin de Soma et le ghṛtá ou beurre clarifie. Les dieux naissent du sacrifice, le Mot, le Vin et le ghṛtá les font grandir, et devenus forts, connaissant l’extase et l’ivresse du Vin, ils réalisent ce que poursuit l’auteur du sacrifice. La Vache et le Cheval sont les principaux éléments de la richesse ainsi obtenue; mais il en existe d’autres aussi, hiraṇya, l’or, vīra, les hommes ou les héros, ratha, les chars, prajā ou apatya, la progéniture ou descendance. Les outils mêmes du sacrifice, le feu, le Soma, le ghṛta, sont fournis par les dieux, et ceux-ci y participent en tant que prêtres, purificateurs, tuteurs, héros dans son combat – car il y a ceux qui haïssent le sacrifice et le Mot, attaquent celui qui sacrifie, lui arrachent ou lui refusent la richesse convoitée. Les conditions essentielles de cette prospérité si ardemment désirée sont le lever de l’Aurore et du Soleil, et l’épanchement de la pluie céleste et des sept fleuves – terrestres ou mystiques – appelés dans le Véda les Puissants du Ciel. Mais cette prospérité seule, cette abondance même de vaches, chevaux, or, hommes, chars, progéniture, n’est pas un but ultime en soi; tout ceci n’est qu’un moyen pour accéder aux autres mondes, conquérir Svar, s’élever jusqu’aux paradis solaires, et, en suivant le chemin de la Vérité, atteindre la Lumière et la Béatitude céleste où l’être mortel touche à l’Immortalité.
Telle est l’indéniable substance du Véda. Le sens rituel et mythologique, attribué de longue date, est bien connu et n’a pas besoin d’être précisé; en gros, c’est le devoir de célébrer le culte sacrificiel, obligation majeure faite à l’homme qui veut goûter la richesse ici-bas et le ciel dans l’autre vie. Nous connaissons aussi l’approche contemporaine, qui voit dans le Véda un culte des éléments personnifiés de la Nature – soleil, lune, astres, aurore, vent, pluie, feu, ciel, rivières entre autres –, la propitiation de ces divinités au moyen du sacrifice, l’acquisition et le maintien de la richesse dans cette vie – principalement celle conquise sur les ennemis humains et dravidiens, et préservée des démons malveillants et des pillards – puis, après la mort, l’accès de l’homme au Paradis des dieux. Nous réalisons maintenant que ces notions, si pertinentes qu’elles puissent avoir été pour la masse des fidèles, ne constituaient pas pour les voyants, les sages au mental illuminé, kavi, vipra, de l’époque védique, le sens profond du Véda. Pour eux ces objets matériels symbolisaient l’immatériel; les vaches étaient les radiances ou illuminations d’une Aurore divine, les chevaux et les chars étaient symbole de force et de mouvement, l’or était la lumière, la richesse étincelante d’un Soleil divin – la lumière vraie, ṛtaṃ jyotiḥ; la richesse obtenue par Je sacrifice et le sacrifice lui-même symbolisaient, dans leurs moindres détails, l’effort de l’homme et son moyen pour réaliser un projet plus capital, la conquête de l’Immortalité. Le voyant védique aspirait à enrichir et épanouir l’être chez l’homme, à donner naissance et forme aux divinités dans une vie conçue comme un sacrifice, à faire croître la Force, la Vérité, la Lumière, la Joie dont ces dieux sont les pouvoirs, jusqu’à ce que, à travers les mondes toujours plus vastes de son être, l’âme de l’homme s’élève, voie les portes divines, devīr dvāraḥ (5.5.5), s’ouvrir tout grand à son appel et entre dans la Félicité suprême d’une existence divine, par-delà ciel et terre. La parabole des Rishis Angiras raconte cette ascension.
Tous les dieux conquièrent et procurent les Vaches, le Cheval et les richesses divines, mais dans cette bataille c’est la grande divinité Indra qui est le héros et le combattant principal, c’est lui qui gagne pour l’homme la Lumière et la Force. Voilà pourquoi on ne cesse d’appeler Indra le maître des troupeaux, gopati on va même jusqu’à le représenter sous les traits de la vache et du cheval; il est cette bonne vache laitière que le Rishi souhaite traire, et ce qu’il procure, ce sont des formes parfaites et des pensées sublimes (1-4-1); il est Vrishabha, le Taureau des troupeaux; la richesse en vaches et en chevaux à laquelle l’homme aspire lui appartient. On dit même, dans VI-28-5: “Ô peuples, voici les vaches, elles sont Indra; c’est Indra que je désire de tout mon cœur et mon mental.” Cette identification des vaches avec Indra est importante et nous aurons à y revenir, quand nous examinerons les hymnes que lui consacre Madhucchandaś.
