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Sri Aurobindo

Le Secret du Véda
Suivi de hymnes choisis du Rig-Véda

Avec commentaires

13. Soma, seigneur de délice et d’immortalité (9.83)

9.83.1

प॒वित्रं॑ ते॒ वित॑तं ब्रह्मणस्पते प्र॒भुर्गात्रा॑णि॒ पर्ये॑षि वि॒श्वतः॑ ।

अत॑प्ततनू॒र्न तदा॒मो अ॑श्नुते शृ॒तास॒ इद्वह॑न्त॒स्तत्समा॑शत ॥१॥

pavitram te vi-tatam brahmaṇaḥ pate pra-bhuḥ gātrāṇi pari eṣi viśvataḥ

atapta-tanūḥ na tat āmaḥ aśnute śṛtāsaḥ it vahantaḥ tat sam āśata

Largement déployé pour toi est le filtre de ta purification, ô Brahmanaspati, Maître de l’âme; te manifestant dans la créature tu traverses tous ses membres; mais qui n’est pas mûr et dont le corps n’a pas subi la torture du feu ne goûte pas ce délice; seul peut l’endurer et pleinement en jouir qui est passé par la flamme.

9.83.2

तपो॑ष्प॒वित्रं॒ वित॑तं दि॒वस्प॒दे शोच॑न्तो अस्य॒ तन्त॑वो॒ व्य॑स्थिरन् ।

अव॑न्त्यस्य पवी॒तार॑मा॒शवो॑ दि॒वस्पृ॒ष्ठमधि॑ तिष्ठन्ति॒ चेत॑सा ॥२॥

tapoḥ pavitram vi-tatam divaḥ pade śocantaḥ asya tantavaḥ vi asthiran

avanti asya pavītāram ā-śavaḥ divaḥ pṛṣṭham adhi tiṣṭhanti cetasā

Largement déployé au siège du ciel est le filtre de purification de ce Vin brûlant, aux fils de pure lumière saillant en tous sens; ses vives extases nourrissent l’âme du purificateur; il monte au sommet du Ciel à l’aide du cœur conscient [ou: elles gravissent avec lui à travers le cœur conscient jusqu’au plus haut du Ciel].

9.83.3

अरू॑रुचदु॒षस॒: पृश्नि॑रग्रि॒य उ॒क्षा बि॑भर्ति॒ भुव॑नानि वाज॒युः ।

मा॒या॒विनो॑ ममिरे अस्य मा॒यया॑ नृ॒चक्ष॑सः पि॒तरो॒ गर्भ॒मा द॑धुः ॥३॥

arūrucat uṣasaḥ pṛśniḥ agriyaḥ ukṣā bibharti bhuvanāni vāja-yuḥ

māyā-vinaḥ mamire asya māyayā nṛ-cakṣasaḥ pitaraḥ garbham ā dadhuḥ

Le Suprême, le Taureau pommelé, il fait resplendir les aurores; le Mâle, en quête de plénitude, il porte les mondes du devenir; les détenteurs de la connaissance formatrice [ou: les Maîtres de Maya] ont fait une forme de lui [ou: ont tout formé] par le pouvoir de sa Maya; les Pères à la vision [divine] l’ont établi en nous comme un Enfant à naître.

9.83.4

ग॒न्ध॒र्व इ॒त्था प॒दम॑स्य रक्षति॒ पाति॑ दे॒वानां॒ जनि॑मा॒न्यद्भु॑तः ।

गृ॒भ्णाति॑ रि॒पुं नि॒धया॑ नि॒धाप॑तिः सु॒कृत्त॑मा॒ मधु॑नो भ॒क्षमा॑शत ॥४॥

gandharvaḥ itthā padam asya rakṣati pāti devānām janimāni adbhutaḥ

gṛbhṇāti ripum ni-dhayā nidhā-patiḥ sukṛt-tamāḥ madhunaḥ bhakṣam āśata

Il veille, ce Gandharva, sur son vrai siège; Lui, le Transcendant et Admirable, il protège les naissances des dieux; Seigneur du réseau intérieur, dans ses mailles il capture l’ennemi; ceux qui ont atteint la perfection dans leurs œuvres savourent sa douceur de miel.

