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Sri Aurobindo

Le Secret du Véda
Suivi de hymnes choisis du Rig-Véda

Avec commentaires

23. Résumé des conclusions

Ayant soigneusement examiné dans le Rig-Véda, et sous tous les angles possibles, la légende des Angiras et ses principaux symboles, nous sommes désormais en mesure de présenter un résumé cohérent des conclusions que nous en avons tirées. Comme je l’ai déjà dit. cette légende des Angiras et le mythe de Vritra sont les deux paraboles fondamentales du Véda; on les trouve et retrouve partout, courant à travers les hymnes comme deux fils, deux motifs emblématiques étroitement associés autour desquels tout le reste du symbolisme védique est tissé. Sans en être les idées centrales, elles n’en constituent pas moins les deux piliers essentiels de cette antique structure. Une fois leur sens établi, nous avons déterminé le sens de tout le Rig-Véda Samhita. Si Vritra et les eaux symbolisent le nuage et la pluie et la ruée des sept rivières du Punjab, et si les Angiras sont les dispensateurs de l’aurore dans le monde physique, le Véda devient une représentation symbolique des phénomènes naturels, personnifiés par des dieux et des Rishis et des démons malfaisants. Si Vritra et Vala sont des dieux dravidiens, et les Panis et les Vritras des ennemis humains, le Véda devient le récit poétique et légendaire de l’invasion de l’Inde dravidienne par des barbares adorateurs de la Nature. Si, par contre, est ici symbolisée la lutte entre les pouvoirs spirituels de la Lumière et de l’Obscurité, la Vérité et la Fausseté, la Connaissance et l’Ignorance, la Mort et l’Immortalité, c’est ce que signifiera alors véritablement le Véda tout entier.

Les Rishis Angiras, d’après nos conclusions, représentent ceux qui apportent l’Aurore, sauvent le Soleil en le sortant de l’Obscurité – ces images de l’Aurore, du Soleil, de l’Obscurité servant du reste à figurer des notions spirituelles. Le Véda est conçu essentiellement comme le récit d’une conquête, celle de la Vérité sur l’obscurité de l’Ignorance, conduisant elle-même à une autre conquête, celle de l’Immortalité. Car le ṛtam védique est un concept spirituel autant que psychologique. C’est l’Être vrai, la Conscience vraie, le Délice vrai de l’existence, au-delà de cette terre du corps, de cette région médiane de la force vitale, de ce ciel ordinaire du mental. Il nous faut traverser et dépasser tous ces plans, pour toucher au-dessus le plan de cette Vérité superconsciente, domaine réservé des dieux et fondement de l’Immortalité. C’est le monde de Svar, dont les Angiras ont trouvé le chemin pour leur postérité.

Les Angiras sont à la fois les voyants divins, qui assistent les dieux dans leur entreprise cosmique et humaine, et leurs représentants sur terre, les pères fondateurs, qui les premiers ont découvert cette sagesse que chantent, immortalisent et perpétuent par l’expérience les hymnes védiques. Les sept Angiras divins sont les fils ou les pouvoirs d’Agni, pouvoirs de la Volonté du Voyant, flamme de la Force divine pénétrée de la connaissance divine, flamme allumée pour la victoire. Les Bhrigus ont trouvé cette Flamme secrète poussant au cœur de l’existence terrestre, mais ce sont les Angiras qui l’allument sur l’autel du sacrifice et entretiennent périodiquement le sacrifice tout au long de l’année sacrificielle, ces périodes symbolisant les étapes que doit franchir le labeur divin pour reprendre le Soleil de la Vérité à l’obscurité. Ceux pour qui l’année sacrificielle dure neuf mois sont les Navagvas, les voyants aux neuf vaches ou rayons, qui organisent la recherche des troupeaux du Soleil et décident Indra à partir se battre contre les Panis. Ceux pour qui elle dure dix mois sont les Dashagvas, les voyants aux dix rayons, qui pénètrent avec Indra dans la caverne des Panis et récupèrent les troupeaux égarés.

