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Sri Aurobindo

Le Secret du Véda
Suivi de hymnes choisis du Rig-Véda

Avec commentaires

22. La conquête des Dasyus

Les Dasyus se dressent à la fois contre les dieux aryens et contre les voyants aryens. Les dieux sont nés d’Aditi dans la Vérité suprême des choses, les Dasyus, ou Danavas, de Diti dans l’obscurité d’en bas; ce sont les Seigneurs de la Lumière et les Seigneurs de la Nuit qui s’affrontent, à travers le triple monde de la terre, du ciel et de l’air au milieu, autrement dit le corps, le mental et le souffle de la vie qui les relie. Sarama, en X-108, descend du royaume suprême, parākāt; elle doit traverser les eaux du rasā; elle rencontre la nuit qui la laisse passer, de peur qu’elle ne l’enjambe;, atiṣkado bhiyasā elle gagne la demeure des Dasyus, dasyor oko na sadanam (1-104-5), qu’ils décrivent eux-mêmes comme étant le reku padam alakam, le monde de fausseté par-delà la frontière des choses. Le monde suprême franchit lui aussi cette limite des choses, en la dépassant ou transcendant; c’est le reku padam, mais satyam, non álakam, le monde de la Vérité, non le monde de la Fausseté. Celle-ci est l’obscurité privée de connaissance, tamo avayunaṃ tatanvat (6.21.3); Indra, quand sa grandeur excède, ririce, le ciel et la terre et le monde intermédiaire, crée pour l’Aryen le monde opposé de vérité et de connaissance, vayunavat, qui, outrepassant ces trois domaines, devient donc le reku padam. Cette obscurité, ce monde inférieur de la Nuit et de l’Inconscient dans l’existence manifestée des choses, symbolisée par l’image de la montagne qui, sortie des entrailles de la terre, s’élève jusqu’au dos du ciel, est représentée par la caverne secrète au pied de la montagne; c’est la caverne de l’obscurité.

Mais cette caverne n’est que le gîte des Panis, leur champ d’action, lui, couvre la terre et le ciel et le monde du milieu.

Bien qu’ils soient les fils de l’Inconscience, leur action n’est pas à proprement parler inconsciente; ils possèdent des formes de connaissance apparente, māyāḥ, mais ce sont des manifestations d’Ignorance, dont la vérité est cachée dans l’obscurité de l’inconscient, et leur surface ou façade est le mensonge, non la vérité. Car le monde tel que nous le voyons est issu de “l’obscurité cachée en l’obscurité”, le flot profond et abyssal qui recouvrait toutes choses, “l’Océan inconscient”, apraketaṃ salilam (10.129.3); dans ce non-être, les voyants ont trouvé, grâce au désir dans leur cœur et à la pensée dans leur mental, ce qui constitue l’être vrai (10.129.4). Ce non-être de la vérité des choses, asat, est l’aspect qu’elles prennent au début quand elles émergent de l’Océan inconscient; et sa grande obscurité forme la “Nuit” védique (1-35-1), qui “porte dans son sein obscur le monde et toutes ses potentialités latentes, rātrīṃ jagato niveśanīṃ”. La Nuit étend son royaume sur ce triple monde qui est le nôtre, et d’elle, dans le ciel, dans l’être mental, naît l’Aurore, qui délivre le Soleil de l’obscurité où il gisait, caché et éclipsé, et qui crée, dans le non-être, dans la Nuit, la vision du Jour suprême, asati ketum (1-124-11). C’est par conséquent dans ces trois royaumes que se livre sans relâche, avec des fortunes diverses, la bataille entre les Seigneurs de la Lumière et les Seigneurs de l’Ignorance.