Mais les Rishis préfèrent d’ordinaire décrire l’acquisition de cette richesse comme une conquête réalisée sur certains pouvoirs, les Dasyus, qu’on montre tantôt propriétaires des richesses convoitées qu’il faut leur arracher de force, tantôt en dépouillant l’Aryen qui doit alors, avec l’aide des dieux, découvrir et récupérer le trésor perdu. Les Dasyus qui accaparent ou dérobent les vaches sont appelés les Panis, terme qui a dû désigner au départ, semble-t-il, ceux qui traitent, négocient ou trafiquent; mais à cette signification s’ajoute parfois la nuance complémentaire d’avarice. Leur chef est Vala, démon dont le nom signifie probablement celui qui entoure ou enferme, de même que Vritra signifie celui qui s’oppose, fait obstruction ou recouvre en étreignant. Imitant les érudits qui feraient volontiers du Véda une chronique historique de l’antiquité, on peut aisément suggérer que ces Panis figurent les Dravidiens et Vala leur chef ou leur dieu. Mais cette lecture ne se justifie que dans des passages isolés; elle est incompatible, dans plusieurs hymnes, avec le vocabulaire même des Rishis, et transforme leurs images et symboles en un salmigondis d’inepties prétentieuses. Nous avons déjà eu quelques exemples de cette incohérence; elle se précisera quand nous examinerons de plus près le mythe des vaches perdues.
Vala habite un repaire, une grotte, bila, dans les montagnes; Indra et les Rishis Angiras doivent l’y poursuivre pour le contraindre à céder son bien; car il est Vala des vaches, valaṃ gomantam (1-11-5). On montre également les Panis cachant les troupeaux volés dans une caverne de la montagne, appelée leur prison-cachette, vavrá, ou l’enclos des vaches, vrajá, ou parfois, la formule est significative, gavyam ūrvam (4.2.17), littéralement “l’étendue des vaches” ou, dans l’autre sens de go, “l’étendue lumineuse”, la vaste richesse des radieux troupeaux. Pour recouvrer cette richesse perdue, il faut accomplir le sacrifice; les Angiras, ou encore Brihaspati et les Angiras, doivent entonner le vrai Mot, le mántra; Sarama, le lévrier céleste, doit découvrir les vaches dans la caverne des Panis; Indra, fortifié par l’absorption du vin de Soma, avec pour compagnons les voyants Angiras, doit suivre la piste, s’introduire dans la caverne ou faire violemment sauter les places fortes de la montagne, vaincre les Panis et faire monter les troupeaux délivrés.
Considérons d’abord certains aspects impossibles à négliger si nous cherchons à déterminer le sens de cette parabole ou mythe. D’abord la légende, en dépit de la précision de ses images, n’est pas encore dans le Véda un simple mythe traditionnel, mais est utilisée de façon assez libre et souple, laissant entrevoir le sens des images derrière la tradition sacrée. Souvent dépouillée de tout aspect mythologique, elle est adaptée au besoin personnel ou à l’aspiration propre de son interprète. Car il s’agit d’une tâche dont Indra reste toujours capable; bien qu’il l’ait accomplie globalement une fois pour toutes avec l’aide des Angiras, cette expérience typique ne cesse pourtant de se répéter aujourd’hui encore, il demeure celui qui part à la recherche des vaches, gavéṣaṇa, celui qui restitue la richesse volée.
