Satprem
Sri Aurobindo
ou l’Aventure de la Conscience
3e édition
Les citations de la Mère sont extraites des Entretiens 1950-1958 (Stock / Sri Aurobindo Ashram), ou, en grande partie, de l’Agenda de Mère 1951-1973 (13 tomes, Institut de Recherches Évolutives).
Toutes les références des œuvres de Sri Aurobindo se rapportent au texte original anglais de la Collection du Centenaire (1972), le premier nombre indiquant le volume.
Signalons que plusieurs œuvres de Sri Aurobindo ont été publiées en traduction française aux éditions Buchet/Chastel: La Synthèse des Yoga, Le Cycle humain, L’Idéal de l’Unité humaine, La Manifestation supramental sur la Terre, Pensées et Aphorismes (2 tomes), Les Fondements de la Culture indienne, Lettres sur le Yoga (6 tomes), et La Poésie future.
Contents
Émergence d’un nouveau mode de connaissance
L’individualisation de la conscience
Conscience-Force, Conscience-Joie
L’être central, la personne universelle
Les conditions de la découverte
La moitié obscure de la vérité
15. La Conscience supramentale
16. L’homme, être de transition
Deuxième phase – le subconscient
27 janvier 1970
Le règne de l’aventure est terminé. Même si nous allons jusqu’à la septième galaxie, nous irons là casqués et mécanisés, et nous nous retrouverons tels que nous sommes: des enfants devant la mort, des vivants qui ne savent pas très bien comment ils vivent ni pourquoi ni où ils vont. Et sur la terre, nous savons bien que le temps des Coïtez et des Pizarre est fini: la même Mécanique nous enserre, la souricière se referme. Mais comme toujours, il se révèle que nos plus sombres adversités sont nos meilleures occasions et que l’obscur passage est un passage seulement, conduisant à une lumière plus grande. Nous sommes donc mis au pied du mur, devant le dernier terrain qu’il nous reste à explorer, l’ultime aventure: nous-mêmes.
Et les signes abondent, ils sont simples et évidents. Le phénomène le plus important de cette décade n’est pas le voyage sur la lune, mais les «voyages» de la drogue et la grande transhumance des hippies et l’effervescence des étudiants à travers le monde – et où iraient-ils? Il n’y a plus d’espace sur les plages grouillantes, plus d’espace sur les routes écrasantes, plus d’espace dans la termitière grandissante de nos cités. Il faut déboucher ailleurs.
Mais il y a toutes sortes d’«ailleurs». Ceux de la drogue sont incertains et semés de danger, et surtout ils dépendent d’un moyen extérieur – une expérience doit pouvoir s’obtenir à volonté et n’importe où, au milieu du marché comme dans la solitude de notre chambre, sinon ce n’est pas une expérience mais une anomalie ou un esclavage. Ceux de la psychanalyse se limitent, pour le moment, à quelques caves mal éclairées, et surtout ils manquent du levier de conscience qui permet d’aller où l’on veut, en maître et non en témoin impuissant ou en victime maladive. Ceux de la religion sont plus illuminés mais ils dépendent aussi d’un dieu ou d’un dogme, et surtout ils nous enferment dans un type d’expérience, car on peut aussi bien, et davantage, être prisonnier des mondes ailleurs que du monde ici. Et finalement, la valeur d’une expérience se mesure à son pouvoir de transformation de la vie, sinon nous sommes devant un vain rêve ou une hallucination. Or, Sri Aurobindo nous fait faire une double découverte dont nous avons un besoin urgent si nous voulons non seulement donner un débouché à notre étouffant chaos, mais transformer notre monde. Car en suivant pas à pas avec lui sa prodigieuse exploration – sa technique des espaces intérieurs, si l’on ose dire – nous sommes amenés à la plus grande découverte de tous les temps, à la porte du Grand Secret qui doit changer la face du monde, à savoir que la conscience est un pouvoir. Obnubilés que nous sommes par l’«inévitable» condition scientifique où nous avons pris naissance, il semblerait que l’homme n’ait d’espoir que dans une prolifération toujours plus énorme de ses machines, qui verront mieux que lui, entendront mieux que lui, calculeront mieux que lui, guériront mieux que lui – et finalement peut-être vivront mieux que lui. Il s’agit de savoir que nous pouvons mieux que nos machines, et que cette énorme Mécanique qui nous étouffe peut s’écrouler aussi vite qu’elle est née, si seulement nous voulons toucher le levier du vrai pouvoir et descendre dans notre propre cœur comme des explorateurs méthodiques, rigoureux et lucides.
Alors nous découvrirons peut-être que notre splendide XXe siècle était encore à l’âge de pierre de la psychologie, et qu’avec toute notre science nous n’étions pas encore entrés dans la vraie science de vivre ni dans la maîtrise du monde et de nous-mêmes, et que devant nous s’ouvrent des horizons de perfection et d’harmonie et de beauté, auprès desquels nos découvertes superbes sont comme de grossières ébauches d’apprentis.
Satprem
31 janvier 2003
La Loi de la Terre
Un «système», cela veut dire une «loi», quelle qu’elle soit – économique, financière, politique, religieuse, ou diable que sais-je! Ce serait plutôt le diable parce que cette «loi» veut, ou voudrait embrasser, ou ligoter toute la terre dans son Système particulier. Mais la «terre», qu’est-ce que c’est? Ça pousse, par définition, des fleurs, des arbres, des cailloux, des créatures qui vivent pendant un temps et meurent, des hommes aussi et des «civilisations» qui vivent et meurent, et on recommence. Ça pousse-ça pousse, c’est la loi de ce sol terrestre. Et où en est-on au point, pas très au point, de ces siècles de terre et de millions d’hommes poussants? Chaque homme est une loi en soi, ou une note particulière dans un immense orchestre pas très accordé, alors on veut l’accorder – par quel moyen? de force ou par quelle «loi» encore? Mais la Terre pousse par ses propres moyens et en dépit de tout – elle casse même le roc si elle ne peut pas trouver son Soleil pour pousser encore et toucher sa note, sa beauté, sa fleur de tous les âges pré-humains ou posthumains, son jour enfin sous toutes les nuits d’avant ou d’après, et plus c’est nocturne ou rocailleux, plus elle pousse comme si les contraires l’exaspéraient ou l’aidaient à pousser mieux et plus fort.
Mais ce «point» d’aujourd’hui de l’an 2003 où est-il? – et quelle est cette date farfelue après tant de «commencements» qui semblent n’avoir jamais commencé? et tant d’«hommes»?
Or, curieusement, en reprenant ma conscience de l’an 2003, je me suis souvenu de Thèbes et de Louxor où j’étais allé quelques décades plus tôt (ou étaient-ce des siècles) et je me suis dit: «Avant, la Haute-Égypte finissait ou s’éteignait sous les sables roses du désert, maintenant nous finissons sur une croûte d’asphalte gris.» Et c’est comme si, en grattant sous cette croûte, je faisais de l’archéologie à l’envers: j’étais dessus et il n’y avait plus ces merveilleux temples dans le soir rose, et je voulais savoir ce qu’il y avait sous cette croûte d’asphalte.
Eh bien, dessus, par-dessus, il y avait des Systèmes et des Systèmes et encore des lois, financières, politiques, militaires, marxistes… ou diable je ne sais quoi qui voulaient dominer toute la terre, et c’est à qui voulait tuer l’autre pour régner en seul Maître du monde.
Nous finissons sous le règne de la Mort.
Mais la terre pousse et pousse là-dessous, comme si ce roc de l’Ère tertiaire l’exaspérait et lui donnait plus de détermination de casser ce qui étrangle et aveugle son grand jour et son beau Soleil et ses grands arbres qui poussent avec ses chants d’oiseau et ses torrents qui frisent là-haut d’un Sourire inconnu. C’est cette Force poussante de la Terre qui veut sa soif, son but de tous les Âges, son matin rose.
Et je me demande si, maintenant et paradoxalement, cette croûte terrestre ne sera pas plus facile à casser d’un seul coup parce que c’est une seule et même croûte cruelle partout sur tous les continents, de l’Est ou de l’Ouest, et c’est la Loi de la Terre en dépit de tout ce que nous pensons savamment. Une Loi de Beauté et de Vérité. Peut-être y a-t-il une autre Sagesse et une autre Source et une Terre nouvelle du quaternaire sous nos décombres d’anthropoïdes attardés qui n’ont pas fini de pousser. Une manière d’être nouvelle.
«Un autre être sur la terre», disait Sri Aurobindo. La dernière Aventure.
Satprem
Je deviens ce que je vois en moi-même. Tout ce que la pensée me suggère, je peux le faire; tout ce que la pensée me révèle, je peux le devenir. Telle devrait être l’inébranlable foi de l’homme en lui-même, car Dieu habite en lui1.
Il était une fois un Maharaja bien méchant qui ne tolérait pas qu’on puisse être au-dessus de lui. Il fit donc appeler tous les pandits du royaume comme c’était la coutume en de graves circonstances et leur posa cette question: «Qui de nous deux est le plus grand, moi ou Dieu?» Et les pandits de trembler. Étant sages par profession, ils demandèrent réflexion; et puis, par une vieille habitude, ils tenaient à leur place et à leur tête. Mais c’étaient de braves pandits, qui ne voulaient pas offenser Dieu; ils se lamentaient donc, lorsque le plus ancien les rassura: «Laissez-moi faire, demain je parlerai au Prince.» Le lendemain, toute la cour était réunie en durbar solennel lorsque le vieux pandit arriva humblement, les mains jointes et le front peint de cendres blanches, puis il s’inclina et prononça ces paroles: «Ô Seigneur, nul doute, tu es le plus grand» – le Prince tourna trois fois sa moustache qu’il avait longue et se rengorgea – «tu es le plus grand, Seigneur, car tu peux nous bannir de ton royaume, tandis que Dieu ne peut pas: tout est Son royaume, en vérité, et il n’est nulle part où aller en dehors de Lui.»
Ce conte de l’Inde, que nous avons entendu au Bengale où naquit Sri Aurobindo, n’est pas étranger à celui qui disait que tout est Lui: les dieux, les diables, les hommes, la terre, et pas seulement les cieux, et dont toute l’expérience conduit à une réhabilitation divine de la Matière. Depuis un demi-siècle déjà, la psychologie n’a cessé de réintégrer les démons dans l’homme; il se pourrait, comme l’avait pensé André Malraux, que la tâche du prochain demi-siècle soit d’y «réintégrer les dieux», ou plutôt, comme le voulait Sri Aurobindo, de réintégrer l’Esprit dans l’homme et la matière – un pré-carré spirituel – et de créer «la vie divine sur la terre»: Les cieux au-delà sont grands et merveilleux, mais plus grands encore et plus merveilleux les cieux qui sont en vous. C’est cet Eden qui attend l’ouvrier divin2.
Il y a bien des façons de se mettre à l’Œuvre; en fait nous avons chacun notre ouverture particulière: pour l’un ce sera une pièce bien ouvrée, un devoir accompli, pour l’autre une belle idée, un système philosophique harmonieux, pour d’autres encore ce sera une page de musique, une rivière, une fusée de soleil sur la mer – et toutes sont des manières de respirer dans l’Infini. Mais ce sont de brefs instants et nous voudrions une permanence. Ce sont des minutes sujettes à bien des conditions insaisissables et nous voudrions quelque chose d’inaliénable, qui ne dépende pas des conditions ni des circonstances – une fenêtre en nous qui ne se refermera plus.
Et comme ces conditions sont bien difficiles à réunir sur la terre, on dit «Dieu», on dit «spiritualité», on dit le Christ, Bouddha, et toute la lignée de ceux qui ont fondé les grandes religions; et toutes sont des manières de trouver la permanence. Mais nous ne sommes peut-être pas des hommes religieux ni des spiritualistes, nous sommes des hommes tout court, nous croyons en la terre; nous nous méfions des grands mots, nous sommes fatigués des dogmes; nous sommes peut-être las aussi de trop bien penser – nous voulons seulement notre petite rivière qui coule dans l’Infini. Il était un grand saint en Inde, qui pendant des années et des années, avant qu’il n’eût trouvé sa paix, demandait à tous ceux qu’il rencontrait: «Avez-vous vu Dieu?… Avez-vous vu Dieu?» et il s’en allait fâché parce qu’on lui racontait toujours des histoires. Il voulait voir. Il n’avait pas tort, à cause de tout le mensonge que les hommes ont mis derrière ce mot, comme derrière tant d’autres. Quand nous aurons vu, nous en reparlerons, ou probablement nous nous tairons. Non, nous ne voulons pas nous payer de mots, nous voulons partir avec ce que nous avons, là où nous en sommes, avec nos sabots et la glaise qui colle, et aussi notre petit rayon de soleil dans la musette des bons jours, parce que c’est notre foi toute simple. Et puis, nous voyons bien que la terre telle qu’elle est n’est pas fameuse, nous voudrions bien que ça change, mais nous sommes devenus méfiants aussi des panacées universelles et des mouvements, des partis, des théories. Nous prenons donc la route au kilomètre zéro, c’est-à-dire nous-même, pas grand-chose, mais c’est tout ce que nous avons, et c’est ce bout de monde que nous essaierons de changer avant de vouloir sauver l’autre. Et peut-être ne sommes-nous pas si benêts, car qui sait, si de changer l’un n’est pas ce qu’il y a de plus efficace pour changer l’autre?
Que peut Sri Aurobindo pour nous à cette basse altitude?
Il y a un Sri Aurobindo philosophe, un Sri Aurobindo poète qu’il fut essentiellement, un visionnaire de l’évolution, mais tout le monde n’est pas philosophe, ni poète, et encore moins voyant. Mais s’il nous donnait un moyen de croire en nos propres possibilités, non seulement humaines mais surhumaines et divines, et non seulement d’y croire mais de les découvrir nous-mêmes, pas à pas, et de voir, et de devenir larges, larges comme la terre que nous aimons, et toutes les terres et toutes les mers que nous portons en nous, peut-être serions-nous contents? car il est un Sri Aurobindo explorateur – qui était yogi aussi, mais n’a-t-il pas dit que le yoga est l’art de la découverte consciente de soi3? C’est cette exploration de la conscience que nous voudrions entreprendre avec lui, et si nous procédons calmement, patiemment, avec sincérité, en faisant face bravement aux difficultés du terrain – et Dieu sait qu’il est rocailleux – il n’y a pas de raison qu’un jour la fenêtre ne s’ouvre pas, qui nous ensoleillera pour toujours. À vrai dire, ce n’est pas une mais plusieurs fenêtres qui s’ouvrent tour à tour, chaque fois sur un espace plus vaste, une dimension nouvelle de notre royaume, et chaque fois c’est un changement de conscience, aussi radical que peut l’être, par exemple, le passage du sommeil à la veille. Nous allons retracer ici les étapes principales de ces changements de conscience, tels que Sri Aurobindo en a eu l’expérience et qu’il les a décrits à ses disciples dans son yoga intégral, jusqu’au moment où elles nous conduiront au seuil d’une expérience nouvelle, encore inconnue, qui, peut-être, aura le pouvoir de changer la vie.
Car Sri Aurobindo n’est pas seulement l’explorateur de la conscience, c’est le bâtisseur d’un monde nouveau. Et que sert de changer de conscience si le monde autour reste ce qu’il est? nous risquons d’être comme ce roi d’Andersen qui allait nu par les rues de sa capitale. Aussi bien, après avoir parcouru l’extrême frontière de mondes qui n’étaient pas inconnus de la sagesse ancienne, Sri Aurobindo a-t-il découvert un autre monde, ne figurant sur aucune carte, qu’il a appelé le Supramental et qu’il a voulu tirer sur la terre. Il nous invite à tirer un peu avec lui et à participer à une belle histoire, si toutefois nous aimons les histoires. Car le Supramental, nous dit Sri Aurobindo, apporte un changement décisif dans l’évolution de la conscience terrestre – en fait, c’est le changement de conscience qui aura le pouvoir de transformer notre monde matériel, et de le transformer aussi profondément et aussi durablement, en mieux nous l’espérons, que le Mental ne l’a fait lorsqu’il apparut pour la première fois dans la Matière. Nous verrons donc comment le yoga intégral débouche sur un yoga supramental, ou yoga de transformation terrestre, que nous tenterons d’esquisser – esquisser seulement, car l’histoire est en train de se faire, elle est toute neuve et difficultueuse, et nous ne savons pas encore très bien où elle nous mènera ni même si elle réussira. Au fond, cela dépend un peu de nous tous.
Humainement, Sri Aurobindo est proche de nous parce que, après tout, quand nous aurons respectueusement salué la «sagesse de l’Asie» et les ascètes bizarres qui semblent se jouer de nos bonnes lois, nous nous apercevrons bien que notre curiosité a été touchée, mais point notre vie, et que nous continuons d’avoir besoin d’une vérité pratique qui tienne le coup sous nos hivers harassants. Or, Sri Aurobindo a bien connu nos hivers, il y a même passé toutes ses années de formation, de sept à vingt ans. Il a vécu d’une mansarde à l’autre, au gré des logeurs plus ou moins bénévoles, se contentant d’un repas par jour et n’ayant même pas un manteau à se mettre sur le dos, mais toujours chargé de bouquins: les symbolistes français, Mallarmé, Rimbaud qu’il lisait dans l’original avant même d’avoir lu la Bhagavat-Gîtâ en traduction. Sri Aurobindo est pour nous le lieu d’une synthèse unique.
Il est né le 15 août 1872 à Calcutta, l’année des Illuminations de Rimbaud; déjà, la physique moderne est née avec Max Planck; Einstein est son cadet de quelques années et Jules Verne sonde le futur. Pourtant, la reine Victoria s’apprête à devenir impératrice des Indes, la conquête de l’Afrique n’est pas même terminée – nous sommes à la charnière de deux mondes. Nous avons parfois l’impression, dans l’histoire, que les périodes d’épreuve et de destruction précèdent la naissance d’un monde nouveau, mais c’est peut-être une erreur, peut-être est-ce parce que la semence nouvelle est déjà née que les forces de subversion (ou de déblayage) vont s’acharner. Quoi qu’il en soit, l’Europe est au sommet de sa gloire; la partie semble se jouer à l’Ouest. C’est ce qu’avait compris le docteur Krishnadhan Ghose, père de Sri Aurobindo, qui avait fait ses études de médecine en Angleterre et en était revenu parfaitement anglicisé. Il n’entendait pas que ses fils – il en avait trois, dont Sri Aurobindo, le cadet – fussent le moins du monde contaminés par le mysticisme «fumeux et rétrograde» où son pays semblait se délabrer. Il ne voulait même pas qu’ils connussent rien des traditions ni des langues de l’Inde. Sri Aurobindo fut donc nanti non seulement d’un prénom anglais, Akroyd, mais d’une gouvernante anglaise, Miss Pagett, puis expédié dès l’âge de cinq ans dans une école de nonnes irlandaises, à Darjeeling, avec les fils des administrateurs britanniques. Deux ans plus tard, les trois fils Ghose partaient pour l’Angleterre. Sri Aurobindo a sept ans. Il attendra d’avoir vingt ans pour apprendre sa langue maternelle, le bengali; il ne reverra pas son père qui mourut juste avant son retour en Inde, et à peine sa mère qui, malade, ne le reconnaîtra pas. Nous sommes donc en présence d’un enfant qui a poussé en dehors de toute influence, familiale, nationale et traditionnelle – un génie libre. La première leçon que nous donne Sri Aurobindo est peut-être, justement, une leçon de liberté.
Sri Aurobindo et ses deux frères furent confiés à un pasteur anglican de Manchester, avec strictes instructions qu’ils ne fissent la connaissance d’aucun Indien et qu’ils ne subissent aucune influence indienne4, décidément, ce Dr Ghose était un homme bien singulier. Il mandait aussi le pasteur Drewett de ne donner aucune instruction religieuse à ses fils afin qu’ils puissent choisir eux-mêmes leur religion, s’ils en voulaient, lorsqu’ils seraient en âge. Puis il les abandonna à leur sort, pendant treize ans. On pourrait croire que le Dr Ghose avait peu de cœur, mais il n’en est rien; il donnait non seulement ses soins mais son argent aux pauvres des villages bengalis (alors que ses fils n’avaient pas même de quoi manger ni se vêtir à Londres) et il mourut d’émotion lorsqu’il apprit, par erreur, que son fils préféré, Aurobindo, avait fait naufrage. Mais il concevait que ses enfants dussent avoir du caractère.
Les premières années à Manchester eurent quelque importance pour Sri Aurobindo, car il y apprit le français (l’anglais était naturellement sa langue «maternelle») et s’y découvrit un goût spontané pour notre pays; ne dira-t-il pas, au terme de ses longues années d’Angleterre: J’étais attaché à la pensée et à la littérature anglaises et européennes, mais pas à l’Angleterre en tant que pays, je n’y avais pas de liens… S’il est une terre d’Europe à laquelle j’étais attaché comme à un deuxième pays, intellectuellement et par le cœur, c’était à une terre que je n’avais pas vue et où je n’avais pas vécu, du moins en cette vie, et ce n’était pas l’Angleterre, mais la France5. Puis le poète s’était éveillé en lui; il écoutait déjà le murmure des choses invisibles6 dont parle l’un de ses plus anciens poèmes, déjà sa fenêtre intérieure s’était ouverte, bien que la religion l’eût médiocrement touché si l’on en juge par le récit de sa «conversion»; la mère du pasteur Drewett, en effet, avait entrepris de sauver l’âme des hérétiques, en tout cas celle du plus jeune, qu’elle entraîna un jour avec elle à une réunion de pasteurs «non-conformistes»: Après les prières, raconte Sri Aurobindo, tout le monde se dispersa, à l’exception des fervents; c’était l’heure des conversions. Je m’ennuyais complètement. Puis un pasteur s’approcha et me posa des questions (Sri Aurobindo devait avoir dix ans). Je ne répondis pas. Alors ils s’écrièrent tous: «Il est sauvé, il est sauvé!» et tous se mirent à prier pour moi et à remercier Dieu7. Sri Aurobindo, le voyant, ne devait jamais être un homme religieux – pas plus en Inde, notons-le, qu’en Occident – et il a pris soin, bien souvent, de souligner que la religion et la spiritualité n’étaient pas nécessairement synonymes: La vraie théocratie, écrira-t-il plus tard, est le royaume de Dieu dans l’homme, non le royaume d’un pape, d’une Église ou d’une classe sacerdotale8.
Lorsqu’il commence sa vie londonienne, Sri Aurobindo a douze ans; il sait déjà à fond le latin et le français. Le directeur de St. Paul’s School où il était entré, est si surpris des facilités de son élève, qu’il lui donne lui-même des leçons de grec. Au bout de trois ans, Sri Aurobindo pouvait se permettre de sauter la moitié des cours et de consacrer presque tout son temps a son occupation favorite, la lecture. Nous ne savons pas ce qui a échappé à cet adolescent vorace (à part le cricket, qui décidément ne le passionnait pas plus que les Sunday school), mais Shelley et le Prométhée délivré, les poètes français, Homère, Aristophane, et bientôt toute la pensée européenne – car il sut vite assez d’allemand et d’italien pour lire Dante et Goethe dans le texte – peuplaient une solitude dont il ne nous a rien dit. Il ne cherchait même pas, d’ailleurs, à se créer des liens, tandis que Manmohan, le deuxième fils, courait Londres en compagnie de son ami Oscar Wilde et devait se distinguer dans la poésie anglaise. En fait, les trois frères vivaient chacun de leur côté. Sri Aurobindo, pourtant, n’avait rien d’un jeune homme sévère, et encore moins d’un puritain (les pruritains9 disait-il), simplement, il était «ailleurs» et son monde était plein. Il avait même une façon de se moquer sous des airs graves, qui ne l’a jamais quitté: Le sens de l’humour? c’est le sel de l’existence. Sans lui, il y a beau temps que le monde serait complètement déséquilibré (il l’est déjà pas mal) et parti au diable10. Car il y a un Sri Aurobindo humoriste, et ce Sri Aurobindo-là est peut-être plus important que le philosophe dont parlent gravement les universités d’Occident; la philosophie, pour Sri Aurobindo, n’était qu’un moyen de se faire comprendre d’une certaine catégorie de gens, qui ne peuvent rien comprendre sans explication; c’était un langage, comme la poésie était pour lui un autre langage, plus clair, plus vrai; tandis que l’humour participait à l’essence même de son être, non pas cet humour persifleur de l’homme dit spirituel, mais une sorte de joie qui ne peut s’empêcher de danser partout où elle passe. Il arrive parfois, comme un éclair qui nous laisse un peu mystifié, de deviner derrière les circonstances humaines les plus tragiques, les plus pitoyables en vérité, un rire presque moqueur, comme d’un enfant qui joue au drame et soudain se fait la grimace, parce que c’est sa vocation de rire, et qu’au fond rien au monde, ni personne, ne peut toucher ce coin dedans, où nous sommes roi pour toujours. Peut-être est-ce cela, vraiment, le sens de l’humour aurobindonien, un refus du drame, mais, plus encore, le sentiment d’une royauté inaliénable.
Nous ne savons pas si St. Paul’s School appréciait son humour, mais à coup sûr son étonnante culture; une bourse lui était décernée, qui allait lui permettre d’entrer à Cambridge (il était temps, les subsides familiaux avaient à peu près disparu) mais c’était encore peu de chose pour remédier au froid et à la faim si l’on songe que les frères aînés partageaient solidement l’aubaine. Qu’allait-il donc faire dans cette pépinière de gentlemen? Il a dix-huit ans. Sans doute obéissait-il au désir de son père. Pas pour longtemps. Dès sa première année au King’s College, il ramasse bien tous les prix de poésie grecque et latine, mais son cœur n’est plus là. C’est Jeanne d’Arc, Mazzini, la révolution américaine qui le hantent; bref, la libération de son pays, l’indépendance de l’Inde dont il sera l’un des premiers artisans. Cette vocation politique imprévue allait l’habiter pendant près de vingt ans, lui qui ne savait pas au juste ce qu’était un Indien, et encore moins un hindou! Mais il se rattrapera vite; pour l’hindouisme comme pour l’occidentalisme, si l’on ose dire, il saura mettre les bouchées doubles et digérer – au reste, il ne deviendra vraiment Sri Aurobindo que quand il aura digéré l’un et l’autre et trouvé le point où les deux mondes se rencontrent en quelque chose qui n’est ni l’un ni l’autre, pas même une synthèse, mais ce que nous pourrions appeler avec la Mère, continuatrice de l’œuvre de Sri Aurobindo, une troisième position, un «autre chose» dont nous avons tenacement besoin, nous qui ne sommes ni des matérialistes bornés ni des spiritualistes exclusifs.
Il devint donc secrétaire de l’Indian Majlis, association d’étudiants indiens à Cambridge, prononce des discours révolutionnaires, jette aux orties son prénom britannique, s’affilie à une société secrète «Lotus et Poignard», s’il vous plaît! (mais le romantisme pouvait aussi conduire à la potence) bref, il se fait repérer et mettre sur la liste noire de Whitehall. Cela ne l’empêche pas de passer une licence de Lettres classiques, puis, l’examen passé, de renoncer au grade, comme si c’en était assez. Il se présente de même au célèbre concours de l’Indian Civil Service, qui aurait dû lui ouvrir les portes du gouvernement de l’Inde au côté des administrateurs britanniques, est reçu brillamment, puis néglige de se présenter à l’épreuve d’équitation – il va se promener ce jour-là, au lieu de trotter à Woolwich – et se fait disqualifier. Cette fois-ci, le doyen de Cambridge s’émeut et écrit en haut lieu: «Qu’un homme de ce calibre soit perdu pour le gouvernement de l’Inde simplement parce qu’il ne s’est pas assis sur un cheval, ou qu’il a manqué le rendez-vous, me semble, je l’avoue, un monument de myopie officielle qu’il serait difficile de surpasser. Ces deux dernières années il a eu une vie très difficile et angoissée. Les envois de fonds de son pays ont presque totalement cessé et il a dû non seulement pourvoir à ses propres besoins, mais entretenir ses deux frères aussi… À plusieurs reprises j’ai écrit en son nom à son père, sans grand succès. Il y a peu de temps seulement, j’ai réussi à lui extraire quelque argent pour payer les commerçants qui, sinon, voulaient jeter son fils en prison11…» Le plaidoyer du doyen n’y fit rien. Le Colonial Office était décidé: Sri Aurobindo était un dangereux sujet. Ils n’avaient pas tort.
Lorsqu’il s’embarque pour l’Inde, Sri Aurobindo a vingt ans. Son père vient de mourir, il n’a pas de situation, pas de titres. Que lui reste-t-il de ces treize années d’Occident? Nous serions tenté de reprendre la parfaite définition d’Édouard Herriot, car s’il est vrai que la culture est ce qui reste quand on a tout oublié, ce qui demeure de l’Occident quand on l’a quitté, ce ne sont ni ses livres, ni ses musées, ni ses spectacles, mais un besoin de traduire en actes vivants ce que nous avons conçu. C’est là, sans doute, notre vertu occidentale. Malheureusement, nous avons trop d’intelligence pour avoir vraiment rien de très clairvoyant à traduire au-dehors, tandis que l’Inde, trop pleine du dedans, n’a pas assez d’exigence pour égaler ce qu’elle voit à ce qu’elle vit. Cette leçon ne devait pas être perdue pour Sri Aurobindo.
Notre prolétariat est enfoncé dans l’ignorance et écrasé de détresse12! s’écrie Sri Aurobindo à peine débarqué en Inde. Ce ne sont pas des problèmes métaphysiques qui se posent à lui, mais un problème d’action. Agir, nous sommes au monde pour agir; reste encore à savoir quelle action et, surtout, quelle est la méthode d’action la plus efficace. Ce point de vue pratique restera celui de Sri Aurobindo depuis ses premiers pas dans l’Inde jusqu’à ses plus hautes réalisations yoguiques. Nous nous souvenons (qu’on nous pardonne cette digression) d’être allé dans l’Himalaya et d’y avoir vécu des jours privilégiés en compagnie d’un homme sage, parmi les pins, les lauriers-roses, devant un horizon de glaces étincelantes entre ciel et vallée. Tout cela est fort bien, et nous nous disions qu’il était aisé d’avoir des pensées divines, peut-être même des visions, à cette hauteur du monde, mais en bas? Nous n’étions pas tout à fait dans l’erreur, bien que, nous l’avons appris plus tard, on puisse faire, et faire beaucoup pour le monde, dans le silence et l’immobilité du corps – une illusion tenace nous fait confondre l’agitation avec l’action – pourtant, que resterait-il de nos minutes divines une fois dépouillé de notre solitude et tiré dans les plaines? Il y a là un mirage que les hindouisants feraient bien de méditer, car, après tout, si c’est l’évasion du monde qui nous tente, un coin des Alpes ou de Camargue font aussi bien l’affaire, ou même une cellule aux murs bien chaulés – le «pèlerinage aux sources» se moque assez des Gange ou des Brahmapoutre. Qu’allait apporter l’Inde à Sri Aurobindo? et possède-t-elle quelque secret qui vaille pour l’action dans la vie?