Le mot paṇi signifie marchand, trafiquant, dérivé de paṇ (également pan,1 cf. le tamil paṇ, le grec ponos, travail), et nous pouvons peut-être considérer les Panis comme les pouvoirs qui gouvernent dans la vie cette activité sensorielle ordinaire non régénérée, dont l’origine immédiate se trouve dans l’être physique subconscient obscur et non dans le mental divin. Tout le combat de l’homme consiste à remplacer cette action par le fonctionnement lumineux du mental et de la vie, qui, venant d’en haut, traverse l’existence mentale. Quiconque ainsi aspire, fait effort, lutte, voyage, escalade la montagne de l’être est l’Aryen (ārya, arya, ari, qui peut vouloir dire indifféremment peiner, combattre, gravir ou s’élever, voyager, préparer le sacrifice); car le travail de l’Aryen, son sacrifice, est tout à la fois une bataille, une ascension et un voyage: bataille contre les pouvoirs de l’obscurité, ascension des pics les plus élevés de la montagne qui, au-delà de la terre et du ciel, culminent dans Svar, voyage vers l’autre rive des fleuves et de l’Océan aux confins de l’Infini des choses. L’Aryen a la volonté d’agir, il est l’agent, l’exécutant (kāru, kīri, etc.); les dieux qui mettent leur force dans son action sont sukratu, parfaitement aptes au sacrifice; le Dasyu ou Pani est leur contraire, il est akratu. L’Aryen est l’auteur du sacrifice, yajamāna, yajyu; les dieux qui reçoivent, soutiennent, impulsent le sacrifice sont yajata, yajatra, les pouvoirs du sacrifice; le Dasyu, par contre, est ayajyu. L’Aryen dans le sacrifice trouve la parole divine,gīḥ, mantra, brahma, uktha, il est le brahmā ou interprète du Verbe; les dieux défendent le Verbe et s’en délectent, girvāhas, girvaṇas, les Dasyus Le détestent et Le détruisent, brahmadviṣaḥ, ils souillent la parole, mṛdhravācaḥ. Ils n’ont ni la force du souffle divin, ni bouche pour l’exprimer, ils sont anāsaḥ; il leur manque le pouvoir de penser et de mentaliser le mot et la vérité qu’il contient, ils sont amanyamānāḥ, alors que les Aryens sont les penseurs du mot, manyamānāḥ, les détenteurs de la pensée, du mental pensant et de la connaissance clair-voyante, dhīra, manīṣī, kavi; les dieux sont eux aussi penseurs suprêmes de la Pensée (6.1.1) et voyants, prathamo manotā dhiyaḥ, kavayaḥ. Les Aryens désirent les divinités (ou, y aspirent), devayu, uśij, ils cherchent à grandir leur être propre et les divinités en eux grâce au sacrifice, au verbe, à la pensée; les Dasyus sont ceux qui haïssent la divinité, devadviṣaḥ, l’entravent, devanidaḥ, refusent de grandir, avṛdhaḥ. Les dieux dispensent la richesse à l’Aryen, qui en retour donne sa richesse aux dieux; le Dasyu conserve sa richesse – pour qu’il la cède à l’Aryen, il faut la lui arracher de force – et il ne presse pas l’immortel vin de Soma pour les divinités qui cherchent à goûter son ivresse dans l’homme; il a beau être revān, sa caverne a beau regorger de vaches et de chevaux et de trésors, gobhir aśvebhir vasubhir nyṛṣṭaḥ (10.108.7), il n’en demeure pas moins arādhas, parce que sa richesse ne procure ni prospérité ni félicité à l’homme ou à lui-même – le Pani est l’avare de l’existence. Et dans la lutte qui oppose l’Aryen au Dasyu, ce dernier cherche sans cesse à piller et à détruire, à subtiliser les vaches lumineuses du premier pour les cacher à nouveau dans l’obscurité de sa caverne. “Tue le Dévoreur, le Pani, car il est le loup (le déchireur, vṛkaḥ)” (6.51.14).