Quelquefois il est simplement question des vaches volées et de leur récupération par Indra, sans allusion aucune ni à Sarama, ni aux Angiras, ni aux Panis. Mais ce n’est pas toujours Indra qui retrouve les troupeaux. Nous avons par exemple un hymne des Atris à Agni, le second du cinquième Mandata, où le poète s’attribue personnellement l’image des vaches volées, dans un langage visiblement symbolique: “Agni, longtemps réprimé dans son sein par la Terre mère, qui refuse de le donner à son père le Ciel, est conservé caché en elle, aussi longtemps qu’elle est comprimée sous une forme limitée, peṣī, et finit enfin par naître quand elle devient grande et vaste”, mahiṣī (5.2.1 et 2). La naissance d’Agni s’accompagne d’une manifestation ou vision de troupeaux lumineux: “J’ai vu au loin, dans un champ (de l’être), quelqu’un forger ses armes, il avait des défenses d’or lumineuses, le teint pur et brillant; je lui distribue l’Amrita (l’essence de l’Immortalité, le Soma); qu’ai-je à craindre de ceux qui ne possèdent ni Indra ni le Mot? J’ai vu dans ce champ comme un heureux troupeau, errant continuellement à l’écart, nombreux, radieux; personne ne pouvait s’en emparer, car Il était né; même celles (les vaches) qui étaient vieilles redevinrent jeunes” (5.2.3 et 4). Toutefois, si ces Dasyus auxquels manquent Indra et le Mot sont désormais incapables de s’emparer des troupeaux lumineux, ce n’était pas le cas avant que naquît ce dieu brillant et formidable: “Qui étaient ceux qui ont séparé ma Force (maryakam, l’armée de mes hommes, mes héros, vīra) de mes vaches de Lumière? Car eux (mes hommes) n’avaient ni guerrier ni protecteur du bétail. Que ceux qui me les ont prises les relâchent, car Il sait et s’en vient, nous ramenant les troupeaux (de radiance ou vision)” (5.2.5).
Que sont, est-on en droit de se demander, ces troupeaux radieux, ces vaches vieilles qui maintenant rajeunissent? Il ne s’agit nullement d’un bétail ordinaire, et ce n’est pas davantage sur un pâturage terrestre au bord de la Yamuna ou de la Jhelum que se déroule cette vision splendide du dieu-guerrier aux défenses d’or et de ces hardes brillantes. Il s’agit des troupeaux, soit de l’aurore physique, soit de l’Aurore divine, et le langage utilisé se prête mal à la première hypothèse; cette vision mystique est sûrement une image de l’illumination divine. Ce sont les radiances, dérobées par les pouvoirs de l’obscurité et maintenant divinement reconquises, non par le dieu du feu matériel, mais par la Force flamboyante, cachée d’abord dans la petitesse de l’existence terrestre et désormais libérée dans les clartés d’une action mentale illuminée.
Indra n’est donc pas le seul dieu à pouvoir fracturer la caverne ténébreuse et restituer les radiances perdues. Plusieurs hymnes attribuent cette grande victoire à d’autres divinités, comme Usha par exemple, l’Aurore divine, la Mère de ces troupeaux: “Vraie avec les dieux qui sont vrais, grande avec les dieux qui sont grands, divinité du sacrifice avec les divinités du sacrifice, elle force l’entrée des citadelles et libère les radieux troupeaux; les vaches meuglent à l’Aurore” (7.75.7). Agni aussi qui, nous l’avons déjà vu, lutte tantôt seul, tantôt avec Indra, “Vous deux avez combattu, ô Indra, ô Agni, pour conquérir les vaches” (6.60.2), ou encore avec Soma, “Ô Agni et Soma, votre force héroïque a été rendue consciente, quand vous avez dérobé les vaches au Pani” (1-93-4). Dans un autre passage, Soma partage cette victoire avec Indra: “Par la force, ce dieu dès sa naissance en compagnie d’Indra arrêta le Pani” (6.44.22), et accomplit toutes les prouesses des dieux luttant contre les Dasyus. Les Ashvins sont crédités à leur tour du même exploit, en VI-62-11, “Tous les deux vous ouvrez les portes de l’enclos fortifié enfermant les troupeaux”, comme en 1-112-18, “Ô Angiras (une appellation unique évoque parfois ensemble les jumeaux Ashvins), vous vous délectez tous deux grâce au mental et pénétrez les premiers dans le passage où se glissent les vaches”, qui désigne évidemment le libre épanchement du fleuve ou de l’océan de la lumière.