À en croire les livres qui parlent d’hindouisme, il s’agirait d’une sorte de paléontologie spirituelle entrecoupée de polysyllabes sanscrites, comme si l’Indien était un philosophe énigmatique doublé d’un idolâtre impénitent. Mais si nous regardons l’Inde simplement, du dedans, sans avoir la prétention d’y découper des paragraphes d’hindouisme (toujours faux, car nous risquons d’être comme ce voyageur qui courut Delhi en mai et trouva l’Inde torride, mais s’il était allé au sud et à l’est, en novembre, en mars et dans tous les sens, il aurait vu que l’Inde est froide et bouillante, spongieuse, désertique, méditerranéenne et douce; qu’elle est un monde aussi indéfinissable que son «hindouisme», qui n’existe pas, parce que l’hindouisme n’est pas une croyance ni une longitude spirituelle; on n’y fait pas le point; tous les points possibles y sont) alors nous découvrons que l’Inde est le pays d’une immense liberté spirituelle. Ledit «hindouisme» est une invention occidentale; l’Indien dit seulement «la loi éternelle», sanâtana dharma, qu’il sait bien n’être pas une exclusivité indienne, mais musulmane aussi, nègre, chrétienne, et même anabaptiste. Ce qui semble la partie la plus importante d’une religion, pour l’Occidental, c’est-à-dire la structure qui la distingue des autres religions et qui fait que l’on n’est pas catholique ou protestant à moins de penser comme ceci ou comme cela et de souscrire à tel ou tel article, est la partie la moins importante pour l’Indien, qui cherche instinctivement à effacer les distinctions extérieures pour retrouver tout le monde au point central où tout communique.
Cette ampleur est autre chose qu’une «tolérance», qui est seulement l’envers négatif de l’intolérance; c’est la compréhension positive que chaque homme a un besoin intérieur, qu’on appelle Dieu, ou de bien d’autres façons, et que chaque homme a besoin d’aimer ce qu’il comprend de Dieu, à son niveau et au stade particulier de son développement intérieur, et que la façon de Paul n’est pas celle de Jean – que tout le monde puisse aimer un dieu crucifié, par exemple, semble contre-nature à l’Indien moyen, qui s’inclinera respectueusement devant le Christ (avec autant de respect spontané que devant sa propre image de Dieu) mais qui comprendra que le visage de Dieu est aussi dans le rire de Krishna, la terreur de Kâlî, la douceur de Saraswatî, et dans mille et mille autres qui dansent, polychromes et moustachus, et gais, et redoutables, illuminés, compatissants, aux tours exubérantes des temples – un Dieu qui ne sait pas rire, n’aurait pas pu créer cet univers humoristique13, disait Sri Aurobindo – et que tout est Son visage, tout est Son jeu, terrible et beau, baroque comme notre monde lui-même. Car ce pays, si gorgé de dieux, est aussi et en même temps le pays d’une foi monolithe en l’Unité: «Unique, Il préside à toutes les naissances et toutes les natures; Lui-même la matrice de tout» (Swetaswatara Upanishad V.5). Mais tout le monde ne peut pas sauter du premier coup dans l’Absolu, il y a bien des degrés dans l’Ascension et, tel qui est prêt à comprendre une petite Lalita au visage d’enfant et à lui apporter son encens, ses fleurs, ne saurait s’adresser à la Mère éternelle dans le silence de son cœur; et tel autre rejettera toutes les formes pour s’abîmer dans la contemplation de Cela qui est sans nom. «Tels les hommes viennent à Moi, tels je les accepte. C’est mon chemin que les hommes suivent de tous côtés», dit la Gîtâ14 (IV.11). On le voit, il y a tant de façons de comprendre Dieu, en trois ou en des millions de personnes, qu’il vaut mieux ne pas dogmatiser, à peine de trancher et trancher, et de ne plus laisser finalement qu’un Dieu cartésien, unique et universel à force d’étroitesse. Peut-être confondons-nous encore l’unité et l’uniformité. C’est dans l’esprit de cette tradition que Sri Aurobindo écrira bientôt: La perfection du yoga intégral viendra quand chaque homme sera capable de suivre son propre chemin de yoga et de travailler au développement de sa propre nature dans sa poussée vers ce qui transcende toute nature. Car la liberté est la loi finale et l’ultime accomplissement15.
L’Indien, non plus, ne dit jamais: «Croyez-vous en Dieu?», la question lui semble aussi puérile que «Croyez-vous en CO2?» Il dit simplement: «Faites l’expérience; si vous faites ceci, vous arriverez là, et si vous faites telle autre chose, vous arriverez à tel autre résultat.» Toute l’ingéniosité, la minutie, la précision que nous avons déployées, depuis un siècle ou deux, à l’étude des phénomènes physiques, l’Indien l’a mise, avec une rigueur égale, depuis quatre ou cinq millénaires, à l’examen des phénomènes intérieurs – pour un peuple «rêveur», il nous réserve des surprises. Et si nous avons quelque honnêteté, nous aurons vite fait de voir que nos études «intérieures», c’est-à-dire notre psychologie, notre psychanalyse, notre connaissance de l’homme sont encore à l’état balbutiant, pour la simple raison que la connaissance de soi est une ascèse, aussi méthodique, aussi patiente et parfois aussi fastidieuse que les longues années d’introduction à la physique nucléaire; si l’on veut progresser en cette voie, il ne suffit pas de lire des livres, ni même de collectionner des fiches cliniques et toutes les névroses d’un siècle décentré, il faut payer de sa personne. À dire vrai, si nous mettions autant de sincérité, de minutie et de persévérance à nous pencher sur l’intérieur que sur nos livres, nous irions vite et loin – l’Occident aussi nous réserve des surprises. Encore faudrait-il qu’il se débarrasse de ses idées préconçues – Colomb ne faisait pas la carte de l’Amérique avant d’avoir quitté Palos! Ces vérités enfantines sont peut-être bonnes à redire, car nous semblons pris entre deux faussetés: la fausseté trop sérieuse des spiritualistes qui ont déjà réglé l’affaire de Dieu dans un certain nombre de paragraphes infaillibles, et la fausseté pas assez sérieuse des occultistes et voyants élémentaires qui ont réduit l’invisible à une sorte de dévergondage imaginatif. L’Inde nous renvoie sagement à l’expérience directe et aux méthodes d’expérience. Sri Aurobindo aura tôt fait d’appliquer cette essentielle leçon de spiritualité expérimentale.
Mais quels hommes, quelle matière humaine allait-il trouver dans cette Inde qu’il ne connaissait pas? Quand nous aurons mis de côté le bariolage exotique et les coutumes bizarres (pour nous) qui amusent et déconcertent le touriste, il restera quelque chose d’étrange quand même, et si nous disons que c’est un peuple gentil, rêveur, fataliste, détaché du monde, nous aurons touché l’effet, non la cause. Étrange est le mot, car spontanément, dans sa substance physique elle-même, sans qu’il y entre la moindre «idée» ni même la moindre «foi», l’Indien plonge ses racines en d’autres mondes; il n’est pas tout à fait d’ici. Et ces autres mondes affleurent constamment en lui – au moindre choc, le voile se déchire, remarquait Sri Aurobindo – si bien que ce monde physique, pour nous si absolu, si réel, si unique, semble, pour lui, n’être qu’une façon de vivre parmi beaucoup d’autres façons, une modalité de l’existence totale parmi bien d’autres; en somme, une petite frontière chaotique, agitée, assez pénible, en marge d’immenses continents par-derrière16. Cette différence substantielle entre l’Indien et les autres peuples n’apparaît nulle part mieux que dans son art, comme elle apparaît aussi dans l’art égyptien (et, nous le supposons sans le connaître, dans l’art d’Amérique centrale) car si l’on quitte nos cathédrales légères, ouvertes, élancées comme un triomphe de la pensée divine des hommes, et que, brusquement, dans le silence d’Abydos sur le Nil, nous sommes mis en présence de Sekmeth, ou, derrière le péristyle de Dakshineshwar, face à face avec Kâli, nous sentons bien quelque chose – nous béons tout à coup sur une dimension inconnue, un «quelque chose» qui nous laisse un peu sidéré et qui n’est absolument pas là dans tout notre art occidental. Il n’y a pas de secrets dans nos cathédrales! tout est là, net et propret, ouvert aux quatre vents pour qui a des yeux extérieurs – pourtant, il y a bien des secrets… Il ne s’agit pas ici de comparer des mérites, serait-ce assez absurde! mais de dire simplement que nous avons oublié quelque chose. Comment ne nous a-t-il pas frappé, malgré tout, que si tant de civilisations, qui furent glorieuses et raffinées autant que la nôtre – ayons la modestie de l’admettre – et dont l’élite n’était pas moins «intelligente» que celle de nos Sorbonne, ont eu la vision et l’expérience de hiérarchies invisibles (pour nous) et de grands rythmes psychiques qui excédaient la brève pulsation d’une vie humaine unique, ce n’était pas, peut-être, une aberration mentale – étrange aberration qui se retrouve à des milliers de lieues en des civilisations étrangères l’une à l’autre – ni une superstition de vieilles dames imaginatives. Nous avons balayé l’âge des Mystères, c’est entendu, tout est admirablement cartésien, mais il manque quelque chose. Le premier signe de l’homme nouveau, probablement, est qu’il s’éveille à un terrible manque de quelque chose, que ne lui donnent ni sa science, ni ses Églises, ni ses plaisirs tapageurs. On n’ampute pas impunément l’homme de ses secrets. C’est là aussi un témoignage vivant que l’Inde apportait à Sri Aurobindo, à moins qu’il ne le connût déjà dans sa propre substance.
Pourtant, si l’on suppose que l’Inde où se survivent d’anciens Mystères nous donnera la solution pratique que nous cherchons, nous risquons d’être déçus. Sri Aurobindo, qui sut vite apprécier la liberté, l’ampleur spirituelle et l’immense effort expérimental que l’Inde révèle au chercheur, ne se laissera pas gagner en tout, il s’en faut; non pas qu’il y ait rien à rejeter; il n’y a rien à rejeter nulle part, pas plus dans ledit hindouisme que dans le christianisme ou dans n’importe quelle autre aspiration de l’homme, mais il y a tout à élargir; à élargir sans fin. Ce que nous prenons pour une vérité ultime n’est, le plus souvent, qu’une expérience incomplète de la Vérité – et, sans doute, la totalité de l’Expérience n’existe-t-elle nulle part dans le temps et dans l’espace, en aucun lieu, aucun être si lumineux soit-il, car la Vérité est infinie, elle va toujours de l’avant. Mais toujours on se charge les épaules d’un fardeau interminable, disait un jour la Mère dans une conversation sur le bouddhisme. On ne veut rien laisser tomber du passé et on est de plus en plus courbé sous le poids d’une accumulation inutile. Vous avez un guide sur un morceau de chemin, mais quand vous avez passé ce morceau de chemin, laissez le chemin, et le guide, et allez plus loin. C’est une chose que les hommes font avec difficulté; quand ils attrapent quelque chose qui les aide, ils s’accrochent, et puis ils ne veulent plus bouger. Ceux qui ont fait un progrès avec le christianisme ne veulent pas le laisser et ils le portent sur leurs épaules, ceux qui ont fait un progrès avec le bouddhisme ne veulent pas le laisser et ils le portent sur leurs épaules, et cela alourdit la marche et cela vous retarde indéfiniment. Une fois que vous avez passé l’étape, laissez-la tomber, qu’elle s’en aille! allez plus loin! La loi éternelle, oui, mais éternellement jeune et éternellement progressive. Or l’Inde, qui sut aussi comprendre l’éternel Iconoclaste qu’est Dieu dans sa marche cosmique, n’eut pas toujours la force de supporter sa propre sagesse; l’immense invisible qui imprègne ce pays devait s’y faire payer une double rançon, à la fois humaine et spirituelle. Humaine, parce que ces hommes saturés d’au-delà, conscients du grand jeu cosmique et des dimensions intérieures où notre petite vie de surface se réduit à un point, périodiquement éclos et vite englouti, finirent par négliger le monde – l’inertie, l’indifférence au progrès, la résignation y prirent bien souvent le masque de la sagesse. Spirituelle ensuite (celle-là, beaucoup plus grave), parce que dans cette immensité trop grande pour notre petite conscience actuelle, le destin de la terre, notre terre, finissait par se perdre quelque part aux confins des nébuleuses, ou nulle part, résorbée en Brahman, d’où, après tout, elle n’était peut-être jamais sortie sauf dans nos rêves – l’illusionnisme, les transes, les yeux clos du yogi, y prirent bien souvent aussi le masque de Dieu. Il conviendrait donc de définir un peu clairement le but général que l’Inde religieuse se propose, et nous verrons mieux ce qu’elle peut ou ne peut pas pour nous qui cherchons une vérité intégrale.
Reconnaissons tout de suite que nous nous trouvons devant une contradiction bien surprenante. Voilà un pays, en effet, qui apportait une grande révélation: «Tout est Brahman», disait-il, tout est l’Esprit, ce monde aussi est l’Esprit, cette terre, cette vie, ces hommes – rien n’est en dehors de Lui. «Tout ceci est Brahman immortel et rien d’autre; Brahman est devant nous, Brahman est derrière nous, et au sud et au nord, et en dessous et au-dessus de nous; Il s’étend partout. Tout ceci est Brahman seul, tout ce magnifique univers» (Mundaka Upanishad II.2.12), la dichotomie était donc guérie, enfin, qui tire ce pauvre monde à Dieu et à Diable, comme s’il fallait toujours choisir entre le ciel et la terre, et n’être jamais sauvés que mutilés. Et pourtant, pratiquement, depuis trois millénaires, toute l’histoire religieuse de l’Inde s’est comportée comme s’il y avait un vrai Brahman, transcendant, immobile, à jamais hors de cette pétaudière, et un faux Brahman, ou du moins (c’est là où les écoles se partagent) un Brahman mineur, d’une réalité intermédiaire plus ou moins discutable; c’est-à-dire la vie, la terre, notre pauvre souillon de terre: «Abandonne ce monde d’illusion», s’écriera le grand Shankara17. «Brahman est vrai, le monde est un mensonge», dit la Niralamba Upanishad: brahma satyam jagan mithyâ. Malgré toute notre bonne volonté, nous avouons ne pas comprendre par quelle déformation, ou quel oubli, le «tout est Brahman» est devenu «tout, sauf le monde, est Brahman».
Si nous laissons de côté les Écritures, car le mental humain est si sagace qu’il peut aisément voir des brebis paître l’obélisque, et que nous examinions les disciplines pratiques de l’Inde, la contradiction devient plus flagrante encore. La psychologie indienne, en effet, se fonde sur une observation très judicieuse, à savoir que tout dans l’univers, depuis le minéral jusqu’à l’homme, est constitué de trois éléments ou qualités (guna) que l’on retrouve partout, bien que l’on puisse les nommer d’une façon un peu différente suivant l’ordre de réalité auquel on s’attache: tamas, l’inertie, l’obscurité, l’inconscience; rajas, le mouvement, la lutte, l’effort, la passion, l’action; sattva, la lumière, l’harmonie, la joie. Nulle part ces trois éléments n’existent à l’état pur; nous sommes toujours pris entre l’inertie, la passion et la lumière; tantôt sattvo-tamasiques, bons mais un peu épais, consciencieux mais passablement inconscients; ou sattvo-rajasiques, passionnés vers le haut; ou tamaso-rajasiques, passionnés vers le bas; et le plus souvent un excellent mélange des trois. Dans le plus noir tamas la lumière brille aussi – mais l’inverse est également vrai, malheureusement. Bref, nous sommes toujours en équilibre instable; le guerrier, l’ascète et la brute se partagent agréablement notre demeure dans des proportions variables. Les diverses disciplines indiennes cherchent donc à rétablir l’équilibre: sortir du jeu des trois guna qui nous ballotte sans fin de la lumière à l’obscurité, de l’enthousiasme à l’épuisement et de la grisaille à nos joies fugitives et nos souffrances répétées, et prendre position au-dessus, c’est-à-dire retrouver la conscience divine (yoga), qui est le lieu du parfait équilibre. À cette fin, elles visent toutes à nous sortir de l’état de dispersion et de gaspillage dans lequel nous vivons et à créer en nous une concentration suffisamment puissante pour briser les limites ordinaires et, le jour venu, basculer dans un autre état. Ce travail de concentration peut s’effectuer à n’importe quel niveau de notre être – physique, vital, mental. Suivant le niveau choisi, nous pratiquerons donc tel ou tel yoga: hatha yoga, raja yoga, mantra yoga, et beaucoup d’autres, infiniment d’autres qui jalonnent l’histoire de notre effort. Nous n’avons pas ici à discuter l’excellence de ces méthodes ni les résultats intermédiaires fort intéressants auxquels elles peuvent conduire, nous sommes préoccupés seulement de leur but, leur destination finale. Or, cette «position au-dessus» semble n’avoir aucun rapport avec la vie, tout d’abord parce que ces disciplines, extrêmement astreignantes, exigent des heures et des heures de travail chaque jour, sinon une solitude complète; ensuite, parce que le critère de la réussite est un état de transe ou d’extase yoguique, samâdhi, équilibre parfait, béatitude inexprimable, où la conscience du monde est balayée, engloutie. Brahman, l’Esprit, n’a décidément pas de contact avec notre conscience de veille ordinaire; Il est en dehors de tout ce que nous connaissons, Il n’est pas de ce monde. D’autres l’ont dit, qui n’étaient pas Indiens.
En fait, toutes les religions du monde l’ont dit. Et, que l’on parle ici de «salut», ou là-bas de «libération», mukti, que l’on dise le paradis ou la cessation de la ronde des réincarnations, ne fait pas de différence à l’affaire puisque, finalement, il s’agit d’en sortir. Pourtant, il n’en fut pas toujours ainsi. Entre la fin de l’âge des Mystères, ici et là, et l’apparition des grandes religions, une faille s’est creusée; une Connaissance s’est voilée qui ne faisait pas cette formidable distinction entre Dieu et le monde – toutes les traditions, toutes les légendes en témoignent. Le conflit entre la Matière et l’Esprit est une création moderne; lesdits matérialistes sont bel et bien les enfants, légitimes ou non, des spiritualistes, comme les fils prodigues sont la création des pères avares. Entre les premières Upanishads d’il y a quelque trois ou quatre mille ans, elles-mêmes héritières des Védas, qui voyaient Dieu partout dans ce «merveilleux univers», et les dernières Upanishads, un Secret s’est perdu – il ne s’est pas perdu seulement en Inde; il s’est perdu en Mésopotamie, en Égypte, en Grèce, en Amérique centrale. C’est ce Secret que Sri Aurobindo allait redécouvrir; peut-être, justement, parce que dans sa chair se trouvaient réunis le plus pur de la tradition occidentale et l’exigence spirituelle profonde de l’Asie. L’Orient et l’Occident, dit-il, ont deux façons de voir la vie, qui sont les deux côtés opposés d’une seule et même réalité. Entre la vérité pragmatique que la pensée vitale de l’Europe moderne, éprise de la vigueur de la vie et de la danse de Dieu dans la Nature, affirme avec tant de véhémence et d’exclusivisme, et la Vérité immuable et éternelle que la pensée indienne, éprise de calme et d’équilibre, aime et cherche avec une égale passion dans sa quête exclusive, il n’y a point ce divorce ni cette querelle que prétendent la pensée partisane, la raison séparatrice, l’absorbante passion d’une volonté de réalisation exclusive. La vérité une, éternelle et immuable, est l’Esprit, et sans l’Esprit la vérité pragmatique de l’univers n’aurait pas d’origine ni de fondement; le monde serait dépourvu de sens, vide de direction intérieure, sans destination, un feu d’artifice qui tourbillonne dans rien pour s’évanouir nulle part. Mais la vérité pragmatique, non plus, n’est pas un rêve du non existant, pas une illusion ni une chute prolongée dans un délire futile de l’imagination créatrice; autant dire que l’Esprit éternel est un ivrogne ou un rêveur, ou le fou de sa propre hallucination gigantesque. Les vérités de l’existence universelle sont de deux sortes: éternelles, immuables, les vérités de l’Esprit – mais ce sont elles qui se jettent dans le Devenir, elles qui, ici-bas, constamment, réalisent leurs pouvoirs et leurs signes – et la conscience qui joue avec elles: dissonances, variations, exploration des possibles, réversions, perversions et conversions ascendantes en un motif harmonique toujours plus haut; et de tout cela, l’Esprit a fait et fait toujours son univers. Mais c’est Lui-même qu’il fait en lui, Lui-même le créateur et l’énergie de création, la cause et la méthode et le résultat des opérations, le mécanicien et la machine, la musique et le musicien, le poète et le poème, Lui-même le supramental, le mental, la vie et la matière, l’âme et la nature18.
Mais il ne suffisait pas à Sri Aurobindo de réconcilier sur le papier l’Esprit et la Matière. Que l’Esprit soit de ce monde ou n’en soit pas, ne fait pas grande différence, après tout, si la connaissance de l’Esprit dans la vie ne s’accompagne pas d’un pouvoir sur la vie: La vérité et la connaissance sont un vain rayon, si la Connaissance n’apporte le pouvoir de changer le monde19. Le Secret perdu n’était pas une vérité théorique, c’était un pouvoir réel de l’Esprit sur la Matière. C’est ce Secret pragmatique que Sri Aurobindo allait peu à peu retrouver expérimentalement, en ayant le courage, à la fois, de sauter pardessus sa culture occidentale et par-dessus la tradition religieuse hindoue, tant il est vrai que l’essentiel émerge quand on a tout oublié.
Il avait fallu treize ans à Sri Aurobindo pour parcourir le chemin occidental; il lui en faudra presque autant pour parcourir le chemin de l’Inde et parvenir au «sommet» des réalisations yoguiques traditionnelles, c’est-à-dire au commencement de son propre travail. Mais ce qui est intéressant pour nous, c’est que même ce chemin traditionnel, que nous considérerons donc comme une préparation, Sri Aurobindo l’a parcouru en dehors de toutes les règles habituelles, en franc-tireur si l’on ose dire, ou, plutôt, en explorateur qui se soucie peu des précautions et des cartes, et qui, de ce fait, évite bien des détours inutiles, parce qu’il a tout simplement le courage d’aller droit devant lui. Ce n’est donc pas dans la solitude ni les jambes croisées ni sous la direction d’un Maître éclairé que Sri Aurobindo se mettra en route, mais tel que nous pourrions le faire nous mêmes, sans rien y connaître, au beau milieu de la vie – une vie aussi tourbillonnante et agitée que la nôtre peut l’être – et tout seul. Le premier secret de Sri Aurobindo est sans doute d’avoir toujours refusé de couper la vie en deux – action, méditation, intérieur, extérieur, et toute la gamme de nos fausses séparations; du jour où il a pensé au yoga, il a mis tout dedans: haut et bas, dedans, dehors, tout lui était bon, et il est parti sans un regard derrière lui. Sri Aurobindo n’est pas venu nous faire la démonstration de qualités exceptionnelles dans un milieu exceptionnel, il est venu nous montrer ce qui est possible à l’homme, et que l’exceptionnel est seulement une normalité pas encore conquise, de même que le surnaturel, disait-il, est un naturel que nous n’avons pas encore atteint ou que nous ne connaissons pas encore, ou dont nous n’avons pas encore la clef20. Au fond, tout en ce monde est une question de juste concentration; il n’est rien qui ne finisse par céder à une concentration bien dirigée.
Lorsqu’il débarque sur l’Apollo Bunder à Bombay, une expérience spirituelle spontanée le saisit, un calme immense s’empare de lui; mais il a d’autres problèmes: manger, vivre. Sri Aurobindo a vingt ans. Il se trouve une situation auprès du Maharaja de Baroda comme professeur de français, puis d’anglais au College de l’État, dont il deviendra bientôt directeur-adjoint. Il fait aussi fonction de secrétaire particulier du Prince. Entre la Cour et le Collège, son temps est déjà bien rempli, mais c’est le sort de l’Inde qui le préoccupe. Il fait de nombreux voyages à Calcutta, se met au courant de la situation politique, écrit des articles qui font scandale, car il ne se contente pas de dire que la reine-impératrice des Indes est une vieille dame ainsi appelée par manière de courtoisie21, il invite aussi ses compatriotes à secouer le joug et s’attaque à la politique de mendiant du Congrès indien: pas de réformes, pas de collaboration. Son but est d’organiser toutes les énergies de la nation en vue d’une action révolutionnaire. Il y fallait du courage si l’on songe que nous sommes en 1893 et que l’hégémonie britannique s’étend aux trois quarts du globe. Mais Sri Aurobindo a une façon particulière d’attaquer le problème; il ne s’en prend pas aux Anglais, mais aux Indiens eux-mêmes: Notre véritable ennemi ne se trouve pas dans une force extérieure à nous-mêmes, mais dans nos faiblesses criantes, notre lâcheté, notre sentimentalité à courte vue22. Déjà, nous trouvons ici une note dominante de Sri Aurobindo qui, dans la bataille politique comme dans la bataille spirituelle et en toutes circonstances, nous invite à chercher en nous-même, et non dehors ou ailleurs, les causes de nos infortunes et des malheurs du monde: les circonstances extérieures sont tout juste l’épanouissement de ce que nous sommes, dira plus tard celle qui partagera son œuvre. Sri Aurobindo eut tôt fait de reconnaître que les articles de presse ne suffisaient pas à réveiller un pays; il se met à l’action secrète, qui le conduira au seuil de la potence. Pendant treize ans, Sri Aurobindo va jouer avec le feu.
Pourtant, ce n’était pas un jeune homme agité ni exalté: «Son rire était simple comme celui d’un enfant, aussi limpide et aussi doux», écrivait son professeur de bengali qui vécut deux ans avec lui (Sri Aurobindo, naturellement, s’était mis à l’étude de sa langue maternelle) et avec une naïveté touchante, son professeur ajoute: «Avant de rencontrer Aurobindo, je m’imaginais une silhouette vigoureuse habillée à l’européenne de la tête aux pieds, impeccable, un regard sévère derrière ses lunettes, un accent épouvantable (de Cambridge, évidemment) et un caractère extrêmement difficile… Qui aurait dit que ce jeune homme au teint bronzé, aux yeux doux et rêveurs, aux cheveux longs et souples, partagés au milieu et retombant sur la nuque, vêtu d’un vulgaire dhoti d’Ahmedabad en grosse toile et d’une jaquette indienne collante, chaussé de babouches à l’ancienne mode avec le bout retourné, et le visage légèrement marqué de petite vérole, n’était autre que Monsieur Aurobindo Ghose, un vivant puits de français, de latin et de grec?»
Au reste, Sri Aurobindo n’en a pas fini avec les livres, il est encore sur sa lancée occidentale; c’est par caisses qu’il dévore les bouquins commandés à Bombay et à Calcutta: «Aurobindo s’asseyait à sa table de travail, raconte encore son professeur de bengali, et il lisait à la lumière d’une lampe à huile jusqu’à une heure du matin, sans se soucier des intolérables piqûres de moustique. Je le voyais rester assis là, dans la même position, les yeux fixés sur son livre pendant des heures d’affilée, comme un yogi plongé dans la contemplation du Divin, absent à tout ce qui se passait au-dehors. Même l’incendie de la maison n’aurait pas rompu cette concentration.» Les romans anglais, russes, allemands, français, défilaient ainsi, et aussi, de plus en plus, les textes sacrés de l’Inde, Upanishads, Râmâyana, Gîtâ, sans qu’il mît jamais les pieds dans un temple, sauf en curieux. «Un jour, au retour du Collège, raconte l’un de ses compagnons, Sri Aurobindo s’assit, prit un livre au hasard et commença à lire tandis que Z et quelques amis se mettaient à une bruyante partie d’échecs. Au bout d’une demi-heure, il posa son livre et prit une tasse de thé. Nous l’avions déjà vu faire bien des fois et attendions impatiemment l’occasion de vérifier s’il lisait ses livres d’un bout à l’autre ou si seulement il parcourait quelques pages çà et là. L’épreuve commença aussitôt. Z ouvrit le livre au hasard, lut une ligne à haute voix et demanda à Sri Aurobindo de réciter la suite. Sri Aurobindo se concentra un moment et répéta toute la page sans la moindre faute. S’il était capable de lire une centaine de pages en une demi-heure, comment s’étonner qu’il lût une caisse de livres en un temps si incroyablement court?» Mais Sri Aurobindo ne s’en tenait pas aux traductions des textes sacrés, il se met à l’étude du sanscrit, qu’il apprend tout seul; détail bien typique, car il suffisait qu’une chose fût réputée difficile ou impossible pour qu’il refuse de s’en laisser conter par quiconque, grammairien, pandit ou clergyman, et qu’il veuille lui-même faire l’expérience, directement. Il faut croire que la méthode avait du bon puisque, non seulement il apprit le sanscrit, mais il découvrit, quelques années plus tard, le sens perdu des Védas23.
Un jour vint, pourtant, où Sri Aurobindo en eut assez de cette gymnastique intellectuelle. Sans doute s’était-il aperçu que l’on peut continuer indéfiniment à amasser des connaissances et à lire, et à lire, et à apprendre des langues, même toutes les langues du monde et tous les livres du monde, et qu’on n’a pas avancé d’un pouce. Parce que le mental ne cherche pas à connaître vraiment, bien qu’il y paraisse – il cherche à moudre. Son besoin de connaissance est, d’abord, un besoin d’avoir quelque chose à moudre. Et si, d’aventure, la machine s’arrêtait parce que la connaissance est trouvée, il s’insurgerait vite et trouverait quelque mouture nouvelle, pour avoir le plaisir de moudre et de moudre. C’est sa fonction. Ce qui cherche à connaître et à progresser en nous, ce n’est pas le mental, mais quelque chose par-derrière qui se sert de lui: La période décisive de mon développement intellectuel survint, confiera Sri Aurobindo à un disciple, lorsque je pus voir clairement que ce que l’intellect disait, pouvait être à la fois exact et pas exact, que ce que l’intellect justifiait, était vrai et que le contraire était vrai aussi. Je n’admettais jamais une vérité dans le mental, sans admettre simultanément son contraire… Résultat, le prestige de l’intellect était parti24.
Sri Aurobindo est arrivé à un tournant; les temples ne l’intéressent pas et les livres sont vides. Un ami lui conseille le yoga, Sri Aurobindo refuse: un yoga qui exige que j’abandonne le monde n’est pas fait pour moi25; il ajoute même: un salut solitaire qui laisse le monde à son sort est une chose presque dégoûtante26. Mais un jour, Sri Aurobindo est le témoin d’une scène curieuse, quoique banale en Inde, mais la banalité est souvent le meilleur prétexte des déclenchements intérieurs; son frère Barin était tombé malade, attaqué par une mauvaise fièvre (Barin était né après l’arrivée de Sri Aurobindo en Angleterre; c’est lui qui servait d’émissaire secret à Sri Aurobindo pour l’organisation de la résistance indienne au Bengale), lorsque arrive un de ces moines errants demi-nus, qu’on appelle naga-sannyasin, le corps couvert de cendre. Sans doute allait-il de porte en porte quêter sa nourriture comme de coutume, quand il voit Barin enroulé dans ses couvertures, tremblant de fièvre. Sans un mot, il demande un verre d’eau, trace un signe, psalmodie un mantra et donne à boire au malade. Cinq minutes après, Barin était guéri, et le moine avait disparu. Sri Aurobindo avait bien entendu parler des pouvoirs étranges de ces ascètes, mais, cette fois, il a vu de ses yeux. Il s’avise alors que le yoga peut servir à autre chose qu’à s’évader. Or, il a besoin de pouvoir pour libérer l’Inde: L’agnostique était en moi, l’athée était en moi, le sceptique était en moi; je n’étais même pas absolument sûr qu’il y eût un Dieu… Je sentais seulement qu’il devait y avoir une puissante vérité quelque part dans ce yoga. Donc, quand je me mis au yoga et décidai de pratiquer pour voir si mon idée était juste, je l’ai fait dans cet esprit et en Lui adressant cette prière: «Si Tu existes, Tu connais mon cœur. Tu sais que je ne demande pas la libération (mukti), je ne demande rien de ce que demandent les autres. Je demande seulement la force de soulever cette nation, je demande seulement de pouvoir vivre et travailler pour ce peuple que j’aime27.» C’est ainsi que Sri Aurobindo se mit en route.