Ces descriptions pourraient facilement s’appliquer, cela va de soi, à des êtres humains hostiles, haïssant le culte et les dieux de l’Aryen; mais nous verrons qu’une telle interprétation est absolument impossible, parce que dans l’hymne 1-33, où la démarcation est soigneusement établie et la bataille d’Indra et de ses alliés humains contre les Dasyus très minutieusement dépeinte, ces Dasyus, Panis et Vritras ne peuvent en aucun cas erre des combattants, des tribus ou des voleurs humains. Dans cet hymne de Hiranyastupa Angirasa, les dix premiers vers font clairement allusion à la bataille pour les Vaches et donc aux Panis: “Venez, cherchant les Rayons des Vaches approchons-nous d’Indra, car c’est lui qui fait parfaitement progresser notre pensée; il est invincible, ses félicités sont complètes et il délivre (sépare de l’obscurité) pour nous la vision de connaissance suprême des vaches de lumière, gavāṃ ketam param āvarjate naḥ. Je vole vers l’inattaquable, le donneur de richesses, comme l’oiseau vers son nid bien-aimé, rendant hommage à Indra avec les paroles suprêmes de lumière, lui que ses partisans doivent invoquer dans leur voyage. Emmenant toute son armée, il a sanglé son carquois; il est le combattant (l’Aryen) qui accorde les vaches à celui qu’il choisir. Ô Indra, ne garde pas pour toi l’abondance de ton délice, ne deviens pas le Pani qui s’écarte de nous, ô toi qui as grandi (par notre mot), coṣkūyamāṇa indra bhūri vāmaṃ mā paṇir bhūr asmad adhi pravṛddha” (riks 1 à 3). Cette dernière phrase est remarquable et, dans l’interprétation courante, sa force réelle nous échappe si on la traduit par “ne te conduis pas envers nous comme un avare”. Ce serait oublier que les Panis sont ceux qui accaparent la richesse, la gardant pour eux seuls et ne l’abandonnant ni au dieu ni à l’homme. Le sens est visiblement, “Toi qui es si riche en délice, ne sois pas un Pani, celui qui jouit seul de son bien et le refuse à l’homme; n’éloigne pas de nous ce délice dans ton superconscient, comme le font les Panis dans le secret de leur subconscient.”

L’hymne décrit ensuite le Pani, le Dasyu et la bataille que lui livre Indra pour s’emparer de la terre et du ciel: “Avec ton arme tu as abattu le riche Dasyu, allant seul avec les pouvoirs qui te servent, ô Indra; de ton arc ils (les pouvoirs devenus flèches) ont filé dans toutes les directions, et les non-sacrifiants et les accapareurs sont allés à la mort. Ils ont été décapités, leurs têtes éparpillées au loin, eux les non-sacrifiants qui rivalisaient avec les sacrifiants, quand, ô maître des coursiers brillants, qui te tiens ferme dans le ciel, tu as chassé par le feu du ciel et de la terre ceux qui n’observaient pas la loi de ton action, avratān. Ils ont voulu combattre l’armée de l’Irréprochable; les peuples aux neuf rayons (les Navagvas) se sont opposés à eux; comme des bœufs châtrés combattant le Taureau, comprenant qui était Indra ils le fuirent en dévalant les pentes. Toi, ô Indra, tu as combattu pleureurs et rieurs sur l’autre versant du monde du milieu (rajasaḥ pāre, c’est-à-dire à la lisière du ciel); le consumant et le jetant d’en haut, tu as chassé du ciel le Dasyu et tu as aidé à s’exprimer celui qui t’affirme et t’offre le Soma. Traçant un cercle autour de la terre, étincelant sous l’éclat du joyau d’or (image du soleil), ils eurent beau se ruer ils ne purent dépasser Indra, qui avait placé des espions un peu partout à proximité du Soleil. Quand, ô Indra, ta grandeur occupait de tous côtés la terre comme le ciel, tu as combattu ceux qui n’ont pas la pensée (de la Vérité) avec ceux qui ont la pensée, amanyamānāṃ abhi manyamānaiḥ, et grâce aux paroles divines (pouvoirs de l’âme, brahmabhir) tu as banni le Dasyu. Et ils n’ont pas atteint l’extrémité du ciel et de la terre; Indra, le Taureau, se servit de la foudre et, avec la Lumière, tira (litt., traya) de l’obscurité les vaches rayonnantes” (riks 4 à l0).