9.83.5

ह॒विर्ह॑विष्मो॒ महि॒ सद्म॒ दैव्यं॒ नभो॒ वसा॑न॒: परि॑ यास्यध्व॒रम् ।

राजा॑ प॒वित्र॑रथो॒ वाज॒मारु॑हः स॒हस्र॑भृष्टिर्जयसि॒ श्रवो॑ बृ॒हत् ॥५॥

haviḥ haviṣmaḥ mahi sadma daivyam nabhaḥ vasānaḥ pari yāsi adhvaram

rājā pavitra-rathaḥ vājam ā aruhaḥ sahasra-bhṛṣṭiḥ jayasi śravaḥ bṛhat

Ô Toi qui contiens la nourriture, tu es l’offrande et tu es le large, le divin séjour; Vêtu de ciel tu enveloppes le sacrifice itinérant; Roi, sur le char de ton filtre tu montes vers la plénitude; avec tes milliers de dards lumineux tu conquiers la vaste Connaissance [ou: la Connaissance, le Vaste].

Commentaire

Bien que le culte védique n’ait pas été monothéiste au sens actuel du mot, les hymnes védiques ne cessent pourtant d’admettre – et c’est chez eux un trait marquant, une caractéristique essentielle –, tantôt sans détour et ostensiblement, tantôt en empruntant une forme complexe et obscure, l’idée demeurant néanmoins toujours sous-jacente, que les multiples divinités qu’ils invoquent ne forment en réalité qu’une seule Divinité – Une mais différemment nommée, révélée sous de multiples aspects, approchant l’homme masquées, déguisées en de nombreuses personnalités divines. Les érudits occidentaux, déconcertés par cette attitude religieuse qui n’embarrasse nullement la mentalité indienne, ont inventé pour l’expliquer la théorie d’un hénothéisme védique. Les Rishis, selon eux, étaient polythéistes, mais durant le culte donnaient tour à tour à chaque dieu la préférence, allant même jusqu’à le considérer quasiment comme la seule divinité. En inventant cette théorie de l’hénothéisme un esprit étranger s’efforce de comprendre et d’expliquer cette notion indienne d’une Existence divine unique, qui Se manifeste sous de multiples noms et aspects, dont chacun est, pour celui qui l’adore, la seule et suprême Divinité. Cette idée du Divin, fondamentale pour les religions puraniques, nos ancêtres védiques la connaissaient déjà.

Le Véda contient déjà en germe la conception védantique du Brahman. Il admet un Inconnaissable, une Existence intemporelle, le Suprême qui n’est ni aujourd’hui ni demain, qui adopte le mouvement des dieux, mais se dérobe dès que le mental tente de le saisir (1-170-1). On en parle au neutre, on l’appelle “Cela” et on l’assimile souvent à l’Immortalité, au triple Principe suprême, à la vaste Béatitude à laquelle aspire l’être humain. Le Brahman est l’Immuable, l’Unité des dieux. “L’Immuable en naissant est devenu le Vaste dans la demeure de la Vache (Aditi)... Lui, le Vaste, la Puissance des dieux, le Un” (3.55.1). “Il est l’unique Existant, que les voyants baptisent de plusieurs noms, l’appelant Indra, Matarishvan, Agni” (1-164-46).

Ce Brahman, l’unique Existence, mentionné impersonnellement au neutre, est aussi conçu comme le Déva, la Divinité suprême, le Père des choses, qui ici dans l’âme humaine prend l’apparence du Fils. Il est le Bienheureux vers lequel monte le mouvement des Dieux, révélé à la fois comme le Mâle et la Femelle, vṛṣan, dhenu. Les Dieux manifestent chacun un aspect, une personnalité du Déva unique. L’un quelconque de ses noms et de ses aspects, que ce soit Indra, Agni ou Soma, peut servir à Le réaliser puisque chacun d’eux, étant essentiellement tout le Déva et ne différant des autres que par le visage ou la forme qu’il adopte pour nous, contient en lui-même tous les dieux.