La première étape du yoga de Sri Aurobindo et la tâche fondamentale qui donne la clef de bien des réalisations, c’est le silence mental. On peut se demander pourquoi le silence mental? mais il est bien évident que si nous voulons découvrir un pays nouveau en nous, il faut d’abord quitter l’ancien – tout dépend de la détermination avec laquelle nous franchirons ce pas. Quelquefois il suffit d’un éclair; quelque chose en nous s’écrie: «Assez de ce rabâchage!» et l’on s’accroche une fois pour toutes, et on avance sans un regard derrière soi. D’autres disent oui-non et oscillent interminablement entre deux mondes. Disons-le tout de suite, il ne s’agit pas de s’amputer d’un bien péniblement acquis, au nom de je ne sais quelle Sagesse-Paix-Sérénité (de ce côté-là aussi, nous ne nous paierons pas de grands mots), nous ne sommes pas en quête de sainteté mais de jeunesse – la jeunesse éternelle d’un être qui grandit – pas en quête de moins être, mais de mieux être, et surtout d’être plus vaste: Ne vous est-il pas venu à l’esprit que s’ils cherchaient quelque chose de froid, de sombre et de morne, les sages ne seraient pas des sages, mais des ânes28! remarquait avec humour Sri Aurobindo.
On fait toutes sortes de découvertes, en vérité, quand la mécanique s’arrête, et la première est que si le pouvoir de penser est un don remarquable, le pouvoir de ne pas penser29 l’est encore bien davantage; que le chercheur essaie pendant cinq minutes seulement et il verra de quel bois il se chauffe! Il s’apercevra qu’il vit dans un vacarme sournois, un tourbillon épuisant, mais jamais épuisé, où il n’y a place que pour ses pensées, ses sentiments, ses impulsions, ses réactions – lui, toujours lui, énorme gnome qui envahit tout, voile tout, n’entend que lui, ne voit que lui, ne connaît que lui (et encore) et dont les thèmes perpétuels, plus ou moins alternés, peuvent donner l’illusion de la nouveauté. En un sens, nous ne sommes rien autre qu’une masse complexe d’habitudes mentales, nerveuses et physiques, liées ensemble par quelques idées directrices, désirs, associations – l’amalgame d’innombrables petites forces qui se répètent, avec quelques vibrations majeures30. On peut dire qu’à dix-huit ans nous sommes fixés, nos vibrations majeures sont établies, et qu’autour d’elles indéfiniment viendront s’enrouler en couches de plus en plus épaisses, polies, raffinées, les sédiments d’une sempiternelle même chose à mille visages que nous appelons culture ou «nous-même» – bref, enfermés dans une construction, qui peut être de plomb et sans une lucarne, ou élancée comme un minaret, mais enfermés toujours, bourdonnants, répétitifs, hommes dans une peau de granit ou dans une statue de verre. Le premier travail du yoga, c’est de respirer au large. Et naturellement, de briser cet écran mental qui ne laisse filtrer qu’un seul type de vibration, pour connaître l’infinitude multicolore des vibrations, c’est-à-dire le monde enfin et les êtres tels qu’ils sont, et un autre nous-même qui vaut mieux que ce qu’on en pense.
Quand on s’assoit les yeux clos pour faire le silence mental, on est tout d’abord submergé par un torrent de pensées – elles surgissent de partout comme des rats affolés, voire agressifs. Il n’y a pas trente-six méthodes pour venir à bout de ce charivari, c’est d’essayer et encore essayer, patiemment, obstinément. Et surtout ne pas commettre l’erreur de lutter mentalement contre le mental; il faut déplacer le centre. Nous avons chacun, au-dessus du mental ou plus profond, une aspiration, celle-là même qui nous a mis sur le chemin, un besoin de notre être, comme un mot de passe qui a une vertu pour nous seul; si l’on s’y agrippe, le travail est plus aisé, car nous passons d’une attitude négative à une attitude positive – plus nous répéterons notre mot de passe, plus il acquerra de puissance. On peut aussi se servir d’une image, comme celle d’une mer immense, sans une ride, sur laquelle on se laisse flotter – on fait la planche, on devient cette immensité tranquille; du même coup, nous apprenons non seulement le silence, mais l’élargissement de la conscience. En fait, chacun doit trouver sa méthode et moins il y mettra de crispation, plus vite il réussira: On peut commencer par un processus quelconque, qui normalement demanderait un long labeur, et être saisi dès le début par une rapide intervention ou une manifestation du Silence, avec des effets absolument disproportionnés aux moyens utilisés tout d’abord. On commence par une méthode, mais le travail est repris par une Grâce d’en haut, de Cela à quoi l’on aspire, ou par une irruption des infinitudes de l’Esprit. C’est de cette façon que j’ai moi-même trouvé le silence absolu du mental, inimaginable pour moi avant d’en avoir eu l’expérience concrète31. Nous touchons ici un point très important, car nous sommes tentés de penser que ces expériences yoguiques sont fort belles et fort intéressantes, mais, après tout, quelles sont loin de notre humanité ordinaire; comment nous, tels que nous sommes, pourrions-nous jamais arriver là? L’erreur est de juger avec notre moi actuel des possibilités qui appartiennent à un autre moi. Or le yoga, précisément, éveille automatiquement, par le seul fait que l’on s’est mis en route, toute une gamme de facultés latentes et de forces invisibles qui débordent considérablement les possibilités de notre être extérieur et qui peuvent faire pour nous ce que nous sommes normalement incapables de faire: Ce qu’il faut, c’est clarifier le passage entre le mental extérieur et l’être intérieur… car la conscience yoguique et ses pouvoirs sont déjà là en vous32, et la meilleure façon de «clarifier» est de faire le silence. Nous ne savons pas qui nous sommes, et encore moins ce dont nous sommes capables ou non.
Mais les exercices de méditation ne sont pas la vraie solution du problème (encore qu’ils soient très nécessaires au début pour donner l’impulsion), parce que nous arriverons peut-être à un silence relatif, mais dès que nous mettrons le pied hors de notre chambre ou de notre retraite, nous retomberons dans la cohue habituelle et ce sera l’éternelle séparation du dedans et du dehors, de la vie intérieure et de la vie mondaine. Nous avons besoin d’une vie complète, nous avons besoin de vivre la vérité de notre être, tous les jours, à chaque instant, pas seulement les jours fériés ou dans la solitude, et pour cela les méditations béates et campagnardes ne sont pas la solution: Nous risquons de nous encroûter dans notre réclusion spirituelle et, après, nous trouverons difficile de nous projeter au-dehors, victorieusement, pour appliquer à la vie ce que nous aurons gagné dans la Nature supérieure. Quand nous voudrons ajouter ce royaume extérieur aussi à nos conquêtes intérieures, nous nous trouverons trop accoutumé à une activité purement subjective et n’aurons aucune efficacité sur le plan matériel. Nous aurons une immense difficulté à transformer la vie extérieure et le corps. Ou encore, nous nous apercevrons que notre action ne correspond pas à la lumière intérieure, qu’elle continue de suivre les vieux chemins habituels pleins d’erreur, qu’elle obéit encore aux vieilles influences imparfaites – un gouffre douloureux séparera encore la Vérité qui est en nous, du mécanisme ignorant de notre nature extérieure… C’est comme si l’on vivait dans un autre monde, plus vaste et plus subtil, mais sans prise divine, peut-être même sans prise d’aucune sorte sur l’existence matérielle et terrestre33. La seule solution est donc de pratiquer le silence mental là où il est apparemment le plus difficile, c’est-à-dire dans la rue, dans le métro, dans le travail et partout. Au lieu de descendre quatre fois par jour le Boulevard Saint-Michel comme un homme harassé qui va vite, on peut le descendre quatre fois consciemment, comme un chercheur. Au lieu de vivre n’importe comment, dispersé dans une multitude de pensées qui non seulement n’ont aucun intérêt, mais sont épuisantes comme une scie, on rassemble les fils épars de sa conscience et on travaille – on travaille sur soi – à chaque instant; et la vie commence à prendre un intérêt tout à fait inusité, parce que les moindres petites circonstances deviennent l’occasion d’une victoire – nous sommes orientés, nous allons quelque part au lieu d’aller nulle part.
Car le yoga n’est pas une manière de faire, mais une manière d’être.
Nous sommes donc en quête d’un autre pays, mais il faut bien le dire, entre celui que nous quittons et celui qui n’est pas encore là, il y a un no man’s land assez pénible. C’est une période d’épreuve, plus ou moins longue suivant notre détermination; mais de tout temps, nous le savons, depuis les initiations asiatiques, égyptiennes ou orphiques, jusqu’à la quête du Graal, l’histoire de notre ascension s’est accompagnée d’épreuves. Autrefois, elles étaient romantiques, et, mon dieu, il n’y avait rien de bien malin à se faire enfermer dans un sarcophage au son des fifres ou à célébrer ses propres rites funéraires autour d’un bûcher; maintenant, nous connaissons des sarcophages publics et des vies qui sont une manière d’enterrement. Il vaut donc bien de faire quelque effort pour en sortir. Au reste, quand on y regarde bien, il n’y a pas grand-chose à perdre.
L’épreuve principale de cette transition est le vide intérieur. Après avoir vécu dans la fébrilité mentale, on se retrouve soudain comme un convalescent, un peu flottant, avec d’étranges résonances dans la tête, comme si ce monde était horriblement bruyant, fatigant; et une sensibilité suraiguë qui donne l’impression que l’on se cogne partout, à des hommes opaques et agressifs, des objets épais, des événements brutaux – le monde apparaît énormément absurde. C’est le signe évident d’un commencement d’intériorisation. Pourtant, si l’on essaye de descendre consciemment à l’intérieur, par des méditations, on trouve également le vide, une sorte de puits obscur ou de neutralité amorphe; si l’on persiste à descendre, il arrive même qu’on coule brusquement dans le sommeil, deux secondes, dix secondes, deux minutes, quelquefois plus – en fait, ce n’est pas un sommeil ordinaire; nous sommes seulement passé dans une autre conscience, mais il n’y a pas encore de joint entre les deux et on en sort pas plus avancé, apparemment, qu’on y était entré. Cette situation transitionnelle conduirait aisément à une sorte de nihilisme absurde – rien dehors, mais rien dedans non plus. Ni d’un côté ni de l’autre. C’est là qu’il faut prendre bien garde, après avoir démoli nos constructions mentales extérieures, de ne pas s’enfermer à nouveau dans une fausse profondeur, sous une autre construction, absurde, illusionniste ou sceptique, peut-être même révoltée. Il faut aller plus loin. Quand on a commencé le yoga, il faut aller jusqu’au bout, quoi qu’il en coûte, car si on lâche le fil, on risque de ne plus jamais le retrouver. C’est vraiment là l’épreuve. Simplement, le chercheur doit comprendre qu’il commence à naître à autre chose et que ses nouveaux yeux, ses nouveaux sens, ne sont pas encore formés, comme ceux du nouveau-né qui débarque au monde. Ce n’est pas une diminution de conscience, mais un passage à une nouvelle conscience: Il faut que la coupe de l’être soit vidée et nettoyée pour s’emplir à nouveau de la liqueur divine34. Notre seule ressource en ces circonstances est de nous accrocher à notre aspiration et de la faire grandir, grandir, justement par ce terrible manque de tout, comme un feu où nous jetons toutes nos vieilles choses, notre vieille vie, nos vieilles idées, nos sentiments – simplement, nous avons la foi inébranlable que, derrière ce passage, il y a une porte qui s’ouvre. Et notre foi n’est pas absurde; ce n’est pas l’abêtissement du charbonnier, mais une préconnaissance, quelque chose en nous qui sait avant nous, qui voit avant nous et qui envoie sa vision à la surface sous forme de besoin, de quête, de foi inexplicable. La foi, dit Sri Aurobindo, est une intuition qui non seulement attend l’expérience pour être justifiée, mais qui conduit à l’expérience35.
Et peu à peu le vide s’emplit. On fait alors une série d’observations et d’expériences d’une importance considérable, qu’il serait faux de présenter comme une séquence logique, car à partir du moment où l’on quitte le vieux monde, on s’aperçoit que tout est possible, et surtout qu’il n’y a pas deux cas semblables – d’où l’erreur de tous les dogmatismes spirituels. Nous pouvons seulement tracer quelques lignes générales d’expérience.
Tout d’abord, lorsque la paix mentale est relativement établie, à défaut de silence absolu, et que notre aspiration ou notre besoin a grandi, est devenu constant, lancinant, comme un trou qu’on porte en soi, on observe un premier phénomène qui aura des conséquences incalculables pour tout le reste de notre yoga. On sent, autour de la tête et plus spécialement dans la nuque, comme une pression inusitée, qui peut donner la sensation d’un faux mal de tête. Au début, on ne peut guère la supporter longtemps et on se secoue, on se déconcentre, on «pense à autre chose». Petit à petit, cette pression prend une forme plus distincte et on sent un véritable courant qui descend – un courant de force, qui n’est pas semblable à un courant électrique désagréable, mais plutôt à une masse fluide. On s’aperçoit alors que la «pression» ou le faux mal de tête du début était simplement causé par notre résistance à la descente de cette Force, et que la seule chose à faire est de ne pas obstruer le passage (c’est-à-dire bloquer le courant dans la tête), mais de le laisser descendre à tous les étages de notre être, du haut en bas. Ce courant, au début, est assez spasmodique, irrégulier, et il faut un léger effort conscient pour se rebrancher sur lui quand il s’est estompé; puis il devient continu, naturel, automatique, et il donne la sensation très agréable d’une énergie fraîche, comme une autre respiration, plus vaste que celle de nos poumons, qui nous enveloppe, nous baigne, nous allège et, en même temps, nous emplit de solidité. L’effet physique ressemble assez exactement à celui que l’on éprouve quand on marche dans le vent. En réalité, on ne s’aperçoit vraiment de son effet (car il s’installe très graduellement, par petites doses) que quand, pour une raison ou une autre, distraction, erreur, excès, on s’est coupé du courant; alors on se retrouve soudain vidé, rétréci, comme si l’on manquait d’oxygène tout à coup, avec la très désagréable sensation d’un racornissement physique; on est comme une vieille pomme vidée de son soleil et de son jus. Et l’on se demande vraiment comment on a pu vivre avant, sans cela. C’est une première transmutation de nos énergies. Au lieu de puiser à la source commune, en bas et autour, dans la vie universelle, nous puisons en haut. Et c’est une énergie beaucoup plus claire et beaucoup plus soutenue, sans trous, et surtout beaucoup plus vive. Dans la vie quotidienne, au milieu de notre travail et des mille occupations, le courant de force est tout d’abord assez dilué, mais, dès que nous nous arrêtons un instant et que nous nous concentrons, c’est un envahissement massif. Tout s’immobilise. On est comme une jarre pleine; la sensation de «courant» disparaît même comme si tout le corps, de la tête aux pieds, était chargé d’une masse d’énergie compacte et cristalline à la fois (un bloc de paix solide et frais36, dit Sri Aurobindo); et si notre vision intérieure a commencé à s’ouvrir, nous nous apercevons que tout est bleuté; on est comme une aigue-marine; et vaste, vaste. Tranquille, sans une ride. Et cette fraîcheur indescriptible. Vraiment, on a plongé dans la Source. Car cette «force descendante» est la Force même de l’Esprit – Shakti. La force spirituelle n’est pas un mot. Finalement, il ne sera plus nécessaire de fermer les yeux et de se retirer de la surface pour la sentir; à tout moment elle sera là, quoi que l’on fasse, que l’on mange, que l’on lise, que l’on parle; et on verra qu’elle prend une intensité de plus en plus grande à mesure que l’organisme s’habitue; en fait, c’est une masse d’énergie formidable, qui n’est limitée que par la petitesse de notre réceptivité ou de notre capacité.
Quand ils parlent de leur expérience de cette Force descendante, les disciples de Pondichéry disent: «La Force de Sri Aurobindo et de la Mère»; ils n’entendent pas par là que cette Shakti soit la propriété personnelle de Sri Aurobindo et de la Mère; ils expriment ainsi, sans le vouloir, le fait qu’elle n’a son équivalent dans aucun autre yoga connu. Nous touchons ici, expérimentalement, la différence fondamentale entre le yoga intégral de Sri Aurobindo (purna yoga) et les autres yogas. Si l’on essaye d’autres méthodes de yoga avant celle de Sri Aurobindo, on s’aperçoit, en effet, d’une différence pratique essentielle: au bout d’un certain temps, on a l’expérience d’une Force ascendante (appelée kundalinî en Inde), qui s’éveille assez brutalement dans notre être à la base de la colonne vertébrale et s’élève de niveau en niveau jusqu’à ce qu’elle ait atteint le sommet du crâne, où elle semble éclore dans une sorte de pulsation lumineuse, rayonnante, qui s’accompagne d’une sensation d’immensité (et souvent d’une perte de conscience, qu’on appelle extase) comme si l’on avait débouché éternellement Ailleurs. Tous les procédés yoguiques, que nous pourrions appeler thermogénérateurs (âsana du hatha yoga, concentrations du râja yoga, exercices respiratoires ou prânâyâma, etc.) visent à l’éveil de cette Force ascendante; ils ne vont pas sans dangers ni perturbations profondes, ce qui rend indispensables la présence et la protection d’un Maître éclairé. Nous y reviendrons. Cette différence de sens du courant, ascendant ou descendant, tient à une différence d’orientation que nous ne saurions trop souligner. Les yogas traditionnels et, nous le supposons, les disciplines religieuses occidentales, visent essentiellement à la libération de la conscience: tout l’être est tendu vers le haut dans une aspiration ascendante; il cherche à briser les apparences et à émerger là-haut, dans la Paix ou l’extase. D’où l’éveil de cette Force ascendante. Mais, on l’a vu, le but de Sri Aurobindo n’est pas seulement de monter, mais de descendre, pas seulement de filer dans la Paix éternelle, mais de transformer la Vie et la Matière, et d’abord cette petite vie et ce coin de matière que nous sommes. D’où l’éveil, ou plutôt la réponse de cette Force descendante. Notre expérience du courant descendant est l’expérience de la Force transformatrice. C’est Elle qui fera le yoga pour nous, automatiquement (pourvu qu’on la laisse faire), Elle qui remplacera nos énergies vite essoufflées et nos efforts maladroits, Elle qui commencera par où finissent les autres yogas, illuminant d’abord le sommet de notre être, puis descendant de niveau en niveau, doucement, paisiblement, irrésistiblement (notons bien qu’Elle n’est jamais violente; sa puissance est étrangement dosée, comme si Elle était conduite directement par la Sagesse de l’Esprit) et c’est Elle qui universalisera notre être tout entier, jusqu’en bas. C’est l’expérience de base du yoga intégral. Quand la Paix est établie, la Force supérieure ou divine, d’en haut, peut descendre et travailler en nous. D’habitude, elle descend d’abord dans la tête et libère les centres mentaux, puis dans le centre du cœur… puis dans la région du nombril et des centres vitaux… puis dans la région du sacrum et plus bas… Elle travaille, à la fois, au perfectionnement et à la libération de notre être; elle reprend notre nature tout entière, partie par partie, et la traite, rejetant ce qui doit être rejeté, sublimant ce qui doit être sublimé, créant ce qui doit être créé. Elle intègre, harmonise, établit un rythme nouveau dans notre nature37.
Émergence d’un nouveau mode de connaissance
Avec le silence mental, un autre phénomène se produit, fort important, mais plus difficile à démêler car il s’étend parfois sur de nombreuses années et les signes en sont tout d’abord imperceptibles; c’est ce que nous pourrions appeler l’émergence d’un nouveau mode de connaissance, et donc d’un nouveau mode d’action.
On peut comprendre qu’il est possible de parvenir au silence mental quand on marche dans la foule, quand on mange, quand on fait sa toilette ou qu’on se repose, mais comment est-ce possible quand il s’agit de travailler à son bureau, par exemple, ou quand on discute avec des amis? Nous sommes bien obligés de réfléchir, de nous souvenir, de chercher, de faire intervenir toutes sortes de mécanismes mentaux. L’expérience nous apprend, pourtant, que cette nécessité n’est pas inévitable, qu’elle est seulement le résultat d’une longue évolution au cours de laquelle nous nous sommes habitués à dépendre du mental pour connaître et agir, mais que c’est une habitude seulement et que l’on peut en changer. Au fond, le yoga n’est pas tant une façon d’apprendre que de désapprendre une foule d’habitudes soi-disant impératives que nous avons héritées de notre évolution animale.
Si le chercheur s’en prend au silence mental dans le travail, par exemple, il passera par plusieurs stades. Au début, il sera tout juste capable de se souvenir de son aspiration, de temps en temps, et d’interrompre quelques instants son travail pour se remettre sur la vraie longueur d’onde, puis, à nouveau, tout sera englouti dans la routine. Mais à mesure qu’il aura pris l’habitude de faire effort ailleurs, dans la rue ou chez lui et partout, le dynamisme de cet effort tendra à se perpétuer et à le solliciter inopinément au milieu de ses autres activités – il se souviendra de plus en plus souvent. Puis ce souvenir changera peu à peu de caractère; au lieu d’une interruption volontaire pour se rebrancher sur le vrai rythme, le chercheur sentira quelque chose qui vit au fond de lui, à l’arrière-plan de son être, comme une petite vibration sourde; il lui suffira de prendre un peu de recul dans sa conscience pour qu’à n’importe quel moment, en une seconde, la vibration de silence soit retrouvée. Il découvrira que c’est là, toujours là, comme une profondeur bleutée par-derrière, et qu’il peut à volonté s’y rafraîchir, s’y détendre, au milieu même du vacarme et des ennuis, et qu’il promène avec lui une retraite inviolable et paisible.
Mais bientôt, cette vibration par-derrière deviendra de plus en plus perceptible, continue, et le chercheur sentira une séparation s’opérer dans son être: une profondeur silencieuse qui vibre, vibre à l’arrière-plan, et la surface, assez mince, où se déroulent des activités, des pensées, des gestes, des paroles. Il aura découvert le Témoin en lui et se laissera de moins en moins accaparer par le jeu extérieur qui, sans cesse, telle une pieuvre, tente de nous avaler vivant; c’est une découverte aussi vieille que le Rig-Véda: «Deux oiseaux aux ailes splendides, amis et compagnons, sont accrochés à un arbre commun, et l’un mange le fruit doux, l’autre le regarde et ne mange point» (I.164.20). À ce stade, il deviendra plus aisé d’intervenir, volontairement au début, pour substituer aux vieilles habitudes superficielles de réflexion mentale, de mémoire, de calcul, de prévision, une habitude de se référer silencieusement à cette profondeur qui vibre. Pratiquement, ce sera une longue période de transition avec des reculs et des progrès (l’impression, d’ailleurs, n’est pas tant d’un recul ou d’une avance, que de quelque chose qui se voile et se dévoile tour à tour), ou les deux fonctionnements s’affronteront, les vieux mécanismes mentaux tendant constamment à interférer et à reprendre leurs vieux droits, bref à nous convaincre que l’on ne peut pas se passer d’eux; ils bénéficieront surtout d’une sorte de paresse qui fait que l’on trouve plus commode de procéder «comme d’habitude». Mais ce travail de décrochage sera puissamment assisté, d’une part, par l’expérience de la Force descendante qui, automatiquement, inlassablement, mettra de l’ordre dans la maison et exercera une pression silencieuse sur les mécanismes rebelles, comme si chaque assaut de pensée était empoigné, figé sur place; et, d’autre part, par l’accumulation de milliers de petites expériences, de plus en plus perceptibles, qui nous feront toucher du doigt et voir que l’on peut fort bien se passer du mental, et qu’en vérité on s’en trouve beaucoup mieux.
Peu à peu, en effet, nous nous apercevrons qu’il n’est pas nécessaire de réfléchir, que quelque chose par-derrière, ou au-dessus, fait toute la besogne, avec une précision et une infaillibilité de plus en plus grande à mesure que nous prendrons l’habitude de nous y référer; qu’il n’est pas nécessaire de se souvenir, mais qu’à l’instant voulu l’indication exacte surgit; pas nécessaire de combiner son action, mais qu’un ressort secret la met en branle sans qu’on le veuille ou qu’on y pense et nous fait faire exactement ce qu’il faut faire, avec une sagesse et une prévision dont notre mental, toujours myope, est bien incapable. Et nous verrons que plus nous obéirons à ces intimations inopinées, ces suggestions-éclair, plus elles tendront à devenir fréquentes, claires, impérieuses, habituelles, un peu comme le serait un fonctionnement intuitif, avec cette différence capitale que nos intuitions sont presque toujours brouillées, déformées par le mental, qui, par ailleurs, excelle à les imiter et à nous faire prendre ses lubies pour des révélations, tandis qu’ici la transmission sera claire, silencieuse, correcte, pour la bonne raison que le mental sera muet. Mais nous avons tous fait l’expérience de ces problèmes «mystérieusement» résolus dans le sommeil, c’est-à-dire, précisément, quand la machine à penser s’est tue. Sans doute y aura-t-il bien des erreurs et des faux pas avant que le fonctionnement nouveau s’établisse avec quelque sûreté, mais le chercheur doit être prêt à se tromper bien souvent; en fait, il s’apercevra que l’erreur vient toujours d’une intrusion mentale; chaque fois que le mental intervient, il brouille tout, fractionne tout, retarde tout. Puis, un jour, à force d’erreurs et d’expériences répétées, nous aurons compris une fois pour toutes et vu de nos propres yeux que le mental n’est pas un instrument de connaissance, mais seulement un organisateur de la connaissance, comme le constate la Mère, et que la connaissance vient d’ailleurs38. Dans le silence mental les mots viennent, les paroles viennent, les actes viennent et tout vient, automatiquement, avec une exactitude et une rapidité bien surprenante. C’est vraiment une autre façon de vivre, très allégée. Car, en vérité, il n’est rien de ce que le mental fait, qui ne puisse se faire, et se faire mieux, dans l’immobilité mentale et une tranquillité sans pensée39.
Jusqu’à présent, nous avons analysé les progrès du chercheur en termes intérieurs, mais ce progrès se traduit également sur le plan extérieur; et d’ailleurs, la cloison intérieur-extérieur s’amenuise de plus en plus, elle apparaît de plus en plus comme une convention artificielle établie par un mental adolescent, enfermé en lui-même et qui ne voit que lui-même. Le chercheur sentira cette cloison perdre de sa dureté lentement, il éprouvera une sorte de changement dans la substance de son être, comme s’il devenait plus léger, plus transparent, plus poreux si l’on ose dire. Cette différence substantielle se révélera tout d’abord par des symptômes désagréables, car l’homme ordinaire est généralement protégé par un cuir épais, tandis que le chercheur n’aura plus cette protection: il recevra les pensées des gens, les volontés des gens, les désirs des gens sous leur véritable aspect et dans toute leur nudité, comme ce qu’ils sont vraiment – des attentats. Et notons bien que les «mauvaises pensées» ou les «mauvaises volontés» ne sont pas seules à partager cette virulence; rien n’est plus agressif que les bonnes volontés, les bons sentiments, les altruismes – d’un côté ou de l’autre, c’est l’ego qui se nourrit, par la douceur ou par la force. Nous ne sommes civilisés qu’à la surface; dessous le cannibale continue. Il sera donc très nécessaire que le chercheur soit en possession de cette Force dont nous avons parlé – avec Elle, il peut passer n’importe où – et d’ailleurs, dans la sagesse cosmique, la transparence ne viendrait pas si elle ne s’accompagnait de la protection correspondante. Armé de «sa» Force et du silence mental, le chercheur verra par degrés qu’il est perméable au-dehors, qu’il reçoit – qu’il reçoit de partout –, que les distances sont des barrières irréelles – personne n’est loin, personne n’est parti! tout est ensemble et tout est en même temps – et qu’à dix mille kilomètres il peut recevoir clairement les préoccupations d’un ami, la colère d’une personne, la souffrance d’un frère. Il suffira, dans le silence, que le chercheur se branche sur un lieu, une personne, pour avoir une perception plus ou moins exacte de la situation – plus ou moins exacte suivant sa capacité de silence, car ici aussi le mental brouille tout, parce qu’il désire, parce qu’il craint, parce qu’il veut, et que rien ne lui parvient qui ne soit aussitôt faussé par ce désir, cette crainte, cette volonté (il y a aussi d’autres éléments de brouillage, nous en parlerons plus tard). Il semble donc qu’avec le silence mental un élargissement de la conscience se soit produit et qu’elle puisse se diriger à volonté en n’importe quel point de l’universelle réalité pour y connaître ce qu’elle a besoin de connaître.
Mais dans cette transparence silencieuse nous ferons une autre découverte, capitale par ses implications. Nous nous apercevrons non seulement que les pensées des gens nous viennent de l’extérieur, mais que nos propres pensées aussi nous viennent par la même voie, du dehors. Lorsque nous serons suffisamment transparent, nous pourrons sentir, dans le silence immobile du mental, comme des petits remous qui viennent frapper notre atmosphère, ou comme de légères vibrations qui tirent notre attention, et si nous nous penchons un peu pour «voir ce que c’est», c’est-à-dire si nous acceptons que l’un de ces remous entre en nous, nous nous retrouvons soudain en train de penser à quelque chose: ce que nous avions saisi à la périphérie de notre être, était une pensée à l’état pur, ou plutôt une vibration mentale avant qu’elle n’ait eu le temps d’entrer à notre insu et de ressortir à notre surface pourvue d’une forme personnelle, qui nous fera dire triomphalement: «C’est ma pensée.» Un bon lecteur de pensée peut ainsi lire ce qui se passe dans une personne dont il ne connaît même pas la langue, parce que ce ne sont pas des «pensées» qu’il attrape, mais des vibrations auxquelles il donne en lui la forme mentale correspondante. Mais c’est le contraire qui serait bien surprenant, car si nous étions capables de créer une seule chose par nous-mêmes, fût-ce une petite pensée, nous serions les créateurs du monde! Où est le je en vous, qui peut fabriquer tout cela? demandait la Mère. Seulement, le mécanisme est imperceptible pour l’homme ordinaire, d’abord parce qu’il vit dans un vacarme constant, ensuite parce que le mécanisme d’appropriation des vibrations est presque instantané, automatique; une fois pour toutes, par son éducation, son milieu, l’homme s’est habitué à sélectionner dans le Mental universel un certain type de vibration, assez réduit, avec lequel il est en affinité, et jusqu’à la fin de sa vie il accrochera la même longueur d’onde, reproduira le même mode vibratoire, avec des mots plus ou moins sonores et des tournures plus ou moins neuves – il tourne et tourne dans la cage; seule l’étendue plus ou moins chatoyante de notre vocabulaire peut nous donner l’illusion que nous progressons. Certes, nous changeons d’idée, mais changer d’idée n’est point progresser, ce n’est pas s’élever à un mode vibratoire plus haut ou plus rapide, c’est faire une pirouette de plus au sein du même milieu. C’est pourquoi Sri Aurobindo parlait de changement de conscience.