Le sacrifice, c’est ce don que l’homme fait à la Nature supérieure ou divine de ce qu’il possède en son être, avec pour résultat l’enrichissement supplémentaire de son humanité que lui prodigue la générosité des dieux. La richesse ainsi acquise constitue un état d’abondance, prospérité, félicité spirituelles, qui donne lui-même le pouvoir de voyager et la force de lutter. Car le sacrifice est un voyage, un cheminement; le sacrifice lui-même voyage, conduit par Agni sur la voie divine montant vers les dieux, avec pour modèle l’ascension jusqu’au monde divin de Svar effectuée par les ancêtres Angiras. Leur sacrifice itinérant est aussi une bataille, car les Panis, Vritras et autres pouvoirs du mal et du mensonge s’y opposent, et le combat d’Indra et des Angiras contre les Panis est un épisode majeur de cet affrontement.

Allumer la Flamme divine, offrir le ghṛta et le vin de Soma et chanter la Parole sacrée, voilà ce qui caractérise essentiellement le sacrifice. L’hymne et l’offrande font grandir les dieux; on considère qu’ils naissent, sont créés ou manifestés en l’homme, et que leur croissance et leur puissance ici-bas développent la terre et le ciel, autrement dit l’existence physique et mentale, autant qu’il est permis puis, les transcendant, créent à leur tour les mondes ou plans supérieurs. L’existence supérieure est le divin, l’infini, symbolisés par la Vache brillante, la Mère infinie, Aditi; l’existence inférieure est régie par sa forme obscure, Diti. Le sacrifice a pour objet de conquérir l’être supérieur ou divin, et avec lui de posséder et de soumettre à sa loi et à sa vérité l’existence inférieure ou humaine. Le ghṛta du sacrifice, don de la Vache lumineuse, représente la clarté ou brillance de la lumière solaire dans la mentalité humaine. Le Soma est le délice immortel de l’existence, caché dans les eaux et les plantes et qui, une fois extrait, devient le breuvage des dieux et des hommes. Le Mot ou Verbe est la parole inspirée, exprimant l’illumination de la Vérité dans la pensée, qui, jaillie de l’âme, prend forme dans le cœur avant d’être façonnée par le mental. Agni, que le ghṛta accroît, et Indra, revigoré par la force lumineuse et la joie du Soma, grandi par le Verbe, aident les Angiras à recouvrer les troupeaux du Soleil.

Brihaspati est le maître du Verbe créateur. Si Agni est l’Angiras suprême, la flamme d’où naissent les Angiras, Brihaspati est l’Angiras unique, celui qui possède les sept bouches, les sept rayons de la pensée illuminatrice et les sept mots qui l’expriment, et ces voyants en sont les pouvoirs d’expression. C’est la pensée complète de la Vérité, la pensée à sept têtes, qui conquiert pour l’homme le quatrième ou divin monde, en lui procurant l’intégralité des richesses spirituelles, but du sacrifice. Par conséquent, Agni, Indra, Brihaspati, Soma sont tous présentés comme les conquérants des troupeaux du Soleil et les destructeurs des Dasyus qui les dissimulent et en privent l’homme. Sarasvati, le flux de la Parole ou inspiration de la Vérité, cause elle aussi la perte des Dasyus et s’empare elle aussi des brillants troupeaux; et ceux-ci sont découverts par Sarama, annonciatrice d’Indra, déesse du Soleil ou de l’Aurore qui semble symboliser le pouvoir intuitif de la Vérité. Usha elle-même, l’Aurore, à la fois collabore à la grande victoire et, celle-ci pleinement acquise, en devient le couronnement lumineux.