Le combat a lieu non sur terre mais sur l’autre rive de l’Antariksha; les Dasyus sont chassés du ciel par les flammes de la foudre; ils tournent autour de la terre, et en sont bannis ainsi que du ciel; car ils ne peuvent trouver refuge ni en l’un ni en l’autre, tout étant désormais plein de la grandeur d’Indra; et ils ne peuvent échapper nulle part à ses éclairs, parce que le Soleil lui fournit des rayons espions qu’il dispose tout autour, et dont l’éclat débusque les Panis. Il ne peut s’agir de la description d’une bataille terrestre entre tribus aryennes et dravidiennes; et il ne peut s’agir non plus de la foudre naturelle, puisque celle-ci n’a rien à voir avec la destruction des pouvoirs de la Nuit et la reconquête des vaches de l’Aurore ex-traites de l’obscurité. Ces “non-sacrifiants”, qui détestent le verbe et sont incapables même de le penser, ne sont nullement des êtres humains hostiles au culte aryen. Ce sont des pouvoirs qui luttent, en l’homme lui-même, pour s’emparer du ciel et de la terre; ce sont des démons, non des Dravidiens.

Notons au passage qu’ils tentent sans succès d’atteindre “la limite de la terre et du ciel”; il se peut que ces pouvoirs cherchent l’accès au monde supérieur par-delà ciel et terre sans recourir à la parole ou au sacrifice, qui sont pourtant nécessaires à sa conquête. Ils cherchent à posséder la Vérité sans renoncer au règne de l’Ignorance, mais ne peuvent toucher cette frontière terrestre ou céleste; seuls Indra et les dieux peuvent ainsi transcender la formule du mental, de la vie et du corps, après les avoir comblés tous les trois de leur grandeur. Sarama, en X-108-6, semble faire allusion à cette ambition des Panis: “Que vos paroles, ô Panis, n’aboutissent pas, que vos incarnations soient viles et funestes; puissiez-vous ne pas vous engager sur une voie que vous profaneriez, que Brihaspati vous refuse le délice des deux mondes (divin et humain)”. Les Panis, dans leur insolence, vont jusqu’à offrir leur amitié à Indra, s’il accepte de demeurer dans leur caverne et de veiller sur leurs vaches; celui qui triomphe de tous, Indra, leur réplique Sarama, ne saurait être lui-même vaincu et opprimé; ils proposent alors à Sarama d’être ses frères, pourvu qu’elle consente à habiter chez eux et accepte de ne pas retourner vers ce monde lointain d’où elle est venue, franchissant tous les obstacles, grâce à la force des dieux, prabādhitā sahasā daivyena, Sarama rétorque; “Je ne connais ni frère ni sœur, Indra, lui, sait et les terribles Angiras aussi; désirant les vaches de lumière, ils m’ont protégée pour que je vienne. Allez-vous-en, ô Panis, vers un séjour plus propice. Quittez ces lieux, ô Panis, pour des régions meilleures, laissez les vaches que vous retenez monter vers la Vérité, elles qui étaient cachées et qu’ont découvertes Brihaspati et Soma et les pierres du pressoir et les voyants illuminés” (10.108.10,11).

Nous retrouvons cette idée d’une restitution volontaire de leur trésor par les Panis en VI-53, hymne adressé à Pushan, le Promoteur, un aspect du Soleil: “Ô Pushan, seigneur du Chemin, nous t’attelons comme un char pour la conquête de la plénitude, pour la Pensée... Ô brillant Pushan, celui-là même (le Pani) qui refuse de donner, fais qu’il donne et attendris-le lui aussi. Balise les voies qui mènent à la conquête de la plénitude et abats les agresseurs; ô Puissant, que parfaites soient nos pensées. Pique ton aiguillon dans le cœur des Panis, ô voyant, et fais d’eux nos sujets. Frappe-le de ton aiguillon, ô Pushan, et désire notre délice dans le cœur du Pani; fais de lui notre sujet... Cet aiguillon que tu portes qui force le mot à s’élever, ô brillant Pushan, trace avec lui une ligne sur les cœurs de tous et tranche-les (pour en faire nos sujets). Ton aiguillon dont la pointe est ton rayon (ou, qui est le support des vaches) et qui rend parfaits les troupeaux (de la vision de la pensée, paśusādhanī, cf. sādhantāṃ dhiyaḥ au vers 4), de lui nous désirons le délice. Crée pour nous (pour notre jubilation) la pensée qui conquiert la vache, qui conquiert le cheval, qui conquiert la plénitude de la richesse, et qui est pleine des pouvoirs des dieux” (6.53.1, 3 à 6, 8 à 10).