Une fois qu’il aura vu que ses pensées viennent du dehors et qu’il aura répété l’expérience des centaines de fois, le chercheur tiendra la clef de la vraie maîtrise mentale, parce que s’il est difficile de se débarrasser d’une pensée que nous croyons nôtre, quand elle est déjà bien installée dedans, il est aisé de rejeter les mêmes pensées quand nous les voyons venir du dehors. Et une fois que nous sommes le maître du silence, nous sommes nécessairement le maître du monde mental parce que, au lieu d’être sempiternellement cramponné à la même longueur d’onde, nous pouvons parcourir toute la gamme des ondes et choisir ou rejeter ce qui nous plaît. Mais laissons Sri Aurobindo nous décrire lui-même l’expérience telle qu’il l’a faite la première fois avec un autre yogi, du nom de Bhaskar Lélé, qui passa trois jours avec lui: Tous les êtres mentaux développés, du moins ceux qui dépassent la moyenne, doivent, d’une façon ou d’une autre, à certains moments de l’existence et dans certains buts, séparer les deux parties de leur mental: la partie active, qui est une usine de pensées, et la partie réservée, maîtresse, à la fois Témoin et Volonté, qui observe, juge, rejette, élimine ou accepte les pensées, ordonnant les corrections et les changements nécessaires; c’est le Maître de la maison mentale, capable d’indépendance. Mais le yogi va encore plus loin; il est non seulement le maître du mental, mais, tout en étant dans le mental, il en sort pour ainsi dire, et il se tient au-dessus ou tout à fait en arrière, libre. Pour lui, l’image de l’usine de pensées n’est plus valable, car il voit que les pensées viennent du dehors, du Mental universel ou de la Nature universelle, parfois formées et distinctes, parfois sans forme, puis elles reçoivent une forme quelque part en nous. Le travail principal de notre mental est de répondre et d’accepter ou de refuser ces ondes de pensée (de même pour les ondes vitales et les ondes d’énergie physique subtile), ou de donner une forme mentale personnelle à cette substance mentale (ou aux mouvements vitaux) venus de la Nature-Force environnante. J’ai une grande dette envers Lélé pour m’avoir montré ce mécanisme: «Asseyez-vous en méditation, me dit-il, mais ne pensez pas, regardez seulement votre mental; vous verrez les pensées entrer dedans. Avant qu’elles ne puissent entrer, rejetez-les, et continuez jusqu’à ce que votre mental soit capable de silence complet.» Je n’avais jamais entendu dire avant, que les pensées puissent venir visiblement du dehors dans le mental, mais je ne songeai pas à mettre en doute cette vérité ou cette possibilité; simplement, je m’assis et fis comme il m’était dit. En un instant, mon mental devint silencieux comme l’air sans un souffle au sommet d’une haute montagne, puis je vis une, deux pensées venir d’une façon tout à fait concrète, du dehors. Je les rejetai avant qu’elles ne puissent entrer et s’imposer à mon cerveau. En trois jours, j’étais libre. À partir de ce moment, l’être mental en moi devint une Intelligence libre, un Mental universel. Ce n’était plus un être limité au cercle étroit des pensées personnelles, comme un ouvrier dans une usine de pensées, mais un récepteur de connaissance qui recevait des cents royaumes de l’être, libre de choisir ce qu’il voulait dans ce vaste empire de vision et ce vaste empire de pensée40.
Parti d’une petite construction mentale où il se croyait à l’aise et très éclairé, le chercheur regarde derrière lui et il se demande comment il a pu vivre dans pareille prison. Il est frappé surtout de voir comment pendant des années et des années il a vécu entouré d’impossibilités, et comme les hommes vivent derrière des barrières: «On ne peut pas faire ceci, on ne peut pas faire cela, c’est contraire à telle loi, contraire à telle autre, c’est illogique, ce n’est pas naturel, c’est impossible…» Et il découvre que tout est possible, et que la vraie difficulté est de croire que c’est difficile. Après avoir vécu vingt ans, trente ans dans sa coquille mentale, comme une sorte de bigorneau pensant, il commence à respirer au large.
Et il s’aperçoit que l’éternelle antinomie intérieur-extérieur est résolue, qu’elle aussi faisait partie de nos calcifications mentales. En vérité le «dehors» est partout dedans! nous sommes partout! l’erreur est de croire que si nous pouvions réunir d’admirables conditions de paix, de beauté, de campagne solitaire, ce serait beaucoup plus facile; parce qu’il y aura toujours quelque chose pour nous déranger, partout, et que mieux vaut se résoudre à briser nos constructions et à embrasser tout ce «dehors» – alors nous serons partout chez nous. De même pour l’antinomie action-méditation; le chercheur a fait le silence en lui et son action est une méditation (il entreverra même que la méditation peut être une action); qu’il fasse sa toilette ou qu’il règle ses affaires, la Force passe, passe en lui, il est à jamais branché ailleurs. Et il verra enfin que son action devient plus clairvoyante, plus efficace, plus puissante, sans pour autant empiéter sur sa paix: La substance mentale est tranquille, si tranquille que rien ne peut la troubler. Si les pensées ou les activités viennent… elles traversent le mental comme une bande d’oiseaux traverse le ciel dans l’air immobile. Elles passent, ne dérangent rien, ne laissent pas de traces. Même si un millier d’images ou les événements les plus violents nous traversaient, l’immobilité tranquille resterait, comme si la texture même du mental était faite d’une substance de paix, éternelle et indestructible. Le mental qui est parvenu à ce calme peut commencer à agir, il peut même agir intensément et puissamment, mais il gardera toujours cette immobilité fondamentale, ne mettant rien en mouvement par lui-même, recevant d’En Haut et donnant à ce qu’il a reçu une forme mentale sans rien y ajouter de son cru, calmement, impartialement, mais avec la Joie de la Vérité et la puissance, la lumière de son passage41.
Faut-il rappeler que Sri Aurobindo dirigeait alors un mouvement révolutionnaire et préparait la guérilla dans l’Inde?
Un disciple de Sri Aurobindo, un jour, ayant une grave décision à prendre, avait écrit pour demander conseil, or, quel ne fut pas son embarras lorsqu’il lui fut répondu de prendre sa décision «au sommet de sa conscience». C’était un disciple occidental et il s’était demandé ce que diable on pouvait bien entendre par là; si ce «sommet de la conscience» était une manière de penser très fort, ou une sorte d’enthousiasme quand le cerveau est bien chauffé, ou quoi? parce que c’est la seule manière de conscience que nous connaissions en Occident. C’est-à-dire que, pour nous, la conscience est toujours un phénomène mental: je pense, donc je suis. C’est un point de vue, le nôtre; nous nous plaçons au centre du monde et nous accordons le bénéfice de la conscience à qui partage notre manière d’être et de sentir. Il n’y a pas si longtemps encore, nous nous étonnions que l’on puisse être persan. Pourtant, si nous voulons comprendre et découvrir ce qu’est la conscience, et la manipuler, il faut passer outre à cet étroit point de vue. Sri Aurobindo, dès qu’il fut parvenu à un certain degré de silence mental, avait pu faire les observations suivantes: La conscience mentale n’est qu’une gamme humaine et elle n’épuise pas plus toutes les gammes de conscience possibles que la vue humaine n’épuise toutes les gradations de couleur ou l’ouïe humaine toutes les gradations du son, car il y a quantité de choses, au-dessus ou au-dessous, qui sont invisibles pour l’homme et inaudibles. De même, il y a des gammes de conscience, au-dessus et au-dessous de la gamme humaine, avec lesquelles l’être humain normal n’a pas de contact et qui, de ce fait, lui semblent «inconscientes» – des gammes supramentales ou surmentales et des gammes submentales42… En fait, ce que nous appelons «inconscience» est simplement une autre conscience. Nous ne sommes pas plus «inconscients» quand nous sommes endormis ou assommés, ou drogués, ou «morts», ou dans n’importe quel autre état, que quand nous sommes plongés dans une pensée intérieure et que nous avons oublié notre moi physique et tout ce qui nous entoure. Pour quiconque a tant soit peu avancé sur le chemin du yoga, c’est là une proposition tout à fait élémentaire. Et Sri Aurobindo ajoute: À mesure que nous progressons et que nous nous éveillons à l’âme en nous et dans les choses, nous réalisons qu’il y a une conscience aussi dans la plante, dans le métal, dans l’atome, dans l’électricité, dans tout ce qui appartient à la Nature physique; nous découvrons même que ce n’est pas, à tous égards, un mode de conscience inférieur ou plus limité que le mental; au contraire, dans beaucoup de formes dites «inanimées», la conscience est plus intense, plus rapide, plus aiguë, bien que moins développée en surface43. La tâche de l’apprenti yogi sera donc d’être conscient de toutes les manières, à tous les niveaux de son être et à tous les étages de l’existence universelle, pas seulement mentalement; d’être conscient en lui-même et dans les autres et dans les choses, dans la veille et dans le sommeil; et finalement, d’apprendre à devenir conscient dans ce que les hommes appellent «la mort», car selon que nous aurons été conscients dans notre vie, nous serons conscients dans notre mort.
Mais nous ne sommes pas obligés de croire Sri Aurobindo sur parole; il nous encourage même vivement à voir par nous-mêmes. Il faut donc démêler cette chose en nous qui relie nos diverses manières d’être – endormi, éveillé ou «mort» – et nous permet d’entrer en contact avec les autres formes de conscience.
Si nous poursuivons notre méthode expérimentale fondée sur le silence mental, nous serons amenés à faire plusieurs découvertes qui, peu à peu, nous mettront sur la piste. D’abord, nous verrons la confusion générale où nous vivons se décanter lentement; des étages se distingueront dans notre être, de plus en plus clairement, comme si nous étions faits d’un certain nombre de fragments ayant chacun une personnalité propre et un centre bien distinct, et, chose plus remarquable encore, une vie particulière indépendante du reste. Cette polyphonie, si l’on ose dire, car c’est plutôt une cacophonie, nous est généralement masquée par la voix mentale, qui recouvre tout, annexe tout. Il n’est pas un seul mouvement de notre être, à quelque niveau que ce soit, pas une émotion, pas un désir, pas un battement de paupière qui ne soit instantanément happé par le mental et recouvert d’une couche pensante – c’est-à-dire que nous mentalisons tout. Et c’est la grande utilité du mental au cours de notre évolution: il nous aide à porter à notre surface consciente tous les mouvements de notre être qui, autrement, resteraient à l’état de magma informe, subconscient ou Supraconscient. Il nous aide aussi à établir un semblant d’ordre dans cette anarchie et, tant bien que mal, coordonne tous ces petits féodaux sous sa suzeraineté. Mais du même coup il nous voile leur voix et leur fonctionnement véritables – de la suzeraineté à la tyrannie il n’y a qu’un pas. Les mécanismes surmentaux sont totalement obstrués, ou ce qui réussit à filtrer des voix supraconscientes est immédiatement faussé, dilué, obscurci; les mécanismes submentaux s’atrophient et nous perdons des sens spontanés qui furent très utiles à un stade antérieur de notre évolution et pourraient l’être encore; d’autres minorités se rangent dans la rébellion et d’autres accumulent sourdement leur petit pouvoir en attendant la première occasion pour nous sauter à la figure. Mais le chercheur, qui a fait taire son mental, commencera à distinguer tous ces états dans leur réalité nue, sans leur revêtement mental, et il sentira à divers niveaux de son être des sortes de points de concentration, comme des nœuds de force, dotés chacun d’une qualité vibratoire particulière ou d’une fréquence spéciale; mais nous avons tous eu, au moins une fois dans notre vie, l’expérience de vibrations diverses qui semblent s’irradier à différentes hauteurs de notre être; l’expérience d’une grande vibration révélatrice, par exemple, quand un voile semble se déchirer soudain et nous livrer tout un pan de vérité, sans mots, sans qu’on sache même exactement en quoi consiste la révélation – simplement, c’est quelque chose qui vibre et qui fait le monde inexplicablement plus large, plus léger, plus clair; ou nous avons eu l’expérience de vibrations plus épaisses: des vibrations de colère ou de peur, des vibrations de désir, des vibrations de sympathie; et nous savons bien que tout cela palpite à des niveaux différents, avec des intensités différentes. Il y a ainsi, en nous, toute une gamme de nodules vibratoires ou de centres de conscience, chacun spécialisé dans un type de vibration, que nous pouvons distinguer et saisir directement suivant le degré de notre silence et l’acuité de nos perceptions. Et le mental est seulement un de ces centres, un type de vibration, seulement une des formes de conscience, encore qu’il veuille s’arroger la première place.
Nous ne nous étendrons pas sur la description de ces centres tels que la tradition en parle – mieux vaut voir soi-même que d’en parler – ni sur leur localisation; le chercheur les sentira lui-même sans difficulté dès qu’il sera un peu clair. Disons simplement que ces centres (appelés chakra en Inde) ne se situent pas dans notre corps physique, mais dans une autre dimension, bien que leur concentration, à certains moments, puisse devenir si intense qu’on ait la sensation aiguë d’une localisation physique. Certains d’entre eux, en effet, correspondent d’assez près aux différents plexus nerveux que nous connaissons – pas tous. Grosso modo, on peut distinguer sept centres répartis en quatre zones: 1 ) Le Supraconscient, avec un centre un peu au-dessus du sommet de la tête44, qui gouverne notre mental pensant et nous met en communication avec des régions mentales plus élevées: illuminées, intuitives, surmentales, etc. 2) Le Mental, avec deux centres; l’un, entre les sourcils, qui gouverne la volonté et le dynamisme de toutes nos activités mentales quand on veut agir par la pensée; c’est aussi le centre de la vision subtile ou «troisième œil» dont parlent certaines traditions; l’autre, à hauteur de la gorge, qui gouverne toutes les formes d’expression mentale. 3) Le Vital, avec trois centres; l’un, à hauteur du cœur, qui gouverne notre être émotif (amour et haine, etc.); le deuxième, à hauteur du nombril, qui gouverne nos mouvements de domination, de possession, de conquête, nos ambitions, etc., et un troisième, le vital inférieur, entre le nombril et le sexe, à hauteur du plexus mésentérique, qui commande les vibrations les plus basses: jalousie, envie, désir, convoitise, colère. 4) Le physique et le Subconscient, avec un centre à la base de la colonne vertébrale, qui régit notre être physique et le sexe; ce centre nous ouvre aussi, plus bas, aux régions subconscientes.
Les centres de conscience d’après la tradition tantrique en Inde
Le canal au centre et les deux canaux qui s’entrecroisent de part et d’autre correspondent au canal médullaire et, probablement, au système sympathique; ils représentent les voies de circulation de la Force ascendante (kundalinî) lorsqu’elle s’éveille dans le centre du bas et s’élève de centre en centre, «comme un serpent», pour éclore au sommet dans le Supraconscient (tel serait aussi, semble-t-il, la signification de l’uraeus ou cobra égyptien que l’on trouve dressé sur la couronne des pharaons avec l’orbe solaire, du quetzalcoatl mexicain ou serpent ailé, peut-être également des serpents nagas qui surplombent la tête du Bouddha, etc.). Les caractéristiques de ces centres n’intéressent guère que le voyant; nous reviendrons plus tard sur certains détails qui nous intéressent tous. On trouvera une étude détaillée de la question dans le remarquable ouvrage de Sir John Woodroffe (Arthur Avalon), The Serpent Power (Ganesh & Co., Madras, 1992).
Généralement, dans l’homme «normal», ces centres sont endormis ou fermés, ou ne laissent filtrer que le tout petit courant nécessaire à sa mince existence; il est réellement muré en lui-même et ne communique qu’indirectement avec le monde extérieur, dans un cercle très restreint; en fait, il ne voit pas les autres ou les choses, il voit lui-même dans les autres, lui-même dans les choses et partout; il n’en sort pas. Avec le yoga, ces centres s’ouvrent. Ils peuvent s’ouvrir de deux manières, de bas en haut ou de haut en bas, suivant que l’on pratique les méthodes yoguiques et spirituelles traditionnelles ou le yoga de Sri Aurobindo. À force de concentrations, exercices, on peut un jour, nous l’avons dit, sentir une Force ascendante qui s’éveille à la base de la colonne vertébrale et monte de niveau en niveau jusqu’au sommet du crâne avec un mouvement onduleux, tout à fait comme un serpent; à chaque niveau, cette Force perce (assez violemment) le centre correspondant, qui s’ouvre, et en même temps nous ouvre à toutes les vibrations ou énergies universelles qui correspondent à la fréquence de ce centre particulier. Avec le yoga de Sri Aurobindo, la Force descendante ouvre très lentement, doucement, ces mêmes centres, de haut en bas. Souvent même, les centres du bas ne s’ouvrent tout à fait que longtemps après. Ce processus a son avantage si l’on comprend que chaque centre correspond à un mode de conscience ou d’énergie universel; si, du premier coup, nous ouvrons les centres du bas, vitaux et subconscients, nous risquons d’être submergés, non plus par nos petites histoires personnelles, mais par des torrents de boue universels; nous sommes automatiquement branchés sur la Confusion et la Boue du monde. C’est pourquoi, d’ailleurs, les yogas traditionnels exigent absolument la présence d’un Maître protecteur. Avec la Force descendante, cet écueil est évité et nous n’affrontons les centres du bas qu’après avoir déjà solidement établi notre être dans la lumière d’en haut, supraconsciente. Dès lors, une fois en possession de ses centres, le chercheur commence à connaître les êtres, les choses, le monde et lui-même dans leur réalité, tels qu’ils sont, car ce ne sont plus des signes extérieurs qu’il attrape, plus des mots douteux, plus des gestes, plus toute cette mimique d’emmuré, ni le visage fermé des choses, mais la vibration pure qui est à chaque étage, en chaque chose, chaque être, et que rien ne peut maquiller.
Mais notre première découverte est nous-même. Si nous suivons un processus analogue à celui que nous avons décrit pour le silence mental et que nous restions parfaitement transparent, nous nous apercevrons que non seulement les vibrations mentales viennent du dehors avant d’entrer dans nos centres, mais que tout vient du dehors: vibrations de désir, vibrations de joie, vibrations de volonté, etc… Et que notre être est comme un poste récepteur, du haut en bas: Vraiment, nous ne pensons pas, nous ne voulons pas, nous n’agissons pas, mais la pensée arrive en nous, la volonté arrive en nous, l’impulsion et l’action arrivent en nous45. Si nous disons «je pense donc je suis» ou je sens donc je suis, ou je veux donc je suis, nous sommes un peu comme l’enfant qui s’imagine que le speaker ou l’orchestre sont cachés dans la boîte à musique et que la radio est un organe pensant. Parce que tous ces je ne sont pas nous, ou à nous, et que leur musique est universelle.
Nous serons tentés de protester car, enfin, ce sont nos sentiments tout de même, nos peines, nos désirs, c’est notre sensibilité et c’est nous, pas je ne sais quelle machine télégraphique! Et il est vrai que c’est nous, en un sens; en ce sens que nous avons pris l’habitude de répondre à certaines vibrations plutôt qu’à d’autres; d’être émus, peinés par certaines choses plutôt que par d’autres, et que cette masse d’habitudes a fini, apparemment, par se cristalliser en une personnalité que nous appelons nous-mêmes. Mais si l’on regarde de plus près, on ne peut même pas dire que c’est «nous» qui avons pris toutes ces habitudes; c’est notre milieu, notre éducation, notre atavisme, nos traditions qui ont choisi pour nous et qui à chaque instant choisissent ce que nous voudrons, ce que nous désirerons, ce que nous aimerons ou n’aimerons pas. Et tout se passe comme si la vie se passait sans nous. À quel moment un vrai «je» éclate-t-il dans tout cela?… La Nature universelle, dit Sri Aurobindo, dépose en nous certaines habitudes de mouvement, de personnalité, de caractère, certaines facultés, certaines dispositions, certaines tendances… et c’est cela que nous appelons nous-même46. Et nous ne pouvons pas dire non plus que ce «nous-même» ait une vraie fixité: C’est seulement la récurrence régulière et constante des mêmes vibrations et des mêmes formations qui nous donne une apparence de stabilité47, parce que ce sont toujours les mêmes longueurs d’onde que nous accrochons, ou plutôt qui s’accrochent à nous, conformément aux lois de notre milieu et de notre éducation, toujours les mêmes vibrations mentales, vitales et autres qui se répètent à travers nos centres et que nous nous approprions automatiquement, inconsciemment, indéfiniment; mais en fait, tout est en état de flux constant et tout nous vient d’un mental plus vaste que le nôtre, universel; d’un vital plus vaste que le nôtre, universel; ou de régions plus basses encore, subconscientes; ou plus hautes, supraconscientes. Ainsi cette petite personnalité frontale48 est entourée, surplombée, soutenue, traversée et mue par toute une hiérarchie de «mondes» comme l’avait vu la sagesse ancienne – «Sans effort, les mondes se meuvent l’un en l’autre», dit le Rig-Véda (II.24.5) – ou, comme dit Sri Aurobindo, par une gradation de plans de conscience qui s’échelonnent sans interruption de l’Esprit pur à la Matière et qui sont en relation directe avec chacun de nos centres. Mais nous ne sommes conscients que de quelques bulles à la surface49.
Que reste-t-il de nous au milieu de tout cela? pas grand-chose à vrai dire, ou tout, suivant la hauteur à laquelle nous branchons notre conscience.
L’individualisation de la conscience
Nous commençons à entrevoir ce qu’est la conscience et à sentir qu’elle est partout dans l’univers, à tous les étages, auxquels correspondent nos propres centres, mais nous n’avons pas encore trouvé «notre» conscience. Peut-être parce que ce n’est pas une chose que l’on «trouve» toute faite, mais que l’on attise comme un feu. Nous avons tous senti, à certains moments privilégiés de notre existence, comme une chaleur dans notre être, une sorte de poussée intérieure ou de force vivante, qui n’a pas de mots pour s’expliquer, pas même de raison d’être là, parce qu’elle surgit de rien, sans cause, nue comme un besoin ou comme une flamme. Toute notre enfance témoigne de ce pur enthousiasme, cette nostalgie sans explication. Mais bien vite, nous sortons de cette adolescence et le mental s’empare de cette force, comme il s’empare de tout, et la recouvre de grands mots idéalisants; il la fait entrer dans une œuvre, un métier, une Église; ou le vital s’en saisit et la badigeonne de sentiments plus ou moins nobles, à moins qu’il ne la fasse entrer dans quelque aventure ou qu’il s’en serve pour dominer, vaincre, posséder. Parfois cette force s’enlise plus bas. Et parfois tout est noyé; il ne reste plus qu’une petite ombre sous un fardeau. Mais le chercheur, qui a fait taire son mental et ne risque plus d’être pris au piège des idées, qui a tranquillisé son vital et n’est plus emporté à tout moment dans la grande dispersion des sentiments et des désirs, redécouvre, dans cet éclaircissement de son être, comme un nouvel état de jeunesse, une nouvelle poussée à l’état libre. À mesure que sa concentration grandira, par ses «méditations actives», par son aspiration, son besoin, il sentira que cette poussée dedans se met à vivre: «Elle s’élargit et fait sortir ce qui vit, dit le Rig-Véda, éveillant quelqu’un qui était mort» (I.113.8), et qu’elle prend une consistance de plus en plus précise, une puissance de plus en plus dense et, surtout, une indépendance, comme si c’était à la fois une force et un être dans son être. Il remarquera, dans ses méditations passives tout d’abord (c’est-à-dire chez lui, tranquille, les yeux clos), que cette force en lui, a des mouvements, une masse, des intensités variables, et qu’elle monte et descend au-dedans de lui, comme si elle n’était pas posée; on dirait le déplacement d’une substance vivante; ces mouvements intérieurs peuvent même acquérir une puissance assez grande pour courber le corps lorsque cette force descend ou pour le redresser et le tirer en arrière quand elle monte. Dans nos méditations actives, c’est-à-dire dans la vie extérieure ordinaire, cette force intérieure sera plus diluée et donnera la sensation d’une petite vibration sourde à l’arrière-plan, nous l’avons déjà noté; en outre, nous sentirons que ce n’est pas seulement une force impersonnelle, mais une présence, un être au fond de nous, comme si nous avions là un soutien, quelque chose qui nous donne une solidité, presque une armature, et un regard paisible sur le monde. Avec cette petite chose dedans, qui vibre, on est invulnérable, et plus jamais seul. C’est partout là, c’est toujours là. C’est chaud, c’est proche, c’est fort. Et curieusement, quand on a découvert cela, c’est la même chose partout, dans tous les êtres, toutes les choses; on peut entrer en communication directe, comme si c’était vraiment pareil, sans mur. Alors nous avons touché quelque chose en nous qui n’est pas le jouet des forces universelles, pas le «je pense donc je suis», assez maigre et sec, mais la réalité fondamentale de notre être, nous, vraiment nous, centre vrai, chaleur et être, conscience et force50.
À mesure que cette poussée ou cette force intérieure prendra une individualité distincte, qu’elle grandira vraiment comme un enfant grandit, le chercheur se rendra compte qu’elle ne se meut pas au hasard comme il lui avait semblé tout d’abord, mais qu’elle se rassemble en divers points de son être suivant les activités du moment et que, en fait, c’est elle qui est derrière chacun des centres de conscience: derrière les centres mentaux lorsqu’on pense, on veut, on s’exprime; derrière les centres vitaux lorsqu’on sent, on souffre, on désire; ou plus bas, ou plus haut; et que c’est elle réellement qui prend connaissance – tous les centres, y compris le mental, ne sont que ses ouvertures sur les différents étages de la réalité universelle ou ses instruments de transcription et d’expression. C’est elle le voyageur des mondes51, l’explorateur des plans de conscience; elle qui relie nos diverses manières d’être, de la veille au sommeil et à la mort, lorsque le petit mental extérieur n’est plus là pour nous renseigner ou nous diriger; elle qui monte et descend toute la gamme de l’existence universelle et qui communique partout. En d’autres termes, nous aurons découvert la conscience; nous aurons dégagé ce qui, chez l’homme ordinaire, est constamment dispersé, confondu, englué dans ses mille activités pensantes et sensibles. Au lieu de nous situer sempiternellement quelque part entre l’abdomen et le front, nous pourrons déplacer notre conscience vers des régions plus profondes ou plus hautes, inaccessibles au mental et à nos organes des sens; car la conscience n’est pas une façon de penser ou de sentir (en tout cas, pas exclusivement cela), mais un pouvoir d’entrer en contact avec la multitude des degrés de l’existence, visibles ou invisibles. Plus notre conscience se développe, plus son rayon d’action et le nombre des degrés qu’elle est capable d’atteindre, grandissent. Et nous verrons que cette conscience est indépendante de ce qu’on pense, de ce qu’on sent, de ce qu’on veut avec notre petite personnalité frontale; qu’elle est indépendante du mental, du vital et même du corps, car, dans certains états particuliers dont nous reparlerons, elle sort du corps et va se promener ailleurs pour faire des expériences. Notre corps, notre pensée, nos désirs, ne sont qu’une mince pellicule de notre existence totale.
Conscience-Force, Conscience-Joie
En découvrant la conscience, nous avons découvert que c’était une force. Le fait remarquable, même, est que l’on commence par percevoir un courant ou une force intérieure, avant de s’apercevoir que c’est une conscience. La conscience est une force, conscience-force dit Sri Aurobindo, car, en vérité, les deux termes sont inséparables et convertibles l’un en l’autre. La sagesse ancienne de l’Inde connaissait bien ce fait et ne parlait jamais de conscience, Chit, sans y adjoindre le terme Agni, chaleur, flamme, énergie, Chit-Agni (parfois, elle emploie aussi le mot Tapas, qui est synonyme d’Agni: Chit-Tapas). Le mot sanscrit qui désigne les diverses disciplines spirituelles ou yoguiques est tapasyâ, c’est-à-dire ce qui produit de la chaleur ou de l’énergie, ou plus exactement de la conscience-chaleur ou de la conscience-énergie. Et cet Agni, ou Chit-Agni, est le même partout. Nous parlons de Force descendante ou de Force ascendante, ou de force intérieure, ou nous disons la force mentale, la force vitale, la force matérielle, mais il n’y a pas trente-six forces – il n’y a qu’une Force au monde, un seul courant unique qui passe en nous et en toute chose, et qui, suivant le niveau auquel il opère, se revêt d’une substance ou d’une autre. Notre courant électrique peut éclairer un tabernacle ou un bouge, une salle d’étude, un réfectoire, et il ne cesse pas d’être le même courant, encore qu’il éclaire des objets différents. De même, cette Force ou cette Chaleur, Agni, ne cesse pas d’être la même, qu’elle anime ou éclaire notre retraite intérieure, notre usine mentale, notre théâtre vital ou notre antre matériel; de niveau en niveau elle se revêt d’une lumière plus ou moins intense et de vibrations plus ou moins lourdes – supraconscientes, mentales, vitales, matérielles – mais c’est elle qui relie tout, anime tout; elle, la substance fondamentale de l’univers: Conscience-Force, Chit-Agni.
S’il est vrai que la conscience est une force, inversement la force est une conscience et toutes les forces sont conscientes52. La Force universelle est une Conscience universelle. C’est ce que découvre le chercheur. Quand il a pris contact avec ce courant de conscience-force en lui, il peut se brancher sur n’importe quel niveau de l’universelle réalité, n’importe quel point et percevoir, comprendre la conscience qui est là, ou même agir sur elle, parce que c’est partout le même courant de conscience avec des modalités vibratoires différentes, dans la plante et dans les réflexions du mental humain, dans le Supraconscient lumineux et dans l’instinct de la bête, dans le métal ou dans nos méditations profondes. Si le morceau de bois était inconscient, le yogi n’aurait pas le pouvoir de le déplacer par sa concentration, parce qu’il n’aurait aucun point de contact avec lui. Si un seul point de l’univers était totalement inconscient, l’univers entier serait totalement inconscient, parce qu’il ne peut pas y avoir deux choses. Ein¬stein nous a appris, et c’est vraiment la grande découverte, que Matière et Énergie sont convertibles l’un en l’autre: E=mc2, la Matière est de l’Énergie condensée. Il nous reste à découvrir pratiquement que cette Énergie ou cette Force est une Conscience, et que la Matière, elle aussi, est une forme de conscience, comme le Mental est une forme de conscience, comme le Vital ou le Supraconscient sont d’autres formes de conscience. Quand nous aurons trouvé ce Secret, la conscience dans la force, nous aurons la vraie maîtrise des énergies matérielles – une maîtrise directe. Mais nous ne faisons que redécouvrir de très anciennes vérités; il y a quatre mille ans, les Upanishads savaient déjà que la Matière est de l’Énergie condensée, ou, plutôt, de la Conscience-Énergie condensée: «Par l’énergie de sa conscience53, Brahman s’est massé; de cela la Matière est née, et de la Matière, la Vie, le Mental et les mondes.» (Mundaka Upanishad, I.1.8)
Et tout est Conscience ici-bas, parce que tout est l’Être ou Esprit. Tout est Chit, parce que tout est Sat – Sat-Chit – à divers niveaux de Sa propre manifestation. L’histoire de notre évolution terrestre, finalement, est l’histoire d’une lente conversion de la Force en Conscience, ou, plus exactement, un lent rappel à la mémoire de soi, de cette Conscience engloutie dans sa Force. Aux premiers stades de l’évolution, la conscience de l’atome, par exemple, est absorbée dans son tourbillonnement, comme la conscience de l’artisan est absorbée dans la pièce qu’il façonne, oublieuse de tout le reste, comme la plante est absorbée dans sa fonction chlorophyllienne, comme notre propre conscience est absorbée dans un livre, un désir, oublieuse de tous les autres niveaux de sa propre réalité. Tout le progrès évolutif, en fin de compte, se mesure à la capacité de dégagement ou de décrochage de l’élément conscience hors de son élément force – c’est ce que nous avons appelé l’individualisation de la conscience. Au stade spirituel ou yoguique de notre évolution, la conscience est totalement dégagée, dégluée de ses tourbillonnements mentaux, vitaux, physiques et maîtresse d’elle-même, capable de parcourir toute la gamme des vibrations de conscience, de l’atome à l’Esprit; la Force est devenue totalement Conscience, elle s’est totalement souvenue de soi. Et se souvenir de soi, c’est se souvenir de tout, parce que c’est l’Esprit en nous qui se souvient de l’Esprit partout.