C’est néanmoins Brihaspati qui est le plus souvent le héros de cette victoire: “À l’origine quand est né Brihaspati, de la vaste Lumière dans le suprême éther, avec ses sept bouches, ses multiples naissances, ses sept rayons, son cri a dispersé les ténèbres. Lui, avec son armée qui possède le stubh et le Rik, de son cri il a fracassé Vala; Brihaspati en criant a fait sortir et remonter les brillants troupeaux, porteurs de nos offrandes et qui meuglèrent en réponse” (4.50.4 et 5). Et encore, dans VI-73-1 et 3, “Brihaspati, le briseur de montagnes, le premier-né, l’Angiras.... a conquis les trésors, vásūni, il a conquis, ce dieu, les grands enclos pleins de bétail.” Les Maruts, qui sont comme Brihaspati les chantres du Rik, sont eux aussi associés, quoique moins directement, à cette action divine: “Lui que vous chérissez, ô Maruts, forcera l’ouverture de l’enclos” (6.66.8), et on nous parle, ailleurs (1-38-2), des vaches des Maruts. Pushan le Promoteur, un aspect du dieu du Soleil, est aussi prié de poursuivre et récupérer le bétail volé (6.54.5,6 et 10): “Que Pushan poursuive nos troupeaux lumineux, qu’il protège nos coursiers de guerre...; ô Pushan, pars à la poursuite des vaches de lumière...; qu’il nous ramène ce qui avait disparu.” Saraśvati elle-même se charge de tuer les Panis. Et dans un hymne de Madhucchandaś (1-11-5), nous trouvons cette image étonnante; “O Seigneur de la foudre, tu as découvert le repaire du Vala des vaches; les dieux impavides en Toi se sont précipités (ou, ont jeté leur force).”
Ces modulations ont-elles en commun une signification précise, convergeant vers une idée cohérente unique, ou est-ce un hasard si les Rishis invoquent tantôt une divinité, tantôt une autre, dans leur quête héroïque du troupeau perdu? Si nous décidons de considérer les idées du Véda comme un tout, au lieu de nous fourvoyer en jouant avec des détails isolés, nous trouverons une réponse très simple et satisfaisante. Cet épisode des troupeaux disparus n’est qu’un élément du récit dans un système global de symboles et d’images connexes. Les troupeaux sont recouvrés: – par le Sacrifice, et l’ardent dieu Agni est la flamme, le pouvoir et le prêtre du sacrifice; – par le Mot, et Brihaspati est le père du Mot, les Maruts ses interprètes ou Brahmanas, brahmāṇo marutaḥ, Saraśvati son inspiration; – par le Vin, et Soma est le dieu du Vin, et les Ashvins ceux qui le cherchent, le trouvent, le distribuent et le boivent. Les troupeaux sont les troupeaux de Lumière, et la Lumière est donnée par l’Aurore et par le Soleil, dont Pushan est un aspect. Indra, enfin, est le chef de tous ces dieux, seigneur de la Lumière, Roi du ciel lumineux appelé Svar – il est, dirons-nous, le Mental lumineux ou divin, en qui pénètrent tous ceux parmi les dieux qui l’aident à dévoiler la lumière cachée. Attribuer une seule et même victoire à ces différentes divinités et parler, comme dans l’image de Madhucchandas, “des dieux entrant dans Indra” pour attaquer Vala, est donc, nous le voyons, parfaitement légitime. Rien n’a été fait au hasard ou pour satisfaire à des notions confuses et fluides. Le Véda est parfait et beau dans sa cohérence et son unité.
D’ailleurs, la conquête de la Lumière n’est qu’une partie de la grande tâche du sacrifice védique, qui doit permettre aux dieux d’obtenir tous les bienfaits, viśvā vāryā, nécessaires à la conquête de l’Immortalité, l’émergence des illuminations cachées étant seulement l’un d’entre eux. La Force, le Cheval, est aussi nécessaire que la Lumière, la Vache; non seulement faut-il atteindre Vala et arracher la lumière à son emprise jalouse, mais il faut également tuer Vritra et libérer les eaux; l’émergence des brillants troupeaux signifie l’apparition de l’Aurore et du Soleil; cela à son tour est incomplet sans le sacrifice, le feu, le vin. Nous avons affaire ici aux composantes multiples d’une mission unique, qui sont citées tantôt séparément, tantôt en groupes, tantôt toutes ensemble comme s’il s’agissait d’une seule et même action, une grande conquête globale. Et s’en rendre maître entraîne la révélation de la vaste Vérité et la conquête de Svar, le monde lumineux, communément appelé le Vaste Autre Monde, urúm u lokám, ou simplement u lokám. Il nous faut commencer par saisir cette unité, si nous voulons comprendre ensuite comment s’insert chacun de ces symboles dans les divers passages du Rig-Véda.