Si notre interprétation du symbolisme des Panis est la bonne, ces notions se comprennent aisément, sans avoir à détourner te mot de son sens ordinaire, comme le fait Sayana, qui ne voit en lui qu’un être avare et cupide, pour lequel le poète affamé dérangerait lamentablement le Dieu-Soleil en personne, le suppliant d’en faire quelqu’un de doux et charitable. Selon le Véda, l’obscurité subconsciente et la vie ordinaire dans l’ignorance portaient secrètement en elles tout ce qui appartient à la vie divine, et pour reconquérir ces richesses cachées, il fallait d’abord détruire les pouvoirs impénitents de l’ignorance, puis maîtriser la vie inférieure en la soumettant à la vie supérieure. D’Indra on a dit, nous l’avons constaté, qu’il tue ou vainc le Dasyu et transmet sa richesse à l’Aryen. Il en va de même pour Sarama qui refuse de pactiser avec les Panis, leur suggérant plutôt de se soumettre aux dieux et aux Aryens, en livrant et laissant remonter les vaches emprisonnées, et en quittant à leur tour les ténèbres pour des régions meilleures, ā varīyaḥ (X108-9,10). Et c’est la pression incessante exercée par l’aiguillon du voyant lumineux, Pushan, seigneur de la Vérité, l’aiguillon qui force l’entrée du cœur barricadé et fait lever de ses profondeurs la parole sacrée, c’est cet aiguillon à pointe de lumière, rendant parfaites les vaches rayonnantes et réalisant les pensées lumineuses, qui suscite la conversion du Pani; alors, dans le cœur obscurci de celui-ci aussi, le dieu de Vérité désire ce que désire l’Aryen. C’est donc cette pénétration de la Lumière et de la Vérité qui met les pouvoirs de l’activité sensorielle ignorante ordinaire au service de l’Aryen.

Mais, normalement, les Panis sont ses ennemis, non dāsa au sens de soumission et de service (dāsa, serviteur, de das, travail), mais au sens de destruction et de blessure (dāsa, dasyu, ennemi, pillard, issu de das, diviser, blesser, faire du mal). Le Pani est le voleur qui subtilise les vaches et leur lumière, les chevaux et leur rapidité, et les trésors de plénitude divine; c’est le loup, le dévoreur, atri, vṛka; c’est l’obstructeur, nid, et le corrupteur du verbe. C’est l’ennemi, le larron, celui qui pense faux ou mal, celui dont les pillages et les chicanes compliquent le Chemin. “Bannis pour toujours, ô Agni, cet ennemi, ce voleur, ce pervers, qui place faussement la pensée; ô maître de l’existence, facilite le chemin de notre voyage. Tue le Pani, car il est le loup, le dévoreur” (6.51.13,14). Les dieux doivent repousser ses assauts: “Ce dieu (Soma) dès sa naissance, avec Indra pour allié, força le Pani à reculer” (6.44.22), et conquit Svar et le soleil et toutes les richesses. Pour pouvoir ravir aux Panis leurs richesses et les consacrer à la vie supérieure, il faut les tuer ou les faire décamper. “Toi qui as rompu les rangs serrés des Panis, ô Sarasvati, à toi appartiennent ces dons puissants. Écrase, ô Sarasvati, les obstructeurs des dieux” (6.61.1,3). “Alors, ô Agni et Soma, votre force a été éveillée (dans la conscience), quand vous avez dérobé les vaches au Pani et découvert pour plusieurs la lumière unique” (1-93-4).

Quand les dieux s’éveillent à l’Aurore pour accomplir le sacrifice, les Panis ne doivent pas en faire autant, ils gêneraient son bon déroulement; qu’ils continuent à dormir dans la pénombre de leur caverne. “Ô Aurore, reine de plénitude, éveille ceux qui nous comblent (les dieux), mais laisse dormir profondement les Panis. Ô reine de plénitude, lève-toi richement pour les seigneurs de plénitude, richement pour ton affirmateur, ô toi, la Vérité heureuse. Jeune, elle resplendit devant nous, elle a créé (ou, attelé) son armée de vaches rubescentes; la vision est montée, immense, dans la nuit du non-être (ou, là ou il n’y avait rien auparavant)” (1-124-10,11). Ou encore, en IV-51-1 à 3: “Regardez! là devant nous., cette, lumière suprême. (ou toujours récurrente), pleine de la connaissance, a surgi de l’obscurité; maintenant les filles du ciel rayonnent dans Je vaste, les Aurores ont frayé le chemin pour l’être humain. Les Aurores se tiennent radieuses devant nous comme les piliers lors des sacrifices; jaillissant, pures et purifiantes, elles ont ouvert les portes de l’enclos de l’obscurité.