Simultanément, à mesure que la Force recouvre sa Conscience, elle recouvre la maîtrise de sa force et de toutes les forces; car être conscient, c’est pouvoir. L’atome qui tournoie ou l’homme qui suit la ronde biologique et qui peine dans son usine mentale, n’est pas le maître de sa force mentale, vitale ou atomique; il tourne, il tourne; tandis qu’au stade conscient, nous sommes dégagé et maître; alors nous vérifions tangiblement que la conscience est une force, une substance, que l’on peut manipuler comme d’autres manipulent des oxydes ou des champs électriques: Si l’on commence à percevoir la conscience intérieure, dit Sri Aurobindo, on peut en faire toutes sortes de choses: l’envoyer à l’extérieur sous forme de courant de force, tracer un cercle ou un mur de conscience autour de soi, diriger une idée pour qu’elle entre dans la tête de quelqu’un en Amérique, etc54. Il expliquait encore: Que cette force puisse avoir des résultats tangibles tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, est le sens même de la conscience yoguique… Si nous n’avions pas fait des milliers d’expériences prouvant que le Pouvoir dedans peut modifier le mental, développer ses capacités, en ajouter de nouvelles, découvrir de nouvelles strates de conscience, maîtriser les mouvements du vital, changer le caractère, influencer les hommes et les choses, avoir de l’autorité sur le fonctionnement et l’état du corps, modifier les événements… nous n’en parlerions pas comme nous le faisons. En outre, ce n’est pas seulement par ses résultats, mais dans ses mouvements mêmes que la Force est tangible et concrète. Quand je parle de «sentir la Force ou le Pouvoir», je ne veux pas dire simplement en avoir un vague sentiment, mais la sentir concrètement et, par conséquent, être capable de la diriger, de la manipuler, de surveiller ses mouvements, d’être conscient de sa masse et de son intensité, et de même pour toutes les autres forces qui peuvent s’opposer à elle55. À un stade ultérieur, nous verrons que la Conscience peut agir sur la Matière et la transformer. Cette ultime conversion de la Matière en Conscience, et peut-être même, un jour, de la Conscience en Matière, est l’objet du yoga supramental dont nous reparlerons plus tard. Mais il y a bien des degrés du développement de la conscience-force, depuis le chercheur ou l’aspirant qui s’éveille tout juste à la poussée dedans, jusqu’au yogi; et même parmi ceux-ci il y a bien des échelons – c’est ici que la vraie hiérarchie commence.
Il est une ultime équivalence. Non seulement la conscience est force, non seulement la conscience est être, mais la conscience est joie, Ânanda – Conscience-joie, Chit-Ânanda. Être conscient, c’est la joie. Quand on a dégagé la conscience des mille vibrations mentales, vitales, physiques qui l’absorbent, on découvre la joie. Tout l’être est comme empli d’une masse de force vivante («comme un pilier bien formé», dit le Rig-Véda, V.45.2), cristalline, sans mouvement, sans objet – conscience pure, force pure, joie pure, parce que c’est la même chose –, une joie solide, une substance de joie, vaste, paisible, qui semble n’avoir ni commencement ni fin ni cause, qui semble être partout aussi, dans les choses, dans les êtres, leur fondation secrète et leur secret besoin de grandir – personne ne veut quitter la vie, parce qu’elle est là partout. Qui n’a besoin de rien pour être, elle est, irréfutablement, comme un roc à travers tous les temps, tous les lieux, comme un sourire derrière et partout. Toute l’Énigme de l’univers est là. Il n’y en a pas d’autre. Un sourire imperceptible, un rien qui est tout. Et toute cette joie, parce que tout est l’Esprit qui est joie, Sat-Chit-Ânanda, Existence-Conscience-Joie, triade éternelle qui est l’univers et que nous sommes, secret que nous devons découvrir et vivre à travers le long voyage évolutif: «De la joie tous ces êtres sont nés; par la joie ils existent et grandissent; à la joie ils retournent .» (Taïttiriya Upanishad III.6)
Il est une zone de notre être, à la fois source d’une grosse difficulté et d’un grand pouvoir. Une source de difficultés, parce qu’elle brouille toutes les communications du dehors ou d’en haut en s’opposant frénétiquement à nos efforts de silence mental; elle englue la conscience au niveau de ses petites occupations et préoccupations, et l’empêche de voyager librement vers d’autres régions. Une source de pouvoir, parce que c’est l’affleurement de la grande force de vie en nous. Nous avons nommé la région qui s’étend entre le cœur et le sexe, et que Sri Aurobindo appelle le vital.
C’est le lieu de tous les mélanges; le plaisir y est inextricablement lié à la souffrance, la peine à la joie, le mal au bien et la comédie à la vérité. Les diverses spiritualités du monde y ont trouvé tant d’ennuis, qu’elles ont préféré tracer une croix sur ce domaine dangereux et ne laisser subsister que les émotions dites religieuses, en invitant le néophyte à rejeter tout le reste. Il semble bien que tout le monde soit d’accord: la nature humaine est inchangeable. Mais cette chirurgie morale56, comme dit Sri Aurobindo, présente un double inconvénient; d’une part, elle ne purifie pas vraiment, parce que les émotions du haut, pour raffinées qu’elles soient, sont aussi mélangées que celles du bas, pour la bonne raison qu’elles sont sentimentales, et donc partiales; d’autre part, elle ne rejette pas vraiment – elle refoule. Le vital est une puissance en soi, tout à fait indépendante de nos arguments raisonnables ou moraux, et, si l’on veut le tyranniser ou le brutaliser par une ascèse ou une discipline radicales, on s’expose à le voir se rebeller un jour, à la moindre fissure – et il sait se venger avec usure – ou, si nous avons assez de volonté pour imposer notre loi mentale et morale, nous triomphons peut-être, mais en tarissant la force de vie en nous, parce que le vital, mécontent, fait la grève et nous nous réveillons purifiés du mal, certes, mais du bien de la vie en même temps – incolores et inodores. En outre, la morale ne fonctionne que dans les limites du fonctionnement mental; elle n’a pas accès dans les régions subconscientes ou supraconscientes, ni dans la mort ni dans le sommeil (qui malgré tout occupe un jour sur trois de notre existence, si bien que pour soixante années de vie nous avons droit à quarante ans de vie morale éveillée et vingt ans d’immoralité; curieuse arithmétique). Autrement dit, la morale n’excède pas les limites de la petite personnalité frontale. Ce n’est donc pas une discipline morale et radicale qu’il faut imposer à notre être, mais une discipline spirituelle et intégrale, qui respectera chaque partie de notre nature, mais en la délivrant de son mélange; car, en vérité, il n’y a pas de mal absolu, nulle part, il n’y a que des mélanges.
Au reste, le chercheur ne pense pas en termes de bien et de mal (en admettant qu’il «pense» encore), mais en termes d’exactitude et d’inexactitude. Quand le marin veut faire le point, il ne se sert pas de son amour de la mer, mais d’un sextant, et il veille à ce que le miroir soit clair. Et si notre miroir n’est pas clair, nous ne verrons rien de la réalité des choses et des êtres, parce que nous retrouverons partout l’image de nos propres désirs ou de nos craintes, partout l’écho de notre propre vacarme, et pas seulement en ce monde, mais dans tous les mondes, dans la veille, dans le sommeil et dans la mort. Pour voir, il faut évidemment cesser d’être au milieu du tableau. Le chercheur fera donc une distinction entre les choses qui brouillent sa vision et celles qui le rendent clair; ce sera l’essentiel de sa «morale».
La première chose qu’il distinguera dans son exploration vitale, c’est une fraction du mental qui semble avoir pour seule fonction de donner une forme (et une justification) à nos impulsions, nos sentiments, nos désirs; c’est ce que Sri Aurobindo appelle le mental vital. Mais déjà nous avons vu la nécessité du silence mental et nous étendrons notre discipline à cette couche inférieure du mental. Dès lors, nous y verrons clair; sans toutes leurs enjolivures mentales, les diverses vibrations de notre être se révéleront sous leur véritable jour et à leur véritable niveau. Et surtout nous les verrons venir. Dans cette zone de silence que nous représentons désormais, les moindres déplacements de substance (mentale, vitale ou autre) agiront sur nous comme des signaux; tout de suite nous saurons que quelque chose est venu toucher notre atmosphère. Nous prendrons alors connaissance, spontanément, d’une quantité de vibrations que les gens émanent constamment, sans même le savoir, et nous saurons de quoi il retourne ou devant qui nous nous trouvons (le polissage extérieur n’ayant rien à voir, le plus souvent, avec cette petite réalité qui vibre). Nos relations avec le monde extérieur deviendront claires, nous saurons le pourquoi de nos sympathies et de nos antipathies ou de nos craintes, nos malaises, et nous pourrons mettre de l’ordre, rectifier nos réactions, accepter les vibrations qui nous aident, écarter celles qui nous obscurcissent, neutraliser celles qui veulent nous nuire. Parce que nous nous apercevrons d’un phénomène très intéressant: notre silence intérieur a un pouvoir. Si, au lieu de répondre à la vibration qui nous vient, nous restons dans une immobilité intérieure absolue, nous verrons que cette immobilité dissout la vibration; c’est comme un champ de neige autour de soi, où tous les heurts sont saisis, annulés. Nous pouvons prendre l’exemple simple de la colère; au lieu de nous mettre à vibrer intérieurement à l’unisson de celui qui parle, si nous savons rester immobile au-dedans, nous verrons la colère de l’autre se dissoudre peu à peu, comme une fumée. La Mère faisait remarquer que cette immobilité intérieure, ou ce pouvoir de ne pas répondre, peut même arrêter le bras d’un assassin ou le bond du serpent. Seulement, il ne s’agit pas d’avoir un masque impassible et de bouillonner en dedans; on ne triche pas avec les vibrations (la bête le sait bien); il ne s’agit pas de la soi-disant «maîtrise de soi», qui n’est qu’une maîtrise des apparences, mais de la vraie maîtrise, intérieure. Et ce silence peut annuler n’importe quelle vibration, pour la simple raison que toutes les vibrations, de quelque ordre qu’elles soient, sont contagieuses (les vibrations les plus hautes comme les plus basses, notons-le; c’est ainsi que le Maître peut transmettre des expériences spirituelles ou un pouvoir à un disciple) et il dépend de nous d’accepter la contagion ou non; si nous avons peur, c’est que déjà nous avons accepté la contagion, et donc accepté le coup de l’homme en colère ou du serpent (on peut accepter le coup par amour aussi; l’histoire de Sri Ramakrishna est significative qui, voyant un charretier brutaliser un bœuf, poussa un cri de douleur soudain, et se retrouva flagellé, saignant, avec des marques de lanière sur le dos). De même pour les souffrances physiques; nous pouvons nous laisser gagner par la contagion d’une vibration douloureuse ou circonscrire le point et, éventuellement, suivant le degré de notre maîtrise, annuler la souffrance, c’est-à-dire déconnecter la conscience du point malade. La clef de la maîtrise est toujours le silence, à tous les niveaux, parce que, dans le silence, nous distinguons les vibrations, et les distinguer c’est pouvoir les saisir. Il y a quantité d’applications pratiques, et surtout une quantité d’occasions de faire des progrès. La vie extérieure ordinaire (qui n’est ordinaire que pour ceux qui vivent ordinairement) devient un immense champ d’expérience et de manipulation des vibrations; c’est pourquoi Sri Aurobindo a toujours voulu y mêler son yoga. Il est très facile, seul, de vivre dans la parfaite illusion de la maîtrise de soi.
Mais ce pouvoir de silence ou d’immobilité intérieure a des applications beaucoup plus importantes; nous voulons parler de notre propre vie psychologique. Ce vital, nous le savons, est le lieu de bien des misères et des perturbations, mais aussi la source d’une grande force; il s’agit donc – un peu comme dans la légende indienne du cygne qui séparait l’eau du lait – d’extraire la force de vie sans ses complications et sans s’extraire soi-même de la vie. Faut-il dire que les vraies complications ne sont pas dans la vie, mais en nous-même, et que toutes les circonstances extérieures sont à l’image exacte de ce que nous sommes. Or, la grosse difficulté du vital est qu’il s’identifie faussement à tout ce qui semble sortir de lui; il dit: «ma» peine, «ma» dépression, «mon» tempérament, «mon» désir, et se prend pour toutes sortes de petits je qui ne sont pas lui. Si nous sommes persuadé que toutes ces histoires sont notre histoire, il n’y a rien à faire, évidemment, qu’à supporter la petite famille jusqu’à ce qu’elle ait fini sa crise. Mais si l’on est capable de faire le silence au-dedans, on voit bien que rien de tout cela n’est à nous; tout vient du dehors, nous l’avons dit. Nous accrochons toujours les mêmes longueurs d’onde, nous nous laissons gagner par toutes les contagions. Par exemple, nous sommes en compagnie de telle ou telle personne, nous sommes tout silencieux et immobile au-dedans (ce qui ne nous empêche pas de parler au-dehors et d’agir normalement), tout à coup, dans cette transparence, nous sentons quelque chose qui nous tire ou qui cherche à entrer en nous, comme une pression ou une vibration autour (qui peut se traduire par un malaise indéfinissable), si nous attrapons la vibration, nous nous retrouvons, cinq minutes après, en train de lutter contre une dépression, ou d’avoir tel désir, telle fébrilité – nous avons attrapé la contagion. Et quelquefois ce ne sont même pas des vibrations, ce sont de véritables vagues qui nous tombent dessus. Il n’est pas besoin, non plus, d’être en compagnie pour cela; on peut être seul dans l’Himalaya et recevoir aussi bien les vibrations du monde. Où est «notre» fébrilité, «notre» désir là-dedans? sinon dans une habitude d’accrocher indéfiniment les mêmes impulsions. Mais le chercheur, qui a cultivé le silence, ne se laisse plus prendre à cette fausse identification57, il a fini par découvrir autour de lui ce que Sri Aurobindo appelle le circumconscient58, ce champ de neige tout autour, qui peut être très lumineux et fort, solide, ou qui peut s’obscurcir, se corrompre, et même se désagréger complètement suivant notre état intérieur. C’est une sorte d’atmosphère individuelle ou d’enveloppe protectrice (assez sensible pour nous faire déceler l’approche d’une personne, par exemple, ou pour nous faire éviter un accident juste au moment où il va nous toucher) et c’est là que nous pourrons sentir et attraper les vibrations psychologiques avant qu’elles n’entrent. Généralement, elles ont tellement pris l’habitude d’entrer en nous comme chez elles, par affinité, que nous ne les sentons même pas venir; le mécanisme d’appropriation et d’identification est instantané; mais notre culture du silence a créé une transparence suffisante pour que nous puissions les voir venir, puis les arrêter au passage et les rejeter. Parfois, quand nous les aurons rejetées, elles resteront à tourner en rond dans le circumconscient59, attendant la moindre occasion pour entrer – nous pourrons sentir très distinctement la colère, le désir, la dépression rôder autour de nous – mais à force de non-intervention, ces vibrations perdront de leur force, puis elles nous laisseront tranquille. Nous aurons décroché. Et nous serons tout surpris, un jour, de voir que certaines vibrations, qui paraissaient irrésistibles, ne nous touchent plus; elles sont comme vidées de leur pouvoir et passent comme sur un écran de cinéma; nous pouvons même voir d’avance, avec curiosité, la petite malice qui va essayer une fois de plus son manège. Ou encore, nous nous apercevrons que certains états psychologiques déferlent à heure fixe, ou se répètent suivant certains mouvements cycliques (c’est ce que Sri Aurobindo et la Mère appellent des formations, c’est-à-dire un amalgame de vibrations qui, par son habituelle répétition, a fini par acquérir une sorte de personnalité indépendante) et nous verrons que ces formations, lorsqu’on les accroche, n’ont de cesse qu’elles ne se soient dévidées d’un bout à l’autre, comme un disque de gramophone60. À nous de savoir si nous voulons «marcher» ou non. Il y a mille expériences possibles, c’est un monde d’observations. Mais la découverte essentielle que nous aurons faite, est qu’il y a très peu de «nous» dans tout cela, sauf une habitude de répondre61. Tant que nous nous identifions faussement aux vibrations vitales, par ignorance, il est impossible de changer quoi que ce soit à notre nature, sauf par amputation, mais du jour où nous avons vu le mécanisme, tout peut changer, parce que nous pouvons ne pas répondre, nous pouvons dissoudre par le silence les vibrations perturbatrices et nous brancher ailleurs, s’il nous plaît. La nature humaine peut être changée, en dépit de tous les dictons. Il n’est rien, dans notre conscience ou notre nature, qui ne soit inéluctablement fixé, tout n’est qu’un jeu de forces ou de vibrations qui, par leur récurrence régulière, nous donnent l’illusion d’une nécessité «naturelle». Et c’est pourquoi le yoga de Sri Aurobindo envisage la possibilité d’un renversement total des règles qui gouvernent ordinairement les réactions de la conscience62.
Ayant découvert le mécanisme, nous aurons trouvé du même coup la vraie méthode de la maîtrise vitale, qui n’est pas chirurgicale mais pacificatrice; on ne réduit pas la difficulté vitale en luttant vitalement contre elle, ce qui ne fait qu’épuiser nos énergies sans épuiser son existence universelle, mais d’une autre position, en la neutralisant par une paix silencieuse: Si vous établissez la paix, écrivait Sri Aurobindo à un disciple, il devient aisé de nettoyer le vital. Par contre, si vous vous mettez simplement à nettoyer et nettoyer, sans rien faire d’autre, vous avancerez très lentement, car le vital devient sale et encore sale, et il faut le nettoyer cent fois. La paix est quelque chose de propre en soi, et si vous l’établissez, en vous, c’est une façon positive d’arriver au but. Chercher la boue seulement, et nettoyer, est un chemin négatif63.
Il est une autre difficulté, car les vibrations qui viennent des gens ou du vital universel ne sont pas seules à déranger le chercheur (on ne saurait guère distinguer les unes des autres, d’ailleurs, les individus étant seulement des postes de relais64 du vital universel, ou du mental universel, et les vibrations passant de l’un à l’autre indéfiniment, dans un circuit fermé), mais il est un type de vibration d’une qualité particulière, qui se distingue par sa soudaineté et sa violence; le chercheur les sentira littéralement fondre sur lui, comme une masse; en quelques instants il sera «un autre homme», ayant tout oublié, de ce qui faisait sa raison d’être, ses efforts, son but, comme si tout était balayé, dépourvu de sens, décomposé. C’est ce que Sri Aurobindo et la Mère appellent les forces adverses. Ce sont des forces très conscientes, dont le seul but, apparemment, est de décourager le chercheur ou de le détourner du chemin qu’il s’est choisi. Le premier symptôme de leur présence est très perceptible: la joie se voile, la conscience se voile et tout est enveloppé d’une atmosphère de drame. Dès qu’il y a souffrance, on peut être sûr que l’ennemi est là. Le drame est leur lieu de prédilection, c’est là qu’elles peuvent faire le maximum de dégâts, parce qu’elles jouent avec un très vieux partenaire en nous, qui ne peut s’empêcher d’aimer le drame alors même qu’il crie assez. Leur premier soin, généralement, est de nous pousser à des décisions subites, extrêmes, irrévocables, qui mettront autant de distance que possible entre nous et le chemin choisi – c’est une vibration de plus en plus serrée, aiguë, qui veut s’exécuter immédiatement; ou bien elles démonteront tout le mécanisme de notre recherche – avec une habileté remarquable, pour nous démontrer que nous nous faisons des illusions et que nous n’arriverons à rien; ou bien, le plus souvent, elles créeront un état dépressif, jouant avec un autre partenaire bien connu, que Sri Aurobindo appelle l’homme de douleur: Un bonhomme qui se couvre d’un septuple manteau de tragédie et de tristesse, et qui ne sentirait pas son existence justifiée s’il ne pouvait être colossalement misérable65. Toutes ces vibrations de désordre, que nous appelons «nos» tristesses ou «nos» ennuis, ont pour résultat immédiat d’affaiblir ou de décomposer notre champ de neige protecteur, et c’est la porte ouverte aux forces adverses. Elles ont mille manières de nous attaquer, car il s’agit bien d’une attaque, et plus nous sommes déterminés, plus elles s’acharnent. Peut-être trouvera-t-on que nous exagérons, mais il faut n’avoir jamais essayé de faire un progrès pour douter; tant que l’on marche avec le troupeau, la vie est relativement facile, avec ses bonnes et ses mauvaises passes, sans trop de bas mais sans trop de haut non plus; dès que l’on veut en sortir, mille forces se lèvent, très intéressées à ce que nous fassions «comme tout le monde»; on découvre à quel point l’emprisonnement est bien organisé. On découvre même que l’on est capable de descendre aussi bas que l’on est capable de monter haut, et qu’en vérité nos bas sont exactement proportionnels à notre capacité de hauteur – bien des écailles nous tombent des yeux. Avec un peu d’honnêteté, on voit bien que l’on est capable de tout et qu’en somme, comme dit Sri Aurobindo, notre vertu est une prétentieuse impureté66. Il faut n’avoir jamais quitté la personnalité frontale pour nourrir encore quelque illusion à ce sujet.
Toutes sortes de noms démoniaques et «noirs» ont donc été réservés à ces forces adverses dans l’histoire spirituelle du monde, comme si elles étaient là uniquement pour faire damner le chercheur et donner des embêtements gratuits aux braves gens. La réalité est un peu différente, car où donc est le diable sinon en Dieu? et s’il n’est pas en Dieu, il ne reste pas grand-chose en Dieu, car ce monde est assez méchant, et pas mal d’autres aussi, si bien qu’il ne reste pas grand-chose de pur, sauf, peut-être, un point mathématique sans dimension, qui ne fait pas de tache. Mais l’expérience nous montre que ces forces perturbatrices ont leur place dans l’économie universelle, et quelles ne sont perturbatrices qu’au niveau de notre petite conscience momentanée, et encore le sont-elles dans un but déterminé. D’abord, elles nous attrapent toujours au défaut de notre armure; si nous étions solides et d’une seule pièce, elles ne pourraient pas nous ébranler une seconde. Ensuite, si au lieu de geindre et d’accuser le diable ou la méchanceté du monde, nous regardons en nous-même, nous nous apercevrons que chacune de ces attaques a découvert l’une de nos innombrables tricheries d’honnête homme, ou, suivant la Mère, a tiré un peu les petits manteaux qu’on jette pour ne pas voir. Et les petits manteaux, ou les gros, ne sont pas seulement sur nos plaies, ils sont partout dans le monde, sur ses petites insuffisances et ses énormes suffisances; et si les forces perturbatrices les tirent un peu violemment parfois, ce n’est pas au hasard ni par une méchanceté gratuite, mais pour nous faire voir clair et nous forcer à une perfection devant laquelle nous rechignons; parce que nous avons la fâcheuse tendance, sitôt que nous avons saisi un brin de vérité ou une paille d’idéal, à l’enfermer à triple tour dans une construction hermétique et infaillible, et à n’en plus vouloir bouger. En d’autres termes, pour l’individu comme pour le monde, ces forces peu gracieuses sont des instruments de progrès. «Ce par quoi tu tombes, est cela même par quoi tu t’élèves» dit le Kularnava Tantra dans sa sagesse. Nous protestons contre les «catastrophes» apparemment inutiles et arbitraires qui viennent frapper notre cœur ou notre chair et nous accusons l’«Ennemi», mais ne serait-ce pas plutôt l’âme elle-même (non le mental extérieur, mais l’Esprit au-dedans) qui a accepté et choisi ces épreuves pour se développer et passer rapidement par l’expérience nécessaire, tailler le chemin, durchhauen, fût-ce au risque d’endommager gravement sa vie extérieure et son corps? Pour l’âme en voie de croissance, pour l’Esprit au-dedans de nous, les difficultés, les obstacles, les attaques ne seraient-ils pas un moyen de grandir, d’intensifier sa force, d’élargir son expérience, de s’entraîner à la victoire spirituelle67? Nous crions contre le mal, mais s’il n’était là à faire notre siège et nous défier, il y a beau temps que nous aurions attrapé la Vérité éternelle pour en faire une petite fadaise proprette et bien assise. La Vérité bouge, elle a des jambes, et les princes des ténèbres sont là pour veiller, un peu brutalement, à ce qu’elle ne s’endorme pas. Les négations de Dieu nous sont aussi utiles que ses affirmations68, dit Sri Aurobindo. L’Adversaire ne disparaîtra, dit la Mère, que lorsqu’il ne sera plus nécessaire dans le monde. Et nous savons très bien qu’il est nécessaire, comme la pierre de touche pour l’or, pour voir si l’on est vrai.
Parce que, après tout, Dieu n’est peut-être pas un point mathématique pur, hors de ce monde; peut-être est-il tout ce monde et toute cette impureté qui travaille et souffre pour devenir parfaite et se souvenir de Soi ici-bas.
La méthode vis-à-vis des forces adverses est la même que pour les autres vibrations: silence, immobilité intérieure qui laisse passer la vague. Nous ne réussirons peut-être pas du premier coup à dissoudre leurs attaques, mais, de plus en plus, elles sembleront se dérouler à la surface de notre être; nous pourrons être secoués, bouleversés, et pourtant, tout au fond, nous sentirons ce «Témoin» en nous, qui n’est pas touché – qui n’est jamais touché –, qui ne souffre pas. On tombe et on se relève, et chaque fois on est plus fort. Le seul péché est d’être découragé. Pratiquement, le chercheur du yoga intégral sera beaucoup plus exposé que les autres (Sri Aurobindo disait souvent que son yoga est une bataille69) parce qu’il veut tout englober dans sa conscience, sans rien retrancher, et qu’il n’y a pas seulement un passage à forcer, vers la béatitude du haut, pas seulement un gardien du trésor à vaincre, mais beaucoup de passages, à droite et à gauche et en bas, et à tous les niveaux de notre être, et plus d’un trésor à découvrir.
Il y a donc un passage à franchir si nous voulons trouver la vraie force de vie derrière la vie troublée de l’homme frontal. Suivant les spiritualités traditionnelles, ce passage s’accompagne de toutes sortes de mortifications et de renoncements (qui, par parenthèse, exaltent surtout la bonne opinion que l’ascète a de lui-même), mais nous avons autre chose en vue; nous ne cherchons pas à quitter la vie, mais à l’élargir; nous ne cherchons pas à renoncer à l’oxygène pour l’hydrogène, ou vice versa, mais à étudier la composition de la conscience et à voir dans quelles conditions elle nous donnera une eau claire et un fonctionnement meilleur. Le yoga est un plus grand art de vivre70, disait Sri Aurobindo. L’attitude de l’ascète qui dit: «Je ne veux rien» et l’attitude de l’homme du monde qui dit: «Je veux cette chose», sont les mêmes, observe la Mère. L’un peut être aussi attaché à son renoncement que l’autre à sa possession. En fait, tant que l’on a besoin de renoncer à quoi que ce soit, on n’est pas prêt, on est encore jusqu’au cou dans les dualités. Or nous pouvons faire, sans discipline spéciale, un certain ensemble d’observations. Tout d’abord, il suffit de dire au vital: «Renonce à ceci, abandonne cela», pour qu’il soit pris d’une fringale immédiate; ou, s’il accepte de renoncer, c’est qu’il entend bien se payer d’une autre monnaie et, tant qu’il en est il préférera un grand renoncement à un petit, parce que c’est lui qui fonctionne dans tous les cas, négativement ou positivement – pour lui, les deux côtés sont aussi nourrissants l’un que l’autre. Si nous avons démasqué ce simple point, nous aurons saisi tout le fonctionnement du vital, du haut en bas, c’est-à-dire son indifférence totale à nos sensibleries humaines – la souffrance l’intéresse autant que la joie, la privation autant que l’abondance, la haine autant que l’amour, la torture autant que l’extase; dans tous les cas il s’engraisse. Parce que c’est une Force, et c’est la même Force dans la souffrance et dans le plaisir. Ainsi se révèle crûment l’ambivalence absolue de tous les sentiments, sans exception, qui font la délicatesse de notre personnalité frontale.
Tous nos sentiments sont l’envers d’un autre; à n’importe quel moment ils peuvent se changer en leur «contraire» – le philanthrope déçu (ou plutôt le vital déçu dans le philanthrope) se fait pessimiste, l’apôtre zélé se retire dans le désert, l’incroyant irréductible devient sectateur et le pur se scandalise de tout ce qu’il n’ose pas faire. Et nous avons saisi un autre travers du vital de surface: c’est un incorrigible charlatan71, il joue sur tous les tableaux (nous ne savons même pas si la mort de notre mère échappe à son plaisir). Chaque fois que nous poussons un cri de réprobation ou de douleur (n’importe quel cri), il y a un singe qui se moque en nous. Mais, nous savons tous cela, pourtant, nous sommes toujours aussi sentimentaux. Et pour couronner ses talents il excelle à tout brouiller – c’est le brouillard incarné –, il prend la force de ses sentiments pour la force de la vérité et remplace les hauteurs par le sommet d’un volcan fumeux au fond de l’abîme72.
Une autre observation, qui découle de la première, s’impose assez vite à nous: c’est la complète impuissance du vital à aider autrui ou, tout simplement, à communiquer avec les autres, sauf quand il y a conjonction d’égoïsmes. Il n’est pas une vibration vitale émise par nous, ou plutôt relayée par nous, qui ne puisse immédiatement se changer en son contraire chez l’autre; il suffit de vouloir du bien à quelqu’un pour qu’automatiquement le mal correspondant s’éveille, comme s’il était happé en même temps que l’autre, ou la résistance correspondante, ou la volonté contraire – le mécanisme semble aussi spontané et inéluctable qu’une opération de chimie. Mais en réalité, le vital ne cherche pas à aider, il cherche à prendre, toujours, de toutes les façons. Tous nos sentiments sont teintés d’accaparement. Le seul fait que nous ayons de la peine, par exemple, devant la trahison d’un ami – n’importe quelle peine – est bien le signe de notre ego, car si, vraiment, nous aimions les êtres pour eux-mêmes, non pour nous, nous les aimerions de toutes les manières, même devenus ennemis; dans tous les cas nous aurions la joie de leur existence. En vérité, nos peines et nos souffrances sont toujours le signe d’un mélange, et donc toujours mensongers. Seule la joie est vraie. Parce que seul est vrai le je en nous qui embrasse toutes les existences et tous les contraires possibles de l’existence. Nous souffrons parce que nous mettons les choses en dehors de nous. Quand tout est dedans, tout est joie, parce qu’il n’y a plus de trou nulle part.