Voici par exemple comment chez Agni on célèbre ce Déva suprême et universel. “Tu es à ta naissance Varuna, seigneur du Vaste, ô Agni; tu deviens Mitra, seigneur de l’Amour, quand ta flamme est parfaite; en toi habitent tous les dieux, ô Fils de la Force; tu es Indra, le Pouvoir dans le Mental, pour le mortel qui consent au sacrifice. Et tu deviens Aryaman, pouvoir de l’Aspiration, [ô toi, garant de la loi de la Nature], quand tu arbores le Nom secret des Vierges; avec leurs rayons (les vaches, gobhiḥ) elles te font resplendir comme Mitra, l’Amour, parfaitement établi, quand tu réconcilies chez eux le Seigneur et son Épouse. En ton honneur, ô Rudra, les Maruts, pouvoirs de la Pensée, pressent pour l’éclairer ta naissance brillante et multiple; ce Pas suprême de Vishnu, il te sert à protéger le Nom secret des troupeaux de lumière (les vaches, gonām). Par ta gloire, ô dieu à la vision parfaite, les dieux portant en eux la multiplicité (de la manifestation) goûtent à l’Immortalité. Les hommes installent Agni en eux et en font le prêtre de l’invocation (ou, de l’oblation) et, aspirant (à l’Immortalité), distribuent (aux dieux) l’expression propre de leur être (humain)... Dégage le Père et avec ta connaissance évite-lui (le péché et les ténèbres), lui qui est ton Fils en nous porté, ô Enfant de la Force” (5.3.1 à 4 et 9). Vamadéva chante Indra en termes similaires, et dans l’hymne choisi ici comme dans plusieurs autres, Soma oublie lui aussi momentanément sa mission spéciale pour devenir la Divinité suprême.

Soma est le seigneur du vin du Délice, le vin de l’Immortalité. On le trouve, comme Agni, dans les plantes, dans ce qui pousse sur terre, et dans les eaux. Le vin de Soma utilisé dans le rituel du sacrifice symbolise ce vin de Délice. On le presse avec la pierre du pressoir, adri, grāvan, symboliquement proche de la foudre, la force matérielle électrique d’Indra, appelée elle aussi adri. Les hymnes védiques parlent de cette pierre qui tonne et luit, de même qu’ils parlent de la lumière et du bruit que fait l’arme d’Indra. Une fois pressé et devenu le délice de l’existence, il faut purifier le Soma à l’aide d’un filtre, pavitra, d’où il coule immaculé dans une sorte de coupe ou hanap, camū, pour être ensuite porté au sacrifice, ou bien conservé dans des jarres, kalaśa, comme breuvage pour Indra. Il arrive qu’omettant les métaphores du bol ou de la jarre on se contente de montrer le Soma couler en une rivière de délice jusqu’au séjour des dieux, au siège de l’Immortalité. De toute évidence, il s’agit bien en l’occurrence d’images symboliques, comme l’attestent d’ailleurs la plupart des hymnes du neuvième Mandala, tous consacrés au dieu Soma. Ici, par exemple, la jarre du vin de Soma figure l’organisme physique chez l’être humain, et on dit du filtre servant à le purifier qu’il est déployé dans le séjour du Ciel, divas pade.

(rik 1) – L’hymne utilise au début des images inspirées -directement par le processus concret de purification du vin et son versement dans la jarre. Le filtre, ou instrument de purification, déployé au siège du Ciel, représente, semble-t-il, le mental éclairé par la connaissance, cetas; la jarre, c’est l’organisme humain. “Le filtre est largement étendu pour toi, ô Maître de l’âme. Pavitraṃ te vitataṃ brahmaṇaspate, devenant manifeste, tu pénètres ou circules partout dans les membres”, prabhur gātrāṇi paryeṣi viśvataḥ. Soma est appelé ici Brahmanaspati, terme se rapportant parfois à d’autres dieux, mais réservé en général à Brihaspati, maître du Verbe créateur. Brahman dans le Véda signifie l’âme ou la conscience de l’âme émergeant du cœur secret des choses, mais plus souvent la pensée, inspirée, créatrice, pleine de la vérité secrète, qui, jaillie de cette conscience, devient pensée dans le mental, manma. Ici, cependant, il semble désigner l’âme elle-même. Soma, seigneur de l’Ananda, est le véritable créateur qui, possédant l’âme, en tire une création divine. Pour lui, le mental et le cœur, illuminés, sont devenus un outil de purification; libérée de toute mesquinerie, affranchie des dualités, la conscience de l’instrument s’est largement déployée pour recevoir de plein fouet le flot de la vie sensorielle et de la vie mentalisée, et le changer en pur délice de l’existence vraie, le divin, l’immortel Ananda.