Jaillies aujourd’hui, les Aurores éveillent à la connaissance ceux à qui profite le don de cette riche félicité; là où ne se risque pas la lumière, que dorment les Panis, sans se réveiller, au cœur de l’obscurité.” Il faut, depuis les plans supérieurs, les précipiter dans cette obscurité d’en bas et hisser les Aurores emprisonnées par eux dans cette nuit jusqu’aux plans supérieurs. “Ces Panis trafiquants, nœuds mêmes de la perversité, ces êtres veules, ces diffamateurs qui rejettent la foi, le progrès, le sacrifice, Agni les a chassés loin, très loin; lui, suprême, il en a fait des êtres abjects qui n’accompliront pas le sacrifice. Et celles (les Vaches, les Aurores) qui se réjouissaient dans l’obscurité d’en bas, son pouvoir les a haussées au rang le plus haut... Ses coups ont abattu les murs qui limitent, il a livré les Aurores à (ou, il en a fait les épouses de) l’Aryen”, aryapatnīr uṣasaś cakāra (7.6.3 à 5). Les Rivières et les Aurores, quand elles sont détenues par Vritra ou Vala, sont dites dāsapatnīḥ; l’action des dieux en fait des aryapatnīḥ, les compagnes de l’Aryen.

Il faut certes abattre les seigneurs de l’ignorance ou en faire les esclaves de la Vérité et de ceux qui la cherchent, mais leur richesse est indispensable au plein succès de l’homme; c’est comme si Indra devait s’installer “sur la tête immensément riche des Panis, paṇīnāṃ varṣiṣṭhe mūrdhann asthāt” (6.45.31); il devient lui-même la Vache de Lumière et le Cheval de Vitesse, et prodigue incessamment une richesse mille et mille fois plus grande. L’intégralité de cette richesse lumineuse des Panis et son ascension vers le ciel constituent, nous le savons déjà, le Chemin et la naissance de l’Immortalité: “Les Angiras ont fixé la manifestation suprême (de la Vérité), eux qui par la réussite parfaite de leur action avaient allumé le feu; ils ont conquis la totalité des biens dont jouissait le Pani, ses troupeaux de vaches et de chevaux. Grâce aux sacrifices, Atharvan inventa le Chemin, puis naquit Surya, protecteur de la Loi, le Bienheureux, tataḥ sūryo vratapā vena ājani. Ushanas Kavya fit monter les Vaches.

Puissions-nous avec eux gagner par le sacrifice l’Immortalité, cet enfant né de Yama, seigneur de la Loi”, yamasya jātam amṛtaṃ yajāmahe (1-83-4,5). Les Rishis Angiras, Atharvan et Ushanas Kavya représentent respective ment la Volonté du Voyant, le cheminement sur la Voie, et ce désir d’excellence qu’engendre la connaissance clair-voyante. Les Angiras conquièrent la richesse des illuminations et des pouvoirs de la Vérité, cachée derrière la vie inférieure et sa perversité; c’est leur force qui permet à Atharvan de former le Chemin; naît alors Surya, seigneur de la Lumière, ce gardien de la Loi divine et du pouvoir de Yama; Ushanas pousse les troupeaux des illuminations de notre pensée sur cette voie ascendante de la Vérité, vers la Béatitude que possède Surya; ainsi naît de la loi de la Vérité cette Immortalité à laquelle par son sacrifice l’âme aryenne aspire.

 

1 Sayana dans le Véda traduit pan par louer, célébrer, mais dans un cas il admet le sens de vyavahāra, tractations, relations d’affaires. Le sens d’“action” me semble être le bon dans la plupart des passages. Dérivés de, paṇ au sens d’agir, nous avons les ternies qui jadis désignaient les organes de préhension ou locomoteurs, pāṇi, main, le pied ou le sabot, le latin penis, et cf. aussi pāyu.

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