Nous protesterons pourtant, au nom de nos sentiments, nous dirons: «Mais le Cœur?» avec une majuscule. Justement le cœur, est-il lieu plus mélangé? en outre, il s’essouffle vite, et ce sera notre troisième observation. Notre capacité de joie est petite, notre capacité de souffrance est petite, nous sommes vite blasés par les pires calamités, quelle eau n’a pas coulé sur nos grandes peines? Nous pouvons peu contenir de cette grande Force de Vie – nous ne tenons pas la charge, dit la Mère –, juste un souffle de trop et nous crions de joie ou de douleur, nous pleurons, nous dansons, nous nous évanouissons. Parce que c’est toujours la même Force ambiguë qui coule et déborde bientôt. La Force de Vie ne souffre pas; elle n’est pas troublée, pas exaltée, pas méchante, pas bonne – elle est, elle coule immense et paisible. Tous les signes contraires qu’elle revêt en nous sont seulement des vestiges de notre évolution passée, parce que nous étions petits, tout petits et séparés, et qu’il fallait bien nous préserver de cette énormité vivante, trop intense pour notre petitesse, et distinguer les vibrations «utiles» des vibrations «nuisibles», les unes s’affectant d’un coefficient positif de plaisir ou de sympathie ou de bien, les autres d’un coefficient négatif de souffrance ou de répulsion ou de mal; mais la souffrance n’est qu’une intensité de trop de la même Force, et le plaisir trop intense se change en son «contraire» douloureux: Ce sont des conventions de nos sens73, dit Sri Aurobindo. Il suffit de déplacer un peu l’aiguille de la conscience, dit la Mère. Pour une conscience cosmique, dans son état de connaissance complète et d’expérience complète, tous les contacts sont perçus comme une joie, Ânanda74. Seule, l’étroitesse de conscience, l’insuffisance de conscience est la cause de tous nos maux, moraux et même physiques, et de notre impuissance, et de cette sempiternelle tragi-comédie de l’existence. Mais le remède n’est pas de faire dépérir ce vital comme le voudraient les moralistes, c’est de l’élargir; pas de renoncer, mais d’accepter plus, toujours plus, et d’étendre sa conscience. Parce que c’est le sens même de l’évolution. La seule chose, en somme, à laquelle il faille renoncer, c’est à notre ignorance et à notre petitesse. Quand nous nous accrochons frénétiquement à notre petite personnalité frontale, à ses comédies et sa viscosité sentimentale, et ses douleurs sanctifiées, nous ne sommes pas vraiment «humains», nous sommes des attardés du pléistocène, nous défendons notre droit à la souffrance et au chagrin75.
Le chercheur ne sera plus dupe du jeu équivoque qui se déroule dans son vital de surface, mais il gardera longtemps encore l’habitude de répondre aux mille petites vibrations biologico-sentimentales qui font la ronde autour. C’est un passage assez long, comme de passer du mental rabâcheur au silence mental, et cette transition s’accompagne souvent de périodes de fatigue intense, parce que l’organisme perd l’habitude de renouveler ses énergies à la source superficielle commune (qui semble très vite grossière et lourde quand on a goûté l’autre type d’énergie) sans avoir encore la capacité de rester continûment branché sur la vraie source, d’où certains «trous»; mais là aussi, il sera aidé par la Force descendante qui contribuera puissamment à établir un rythme nouveau en lui – il remarquera même, avec un étonnement toujours renouvelé, que s’il fait seulement un tout petit pas en avant, l’Aide d’en haut en fera dix vers lui, comme s’il était attendu. Croire que c’est un travail négatif, serait tout à fait erroné; le vital, certes, se plaît à dire qu’il fait de gros efforts pour lutter contre lui-même, et c’est une façon habile de se garder, à droite ou à gauche; mais en réalité le chercheur n’obéit pas à un impératif austère et négatif, il suit une poussée positive de son être; parce qu’il grandit réellement et que les normes d’hier ou les plaisirs d’avant-hier lui semblent aussi minces qu’une diète de nourrisson – il n’est plus à l’aise là-dedans, il a mieux à faire, mieux à vivre. C’est pourquoi il est très difficile de faire comprendre le chemin à qui n’a pas essayé; il n’y verra que son point de vue d’aujourd’hui, ou plutôt la perte de son point de vue. Et pourtant, si nous savions comme chaque perte de point de vue est un progrès, et comme la vie change quand on passe du stade des vérités fermées au stade des vérités ouvertes – une vérité comme la vie même, trop grande pour se laisser prendre au piège des points de vue, parce qu’elle embrasse tous les points de vue et voit l’utilité de chaque chose à chaque stade d’un développement infini; une vérité assez grande pour se nier elle-même et passer sans fin dans une vérité plus haute.
Derrière ce vital infantile, inquiet, vite épuisé, nous découvrons un vital calme et puissant – ce que Sri Aurobindo appelle le vital vrai – un vital qui contient l’essence même de la Force de Vie sans toutes ses excroissances sentimentales et douloureuses. Nous entrons dans un état de concentration tranquille, spontanée, comme peut l’être la mer sous le jeu des vagues. Et cette immobilité fondamentale n’est pas une atonie nerveuse, pas plus que le silence mental n’est un engourdissement cérébral, c’est une base d’action. C’est une puissance concentrée qui peut mettre en mouvement tous les actes, supporter tous les chocs, même les plus violents et les plus prolongés, sans perdre son repos. Toutes sortes de capacités nouvelles peuvent émerger dans cette immobilité vitale, selon le degré de notre développement, mais d’abord une intarissable source d’énergie – dès qu’il y a fatigue, c’est le signe certain que nous sommes retombés dans l’agitation superficielle. Les capacités de travail ou même d’effort physique sont décuplées, la nourriture et le sommeil cessent d’être la source unique et absorbante du renouvellement des énergies (le sommeil change de nature, nous le verrons, et la nourriture peut être réduite à un minimum hygiénique sans tous les alourdissements et les maladies qu’elle entraîne d’habitude). D’autres pouvoirs aussi, qui passent pour «miraculeux», peuvent se manifester, mais ce sont des miracles avec une méthode; il n’y a pas lieu d’en parler ici; mieux vaut faire soi-même l’expérience. Disons simplement que si l’on est capable de maîtriser une seule vibration vitale en soi-même, on est automatiquement capable de maîtriser la même vibration partout où on la rencontre dans le monde. Ensuite, dans cette immobilité, un autre signe s’établira d’une façon permanente: l’absence de souffrance et une sorte de joie inaltérable. Dès que l’homme ordinaire reçoit un choc, physique ou moral, sa réaction immédiate est de se replier sur lui-même; il se contracte, entre en ébullition et décuple le mal. Le chercheur, au contraire, qui aura établi quelque immobilité en lui, verra que cette immobilité dissout les chocs, parce qu’elle est large; parce qu’il n’est plus un petit individu serré sur lui-même comme sur un mal de ventre, mais une conscience qui déborde les limites de son corps – le vital pacifié, comme le mental silencieux, s’universalise spontanément: Avec l’expérience du yoga, la conscience s’élargit dans toutes les directions – autour, au-dessous, au-dessus – et dans chaque direction à l’infini. Quand la conscience du yogi s’est libérée, ce n’est plus dans le corps, mais dans cette hauteur, cette profondeur, cette étendue infinies qu’il vit toujours. Sa base est un vide infini ou un silence infini, mais dans ce vide ou ce silence tout peut se manifester: la Paix, la Liberté, le Pouvoir, la Lumière, la Connaissance, la joie – Ânanda76. Dès qu’il y a souffrance, de quelque ordre que ce soit, c’est le signe immédiat d’un rétrécissement de l’être et d’une perte de conscience.
Il est un corollaire fort important à cet élargissement de l’être, qui nous fera comprendre la nécessité absolue de l’immobilité vitale, non seulement pour la clarté des communications ou pour la puissance de notre action ou notre joie de vivre, mais pour notre sécurité tout simplement. Tant que nous sommes dans le petit bonhomme frontal, les vibrations sont petites, les chocs sont petits, les joies sont petites, et nous sommes protégés par notre petitesse justement; mais quand nous débouchons dans le Vital universel, nous retrouvons ces mêmes vibrations, ou ces forces plutôt, à une échelle géante, universelle, car ce sont elles qui font danser le monde comme elles nous font danser, et si nous n’avons pas appris une parfaite égalité ou immobilité intérieure, nous sommes balayés. Et ceci est vrai non seulement du Vital universel, mais de tous les plans de conscience, car on peut, et on doit (du moins le chercheur intégral) réaliser la conscience cosmique à tous les niveaux, dans le Supraconscient, dans le mental, dans le vital et même dans le corps; or, quand il s’élèvera dans le Supraconscient, le chercheur comprendra que les intensités de l’Esprit aussi peuvent être foudroyantes (en réalité, c’est toujours la même Force, divine, la même Conscience-Force, en haut ou en bas, dans la Matière ou dans la Vie ou dans le Mental, ou plus haut, mais plus Elle descend, plus Elle est obscurcie, déformée, fragmentée par les milieux qu’Elle traverse) et si le chercheur, sortant de sa densité lourde, veut s’élever trop rapidement, forcer les étapes sans avoir pris le soin d’établir une base inébranlable et claire, il peut éclater comme une chaudière. La clarté vitale n’est donc pas une affaire de morale, mais une question technique, si l’on ose dire, ou même organique. Pratiquement la grande Sollicitude est toujours là pour nous empêcher de faire des expériences prématurées; peut-être ne sommes-nous étroits et petits qu’aussi longtemps que nous avons besoin d’être étroits et petits?
Finalement, lorsque nous aurons conquis l’immobilité vitale, nous nous apercevrons que nous pouvons commencer à aider les autres avec quelque efficacité. Car aider les autres n’est pas un problème de sentiments ou de charité, mais un problème de pouvoir; une question de vision, une question de joie. Dans cette tranquillité, non seulement nous aurons la joie qui rayonne, mais la vision qui dissipe les ombres; spontanément nous percevrons toutes les vibrations, et pouvoir les distinguer, c’est pouvoir les manipuler, les apaiser, les écarter, ou même les changer. La tranquillité, dit la Mère, est un état très positif; il y a une paix positive qui n’est pas le contraire du conflit – une paix active, contagieuse, puissante, qui domine et qui calme, qui met en ordre, qui organise. Nous ne donnerons qu’un exemple de cette «paix contagieuse», quitte à anticiper un peu sur la vie de Sri Aurobindo. C’était à Pondichéry, il y a des années, en cette saison où les pluies tropicales, parfois les cyclones, s’abattent soudain et font des ravages. On barricade alors portes et fenêtres avec de grosses lattes de bambou. Un cyclone était donc tombé cette nuit-là, avec des torrents de pluie, et la Mère avait gagné en hâte la chambre de Sri Aurobindo pour l’aider à fermer ses fenêtres. Il était assis à sa table de travail comme d’habitude (Sri Aurobindo passait douze heures à écrire, de six heures du soir à six heures du matin, pendant des années, puis il marchait de long en large pendant huit heures, «pour le yoga»), les fenêtres étaient grandes ouvertes, pas une goutte de pluie n’était entrée. La paix qui régnait dans cette chambre, rapporte la Mère, était si solide, si compacte, que le cyclone ne pouvait pas entrer.
Le mental n’est pas nous, puisque toutes nos pensées viennent d’un Mental plus vaste que le nôtre, universel; le vital n’est pas nous, ni nos sentiments ni nos actes, puisque toutes les impulsions viennent d’un Vital plus large que le nôtre, universel; et ce corps non plus, n’est pas nous, car ses composants viennent d’une Matière et obéissent à des lois plus grandes que les nôtres, universelles. Quelle est donc cette chose en nous, qui n’est pas notre milieu, notre famille, nos traditions, notre mariage, notre métier, qui n’est pas le jeu de la Nature universelle ou des circonstances, et qui fait que nous sommes «je», même si tout le reste s’écroulait? et surtout qui est je quand tout le reste s’écroule, parce que c’est l’heure de notre vérité.
Au cours de notre reconnaissance, nous avons observé divers centres ou niveaux de conscience et nous avons vu que, derrière ces centres, il y avait une conscience-force qui se mouvait et qui reliait nos divers états d’être (l’un des premiers résultats du silence mental et de la pacification vitale a même été de séparer cette conscience-force des activités mentales et vitales où elle était habituellement engluée) et nous avons senti que ce courant de force, ou de conscience, était la réalité fondamentale de notre être derrière tous nos états. Mais cette conscience-force est la conscience de quelqu’un. Qui donc est conscient en nous? quel est le centre, le maître? ou sommes-nous simplement les marionnettes de quelque Être universel qui serait notre vrai centre, puisque toutes ces activités mentales, vitales et physiques sont en fait des activités universelles? La vérité est double, et en aucun cas nous ne sommes des marionnettes, sauf quand nous nous obstinons à prendre la personnalité frontale pour nous-même, car c’est elle la marionnette. Nous avons un centre individuel, que Sri Aurobindo appelle l’être psychique, et un centre cosmique ou être central. Étape par étape, nous devons retrouver l’un et l’autre, et devenir le Maître de tous nos états. Pour l’instant, nous irons seulement à la découverte de notre centre individuel, le psychique, que d’autres appellent âme.
C’est à la fois la chose la plus simple du monde et la plus difficile. La plus simple, parce qu’un enfant comprend cela, ou plutôt il vit cela, spontanément – il est roi, il rit! il vit dans son être psychique77. La plus difficile, parce que cette spontanéité est bientôt recouverte par toutes sortes d’idées, de sentiments. Alors on commence à parler d’«âme», c’est-à-dire que l’on n’y comprend plus rien. Toutes les souffrances de l’adolescence sont justement l’histoire d’un lent emprisonnement psychique (on dit «crise de croissance», mais c’est peut-être une crise d’étouffement; la maturité étant atteinte lorsque l’étouffement est devenu un état naturel) et toutes les difficultés du chercheur sont l’histoire inverse d’une lente extirpation de tous les mélanges mentaux et vitaux. Pourtant, nous le verrons, ce n’est pas seulement un voyage à l’envers, d’abord parce qu’on ne revient jamais en arrière, ensuite parce que l’enfant psychique que l’on retrouve au bout du voyage (un bout qui est toujours au commencement) n’est plus un caprice momentané, mais une royauté consciente. Car le psychique est un être, il grandit – il est le miracle d’une enfance éternelle dans un royaume de plus en plus vaste. Il est «dedans comme un enfant qui doit naître», dit le Rig-Véda (IX.83.3).
Les premières manifestations du psychique sont la joie et l’amour. Une joie qui peut être prodigieusement intense et puissante, mais sans exaltation – tranquille, profonde comme la mer – et sans objet. La joie psychique n’a besoin de rien pour être, elle est; même au fond d’une prison elle ne peut s’empêcher d’être, car c’est un état, non un sentiment, comme la rivière qui coule et qui est joyeuse partout où elle passe, sur la boue ou les rochers, dans les plaines ou les montagnes. Un amour qui n’est pas le contraire de la haine et qui n’a besoin de rien non plus pour être, il est; il brûle tranquille en tout ce qu’il rencontre, tout ce qu’il voit, tout ce qu’il touche, parce qu’il ne peut s’empêcher d’aimer, c’est son état; rien n’est bas pour lui, ni haut, ni pur, ni impur; sa flamme ne peut être ternie ni sa joie. D’autres signes encore le révèlent: il est léger, rien ne lui pèse, comme si le monde était son jeu; il est invulnérable, rien ne le touche, comme s’il était à jamais au-delà des tragédies, déjà sauvé de tous les accidents; il est le mage, il voit; il est tranquille, tranquille, comme un petit souffle au fond de l’être; vaste comme s’il était la mer pour des millions d’années. Car il est éternel. Et il est libre, rien ne peut l’attraper; ni la vie, ni les hommes, ni les idées, ni les doctrines, ni les pays – il est par-delà, toujours par-delà, et pourtant innombrablement au cœur de toute chose, comme s’il était un avec tout. Car Il est Dieu en nous.
Pour l’œil qui voit, voici comment le psychique apparaît: Quand on regarde quelqu’un qui est conscient de son âme et qui vit dans son âme, dit la Mère, on a l’impression de descendre, d’entrer profondément, profondément dans la personne, loin, loin, très loin dedans, tandis que généralement, quand on regarde les yeux des gens (il y a des yeux où l’on n’entre pas, c’est fermé comme une porte) mais enfin il y a des yeux qui sont ouverts, on entre; puis on rencontre assez près, derrière, quelque chose qui vibre, qui brille quelquefois, qui scintille. Et alors, si l’on se trompe, on dit: «Oh, il a une âme vivante» – ce n’est pas cela; c’est son vital. Pour trouver l’âme, il faut se reculer de la surface, se retirer profondément, et entrer, entrer, descendre, descendre dans un trou très profond, silencieux, immobile; et alors là, il y a quelque chose qui est chaud, tranquille, riche de contenu et très immobile, et très plein, comme une douceur – ça, c’est l’âme. Et si l’on insiste, et que l’on soit conscient soi-même, il se produit une sorte de plénitude qui donne l’impression d’une chose complète et qui contient des profondeurs insondables. Et on sent que si l’on entrait là, il y aurait des secrets qui se révéleraient, comme une réflexion dans une eau très paisible de quelque chose qui est éternel. Et les limites du temps n’existent plus. On a l’impression d’avoir toujours été et d’être pour l’éternité.
Mais ce sont là des signes seulement, une traduction extérieure de quelque chose qui existe en soi et dont nous voudrions avoir l’expérience directe. Comment ouvrir les portes du psychique? car il est bien caché. Et tout d’abord, il est caché par nos idées, nos sentiments, qui le pillent et le singent sans merci; nous avons tant d’idées sur ce qui est haut et bas, pur et impur, divin et non-divin; tant de petits verrous sentimentaux sur ce qui est aimable et pas aimable, que ce pauvre psychique n’a pas beaucoup de chances de se montrer, la place est déjà prise par cet encombrement; dès qu’il passe le bout du nez, il est aussitôt happé par le vital qui en fait ses brillantes exaltations, ses émotions «divines» et palpitantes, ses amours accaparantes, ses générosités prenantes, son esthétique tapageuse; il est mis en cage par le mental, qui en fait ses idéaux exclusifs, ses philanthropies infaillibles, ses morales cadenassées; et des Églises, d’innombrables Églises qui le mettent en article et en dogme. Où est le psychique là-dedans? il est là, pourtant, divin, patient, qui s’efforce de percer à travers toutes les croûtes et qui se sert de tout, en vérité, tout ce qu’on lui donne ou lui impose – «il fait avec ce qu’il a», comme on dit. Et c’est cela, le gros écueil, précisément; quand il sort de sa cachette, une seconde, il jette une telle gloire sur tout ce qu’il touche, que nous confondons naturellement sa lumineuse vérité avec les circonstances de la révélation. Tel, qui eut la révélation de son psychique, un jour, en écoutant Beethoven, dira: la musique, rien que la musique est vraie et divine ici-bas; tel autre, qui aura senti son âme dans l’immensité de la mer, se fera une religion du grand large; et tel autre dira: mon prophète, ma chapelle, mon évangile. Et chacun bâtit sa construction autour du noyau d’expérience. Mais le psychique est libre, merveilleusement libre de tout! il n’a besoin de rien pour être, il est l’essence même de la Liberté et se sert de toutes nos petites ou grandes musiques, nos Écritures sublimes ou moins sublimes, pour faire un trou seulement, dans cette cuirasse d’homme, par où il pourra sortir; il prête sa puissance et son amour, sa joie, sa lumière, son irrésistible Vérité ouverte, à toutes nos idées, tous nos sentiments, toutes nos doctrines, parce que c’est la seule chance qu’on lui donne de voir le jour, la seule chose qu’il ait pour s’exprimer, mais du même coup, ces émotions, ces idées, ces doctrines en tirent tout leur aplomb; elles l’accaparent et l’enrobent, elles puisent dans cet élément de pure Vérité leurs certitudes indiscutables, leur profondeur exclusive, leur universalité à sens unique, et la force même de l’élément de vérité augmente la force de l’élément d’erreur78. L’ensevelissement psychique est si complet, finalement, le mélange si parfait, qu’on ne s’y reconnaît plus et que l’on ne peut plus extirper la contrefaçon sans détruire la façon même de la vérité – et le monde va ainsi, accablé de demi-vérités qui sont plus lourdes que des mensonges. La vraie difficulté, peut-être, n’est point de se délivrer du mal, car on sait bien quelle tête il a – pour peu que l’on soit sincère, il n’y résiste pas – mais de se délivrer d’un bien qui est seulement l’envers du mal et qui a pour toujours fermé ses portes sur une parcelle de vérité.
Si l’on veut avoir l’expérience directe du psychique dans sa pureté cristalline, si merveilleusement fraîche, tel qu’il existe irrésistiblement en dehors de tous nos pièges pour l’attraper, en dehors de tout ce qu’on en pense, on en sent, on en dit, il faut faire une transparence en soi – Beethoven, la mer, la chapelle, n’étaient que les instruments de cette transparence –, car c’est toujours la même chose: dès que l’on est clair, la Vérité émerge spontanément, la vision, la joie, tout – tout est là sans que l’on ait besoin de rien faire, parce que la Vérité est la chose la plus naturelle qui soit au monde; c’est le reste qui brouille tout, le mental et le vital avec leurs vibrations désordonnées et leurs complications savantes. Toutes les disciplines spirituelles dignes de ce nom, toutes les tapasyâ ne doivent tendre, finalement, qu’à ce point totalement naturel où nous n’avons plus besoin d’effort – l’effort est encore un brouillage, encore un épaississement de l’être. Le chercheur n’essaiera donc pas d’entrer dans le brouillage du mental moral, ni de faire l’impossible tri du bien et du mal pour dégager le psychique, car, au demeurant, l’utilité du bien et du mal est intimement liée à leur mutuelle nocivité (mon amant m’a pris ma robe de péché et je la laissai tomber, me réjouissant; puis il enleva ma robe de vertu, mais j’étais plein de honte et m’alarmais, je voulais l’en empêcher. C’est seulement quand il me l’eut arrachée de force, que je vis comme mon âme m’avait été cachée79), simplement, il s’efforcera de tout décanter dans le silence, parce que le silence est propre en soi, c’est une eau lustrale. «N’essayez pas de laver une à une les taches de la robe, disait une très ancienne tradition chaldéenne, changez-la tout entière.» C’est ce que Sri Aurobindo appelle un changement de conscience. Dans cette transparence, en effet, les vieux plis de l’être se déferont tranquillement et nous sentirons une autre position de la conscience – pas une position intellectuelle, un centre de gravité. À hauteur du cœur, mais plus profond que le centre vital du cœur (qui justement recouvre le psychique et le copie), nous sentirons une zone de concentration plus intense que les autres et qui est comme leur point de convergence – c’est le centre psychique. Déjà, nous avions senti un courant de conscience-force se former en nous, s’individualiser, circuler dans le corps et de venir de plus en plus intense à mesure qu’il se dégageait de ses activités mentales et vitales, mais en même temps quelque chose s’allume au centre, comme un feu – Agni. C’est le vrai je en nous. Nous disons que nous avons «besoin de connaître», «besoin d’aimer», mais qui a vraiment besoin en nous? pas le petit ego, bien sûr, si satisfait de lui-même, ni le bonhomme mental qui tourne en rond, ni le bonhomme vital qui cherche à prendre et encore prendre, mais derrière il y a ce feu qui ne lâche pas, c’est lui qui a besoin, parce qu’il se souvient d’autre chose. On dit «présence», mais c’est plutôt comme une absence poignante, comme un trou vivant que l’on porte dedans et qui chauffe, qui brûle, qui pousse de plus en plus, et qui finit par devenir réel et seulement réel dans un monde où l’on se demande si les hommes vivent ou font semblant. C’est le moi de feu, le seul vrai moi au monde, la seule chose qui ne croule pas: «Un être conscient est au centre du moi, qui gouverne le passé et le futur, il est comme un feu sans fumée… cela, il faut le dégager avec patience de son propre corps», dit l’Upanishad80. C’est lui «l’enfant enfermé dans la caverne secrète», dont parle le Rig-Véda (V.2.1), «le fils du ciel par le corps de la terre» (III.25.1), «lui qui est éveillé dans ceux qui dorment81». «Il est là, au milieu de la demeure» (Rig-Véda 1.70.2), «Il est comme la vie et comme le souffle de notre existence, il est comme notre enfant éternel» (1.66.1), il est «le Roi brillant qui nous était caché» (1.23.14). C’est le Centre, le Maître, le lieu où tout communique:
Un espace ensoleillé où tout est à jamais connu82.
Si nous avons senti ce Soleil dedans, cette flamme, cette vie vivante – il y a tant de vies mortes – fût-ce une seconde dans une existence, tout est changé; c’est un souvenir devant lequel tous les autres sont pâles. C’est le Souvenir. Et si nous sommes fidèles à cet Agni qui brûle, il grandira de plus en plus comme un être vivant dans notre chair, comme un besoin inlassable. Et ce sera de plus en plus concentré dedans, enfermé, poignant comme quelque chose qui n’arrive pas à éclater: Une sensation terrible de quelque chose qui empêche de voir et de passer; on essaye de passer au travers et puis on est en présence d’un mur. Et alors on cogne, et on cogne, et on cogne et on ne passe pas, dit la Mère. Puis, à force de besoin, à force de vouloir et de n’en plus pouvoir de cet emprisonnement, la tension psychique, un jour, atteindra son point de renversement et nous aurons l’expérience: La pression devient tellement grande et l’intensité de la question tellement forte, que quelque chose bascule dans la conscience. Au lieu d’être dehors et de chercher à voir dedans, on est dedans; et de la minute où l’on est dedans, absolument tout change, complètement. Tout ce qui vous paraissait vrai, naturel, normal, réel, tangible, tout cela immédiatement vous paraît très grotesque, très drôle, très irréel, très absurde. Mais on a touché quelque chose qui est suprêmement vrai et éternellement beau; et cela, on ne le perd plus. «Ô Feu, ô Agni, quand tu es bien porté par nous, tu deviens la suprême croissance, la suprême expansion de notre être; toute gloire et toute beauté sont dans ta couleur désirable, dans ta vision parfaite. Ô Étendue, tu es la plénitude qui nous porte au bout du chemin, tu es une multitude de richesses répandues de tous côtés» (Rig-Véda II. 1.12). C’est la vie vraie qui s’ouvre, comme si l’on n’avait jamais vu le jour: Mettez le prisme d’un côté, dit la Mère, et la lumière est blanche; retournez-le, et la lumière est décomposée. Eh bien, c’est absolument ce qui se produit: vous rétablissez le blanc. Dans la conscience ordinaire c’est la décomposition, et vous rétablissez le blanc. Et la Mère expliquait encore ainsi l’expérience: On est comme assis devant une porte fermée, qui ressemble à une lourde porte de bronze, et on reste là avec la volonté que ça s’ouvre afin de passer de l’autre côté. Alors toute la concentration, toute l’aspiration se rassemble en un faisceau et va poussant, poussant contre cette porte, poussant de plus en plus, avec une énergie croissante, jusqu’à ce que, tout d’un coup, la porte cède. Et on entre, comme précipité dans la lumière.
Alors, on est vraiment né.
De toutes les expériences, lorsque s’ouvre la porte du psychique, la plus immédiate et la plus irrésistible est d’avoir toujours été et d’être pour toujours. On émerge dans une autre dimension ou l’on voit qu’on est vieux comme le monde, et éternellement jeune, et que cette vie est une expérience, un chaînon, dans une succession ininterrompue d’expériences qui s’étendent derrière nous et se perdent dans le futur. Tout s’élargit aux dimensions de la terre; quel homme n’avons-nous pas été? quelle faute n’avons-nous pas portée? toutes les valeurs sont renversées; qu’est-ce qui n’est pas nous de toutes ces petitesses et ces grandeurs, où est l’étranger, où le traître, où l’ennemi? ô compréhension divine, compassion absolue. Et tout s’aère, comme si l’on passait d’une vie des cavernes à une vie des hauts plateaux; tout se relie et s’assemble comme si la vieille énigme se déchirait dans un souffle de lumière – la mort n’est plus, seul l’ignorant peut mourir, comment mourrait ce qui est conscient? que je vive ou que je meure, je suis à jamais83! «Vieux et usé, il devient jeune encore et encore», dit le Rig-Véda (II.4.5), «Ceci ne naît point et ne meurt pas, dit la Gîtâ; et ce n’est pas qu’ayant été, ce ne sera pas encore. Ceci est non-né, ancien, sempiternel; ce n’est pas détruit par la destruction du corps. De même qu’un homme rejette ses vêtements usés et en prend d’autres qui sont neufs, de même l’être incarné se dépouille de ses corps et se lie à d’autres qui sont nouveaux. Certaine est la mort de cela qui naît, certaine la naissance de cela qui meurt» (II.18,20,22,27).
Ce qu’on appelle communément la réincarnation n’est pas particulier à l’enseignement de Sri Aurobindo; toutes les sagesses anciennes en ont parlé, de l’Extrême-Orient à l’Égypte et aux néoplatoniciens84, mais Sri Aurobindo lui donne un sens nouveau. Car dès l’instant où l’on sort de la petite vision momentanée d’une vie unique coupée par la mort, deux attitudes sont possibles; ou bien l’on peut penser, avec les spiritualistes exclusifs, que toutes ces vies sont une chaîne douloureuse et futile dont il importe de se libérer au plus tôt pour se reposer en Dieu, en Brahman ou en quelque Nirvana; ou bien l’on peut croire avec Sri Aurobindo – une croyance qui repose sur une expérience – que l’ensemble de ces vies représente une croissance de conscience qui culmine dans un accomplissement terrestre; autrement dit, qu’il y a évolution, une évolution de la conscience derrière l’évolution des espèces, et que cette évolution spirituelle doit aboutir à une réalisation individuelle et collective sur la terre. On peut se demander pourquoi les spiritualistes traditionnels, pourtant sages éclairés, n’ont pas vu cette réalisation terrestre? Tout d’abord, il s’agit des spiritualistes relativement modernes, car le Véda (dont Sri Aurobindo a retrouvé le secret) et peut-être d’autres traditions encore mal déchiffrées, attestent du contraire; il semblerait bien, à cet égard, que la spiritualité de notre époque historique soit marquée par un obscurcissement de conscience parallèle à son développement mental. Ensuite, il serait bien surprenant que les spiritualistes puissent arriver à des conclusions différentes de leurs prémisses; partis de l’idée que le monde terrestre est une illusion ou un royaume intermédiaire plus ou moins livré à la chair et au diable, ils ne pouvaient arriver que là où leurs prémisses les conduisaient: c’est hors du monde qu’ils ont naturellement cherché la libération ou le salut. Au lieu d’explorer patiemment toutes les ressources humaines, mentales, vitales, physiques et psychiques, pour les délivrer de leur gangue et les élargir, en un mot les diviniser, comme l’ont fait les sages védiques et, peut-être, ceux de tous les anciens Mystères, sans parler de Sri Aurobindo, ils ont tout rejeté et voulu sauter directement du mental pur à l’Esprit pur85, alors, naturellement, ils ne pouvaient pas voir ce qu’ils refusaient de voir. Les matérialistes aussi ont fait la même impasse, à l’envers; ils ont exploré un petit bout de réalité physique et rejeté tout le reste; partis de l’idée que seule la matière est réelle et tout le reste une hallucination, ils ne pouvaient aboutir que là où leurs prémisses les conduisaient. Mais si nous partons tout simplement, sans préjugés, comme l’a fait Sri Aurobindo, armé d’une vérité ouverte et d’une confiance intégrale en les possibilités intégrales de l’homme, nous aurons peut-être une chance d’arriver à une connaissance intégrale et donc à une vie intégrale.
Envisagée du point de vue d’une évolution de la conscience, la réincarnation cesse d’être la ronde futile que d’aucuns y ont vu, ou l’extravagance imaginative que d’autres en ont fait. Avec une clarté toute occidentale, Sri Aurobindo nous débarrasse du roman feuilleton spirituel, comme dit la Mère, où tant de connaissances sérieuses ont dégénéré depuis la fin de l’âge des Mystères, et il nous invite à une expérimentation, non pas extra-lucide, mais lucide tout simplement. Il ne s’agit pas de «croire» en la réincarnation, mais d’en avoir l’expérience et, d’abord, de savoir dans quelles conditions l’expérience est possible. Voilà une question pratique qui intéresse notre développement intégral à travers le temps. Or, ce n’est pas la petite personnalité frontale qui se réincarne, quitte à décevoir ceux qui se voient immortellement M. Dupont, en braies gauloises, puis en culottes de satin, puis en pantalon synthétique – ce qui serait d’ailleurs lassant. Le sens de la réincarnation est à la fois plus profond et plus vaste. Toute la façade se désintègre à la mort; l’ensemble des vibrations mentales qui se sont amalgamées autour de nous par leur habituelle répétition et qui forment notre ego mental, ou corps mental, se désintègre et retourne au Mental universel; de même les vibrations vitales qui forment notre ego vital, ou corps vital, se désintègrent dans le Vital universel, comme le corps physique se désintègre en ses composants naturels dans la Matière universelle. Seul le psychique demeure; il est éternel, nous l’avons vu. Notre expérience de la réincarnation dépendra donc de la découverte du Centre et Maître psychique, qui emmène ses souvenirs d’une vie à l’autre, et du degré de développement de notre psychique. Et si notre psychique est resté enfoui toute la vie sous nos activités mentales, vitales et physiques, il n’a pas de souvenirs à emporter – il revient et revient encore, précisément pour émerger à la surface de notre être et devenir ouvertement conscient. Pour se souvenir, il faut d’abord cesser d’être amnésique, c’est évident. On peut donc à peine parler de réincarnation en dessous d’un certain stade de développement, car que sert de dire que le psychique se réincarne, s’il n’est pas conscient? Cette prise de conscience est le sens même de l’évolution.