Ainsi en VI-73, qui a déjà été cité, nous trouvons un hymne court de trois vers, qui résume brièvement l’ensemble de ces symboles; on pourrait presque y voir l’un des hymnes mnémoniques du Véda, servant à se remémorer l’unité de son sens et de son symbolisme: “Il est le briseur de montagnes, le premier-né, le détenteur de la Vérité, Brihaspati, l’Angiras, celui qui offre l’oblation, occupe les deux mondes, loge dans la chaleur et la lumière (du Soleil), notre père, le Taureau qui mugit dans les deux firmaments. Brihaspati qui, à la requête des dieux, a façonné cet autre monde pour l’homme, le voyageur, détruisant les armées de Vritra, qui a forcé les citadelles, vaincu les ennemis et terrassé les adversaires dans ses batailles. Brihaspati conquiert les trésors, il conquiert, ce dieu, les grands enclos pleins de vaches, cherchant, lui l’inattaquable, à remporter le monde de Svar; Brihaspati tue l’Ennemi avec les hymnes de l’illumination,” arkaiḥ. Nous constatons aussitôt la cohérence de ce symbolisme multiface.
Un autre passage, au discours plus mystique, introduit le concept de l’aurore et le rétablissement ou la re-naissance de la lumière dans le soleil, qui ne sont pas expressément mentionnés dans la brève invocation à Brihaspati. Il figure dans l’éloge du Soma, dont nous avons déjà rapporté le début (6.44.22): “Le dieu qui, dès sa naissance, en compagnie d’Indra, a par la force arrêté le Pani; c’est lui qui, à son propre père, son infortuné père (l’être divisé), a arraché ses armes de guerre et ses formes de connaissance, māyāḥ; lui qui a glorifié les Aurores dans leur Seigneur, lui qui dans le Soleil a créé la Lumière secrète, lui qui au ciel, dans ses triples mondes de splendeur (les mondes de Svar), a découvert caché le triple principe de l’Immortalité (il s’agit du partage et de la distribution de l’Amrita, mentionné dans l’hymne des Atris à Agni (5.2.3), l’offrande triple du Soma faite sur les trois niveaux, triṣu sānuṣu (2.3.7), le corps, la vie et le mental). C’est lui qui a soutenu largement le ciel et la terre, lui qui a fabriqué le char aux sept rayons, lui, le Soma, qui par sa force a maintenu à maturité le produit des vaches (de madhu ou ghṛta), cette fontaine aux dix mouvements” (6.44.22 à 24) Je m’étonne, certes, que tant d’esprits fins et zélés aient pu lire de tels hymnes sans même réaliser qu’ils représentent les poèmes sacrés de symbolistes et de mystiques, et non l’œuvre de barbares adorateurs de la Nature, ou d’envahisseurs aryens incultes en lutte avec les Dravidiens védantiques civilisés.
Parcourons rapidement maintenant certains autres passages où ces symboles apparaissent de façon plus dispersée. Nous découvrons d’abord que, dans cette image de l’enclos-caverne de la montagne comme ailleurs, la Vache et le Cheval figurent ensemble. Nous avons vu “Pushan prié de rechercher les vaches et protéger les chevaux” (6.54.5). Ces deux aspects de la richesse aryenne seraient-ils donc constamment à la merci des maraudeurs? Regardons de plus près: “Dans ton ivresse du Soma donc, ô Héros (Indra), tu as fait éclater comme une forteresse l’enclos de la Vache et du Cheval” (8.32.5); “Affranchis pour nous les milliers de la Vache et du Cheval” (8.34.14); “Ce que tu détiens, ô Indra, la Vache et le Cheval et l’impérissable régal, confirme-le chez celui qui sacrifie et non chez le Pani... Celui qui se couche et somnole, qui reste oisif et ne cherche pas les dieux, qu’il périsse de ses propres impulsions; ensuite, confirme perpétuellement en nous la richesse qui doit s’accroître” (8.97.2 et 3). Dans un autre hymne, on dit des Panis qu’ils accaparent le trésor des vaches et des chevaux. Il s’agit toujours de pouvoirs qui héritent de la richesse convoitée mais ne l’utilisent pas, préférant dormir et se soustraire à l’action divine, vratá, des pouvoirs qu’il faut d’abord détruire ou conquérir si l’auteur du sacrifice veut jouir de la richesse en toute sécurité. Quant à la Vache et au Cheval, ils représentent toujours une richesse cachée et emprisonnée, que doit découvrir et délivrer une puissance divine.