Usha est l’Aurore divine, car le Soleil qui se lève à sa venue est le Soleil de la Vérité superconsciente; le jour qu’il amène est celui de la vie vraie dans la connaissance vraie, la nuit qu’il dissipe, la nuit de l’ignorance qui cependant cache l’aurore en son sein. Usha est elle-même cette Vérité, sūnṝtā, et la mère des vérités. Ses vaches, ses troupeaux brillants, c’est ainsi qu’on nomme ces vérités de l’Aurore divine, alors que les forces de la Vérité qui les accompagnent et envahissent la Vie sont appelées ses chevaux. Une grande partie du symbolisme védique s’articule autour de cette image des vaches et des chevaux; car ceux-ci sont les composantes essentielles de la richesse que l’homme cherche à obtenir dés dieux. Les démons, lés seigneurs dé l’obscurité, ont capturé les vaches de l’Aurore et les ont enfouies dans leur caverne, tout en bas dans le secret du subconscient. Ces illuminations de connaissance, ces pensées de la Vérité, gāvo matayaḥ, il faut les délivrer de leur emprisonnement pour faire surgir les pouvoirs de l’Aurore divine.

Leur libération permet aussi le retour du Soleil qui gisait dans l’obscurité; car le Soleil, “cette Vérité” (3.39.5), c’était bien cela, nous dit-on, qu’Indra et les Angiras ont découvert dans la caverne des Panis. Cette caverne fracturée, les troupeaux de l’Aurore divine, ces rayons du Soleil de Vérité, gravissent la montagne de l’être et le Soleil lui-même gagne plus haut l’Océan lumineux de l’existence divine, conduit par les penseurs dans sa traversée, tel un navire sur les eaux, jusqu’à ce qu’il touche l’autre rive (5.45.10).

Les Panis qui dissimulent les troupeaux, les maîtres de la caverne infernale, forment chez les Dasyus une catégorie à part qui dans le symbolisme védique représente le contraire des dieux aryens et des voyants et artisans aryens. L’Aryen est celui qui exécute la tâche sacrificielle, trouve la Parole sacrée de l’illumination, désire les (ou, aspire aux) dieux et les fait grandir, et, grandi par eux, entre dans l’immensité de l’existence vraie; c’est le soldat de la Lumière et le pèlerin de la Vérité. Le Dasyu est l’être non-divin qui refuse d’accomplir le sacrifice; qui thésaurise et ne sait quoi faire de son bien, car il est incapable de proférer le Verbe et de mentaliser la Vérité superconsciente; qui hait le Verbe, les dieux et le sacrifice; et qui ne donne rien de lui-même aux existences supérieures, mais dépouille l’Aryen de ses richesses et se les accapare. C’est le voleur, l’ennemi, le loup, le dévoreur, celui qui divise, bloque, confine. Les Dasyus sont les pouvoirs de l’Obscurité et de l’Ignorance qui s’opposent au chercheur de la Vérité et de l’Immortalité. Les dieux sont les pouvoirs de la Lumière, les enfants de l’Infini, aspects et personnalités de la Divinité Une, dont l’aide, la croissance et l’intervention humaine en l’homme lui permettent de se hisser jusqu’à la Vérité et l’Immortalité.

L’interprétation du mythe des Angiras nous livre ainsi la clef de tout le secret du Véda. Car, si les vaches et les chevaux perdus par les Aryens et restitués par les dieux, les vaches et chevaux dont Indra est le seigneur et dispensateur – étant lui-même, en fait, cette Vache et ce Cheval –, ne sont pas du bétail animal, si ces éléments de la richesse recherchée par le sacrifice symbolisent une richesse spirituelle, ce doit être aussi le cas pour les autres éléments qui les accompagnent toujours, les fils, les hommes, l’or, les trésors, etc. Si cette Vache, qui procure le n’est ghṛta pas une vache concrète mais la Mère radieuse, alors le ghṛta lui-même, qui loge dans les eaux et est triplement séquestré, dit-on, dans la Vache par les Panis, n’est pas une simple offrande matérielle, tout comme le vin de miel du Soma, qui lui aussi existe, diton, dans les fleuves et jaillit de l’océan en une vague de miel et, emporté par son flot, monte vers les dieux. Et si ces offrandes sont symboliques, les autres doivent nécessairement l’être aussi; le sacrifice extérieur lui-même ne peut que symboliser un don de soi intérieur. Et si les Rishis Angiras sont eux aussi partiellement Symboliques ou sont, à l’instar des dieux, des acteurs et des auxiliaires semi-divins dans le sacrifice, alors ce doit être vrai aussi des Bhrigus, Atharvan, Ushana et Kutsa et de tous ceux qui se joignent à leur action. Si la légende des Angiras et la narration du combat contre les Dasyus est une parabole, alors devraient l’être aussi les autres récits légendaires dans lesquels le Rig-Véda relate le soutien apporté par les dieux aux Rishis en lutte contre les démons; car les poètes védiques utilisent une terminologie similaire pour les évoquer et leur accordent constamment une importance égale à celle de l’histoire des Angiras.