Pendant des vies et des vies, le psychique grandit silencieusement derrière la personnalité frontale, il grandit à travers les mille sensations de notre corps, les mille chocs de nos sentiments, les innombrables pensées que nous remuons, il pousse à travers nos élans et nos chutes, nos souffrances et nos joies, notre bien et notre mal: ce sont ses antennes pour palper le monde; et quand cet amalgame extérieur se dissout, il emmène seulement l’essence de toutes ses expériences, certaines tendances générales qui se sont accusées davantage et qui sont le premier embryon de la personnalité psychique derrière la personnalité frontale86; il emporte certaines conséquences de la vie écoulée, car tous nos actes sont doués d’un dynamisme, qui tend à se perpétuer (ce que l’on appelle karma en Inde); certaines empreintes qui se traduiront dans une autre vie par des prédispositions spéciales, des difficultés particulières, des goûts innés, des hantises inexplicables, des attractions irrésistibles, et, parfois, certaines circonstances qui se répéteront presque mécaniquement comme pour nous mettre en face d’un même problème à résoudre. Chaque vie représente donc un type d’expérience (nous croyons faire beaucoup d’expériences, mais c’est toujours la même) et c’est par l’accumulation d’innombrables types d’expérience, que, lentement, le psychique acquiert une individualité de plus en plus forte, de plus en plus consciente et de plus en plus vaste, comme s’il ne commençait à être vraiment que quand il a parcouru toute la gamme des expériences humaines. Et plus il grandira, plus la conscience-force s’individualisera en nous, plus la tension psychique croîtra, poussera, jusqu’au jour où il n’aura plus besoin de sa chrysalide frontale et jaillira au grand jour. Alors il pourra prendre conscience directement du monde autour; il sera le maître de la nature au lieu d’être son prisonnier endormi; la conscience sera maîtresse de sa force au lieu d’être engluée dans la force. Le yoga, exactement, est le point de notre développement où nous passons des interminables méandres de l’évolution naturelle à une évolution consciente et dirigée: c’est un processus d’évolution concentrée87.
Il y a donc toutes sortes de degrés, on le voit, depuis l’homme ordinaire où le psychique est tout juste une possibilité latente, jusqu’à l’être éveillé. Sans réincarnation on s’explique mal l’immense différence de degrés entre les âmes, celle d’un souteneur, par exemple, et celle d’un Dante ou d’un François d’Assise, ou même, simplement, celle d’un homme qui cherche et celle d’un philistin économique, comme dit Sri Aurobindo, à moins de penser que le développement spirituel soit une question d’éducation, de milieu et d’hérédité, ce qui n’est manifestement pas le cas; ou faudrait-il croire que seuls les fils de bonne famille ont une âme et que les trois quarts de l’humanité inconsciente sont voués à la damnation éternelle? La nature même de notre humanité, dit Sri Aurobindo, suppose que les âmes ont été constituées par un passé différent et quelles auront un futur (terrestre) en conséquence88. Et si l’on veut penser, malgré tout, que l’homme ne dispose que d’une vie, on se heurte à une absurdité: Platon et le Hottentot, le fils privilégié des saints ou des rishis89, et le criminel endurci qui est né et a vécu d’un bout à l’autre dans la corruption fétide d’une grande cité moderne, auraient pareillement, par les actes ou les croyances de cette seule vie inégale, à créer tout leur futur éternel? C’est là un paradoxe qui offense tout à la fois l’âme et la raison, le sens moral et l’intuition spirituelle90. Mais même parmi les êtres éveillés, il y a aussi d’énormes différences de degrés; il est des âmes, des consciences-forces tout juste nées, et d’autres qui ont une individualité déjà très formée; des âmes qui sont dans le premier éclatement radieux de leur découverte, mais qui ne savent pas grand-chose en dehors de leur joie rayonnante, qui n’ont même pas de souvenirs précis de leur passé, même pas conscience des mondes qu’elles portent en elles; et d’autres, rares, qui semblent lourdes d’une conscience aussi vaste que la terre. Car on peut être un yogi lumineux ou un saint qui vit dans son âme, et avoir un mental fruste, un vital refoulé, un physique que l’on méprise et traite comme un baudet, et un Supraconscient complètement vierge. Le «salut» est peut-être réalisé, mais non la plénitude d’une vie intégrale.
À la découverte psychique doit donc succéder ce que nous pourrions appeler, d’une façon imagée, «la colonisation psychique», ou, plus sobrement, l’intégration psychique. La psychologie contemporaine aussi parle d’intégration, mais on se demande autour de quoi elle veut intégrer? pour intégrer, il faut un centre. Intégrer autour des soubresauts de l’ego mental ou vital? autant amarrer un bateau à la queue d’une anguille. Patiemment, lentement, après avoir découvert le royaume intérieur, psychique, il faudra coloniser et y adjoindre le royaume extérieur, il faudra que toutes nos activités mentales, vitales et même, nous le verrons, toute notre nature physique si nous voulons une réalisation terrestre, viennent s’intégrer autour de ce nouveau centre. C’est à cette condition seulement qu’elles survivront: seules les activités qui se sont «psychisées», si l’on ose dire, participent à l’immortalité psychique. Tout ce qui se passe en dehors du psychique, se passe en dehors de nous, vraiment, et n’a pas plus de durée que celle du corps. Il y a des vies où personne n’est là. Il faut que le psychique soit présent à nos activités extérieures pour pouvoir se souvenir des choses extérieures, sinon il est comme un roi aveugle. Alors, et alors seulement, nous pourrons commencer à parler de réincarnation et de souvenirs des vies passées – souvenirs qui ne seront pas nécessairement de hauts-faits plus ou moins tapageurs et glorieux (que de Napoléons, que de Césars, si l’on en croit les feuilletonistes de la réincarnation) mais des souvenirs de moments d’âme91, car, pour le psychique, rien n’est glorieux ou non-glorieux, rien n’est haut ni bas, et la conquête de l’Everest n’est pas plus grande que la descente quotidienne dans le métro, quand elle est faite consciemment. Il est la gloire en soi.
Ces «moments d’âme» pourront garder l’empreinte des circonstances physiques qui les ont accompagnés; nous pourrons nous souvenir d’un cadre, d’un lieu, d’un costume que nous portions alors, d’un détail banal qui s’est pour ainsi dire frappé d’éternité en même temps que la révélation intérieure; mais nous avons tous connu, en cette vie même, de ces instants de pure transparence ou d’éclosion soudaine et, vingt ans, quarante ans après, nous retrouvons intact cet instantané, avec la moindre couleur de ciel qui s’attachait à lui, même le caillou qui se trouvait là sur le chemin ou l’absurde quotidienneté qui passait, comme si c’était là pour l’éternité – et ce n’est pas «comme si», c’est pour l’éternité vraiment; ce sont les seuls moments où nous avons vécu, où un vrai je a émergé en nous dans tous ces milliers d’heures d’inexistence. En des circonstances tragiques, de même, le psychique peut émerger, quand tout l’être se rassemble d’un seul coup dans une grande intensité poignante, et quelque chose se déchire; alors on sent comme une présence derrière, qui nous fait faire des choses dont nous serions tout à fait incapables normalement. Et c’est l’autre visage du psychique, non seulement de joie et de douceur, mais de puissance tranquille, comme s’il était à jamais au-dessus de toutes les tragédies possibles, maître invulnérable. Ici aussi, les détails de la scène peuvent s’imprimer d’une façon indélébile. Mais ce qui passera dans la vie suivante, ce ne sont pas tant les détails que l’essence de la scène; nous retrouverons certaines conjonctions de circonstances, certaines situations sans issue qui nous frapperont soudain par leur allure de «pièce déjà jouée» et qui sont comme enveloppées d’un halo de fatalité: ce que nous n’avons pas vaincu dans le passé, revient encore et encore, sous des visages légèrement différents chaque fois, mais toujours le même au fond, jusqu’à ce que nous ayons fait face et dénoué l’ancien nœud. C’est la loi du progrès intérieur.
Mais généralement, le souvenir précis des circonstances physiques ne tend pas à se perpétuer, parce qu’elles ont peu d’importance, au fond, bien qu’en pense notre petite conscience de surface. Il y a même un mécanisme spontané qui efface la multitude inutile des souvenirs antérieurs, comme se dissout leur multitude présente. Si nous regardons derrière nous d’un seul coup d’œil saisissant, sans réfléchir, que reste-t-il vraiment de notre vie actuelle? une masse assez grise où surnagent deux, trois images; tout le reste s’efface. Il en va de même pour l’âme et ses vies passées. Il y a un immense tri. Et ce mécanisme d’oubli est fort sage pendant longtemps, car si nous devions prématurément nous rappeler nos vies anciennes, nous risquerions d’être constamment entravés; déjà, il y a tant de souvenirs inutiles dans notre vie présente, qui s’opposent comme un mur à notre progrès, parce qu’ils nous figent dans une même attitude intérieure, une même crispation, un même refus, une même révolte, une même pente. Nous avons besoin d’oublier pour grandir. Et dans notre conscience extérieure, irrémédiablement infantile, si nous nous souvenions, par exemple, d’avoir été tel banquier vertueux autrefois, et que nous nous retrouvions soudain dans la peau d’un truand besogneux, nous n’y comprendrions plus rien! parce que nous sommes trop jeunes encore, peut-être, pour comprendre que notre âme avait besoin d’apprendre le contraire de la vertu, ou plutôt qu’elle a laissé percer l’abcès que sa vertu cachait. L’évolution ne consiste pas à devenir de plus en plus saint ou de plus en plus intelligent, mais de plus en plus conscient. Il faut bien des âges avant de pouvoir supporter avec fruit la vérité des vies anciennes.
Tout dépend donc du degré de notre développement et de la mesure dans laquelle notre être psychique a participé à notre vie extérieure; plus nous aurons «colonisé» l’extérieur, plus nous aurons de souvenirs à emporter. Malheureusement, le plus souvent, nous nous contentons d’une «vie intérieure», dit-on et, dehors, nous vivons n’importe comment, par habitude. C’est le contraire d’un yoga intégral. Mais si, dès le début, au lieu de rejeter toutes les activités mondaines pour nous plonger dans la seule quête de l’âme, nous avons tout embrassé dans notre recherche, tous les niveaux de notre être, toute la vie, nous arriverons à une vie intégrale et intégrée où nous serons dehors comme dedans; tandis que si l’on a tout exclu pour arriver à des fins dites «spirituelles», il est très difficile, après, de revenir sur ses pas et de descendre de ces hauteurs fragiles pour débrider le mental et l’universaliser, défouler le vital et l’universaliser, pour nettoyer le subconscient et travailler enfin dans la crasse physique afin de la diviniser; on est trop bien assis là-haut pour remuer toute cette tourbe et, à vrai dire, on ne le peut plus. En fait, on n’y songe pas, car comment aurait-on idée d’entreprendre cet énorme travail si, d’avance, on considère que le mental est périssable, le vital périssable, le corps périssable et que le seul but de la vie est de faire son salut et d’en sortir?
La réalisation psychique ou découverte de l’âme n’est donc pas une fin pour le chercheur, c’est le tout petit commencement seulement d’un autre voyage qui s’accomplit dans la conscience au lieu de l’ignorance – dans une conscience de plus en plus vaste, car plus l’être psychique grandit et s’associe à nos activités mondaines, plus ses souvenirs mentaux, vitaux et physiques deviennent clairs, précis, continus d’une vie à l’autre – alors nous commençons à comprendre ce qu’est l’immortalité –, plus ses naissances aussi deviennent concertées, voulues, efficaces. Nous sommes libres, nous sommes éveillés pour toujours. La mort n’est plus ce masque grimaçant qui nous rappelle que nous ne nous sommes pas trouvés, mais un passage tranquille d’un mode d’expérience à un autre mode d’expérience; nous avons saisi une fois pour toutes le fil de la conscience et nous passons ici et là comme d’un pays à l’autre et encore à la vieille terre, jusqu’au jour où, peut-être, comme l’annonce Sri Aurobindo, nous aurons assez grandi, non seulement pour assurer la continuité de notre existence mentale et vitale, mais pour infuser assez de conscience dans ce corps afin qu’il participe, lui aussi, à l’immortalité psychique. Car tout, toujours, est une question de conscience, pour notre vie mentale, vitale et physique, comme pour notre sommeil et notre mort et notre immortalité. La conscience est le moyen, la conscience est la clef, la conscience est la fin.
Après le mental et le vital, le physique, troisième instrument de l’Esprit en nous, joue un rôle particulier dans le yoga de Sri Aurobindo puisque, sans lui, il n’est pas de vie divine possible sur la terre. Nous n’aborderons maintenant que quelques points d’expérience préparatoires, ceux-là même que Sri Aurobindo découvrit au début de son yoga; le yoga du corps, en effet, nécessite un développement de conscience beaucoup plus considérable que celui envisagé jusqu’à présent – plus on descend vers la Matière, plus il faut être en possession de hauts pouvoirs de conscience, car plus la résistance augmente. La Matière est le lieu de la plus grande difficulté spirituelle, mais aussi le lieu de la Victoire. Le yoga du corps dépasse donc le cadre de notre pouvoir vital ou mental et relève d’un yoga supramental que nous aborderons plus tard.
La Matière est le point de départ de notre évolution, c’est enfermée en elle que la conscience a peu à peu évolué; donc plus la conscience émergera, plus elle devra recouvrer sa souveraineté et affirmer son indépendance. C’est le premier pas (non la fin, notons-le). Or nous vivons dans une sujétion presque totale aux besoins du corps pour subsister et aux organes du corps pour percevoir le monde – nous sommes très fiers, à juste titre, de nos machines, mais il suffit que la nôtre ait un peu mal à la tête pour que tout se brouille et, si nous n’avons pas à notre disposition l’arsenal compliqué de nos radios, téléphones, télévisions, etc., nous sommes incapables de savoir ce qui se passe à côté ou même de voir plus loin que le bout de notre rue. Nous sommes des hyper-civilisés qui n’avons pas, physiquement, dépassé le stade du sauvage. Il se pourrait que notre machinerie, finalement, ne soit pas tant le symbole d’une maîtrise que d’une terrible impuissance. La faute en incombe doublement, aux matérialistes qui n’ont pas cru en le pouvoir de l’Esprit intérieur et aux spiritualistes qui n’ont pas cru en la vérité de la Matière. Cette impuissance, pourtant, n’est pas irrémédiable, elle tient surtout à ce que nous nous croyons impuissants; nous sommes un peu dans la position de celui qui aurait hérité des ancêtres une paire de béquilles et qui ne croirait plus en ses jambes. En somme, il s’agit de croire en nos jambes. Il s’agit de croire en notre propre conscience – elle a non seulement des jambes, mais des milliers d’yeux et de bras, et même des ailes.
Par l’histoire même de notre évolution, la conscience, submergée dans la Matière, s’est habituée à dépendre d’un certain nombre d’organes extérieurs pour percevoir le monde, et, parce que nous avons vu les antennes apparaître avant le maître des antennes, nous en avons déduit, puérilement, que ce sont les antennes qui ont fabriqué le maître et que sans les antennes, il n’y a pas de maître, pas de perception du monde. Mais c’est une illusion. Notre dépendance des sens est une habitude seulement, millénaire il est vrai, mais pas plus inéluctable que les silex taillés de l’homme chelléen: Il est possible pour le mental – et ce serait tout naturel pour lui si seulement nous pouvions le persuader de se libérer de son consentement à la domination de la Matière – de prendre directement connaissance des objets des sens sans l’aide des organes sensoriels92. Nous pouvons voir, nous pouvons sentir d’un continent à l’autre comme si les distances n’existaient pas, parce que les distances n’entravent que le corps et ses organes, non la conscience qui peut être partout où elle veut en une seconde, si elle a appris à s’élargir – il est un autre espace, léger, où tout est rassemblé en un point-éclair. Peut-être attendons-nous ici quelque «recette» de clairvoyance et d’ubiquité, mais les recettes sont encore une machinerie au deuxième degré; c’est pourquoi, d’ailleurs, nous les aimons. Certes, le hatha yoga a son efficacité, de même que toutes les méthodes plus ou moins yoguiques qui consistent à fixer une chandelle allumée (trâtak), élaborer des diététiques infaillibles, faire des exercices respiratoires et s’étouffer scientifiquement (prânâyâma). Tout sert, tout peut servir. Mais ces méthodes ont le désavantage d’être longues et d’une portée limitée; en outre, elles sont toujours incertaines et parfois périlleuses quand elles sont maniées par des individus insuffisamment préparés ou purifiés – il ne suffit pas de vouloir le pouvoir, il faut que la machine ne craque pas quand elle reçoit le pouvoir; il ne suffit pas de «voir», il faut encore être prêt à comprendre ce que l’on voit. Pratiquement, notre tâche serait bien simplifiée si seulement nous comprenions que c’est la conscience qui se sert de toutes les méthodes et qui agit à travers toutes les méthodes, et que si nous allons directement à la conscience, nous aurons saisi le levier central. Avec cet avantage que la conscience ne trompe pas. Même si on lui donnait pour toute méthode un morceau de bois, la conscience finirait par en faire une baguette magique – mais ce ne serait pas la faute du morceau de bois ni de la méthode. Même si on l’enfermait au fond d’une caverne, elle finirait par trouver le moyen de voir dehors – c’est d’ailleurs toute l’histoire de l’évolution de la conscience dans la Matière.
Pour le chercheur intégral, le travail sur le corps est venu naturellement s’adjoindre à son travail sur le mental et sur le vital; par commodité nous avons décrit l’un après l’autre les divers étages de l’être, mais tout marche de front et chaque victoire, chaque découverte sur un plan quelconque a ses répercussions sur tous les autres plans. Lorsque nous avons travaillé au silence mental, nous avons observé successivement diverses couches mentales, que nous avons réduites au silence: Un mental pensant, qui constitue notre ratiocination normale; un mental vital, qui justifie nos désirs, nos sentiments, nos impulsions; il y a aussi un mental physique, qui nous donnera beaucoup de mal, mais dont la conquête est aussi importante pour la maîtrise physique, que la conquête du mental pensant et celle du mental vital le sont pour la maîtrise vitale et mentale. Il semblerait, décidément, que ce mental est le bouc émissaire du yoga intégral, nous lui faisons la chasse partout; disons, par parenthèse, qu’il fut une aide très précieuse au cours de notre évolution et qu’il continue encore, pour beaucoup d’hommes, à être un agent indispensable, mais que toutes nos aides, quelles qu’elles soient, si hautes, si divines soient-elles, se changent un jour en obstacle, parce qu’elles ne valent que pour un pas, et nous avons beaucoup de pas à faire et plus d’une vérité à conquérir. Si nous acceptions cette simple proposition du haut en bas de notre échelle des valeurs, sans oublier d’y inclure l’idéal auquel nous sommes actuellement attachés, nous irions très vite sur le chemin de l’évolution. Ce mental physique est le plus stupide qui soit, c’est le vestige en nous de la première apparition du Mental dans la Matière; un mental microscopique, têtu, craintif, borné, conservateur (c’était son utilité évolutive), qui nous fait vérifier dix fois s’il le faut que nous avons bien fermé une porte, que nous savons pertinemment avoir fermée; qui s’affole à la moindre égratignure et se voit livré aux plus affreuses maladies sitôt que quelque chose va de travers; qui est d’une méfiance imperturbable pour tout ce qui est nouveau et construit des montagnes de difficultés quand il faut changer d’un rien sa routine – il répète et répète en nous comme une vieille fille marmottante. Nous avons tous, une fois ou l’autre, fait sa connaissance et il nous donne assez de honte pour que nous l’envoyons promener, mais il est là, en dessous, à marmotter tout seul; il faut toute la sonorité de notre ménage habituel pour ne pas l’entendre. Quand on a fait taire le mental pensant et le mental vital, on s’aperçoit alors qu’il est bien là, et qu’il est affreusement collant. On ne peut même pas raisonner avec lui, il est trop bête. Il faudra pourtant qu’il cède, parce que si le mental pensant est un écran à l’élargissement de notre conscience mentale, le mental vital un obstacle à l’universalisation de notre conscience vitale, le mental physique, lui, oppose un mur solide à l’élargissement de notre conscience physique, qui est la base de toute maîtrise physique. Non seulement cela, mais il brouille toutes les communications et il appelle tous les malheurs; il suffit – et c’est un phénomène dont nous ne saurions trop souligner l’énorme importance – de penser à quelque chose ou à quelqu’un pour qu’instantanément nous soyons en communication (inconsciente le plus souvent) avec toutes les vibrations que représentent cette chose ou ce quelqu’un, et toutes les conséquences de ces vibrations. Or, le mental physique, par ses craintes de gnome précisément, nous met constamment en rapport avec les possibilités les plus fâcheuses. Il imagine toujours le pire. Cette manie n’a qu’une importance relative dans la vie ordinaire où les activités du mental physique se perdent dans le brouhaha général et où nous sommes protégés, justement, par notre manque de réceptivité, mais quand nous avons travaillé systématiquement à faire une transparence en nous et à augmenter notre réceptivité, les brouillages du mental physique deviennent un obstacle sérieux, et même dangereux.
Cette transparence mentale, vitale et physique est la clef d’une double indépendance. Indépendance des sensations, car la conscience-force, dégagée de son innombrable dispersion aux divers niveaux de notre être et rassemblée comme un faisceau manœuvrable, peut, à volonté, être déconnectée de n’importe quel point, du froid, de la faim, de la douleur, etc. Indépendance des sens, car, délivrée de son absorption immédiate dans nos activités mentales, vitales et physiques, cette même conscience-force peut déborder le cadre de son corps et, par une sorte de projection intérieure, contacter les choses, les êtres et les événements à distance. Généralement, il faut être en état de sommeil ou d’hypnose pour percevoir un peu loin dans l’espace ou dans le temps et se dégager des sensations immédiates, mais ces moyens primitifs et encombrants sont parfaitement inutiles si le vacarme mental s’est tu et si nous sommes maître de notre conscience. La conscience est le seul organe93. C’est elle qui sent, elle qui voit, elle qui entend. Le sommeil ou l’hypnose sont simplement des moyens rudimentaires de lever le rideau du mental de surface. Et c’est normal! si nous sommes pleins du bruit de nos désirs et de nos craintes, que pouvons-nous voir, vraiment, sinon l’image innombrablement répétée de nos désirs et de nos craintes? De même que le mental pacifié et le vital apaisé s’universalisent, de même le physique clarifié s’universalise spontanément. Nous ne sommes prisonnier que de nous-même; le monde attend tout large à nos portes, si seulement nous consentons à tirer l’écran de nos petites constructions. À cette capacité d’élargissement de la conscience doit, naturellement, se joindre une capacité de concentration, en sorte que la conscience élargie puisse se fixer, immobile et silencieuse, sur l’objet considéré et devenir cet objet. Mais concentration ou élargissement sont des corollaires spontanés du silence intérieur. Dans le silence intérieur, la conscience voit.
Quand nous sommes délivrés de la tension du mental pensant et de son bourdonnement, de la tyrannie du mental vital et de sa fébrilité, ses exigences insatiables, de l’épaisseur et des craintes du mental physique, nous commençons à comprendre ce qu’est le corps sans toutes ces surcharges épuisantes, et nous découvrons que c’est un merveilleux instrument – docile, endurant, plein d’une inépuisable bonne volonté. C’est l’instrument le plus méconnu qui soit et le plus mal traité. Dans cet éclaircissement général de notre être, nous observons d’abord que le corps n’est jamais malade, simplement il s’use, mais même cette usure n’est peut-être pas irrémédiable comme nous le verrons avec le yoga supramental. Ce n’est pas le corps qui est malade, c’est la conscience qui fait défaut; à mesure que l’on avance dans le yoga, on voit, en effet, que chaque fois que l’on tombe malade, ou même chaque fois qu’il y a un «accident» extérieur, c’est toujours le résultat d’une inconscience ou d’une mauvaise attitude, d’un désordre psychologique. L’étude est d’autant plus intéressante que dès que nous avons mis le pied sur le chemin du yoga, il y a immédiatement quelque chose en nous qui est alerté et qui, à chaque instant, nous fait voir, toucher du doigt même, nos erreurs et la cause de tout ce qui nous arrive, comme si l’«on» prenait vraiment au sérieux notre recherche – rien n’est laissé dans l’ombre; et nous découvrons de plus en plus, parfois avec stupéfaction, une corrélation rigoureuse entre notre état intérieur et les circonstances extérieures (les maladies, par exemple, ou les «accidents»), comme si le sens de la vie ne se déroulait plus du dehors vers le dedans, mais du dedans vers le dehors, l’un façonnant l’autre, même les circonstances extérieures les plus banales – en fait, plus rien n’est banal et la vie journalière apparaît comme un réseau chargé de signes qui attendent notre reconnaissance. Tout se tient, le monde est un miracle. Nous commettons peut-être une erreur enfantine quand nous imaginons que la vie spirituelle consiste à avoir des visions, des apparitions et contempler des phénomènes «surnaturels» – le Divin est plus proche de nous que nous le pensons, le «miracle» moins tapageur et plus profond que toute cette imagerie d’Épinal. Quand nous avons déchiffré un seul de ces petits signes qui nous croisent, deviné une seule fois l’imperceptible lien qui tient les choses, nous sommes plus près du grand Miracle que si nous avions touché la manne du ciel. Parce que, le miracle, c’est peut-être que le Divin est naturel aussi. Mais nous ne sommes pas attentifs.
Le chercheur prendra donc conscience de ce renversement du courant de la vie, du dedans vers le dehors (et pour cause, le Maître psychique est sorti de son emprisonnement), il descellera ces signes quotidiens et verra que l’attitude intérieure a le pouvoir de modeler les circonstances extérieures dans les deux sens, bon et mauvais; quand nous sommes en état d’harmonie et que notre action correspond à la vérité profonde de notre être, il semble que rien ne puisse résister; même les «impossibilités» se dissolvent, comme si une autre loi se superposait à la loi «naturelle» (en réalité, c’est le vrai naturel qui émerge des complications mentales et vitales) et l’on commence à goûter une liberté royale; mais quand il y a un désordre intérieur, mental ou vital, on s’aperçoit que ce désordre appelle irrésistiblement des circonstances extérieures fâcheuses, intrusion de maladie ou accident. La raison en est simple; quand nous sommes en mauvais état intérieur, nous émettons un certain type de vibration qui, automatiquement, appelle et contacte toutes les autres vibrations du même type, à tous les niveaux de notre être; c’est un brouillage général qui trouble les circonstances extérieures et fait tout marcher de travers. Et non seulement le mauvais état intérieur crée un brouillage, mais il affaiblit l’enveloppe protectrice, circumconsciente, dont nous avions parlé; c’est-à-dire qu’au lieu d’être gardés par une certaine intensité vibratoire, nous sommes ouverts, vulnérables – il n’y a rien de tel qu’une vibration de désordre pour faire des trous dans notre enveloppe protectrice ou, plutôt, pour la décomposer – et n’importe quoi peut entrer. Et notons bien que le mauvais état intérieur est contagieux: il y a des compagnies qui attirent toujours les accidents ou les ennuis. Quand nous aurons fait dix fois, cent fois la même expérience, qui peut aller du simple rhume ou de la chute banale à l’accident sérieux, suivant l’état intérieur, nous saurons bien que ni notre corps ni le prétendu «hasard» ne sont pour rien dans tout cela, et que, de même, le remède n’est dans aucune drogue extérieure, mais dans le rétablissement de l’attitude vraie, dans l’ordre intérieur, en un mot dans la conscience. Si le chercheur est conscient, il peut passer au milieu de n’importe quelle épidémie, boire toutes les saletés du Gange s’il lui plaît, rien ne peut le toucher, car qui toucherait le Maître éveillé? Nous avons isolé des bactéries et des virus, mais nous n’avons pas vu qu’ils sont des agents seulement, et que la maladie n’est pas le virus, mais la force qui se sert du virus; et si nous sommes clairs, tous les virus du monde n’y peuvent rien, parce que notre force intérieure est plus grande que cette force-là, ou, mieux, parce que notre être vibre d’une intensité trop haute pour cette basse intensité. Seul le semblable peut entrer dans le semblable. Et c’est pourquoi aussi on peut éliminer le cancer, par exemple, après avoir éliminé d’autres maladies moyenâgeuses, mais nous n’aurons pas éliminé les forces de maladie, qui se serviront d’autre chose, d’un autre agent, d’un autre virus, une fois que leur intermédiaire actuel aura été dépisté. Notre médecine ne touche qu’à la surface des choses, pas à la source. Il n’y a qu’une maladie, l’inconscience. À un stade plus avancé, lorsque nous aurons établi suffisamment le silence intérieur et que nous serons capables de percevoir les vibrations mentales et vitales à leur entrée dans notre circumconscient, nous pourrons, de même, percevoir les vibrations de maladie et les chasser avant qu’elles n’entrent: Si vous pouviez devenir conscient de votre moi circumconscient, écrivait Sri Aurobindo à un disciple, vous pourriez attraper les pensées, les passions, les suggestions de maladie ou les forces de maladie et les empêcher d’entrer en vous94.
Il faut encore noter deux autres catégories de maladie, qui ne tiennent pas directement à nos erreurs: celles qui viennent d’une résistance subconsciente (nous en parlerons plus tard avec la purification du subconscient) et celles que nous pourrions appeler des «maladies yoguiques», qui proviennent d’un décalage entre le développement des étages supérieurs de notre conscience et le développement de notre conscience physique. Il peut arriver que notre conscience mentale ou vitale, par exemple, s’élargisse considérablement et reçoive des intensités nouvelles, tandis que notre conscience physique s’attarde encore au vieux mouvement vibratoire et ne supporte pas cet accroissement d’intensité. Il en résulte une rupture d’équilibre qui peut amener des maladies, non par intrusion d’un agent extérieur, microbe ou virus, mais par rupture des relations normales entre les éléments internes: allergies, troubles colloïdaux du sang, etc., ou désordres nerveux et mentaux. Nous touchons ici au problème de la réceptivité de la matière aux forces supérieures de conscience, l’un des gros problèmes du yoga supramental. C’est l’une des raisons, en tout cas, pour lesquelles Sri Aurobindo et la Mère insistent tant sur le développement de notre base physique; sans elle, on peut s’extasier et filer tout droit dans l’Absolu, peut-être, mais non faire descendre les intensités et l’ampleur de l’Esprit dans notre royaume «inférieur», mental, vital et matériel pour y créer une vie divine.