Reçu, passé, filtré, le vin de Soma de la vie transformé en Ananda se précipite dans chaque organe de l’être humain, comme dans une jarre, et circule partout, les traversant tous de part en part. L’organisme physique tout imprégné de ce divin Ananda exulte, comme le corps humain sous l’empire d’un vin fort. Le Véda ne donne pas aux mots prabhu et vibhu le sens de “Seigneur” apparu plus tard, mais leur attribue une connotation psychologique fixe, comme pour pracetas et vicetas, ou prajñāna et vijñāna ultérieurement. “Vibhu” signifie devenir, ou se mettre à exister en se diffusant partout, “Prabhu” devenir, se mettre à exister vis-à-vis de la conscience, en un point donné en tant qu’objet ou expérience unique. Soma émerge comme le vin qui dégoutte du filtre et ensuite envahit la jarre; il se manifeste dans la conscience, concentré en un point particulier, prabhu, ou perçu comme une expérience particulière, puis, envahissant tout l’être, vibhu, devient l’Ananda.

Mais les constitutions diffèrent, toutes n’arrivent pas à retenir, tolérer et savourer l’extase puissante et souvent violente de ce délice divin: “Celui qui n’est pas encore mûr et dont le corps n’a pas connu la fournaise ne goûte ni ne possède cela, Ataptatanūr na tad āmo aśnute; seuls ceux qui ont été cuits au feu supportent et savourent entièrement cela”, śṛtāsa id vahantas tat sam āśata. Le vin de la Vie divine précipité dans le corps provoque une extase intense, déferlante et brutale; il ne peut se maintenir dans l’organisme à moins que celui-ci n’y ait été préparé en endurant stoïquement les brûlures les plus terribles de la vie, de la souffrance et de l’expérience. Le récipient en terre brute, s’il n’a pas été porté à la température voulue dans le four, ne peut contenir le vin de Soma; il se brise et laisse fuir le précieux liquide. Il en va de même pour l’enveloppe physique chez l’homme. Si l’on souhaite déguster ce vin âpre de l’Ananda on doit, en subissant et en surmontant tous les bûchers de l’existence, avoir été préparé à la chaleur secrète et torride du Soma; sinon, notre être conscient, incapable de le retenir, le laissera s’échapper à peine goûté, voire avant même d’y avoir touché, ou bien s’effondrera, mentalement et physiquement, à son contact.

(rik 2) – Ce vin âpre et brûlant, il faut le purifier, le filtre a donc été déployé pour le collecter au siège du ciel, tapoṣ pavitraṃ vitataṃ divas pade; ses fils ou ses fibres, tous tissés de pure lumière, projettent en tous sens leurs rayons, śocanto asya tantavo vyasthiran. C’est à travers ces fibres rayonnantes que doit glisser le vin. L’image évoque naturellement la conscience mentale et émotive purifiée, le cœur conscient, cetas, les fils ou les fibres représentant ses pensées et émotions. Dyau, le Ciel, est le principe mental pur, indépendant des réactions nerveuses et corporelles. Dans le “séjour du ciel” – l’être mental pur, distinct de la conscience vitale et physique –, pensées et émotions deviennent de purs rayons de perception vraie et de vibration psychique heureuse, et non plus ces réactions mentales, émotives et sensorielles inquiètes et obscures dont nous sommes actuellement accablés. Au lieu de se replier, pauvres petites choses crispées et tremblotantes, pour éviter la douleur et amortir les chocs de l’expérience, elles se redressent et s’affirment, libres, sereines et brillantes, elles se tendent avec joie pour capter et convertir en extase divine tous les contacts possibles de l’existence universelle. Voilà pourquoi le filtre a été amplement déployé au siège du Ciel, divas pade, pour recevoir le Soma.