Pareillement, si ces Dasyus qui refusent le don et le sacrifice et haïssent Je Verbe et les dieux, et avec qui les Aryens sont perpétuellement en guerre, si ces Vritras, Panis et consorts ne sont pas des êtres humains hostiles mais des pouvoirs de l’obscurité, du mensonge et du mal, alors tout ce concept des guerres aryennes et des rois et des peuples aryens commence à revêtir l’aspect d’un symbole et d’un apologue spirituels. Qu’ils le soient totalement ou en partie seulement est difficile à décider, à moins de procéder à un examen beaucoup plus détaillé qui dépasserait notre propos actuel. Nous cherchons uniquement à vérifier si notre hypothèse de départ est à première vue légitime, à savoir que les hymnes védiques constituent l’évangile symbolique des Mystiques de l’Inde ancienne, et que leur sens est spirituel et psychologique, Nous en avons établi la preuve; un nombre suffisant d’arguments autorise déjà une approche sérieuse du Véda sous cet angle et permet de discerner dans chaque détail la marque d’un tel symbolisme lyrique.

Cependant, pour mieux étayer notre thèse, il sera bon d’examiner la légende complémentaire de Vritra et des Eaux qui, nous l’avons constaté, est intimement liée à celle des Angiras et de la Lumière. Et d’abord, Indra, tueur de Vritra, est avec Agni un des deux principaux dieux du panthéon védique, et si nous parvenons à cerner son caractère et ses fonctions, nous aurons réussi à déterminer une fois pour toutes le type général des dieux aryens. Ensuite, les Maruts, ses compagnons, interprètes du chant sacré, sont l’atout majeur de la théorie naturaliste du culte védique; il s’agit certes de dieux de la tempête, et aucune autre des divinités védiques plus importantes ne présente un aspect aussi physiquement concret, ni Agni ou les Ashvins, ni Varuna et Mitra, ni Tvashtri et les déesses, ni même Surya, le Soleil, ou Usha, l’Aurore. S’il s’avère toutefois que ces dieux de la tempête ont un caractère et un symbolisme psychologiques, la religion et le rituel védiques possèdent alors indubitablement une signification plus profonde. Enfin, si une étude plus poussée révèle que Vritra et sa bande de démons, Shushna, Namuchi, entre autres, sont bien des Dasyus au sens spirituel, et si l’on tâche de mieux comprendre ce que signifient ces eaux célestes qu’il entrave, nous pourrons alors commencer sans crainte à envisager ces histoires de Rishis, de dieux et de démons comme autant de paraboles, et nous rapprocher d’une explication satisfaisante du symbolisme des mondes védiques.

Nous ne pouvons dans l’immédiat oser davantage; car un ouvrage unique ne saurait à lui seul traiter convenablement ce symbolisme védique que les hymnes élaborent, ses détails sont trop complexes, ses points de vue trop nombreux, ses nuances et subtiles allusions trop souvent obscures et difficiles à interpréter et, surtout, sa vérité fut trop longtemps éclipsée par des siècles d’oubli et de mécompréhension. Nous devons pour le moment nous contenter de dégager les principaux fils conducteurs et poser aussi solidement que possible les justes fondations.

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