La conquête des troupeaux radieux s’accompagne de la conquête de l’Aurore et du Soleil, de leur naissance ou illumination, mais nous reviendrons sur ce point et en examinerons le sens dans un autre chapitre. Et puis, associées aux Troupeaux, à l’Aurore et au Soleil, il y a les Eaux; car le meurtre de Vritra, entraînant la libération des Eaux, et la défaite de Vala, entraînant la libération des Troupeaux, sont deux mythes parallèles qui par endroits se recoupent. Dans certains passages comme 1-32-4, l’élimination de Vritra conduit même à la naissance du Soleil, de l’Aurore et du Ciel, et dans d’autres, la rupture de la montagne annonce l’écoulement des Eaux. Pour illustrer ce qui généralement les rapproche, on peut relever les passages suivants: VII-90-4, “Les Aurores surgirent, parfaitement splendides et intactes; méditant, ils (les Angiras) découvrirent la vaste Lumière; eux, les aspirants, ouvrirent grand l’étendue des vaches de lumière, et pour eux les eaux jaillirent du ciel”; 1-72-8, “Ayant une pensée juste, les sept Puissants du ciel (les sept Fleuves) connurent la Vérité et connurent les portes de la Félicité (ou, du trésor); Sarama trouva alors l’enclos fortifié, la vaste étendue des vaches de lumière, qui confère à l’être humain la béatitude”; 1-100-18, parlant d’Indra et des Maruts, “Avec ses radieux compagnons, il conquit le champ, conquit le Soleil, conquit les eaux”; V-14-4, à propos d’Agni, “Agni à sa naissance a resplendi brillant, causant la perte des Destructeurs (Dasyus), par la Lumière supprimant les ténèbres; il découvrit les vaches, les eaux, Svar”; VI-60-2, évoquant Indra et Agni, “Tous les deux vous avez lutté pour obtenir les vaches, les eaux, Svar et les aurores captives; ô Indra, ô Agni, tu as joint (à nous) les régions, Svar, les brillantes aurores, les eaux et les vaches”; 1-32-12, à propos d’Indra, “Ô Héros, tu as conquis la vache et tu as conquis le Soma; tu as répandu le flot des sept fleuves”.
Dans le dernier passage nous voyons, parmi les conquêtes d’Indra, Soma et les vaches énumérés ensemble. D’habitude, c’est le pouvoir né de l’ivresse du Soma qui permet à Indra de conquérir les vaches; par exemple dans III-43-7, le Soma “ivre duquel tu as forcé l’entrée de l’enclos des vaches”; 11-15-8: “Lui, célébré par les Angiras, il terrassa Vala et fit voler en éclats les places fortes de la montagne, il supprima leurs obstructions artificielles; Indra fit ces choses étant ivre de Soma”. Il arrive cependant que le déroulement s’inverse, c’est alors la Lumière qui procure la béatitude du vin de Soma, ou ils se présentent ensemble, comme dans 1-62-5: “Célébré par les Angiras, ô accomplisseur des œuvres, tu as ouvert grand l’obscurité (ou, peut-être, révélé le Soma) avec l’Aurore, avec (ou, par) le Soleil et avec (ou, par) les Vaches”.
Agni est, lui aussi, comme le Soma, indispensable au sacrifice, et nous retrouvons donc son nom dans ces formules plurielles, notamment dans VII-99-4: “Tous les deux vous avez créé cet Autre Vaste Monde pour le (ou, comme but au) sacrifice, faisant être le Soleil et l’Aurore et Agni”; et nous avons la même formule en III-31-15, en y ajoutant la Voie, et en VII-44-3, en y ajoutant la Vache.
Ces exemples montrent à quel point symboles et paraboles du Véda sont tous étroitement liés les uns aux autres; notre interprétation s’égarera donc complètement si nous traitons la légende des Angiras et des Panis comme un mythe isolé que nous pouvons interpréter à notre guise, sans nous soucier de la place qu’il occupe dans la conception générale du Véda et sans respecter l’éclairage que celle-ci projette sur le langage emblématique qui sert à raconter la légende.