Recueillis et purifiés, ces sucs âpres et violents, ces pouvoirs vifs et intoxicants du vin ne troublent plus le mental ni ne lèsent le corps, ne sont plus gaspillés et perdus, mais nourrissent et développent, avanti, le mental et le corps de celui qui se purifie, avantyasya pavītāram āśavo. Faisant grandir chez lui le délice total de son être mental, émotif, sensible et physique, ils montent avec lui à travers le cœur purifié et heureux, jusqu’au niveau ou plan le plus élevé du ciel, c’est-à-dire au monde lumineux de Svar, où le mental capable d’intuition, d’inspiration, de révélation baigne dans les splendeurs de la Vérité, ṛtam, entrant libre dans l’infini du Vaste, (bṛhat). Divas pṛṣṭham adhi tiṣṭhanti cetasā. (rik 3) – Jusque-là le Rishi a parlé du Soma qui se manifeste de façon impersonnelle comme Ananda ou délice de l’existence divine dans l’expérience consciente de l’être humain. Il passe maintenant, comme ont coutume de le faire les Rishis védiques, de la manifestation divine à la Personne divine, et aussitôt en Soma se dévoile la Personnalité suprême, le sublime et universel Déva: “Le Un suprême multicolore, c’est lui qui fait resplendir les aurores. Arūrucad uṣasaḥ pṛśnir agriyaḥ; lui, le Taureau, qui soutient les mondes, en quête de plénitude.” Ukṣā bibharti bhuvanāni vājayuḥ. Le mot, pṛśniḥ, tacheté, pommelé, sert à décrire aussi bien le Taureau, le Mâle suprême, que la Vache, l’Énergie féminine; il a une valeur symbolique, comme tous les adjectifs de couleur dans le Véda, śveta, śukra, hari, harit, kṛṣṇa, hiraṇyaya, dans le discours mystique la couleur, varṇa, a toujours dénoté la qualité, le tempérament, etc. Le Taureau pommelé figure le Déva dans l’infini diversité de sa manifestation, avec ses multiples couleurs. Soma est ce Taureau originel, suprême et tacheté, géniteur du monde du devenir; car, de l’Ananda, de l’Un qui est Toute-Béatitude, ils sont tous issus; le Délice est le père de la diversité des existences. C’est le Taureau, ukṣan, terme qui comme son synonyme vṛṣan signifie propagateur, géniteur, fécondateur, père de l’abondance, le Taureau, le Mâle; c’est celui qui féconde la Force de conscience, la Nature, la Vache, et qui de son flot généreux engendre et porte les mondes. Il fait resplendir les Aurores – les aurores de l’illumination, mères des radieux troupeaux du Soleil, et il cherche la plénitude, c’est-à-dire l’absolu de l’être, de la force, de la conscience, la totalité de la divinité qui est la condition du délice divin. Autrement dit, c’est le seigneur de l’Ananda, qui nous procure les splendeurs de la Vérité et les plénitudes du Vaste, nous permettant d’atteindre à l’Immortalité.

Les Pères, qui ont découvert la Vérité, ont reçu sa connaissance créatrice, sa Maya, et ont utilisé cette conscience idéale et idéative du Divin suprême pour former en l’homme une image de Lui, pour L’établir dans la race comme un Enfant à naître, une semence de la divinité en l’homme, une Naissance qu’il faut dégager de l’enveloppe de la conscience humaine. Māyāvino mamire asya māyayā, nṛcakṣasaḥ pitaro garbham ā dadhuḥ. Les pères, ce sont ces anciens Rishis qui ont découvert la Voie des mystiques védiques et qu’on suppose toujours spirituellement présents, présidant aux destinées du genre humain et agissant en l’homme, comme les dieux, pour lui faire atteindre l’Immortalité. Ce sont les sages qui ont bénéficié de la puissante vision divine, nṛcakṣasaḥ, cette vision de Vérité qui leur a permis de repérer les Vaches dissimulées par les Panis et, franchissant les limites des rodasī, la conscience mentale et la conscience physique, de passer dans le Superconscient, la Vaste Vérité et la Béatitude (1-36-7, IV-1-13 à 18, IV-2-15 à 18, etc.)

(rik 4) – Soma est le Gandharva, le Maître des armées du délice, qui garde le vrai siège du Déva, le niveau ou plan de l’Ananda, gandharva itthā padam asya rakṣati. Il est le Suprême, se distinguant de tous les autres êtres et les dominant, différent d’eux et Admirable, adbhuta, et étant le Suprême et Transcendant, présent dans les mondes mais supérieur à eux, il protège dans ces mondes les naissances des dieux, pāti devānāṃ janimāny adbhutaḥ. L’expression “les naissances des dieux” est une formule courante dans le Véda pour désigner la manifestation des principes divins dans le cosmos, et notamment la constitution multiforme de la divinité dans l’être humain. Au vers précédent, le Rishi faisait du Déva l’Enfant divin se préparant à naître, involué dans le monde, dans la conscience humaine. Ici, il fait de Lui le Transcendant, protégeant, par la connaissance divine, le monde de l’Ananda conçu en l’homme et les manifestations de la divinité nées en lui, contre les attaques des ennemis, les pouvoirs de division, les pouvoirs de non-délice, dviṣaḥ, arātīḥ, les armées non divines et leurs formations issues d’une connaissance créatrice obscure et fausse, Avidya, l’illusion, adevīr māyāḥ (5.2.9).

Car il capture dans le filet de la conscience intérieure ces envahisseurs hostiles; il est le maître d’une configuration ou structure plus profonde et plus vraie de la vérité du monde et de l’expérience du monde que celle constituée par les sens et le mental de surface. C’est ce maillage interne, cette réticulation secrète qui l’aide à piéger ces pouvoirs de fausseté, d’obscurité et de division, pour les soumette à la loi de la vérité, de la lumière et de l’unité, gṛbhṇāti ripuṃ nidhayā nidhāpatiḥ. Les hommes, protégés donc par le seigneur de l’Ananda gouvernant cette nature intérieure, réussissent à harmoniser leurs pensées et leurs actes avec la vérité et la lumière intérieures. Les forces de la perversité extérieure ne les faisant plus trébucher, ils marchent droit désormais, deviennent absolument parfaits dans tout ce qu’ils entreprennent, et grâce à cette vérité dans le travail intérieur et l’action extérieure arrivent à goûter la douceur complète de l’existence, le miel, le délice qui est l’aliment de l’âme, Sukṛttamā madhuno bhakṣam āśata.

(rik 5) – Soma se manifeste – prenant ici la forme de l’offrande, l’aliment divin, le vin de Délice et d’Immortalité, haviḥ, et celle du Déva, Seigneur de cette oblation divine, haviṣmaḥ, au-dessus, devenant le séjour vaste et divin, la Béatitude et Vérité superconsciente, bṛhat, d’où le vin plonge sur nous. Vin de délice, il coule partout et entame cette grande marché du sacrifice conduisant l’homme progressivement du physique au superconscient. Il la pénètre et l’enveloppe, drapé dans le nuage de l’éther céleste, nabhas, le principe mental, qui lui sert de robe et de voile. Havir haviṣmo mahi sadma daivyaṃ, nabho vasānaḥ pari yāsi adhvaram.Le délice divin vient à nous sous le manteau glorieusement nébuleux des formes de l’expérience mentale.

Durant cette marche ou ascension sacrificielle, le Déva Toute-Béatitude devient le Roi de toutes nos activités, maître de notre nature divinisée et de ses énergies et, prenant le cœur conscient illuminé pour char, gagne la plénitude de la condition infinie et immortelle. Soleil ou feu, comme Surya, comme Agni, ceint d’un millier d’énergies flamboyantes, il conquiert les immenses contrées de la vérité inspirée, la connaissance superconsciente, rājā pavitraratho vājam āruhaḥ, sahasrabhṛṣṭir jayasi śravo bṛhat. L’image est celle d’un monarque victorieux, soleil de force et de gloire, s’appropriant un large territoire. C’est l’immortalité qu’il remporte pour l’homme dans la vaste conscience-de-Vérité, śravas, fondement de l’état immortel. C’est son siège véritable, son domaine personnel, itthā padam asya, que ce Dieu caché en l’homme conquiert dans l’ascension qui, depuis l’obscurité et le crépuscule, le mène à travers les gloires de l’Aurore jusqu’aux plénitudes solaires.

Sur cet hymne s’achève cette série consacrée aux hymnes choisis du Rig-Véda. Mon propos a été d’indiquer, dans un espace aussi restreint que possible, les fonctions réelles des dieux védiques, le sens des symboles dont s’habille leur culte, la nature du sacrifice et son but, expliquant à l’aide d’exemples concrets le secret du Véda. J’ai choisi délibérément un nombre limité d’hymnes courts et faciles, et laissé de côté ceux où pensée et images, étant donné leur profondeur, leur subtilité et leur complexité, retiennent davantage l’attention – incorporant dans ma sélection ceux qui affichent résolument et ouvertement leur contenu psychologique mais également ceux dont l’hermétisme et l’étrangeté mêmes rappellent ce qu’ils sont véritablement: des poèmes mystiques et sacrés. Nous osons espérer que ces seuls exemples sauront communiquer au lecteur, soucieux de les examiner sans parti pris, la teneur réelle de ce qui est notre plus ancienne et plus noble poésie. D’autres traductions d’un caractère plus général montreront que ces idées ne constituent pas simplement l’aboutissement d’une réflexion menée par quelques Rishis, mais bien le sens et l’enseignement inhérents à tout le Rig-Véda.

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