La conscience peut donc être indépendante des organes des sens, indépendante des maladies, indépendante dans une large mesure de la nourriture et du sommeil lorsqu’elle a découvert l’inépuisable réservoir de la grande Force de Vie; et elle peut être indépendante du corps lui-même. Lorsque le courant de conscience-force en nous s’est suffisamment individualisé, nous remarquons que non seulement nous pouvons le détacher des sens et des objets des sens, mais que nous pouvons le détacher du corps. Dans nos méditations tout d’abord, parce que c’est le premier champ d’entraînement avant la maîtrise naturelle, nous observons que cette conscience-force devient particulièrement homogène, compacte, et qu’après s’être dégagée du mental et du vital, elle se retire lentement de tous les bruissements du corps, qui devient parfaitement immobile, comme un bloc transparent, ou comme quelque chose qui n’occupe plus de place, qui ne pèse plus, presque inexistant: la respiration devient de plus en plus imperceptible, les battements du cœur de plus en plus fins; puis, soudain, il y a un brusque décrochage et l’on se retrouve «ailleurs», en dehors du corps. C’est ce qu’en langage technique on appelle «s’extérioriser».
Il y a toutes sortes d’«ailleurs», autant que de plans de conscience, et on peut sortir ici ou là suivant le niveau auquel nous avons fixé notre conscience (nous connaissons déjà le Mental universel et le Vital universel), mais Tailleurs le plus immédiat, qui borde notre monde physique et lui ressemble avec une intensité plus grande, est ce que Sri Aurobindo a appelé le physique subtil. Cette connaissance est aussi vieille que le monde et ne signale pas spécialement le yoga de Sri Aurobindo; elle fait simplement partie de notre développement intégral et nous prépare au jour où nous quitterons notre corps pour une durée plus longue dans ce que les hommes appellent la «mort», par ignorance. Pour plus de clarté, nous rapporterons ici, parmi bien d’autres, l’expérience du physique subtil telle que nous Ta racontée un jeune garçon de l’Ashram de Pondichéry lorsqu’il sortit pour la première fois de son corps; «J’étais allongé sur ma chaise longue, en concentration, quand tout d’un coup je me suis retrouvé chez mon ami Z qui était en train de faire de la musique avec plusieurs autres. Je voyais tout très clairement, plus clairement même que dans le physique, et je me déplaçais très vite, sans obstacle. Je suis resté là un bon moment, à regarder; j’ai même essayé d’attirer leur attention, mais ils n’étaient pas conscients. Puis, soudain, il y a quelque chose qui m’a tiré, comme un instinct: «Il faut que je rentre.» J’avais une sensation de mal à la gorge. Je me souviens que pour sortir de leur chambre, qui était fermée à part une petite ouverture en haut, ma forme s’est comme vaporisée (parce que j’avais encore une forme, mais ce n’était pas comme de la matière, c’était plus lumineux, moins opaque) et je suis sorti comme une fumée par une fenêtre ouverte. Puis je me suis retrouvé dans ma chambre, près de mon corps, et j’ai vu que j’avais la tête de travers, rigide, contre le coussin, et que je respirais avec difficulté; j’ai voulu rentrer dans mon corps – impossible. Alors j’ai pris peur. J’entrais par les jambes et puis, arrivé à hauteur des genoux, c’est comme si je glissais dehors; deux, trois fois comme cela; la conscience montait, puis elle glissait dehors, comme un ressort. Je me disais: Si seulement je pouvais renverser ce tabouret (il y avait un petit tabouret sous mes pieds), ça ferait du bruit et je me réveillerais! Rien à faire. Et je respirais de plus en plus mal. J’avais une peur terrible. Soudain, je me suis souvenu de Mère et j’ai appelé: “Mère! Mère!” et je me suis retrouvé dans mon corps, réveillé, avec un torticolis95.»
Ainsi, après bien des cycles d’enfouissement et de réveil, et d’innombrables chocs qui l’obligeaient à se souvenir de soi et se saisir, et s’enfermer pour grandir à l’abri, la conscience, devenue une individualité formée, brise la coquille et affirme son indépendance. Cette indépendance, écrit Sri Aurobindo, finit par devenir tellement normale pour l’être tout entier, que nous en viendrons à sentir ce corps comme quelque chose d’extérieur et de détachable, tel le costume que l’on porte ou l’instrument que l’on tient par hasard à la main. Il se peut même que nous finissions par sentir que le corps est inexistant, en un sens, ou qu’il n’a d’existence que comme une sorte d’expression partielle de notre force vitale et de notre mentalité. Ces expériences sont le signe que le mental arrive à une position correcte vis-à-vis du corps et qu’il change son point de vue faux de mentalité obsédée et capturée par les sensations physiques, pour le point de vue de la vraie vérité des choses96. Car le vrai point de vue, toujours, est celui du Maître, le psychique, l’Esprit en nous – chaque fois que nous sentons une impossibilité, ou une limite, une barrière, nous pouvons être sûrs que c’est notre victoire de demain, parce que si nous ne sentions pas l’obstacle, nous ne serions pas en train de le vaincre, et que nous sommes faits pour tout vaincre et vivre tous nos rêves, car c’est l’Esprit qui rêve en nous. Et le premier de ces rêves, peut-être, dans un monde où les interdits se referment de plus en plus comme une cage de fer, c’est de naviguer au large, indépendants du corps et des frontières. Alors nous n’avons plus besoin de passeport, nous sommes des apatrides nantis de toutes les patries du monde, sans tampon; nous connaissons une largeur de vie et une liberté délectables: «Ô Étendue…», dit le Rig-Véda.
Tout le monde n’est pas capable de sortir de son corps consciemment, ni d’élargir consciemment son mental ou son vital, mais beaucoup de gens le font inconsciemment dans leur sommeil, c’est-à-dire au moment précis où les petits «je» de la personnalité frontale sont moins encombrants et moins étroitement absorbés dans leurs préoccupations superficielles. Ces divers «je» expriment une fraction de la réalité, celle que l’on voit à l’œil nu, mais d’immenses domaines s’étendent par-derrière; déjà nous avons parlé d’un Mental universel, d’un Vital universel, d’un Physique subtil derrière cette pellicule physique; il s’agit donc de recouvrer l’intégralité de notre réalité universelle. Il y a trois méthodes ou trois stades pour ce faire; le premier, qui est à la disposition de tout le monde c’est le sommeil; le second, plus rare, repose sur l’extériorisation consciente ou les méditations profondes; et le troisième, qui représente déjà un degré avancé de développement, où tout est simple: on peut se passer du sommeil et des méditations, et voir de toutes les façons, les yeux grands ouverts au milieu même des autres activités, comme si tous les degrés de l’existence universelle étaient présents sous nos yeux et accessibles par de simples déplacements de conscience, un peu comme quand on ajuste son regard d’un objet proche à un objet plus lointain. Le sommeil est donc un premier instrument de travail; il peut devenir conscient, de plus en plus conscient, jusqu’au moment où nous serons suffisamment développés pour être continûment conscients, ici ou là, et où le sommeil, comme la mort, ne seront plus un retour à l’état végétatif ou une dispersion en nos composants naturels, mais simplement un passage d’un mode de conscience à un autre mode de conscience. Parce que, en vérité, la ligne de séparation que nous avons tracée entre le sommeil et la veille, la vie et la mort, répond peut-être à une observation des apparences extérieures, mais elle n’a pas de réalité essentielle, pas plus que nos frontières nationales n’ont de réalité pour la géographie physique ou que l’extériorité colorée et immuable d’un objet n’a de réalité pour la physique nucléaire. En fait, il n’y a pas de séparation, sauf pour notre inconscience, et les deux mondes (ou plutôt celui-ci et les innombrables autres) coexistent constamment, sont constamment entremêlés, et c’est seulement une certaine façon de percevoir la même chose, qui nous fait dire dans un cas «je vis» et dans l’autre «je dors» ou «je suis mort» (si nous sommes assez conscients pour nous en apercevoir), de même qu’il est possible d’avoir différentes expériences d’un même objet suivant qu’on le regarde au niveau particulaire, atomique, moléculaire ou extérieur – l’«ailleurs» est partout ici. Nous avons attaché une valeur unique et exclusive aux divers symboles qui forment notre vie physique extérieure, parce qu’ils se trouvent immédiatement sous notre nez, mais ils ne sont pas plus, ou pas moins valables que les autres symboles qui constituent notre vie extra-physique – la réalité atomique d’un objet n’annule pas et n’est pas séparée de sa réalité extérieure, et vice versa. Et non seulement les autres symboles sont aussi valables que nos symboles physiques, mais nous ne pouvons rien comprendre vraiment à nos propres symboles si nous ne comprenons pas tous les autres symboles. Sans la connaissance des autres degrés de réalité, notre connaissance du monde humain ordinaire est aussi incomplète et aussi fausse que le serait une étude du monde physique sans la connaissance des molécules, atomes et particules. On ne comprend rien tant que l’on n’a pas tout compris.
Il existe ainsi une gradation infinie de réalités coexistantes, simultanées, sur lesquelles le sommeil nous ouvre une lucarne naturelle. Car, en définitive, si nous sortons de la classification superficielle vie-mort-sommeil, pour aller à une classification essentielle de l’univers, nous voyons que du haut en bas (si tant est qu’il y ait un haut et un bas) cet univers n’est rien autre qu’un continuum de conscience-force, ou, comme dit Sri Aurobindo, une gradation de plans de conscience qui s’échelonnent sans interruption de la Matière pure à l’Esprit pur – Physique subtil, Vital, Mental, Supramental (nous pouvons employer d’autres termes s’il nous plaît, un autre vocabulaire, mais le fait reste le même) – et que tout se situe au sein de ces plans, notre vie et notre sommeil et notre mort; il n’est nulle part où aller en dehors de là; et non seulement tout se situe là, mais tout coexiste là, sans séparation. Vie, mort, sommeil, sont simplement différentes positions de la conscience au sein de cette même gradation. Quand nous sommes éveillés, nous recevons des vibrations mentales ou vitales qui se traduisent par certains symboles, certaines façons de voir, de comprendre ou de vivre; quand nous sommes endormis ou «morts», nous recevons les mêmes vibrations, mentales, vitales et autres, qui se traduiront par d’autres symboles, d’autres façons de voir, de comprendre ou de vivre la même réalité. Dans tous les cas, la clef de notre existence, ici ou ailleurs, est toujours notre capacité de conscience; si nous sommes inconscients dans notre vie, nous serons inconscients de toutes les manières; la mort sera vraiment une mort et le sommeil vraiment un engourdissement. Prendre conscience de ces divers degrés de réalité est donc notre tâche fondamentale; et quand nous aurons fait ce travail intégralement, les lignes de démarcation artificielles qui séparaient nos divers modes de vie s’écrouleront, et nous passerons sans interruption, ou sans trou de conscience, de la vie au sommeil et à la mort; ou, plus exactement, il n’y aura plus ni mort ni sommeil comme nous l’entendons, mais diverses manières de percevoir continûment la Réalité totale, et, peut-être, finalement, une conscience intégrale qui percevra tout simultanément. Notre évolution n’est pas terminée. La mort n’est pas une négation de la vie, mais un processus de la vie97. Cette vie physique dans un corps physique assume, par conséquent, une importance particulière parmi tous nos autres modes de vie, parce que c’est en elle que nous pouvons devenir conscient – c’est le lieu du travail, dit la Mère, le point où tous les plans se rencontrent dans un corps. Le lieu du travail, parce que c’est le point zéro ou presque zéro de l’évolution et que c’est à partir du corps, lentement, à travers d’innombrables vies, qu’un «nous», indifférencié tout d’abord, s’individualise en prenant contact avec des plans de conscience de plus en plus élevés et, sur chaque plan, avec des étendues de conscience de plus en plus vastes. Il y aura donc autant de morts ou de sommeils différents qu’il y a de vies différentes, parce que c’est la même chose; tout dépendra du degré de notre développement évolutif; et il y a tous les degrés possibles, comme dans la vie, depuis la nullité totale jusqu’à la conscience parfaitement éveillée et individualisée. On ne peut donc pas faire de lois générales pour le sommeil et la mort, parce que tous les cas sont possibles, comme ici-bas. On peut tout au plus indiquer quelques lignes de développement.
Nous avons dit que nous étions constitués d’un certain nombre de centres de conscience, qui s’échelonnent depuis le dessus de la tête jusqu’en bas, et que chacun de ces centres, un peu comme un poste récepteur correspondant à diverses longueurs d’onde, est relié à divers plans de conscience d’où nous recevons constamment, à notre insu le plus souvent, toutes sortes de vibrations, physiques subtiles, vitales, mentales, ou plus hautes, ou plus basses, qui déterminent notre façon de penser, de sentir et de vivre, la conscience individuelle étant comme un filtre et sélectionnant certaines vibrations plutôt que d’autres conformément à son milieu, ses traditions, son éducation, etc. Le principe général est que nous irons au moment du sommeil ou de la mort, par affinité, dans les lieux ou les plans avec lesquels nous avons déjà établi un lien. Mais à ce stade élémentaire, la conscience n’est pas vraiment individualisée, encore qu’elle puisse être très raffinée et très cultivée mentalement; elle pense plus ou moins ce que tout le monde pense, sent ce que tout le monde sent et vit ce que tout le monde vit; c’est simplement un agrégat temporaire qui n’a d’autre continuité que celle du corps autour duquel tout est centré. Quand ce centre corporel meurt, tout s’éparpille en petits fragments vitaux, mentaux et autres, qui vont rejoindre leurs milieux respectifs puisqu’ils n’ont plus de centre. Et quand ce centre est endormi, tout est plus ou moins endormi puisque les éléments non-corporels, vitaux et mentaux, n’existent vraiment qu’en fonction de la vie corporelle et pour elle. En cet état embryonnaire, la conscience retombe donc dans le subconscient lorsqu’elle s’endort (nous employons le mot comme l’emploie Sri Aurobindo, au sens étymologique, c’est-à-dire ce qui est historiquement sub-conscient, non pas en dessous du niveau de notre conscience de veille, mais en dessous du stade conscient de l’évolution, comme chez l’animal ou la plante98), autrement dit, la conscience retourne à son passé évolutif, qui pourra lui envoyer toutes sortes d’images chaotiques fabriquées par la combinaison fantaisiste d’innombrables fragments de souvenirs et d’impressions, à moins qu’elle ne continue d’une façon plus ou moins déréglée ses activités habituelles de veille; de là, la conscience coulera dans un passé plus lointain, végétatif ou larvaire, qui sera son sommeil proprement dit, comme celui des plantes ou des animaux. Bien des étapes seront nécessaires avant que le centre véritable, psychique, et sa conscience-force soient formés et ne donnent quelque cohérence et quelque continuité à cet amalgame volatil. Mais à partir du moment où le corps cesse d’être le centre principal et où l’on commence à avoir une vie intérieure indépendante des circonstances physiques et de la vie physique, et surtout quand on fait un yoga, qui est un processus d’évolution accélérée, la vie change vraiment, la mort aussi et le sommeil aussi – on commence à exister. C’est même la première chose dont on s’aperçoit, comme si les changements extérieurs, visibles, étaient précédés par des mutations intérieures d’ordre plus subtil, qui se traduiront notamment par des rêves d’une nature particulière. Nous passons du sommeil animal à un sommeil conscient ou sommeil d’expérience et d’une mort qui pourrit à une mort qui vit. Les cloisons s’effritent, qui morcelaient notre vie intégrale. Au lieu d’être projeté dans une dispersion complète, faute de centre, nous avons trouvé le Maître et attrapé le fil de la conscience-force qui relie tous les étages de la réalité universelle.
Il y a bien des degrés dans ce nouveau sommeil suivant le développement de notre conscience, depuis les rares éclairs spasmodiques sur tel ou tel plan, jusqu’à la vision continue, maîtresse d’elle-même, qui peut aller à volonté de bas en haut et de haut en bas, où bon lui semble99. Tout dépendra ici aussi de notre conscience de veille. Normalement, nous irons par affinité sur les plans avec lesquels nous avons établi un lien; les vibrations vitales, mentales ou autres que nous avons acceptées et qui se sont traduites en nous par des idéaux, des aspirations, des désirs, des bassesses ou des noblesses, constituent ce lien, et, en sortant de notre corps, nous irons à la source – une source extraordinairement vivante et frappante; nos traductions mentales et vitales dans le monde physique semblent pauvres et presque abstraites à côté de cet original-là. Alors nous commencerons à prendre conscience des mondes immenses, innombrables, qui pénètrent et enveloppent et surplombent notre petite planète terrestre, et qui déterminent sa destinée et la nôtre. Il n’est évidemment pas possible de décrire ces mondes en quelques pages, ni même en plusieurs volumes; autant vaudrait décrire la terre par un aperçu de la Normandie. Nous n’entendons pas les décrire, au reste, mais donner seulement quelques indices qui permettront au chercheur de faire des recoupements avec sa propre expérience. La qualité essentielle pour cette exploration, Sri Aurobindo y a insisté bien des fois, est une claire austérité et l’absence de désir, le silence mental, sinon nous serons le jouet de toutes les illusions. Patiemment, à force d’expériences, nous apprendrons d’abord à reconnaître sur quel plan se situe notre expérience; ensuite, de quel niveau il s’agit au sein de chaque plan. Cette localisation est aussi importante pour notre enquête que de distinguer, sur la terre, la qualité du milieu où l’on se trouve et le pays où l’on voyage. Puis nous apprendrons à comprendre le sens de nos expériences; c’est une langue étrangère, et même plusieurs que nous devons assimiler, sans y mêler notre propre langue mentale; lune des grosses difficultés, en effet, vient de ce que le mental est le seul langage terrestre que nous connaissions, et ses transcriptions au réveil tendront inconsciemment à brouiller ou à déformer la pureté de l’expérience. À défaut d’un guide éclairé qui pourra débrouiller cet écheveau compliqué, il faudra s’habituer à rester aussi silencieux que possible mentalement lorsqu’on s’éveille et à sentir intuitivement le sens de ces autres langages; on y arrive assez vite à mesure que la conscience se développe et que les expériences se multiplient. C’est comme une forêt vierge, au début, ou un marché chinois, tout semble pareil; puis, avec les mois et les années, on finit par reconnaître des chemins et des visages, des lieux, des signes, et une diversité plus grouillante que sur la terre.
Mais comment se souvenir de son sommeil? c’est un blanc absolu pour la plupart des êtres – il y a un joint manquant. En fait, il y a des quantités de joints ou de ponts, comme dit la Mère; comme si nous étions faits d’une série de pays reliés chacun par un pont. Il se pourra donc que nous gardions aisément le souvenir de certaines parties de notre être et de ses voyages, tandis que d’autres seront laissées dans l’oubli, faute d’un pont avec le reste de notre conscience; quand on passe à travers ce vide, ou cette partie mal éduquée de la conscience, on oublie (c’est ce qui arrive généralement à ceux qui tombent en «extase», nous y reviendrons). En principe, un être suffisamment développé parcourra toute la gamme des plans de conscience dans son sommeil et il ira jusqu’à la Lumière suprême de l’Esprit – Sat-Chit-Ânanda –, inconsciemment le plus souvent, et ces quelques minutes-là seront son vrai sommeil, le vrai repos dans la détente absolue de la joie et de la Lumière. Sri Aurobindo disait que la vraie raison d’être du sommeil est de rejoindre spontanément la Source et de s’y retremper. De là, nous redescendrons lentement à travers tous les plans, Mental, Vital, Physique subtil et subconscient (le dernier, dont nous nous souvenons le plus aisément) et chaque partie de notre être y aura les expériences correspondantes. Au sein de chaque plan, il y a aussi beaucoup de zones, chacune avec son pont. La principale difficulté est d’établir le tout premier pont, avec la conscience extérieure de veille, et il n’est qu’une façon: l’immobilité totale et le silence complet au réveil. Si l’on se retourne ou si l’on bouge, tout s’évapore, ou plutôt tout se couvre de petites rides sur le grand lac du sommeil et l’on n’y voit plus rien; et si l’on se met à penser, ce ne sont plus des rides mais des remous boueux qui voilent tout; la pensée n’a rien à voir dans cette affaire, ce n’est pas avec le mental qu’il faut essayer de se souvenir. Il faut rester penché sur le grand lac tranquille comme dans une contemplation sans objet, mais très soutenue, comme s’il fallait percer cette épaisseur bleu sombre à force de la regarder. Et soudain, si nous sommes assez persévérants, nous verrons une image flotter sous nos yeux, ou peut-être seulement une trace, une odeur comme d’un pays lointain chargé d’effluves, très familier, mais insaisissable. Il s’agira alors de ne pas se précipiter sur cette trace, car elle s’évanouirait tout de suite, mais de la laisser peu à peu se préciser d’elle-même, se former, et finalement nous retrouverons une scène. Quand nous aurons bien attrapé le fil, il suffira, en principe, de tirer lentement, sans chercher à penser, sans essayer de comprendre (la compréhension sera pour après; si nous nous mettons à interpréter en cours de route, nous coupons toutes les communications) et le fil nous conduira de pays en pays, de souvenir en souvenir. Quelquefois, nous resterons butés pendant des années sur un même point du parcours, comme s’il y avait un trou de mémoire à quelques encablures. Pour construire le joint manquant, il n’y a guère qu’à être patient et à vouloir et encore vouloir; si l’on s’obstine, le chemin finira par se tracer, comme dans la forêt vierge. Mais le rappel au réveil n’est pas la seule méthode; on peut aussi se concentrer le soir, avant de s’endormir, avec la volonté de se souvenir et de se réveiller à intervalles fixes, une ou deux fois dans la nuit, pour attraper le fil à des niveaux différents. Cette méthode est particulièrement efficace. Nous savons tous qu’il suffit de vouloir se réveiller à certaine heure, pour que la mécanique fonctionne parfaitement, à une minute près; c’est ce que l’on appelle «faire une formation». Ces formations sont comme des petits nodules vibratoires émanés par la volonté, qui acquièrent une existence propre, indépendante, et qui font leur travail très exactement100. On peut faire des formations plus ou moins puissantes, plus ou moins durables (que l’on peut recharger de temps en temps), à toutes sortes de fins, et notamment pour se souvenir et se réveiller à intervalles réguliers. Et si nous persistons pendant des mois, des années s’il le faut, nous finirons par être automatiquement alertés chaque fois qu’un événement important se produira sur un plan quelconque de notre sommeil. Alors, dans le sommeil même, nous nous arrêterons, nous répéterons deux ou trois fois le souvenir, afin de bien l’enregistrer, puis nous repartirons.
Dans cet énorme champ d’expérience nous ne pouvons souligner que quelques points pratiques, d’ordre général, qui frapperont le chercheur au début de son enquête. Tout d’abord, il faut bien distinguer les rêves ordinaires du subconscient, des expériences. Les expériences ne sont pas des rêves, bien que nous ayons l’habitude de tout mélanger, ce sont des événements réels auxquels nous avons participé sur tel ou tel plan; ils se distinguent des rêves ordinaires par leur intensité particulière: tous les événements du monde physique, extérieur, si exceptionnels soient-ils, semblent pâles à côté de ces événements-là; ils laissent une impression profonde et un souvenir plus vivant que n’importe lequel de nos souvenirs terrestres, comme si nous avions soudain touché un mode de vie plus riche – pas nécessairement plus riche par la figuration extérieure ni par les couleurs, qui pourtant peuvent être d’un incroyable éclat (surtout dans le Vital), mais par le contenu. Quand le chercheur, au réveil, aura cette impression débordante, comme d’avoir baigné dans un monde chargé de signes, qui veulent dire plus d’une chose à la fois (nos événements du monde physique ne veulent dire qu’une chose à la fois, rarement plus) et devant lesquels on pourrait rester longtemps sans épuiser leur sens tant ils semblent chargés de ramifications invisibles et de profondeurs étagées; ou lorsqu’il aura assisté ou participé à certaines scènes qui semblent infiniment plus réelles que nos scènes physiques, toujours plates, comme si elles se cognaient tout de suite contre un fond dur et un peu photographique, il saura qu’il a eu une expérience véritable, non un rêve.
Il est un autre fait remarquable: plus on s’élève dans l’échelle de la conscience, plus la qualité de la lumière change – les différences de luminosité sont un indicatif très sûr du lieu où l’on se trouve et même du sens des choses – et il y a toute la gamme, depuis les tons sales du subconscient, gris, marrons et noirs; les teintes vibrantes du Physique subtil; les couleurs éclatantes du Vital, qui, notons-le, ont toujours une nuance artificielle et clinquante, un peu dure (c’est la région la plus trompeuse qui soit), jusqu’aux lumières du Mental, qui deviennent de plus en plus puissantes et pures à mesure que l’on monte vers l’Origine; à partir du Surmental, dont nous parlerons plus tard, il y a une différence radicale de vision: les objets, les êtres ou les choses que l’on voit, ne semblent plus éclairés du dehors, platement, comme nous le sommes par le soleil, ils sont lumineux en soi; et finalement ce n’est plus tant une «extériorisation» qu’une extase dans une Lumière immobile, éblouissante, dépouillée de tous les tapages et les incidents sensationnels des plans inférieurs. Quand on peut entrer en contact avec cette Lumière, on est autant reposé en quelques minutes qu’en huit heures de sommeil; c’est ainsi que les yogis se passent de sommeil; c’est ainsi aussi que quelques minutes de concentration dans la journée peuvent reposer autant qu’une marche en plein air. Le corps a une incroyable endurance; c’est l’agitation psychologique qui fatigue.
En dehors des événements d’ordre universel auxquels nous pourrons être mêlés, nous nous apercevrons que le sommeil est une mine de renseignements sur notre propre état individuel; tous les étages de notre être s’éclairent d’une exacte lumière, comme si, dehors, pendant la veille, nous avions vécu comme des sourds-muets ou des hommes de plâtre, et que, subitement, tout s’éveille à une vie plus vraie que la vie. Ces divers niveaux intérieurs peuvent se présenter comme des chambres ou des maisons dont les moindres détails sont révélateurs: Quand on va à la découverte de son être intérieur, raconte la Mère, et des différentes parties qui le composent, on a très souvent l’impression de pénétrer dans une salle ou une chambre, et, suivant la couleur, l’atmosphère, les choses qu’elle contient, on a la perception très claire de la partie de l’être que l’on est en train de visiter. Alors on peut passer dans des pièces de plus en plus profondes qui ont chacune leur caractère propre. Ou parfois, au lieu de chambres, nous trouverons des êtres de toutes sortes – toute une petite famille, voire une ménagerie – qui sont l’expression des diverses forces ou vibrations que nous avons pris l’habitude d’accueillir en nous et qui constituent «notre» nature. Et ce ne sont pas des êtres «de rêve», ce sont des êtres véritables que nous abritons: les forces sont conscientes, les vibrations sont conscientes – êtres ou forces, conscience ou force, sont deux visages simultanés d’une même réalité. Nous verrons ainsi d’une façon singulièrement vivante ce que nous voulons ou ne voulons plus tolérer en nous.
Une autre observation frappera le chercheur par sa récurrence presque quotidienne. Il s’apercevra, après coup, qu’il a eu, la nuit, la prémonition exacte de tous les événements psychologiques importants qui ont eu lieu dans la journée. D’abord, il pensera à une simple coïncidence, ou il ne verra pas bien le lien, puis, quand le fait se sera répété des centaines de fois, il commencera à être sur ses gardes, et enfin, quand il sera tout à fait éveillé, il pourra voir venir et prendre des mesures protectrices à l’avance. Par exemple, nous avons eu une crise de dépression dans la journée, ou nous sommes entrés dans une colère violente, nous avons eu un mouvement de révolte, une obsession sexuelle, etc., ou, pour prendre un exemple d’un ordre apparemment différent, nous avons manqué deux ou trois fois de tomber par terre et de nous casser un membre, ou nous avons attrapé une bonne fièvre; et nous nous apercevons que chacun de ces petits incidents, tout à fait banaux, correspondent exactement à d’autres incidents, symboliques le plus souvent (symboliques, parce que ce n’est pas le fait exact, mais une transcription mentale au réveil), dont nous avons eu l’expérience la nuit précédente, soit que nous ayons été attaqués en «rêve» par quelque ennemi, soit que nous ayons été mêlés à des péripéties malencontreuses, ou que nous ayons vu, parfois exactement, tous les détails qui entoureront la scène psychologique du lendemain. Il semblerait décidément que «quelqu’un» est tout à fait éveillé en nous et très soucieux de nous faire toucher du doigt tous les pourquoi et tous les rouages cachés de notre vie psychologique, toutes les raisons de nos chutes ou de nos progrès. Car, inversement, nous pourrons avoir la prémonition de tous les mouvements psychologiques heureux, qui se traduiront le lendemain par un progrès, une ouverture de conscience, une légèreté, un élargissement intérieur, et nous verrons que la nuit d’avant, il y avait eu telle lumière, telle ascension, tel écroulement de mur ou de maison (symbolique de nos résistances ou des constructions mentales qui nous enfermaient). Et nous serons d’autant plus frappés que ces prémonitions, d’habitude, ne s’attachent pas à des événements jugés importants sur notre plan physique, comme la mort d’un parent ou un succès mondain (encore que ces prémonitions puissent venir aussi), mais à des détails sans importance extérieure, parfaitement triviaux, mais toujours très utiles pour notre progrès intérieur. Ce sera le signe que notre conscience se développe; au lieu de recevoir inconsciemment les vibrations mentales, vitales ou autres, qui vont façonner notre vie sans que nous en sachions rien, et que nous prendrons ingénument pour nôtres (nous dirons: c’est notre colère, notre dépression, notre obsession sexuelle ou notre fièvre), nous commencerons à voir venir; ce sera la preuve visible, étayée par des centaines d’expériences nuit après nuit, que tout le jeu de notre nature frontale vient du dehors, d’un Mental universel, d’un Vital universel, ou de régions plus hautes si nous sommes capables de nous brancher plus haut. Et ce sera le commencement de la maîtrise, car une fois que l’on a vu, et même prévu, on peut changer le cours des circonstances. La vie terrestre est le lieu, simultanément, du déterminisme le plus rigoureux, le plus aveugle, et de la liberté conquise – tout dépend de notre conscience. Un disciple avait écrit à Sri Aurobindo pour lui dire ses «rêves» et cette sorte de coïncidence bizarre entre les incidents nocturnes et diurnes; voici ce qui lui fut répondu: Comprenez que ces expériences ne sont pas simplement des imaginations ou des «rêves», mais des événements véritables… C’est une erreur de croire que nous vivons physiquement seulement, avec notre vie et notre mental extérieurs. Constamment nous vivons et nous agissons sur d’autres plans de conscience, nous y rencontrons d’autres personnes et agissons sur elles, et ce que nous faisons, pensons, sentons là-bas, les forces que nous rassemblons, les résultats que nous préparons, ont une importance et un effet incalculables, inconnus de nous, sur notre vie extérieure. Tout ne se réalise pas de ce que nous voyons ou faisons là bas, et ce qui se réalise prend souvent une autre forme dans le monde physique, encore que, parfois, la correspondance puisse être exacte, mais le peu qui filtre est à la base même de notre existence extérieure. Tout ce que nous devenons, tout ce que nous faisons et endurons dans la vie physique est préparé derrière le voile, au-dedans de nous. Il est donc immensément important pour ce yoga, qui vise à la transformation de la vie, de devenir conscient de ce qui se passe dans ces domaines, d’être le maître là-bas et capable de sentir, de connaître et de manipuler les forces secrètes qui déterminent notre destinée et notre croissance extérieure et intérieure ou notre déclin101.
Du sommeil animal nous sommes passés au sommeil conscient ou sommeil d’expérience, puis nous passons au sommeil d’action, c’est le troisième stade. Pendant longtemps, en effet, si conscient soit-il, notre sommeil reste un état passif; nous sommes seulement le témoin des événements, le spectateur impuissant de ce qui arrive à telle ou telle partie de notre être – car il s’agit toujours d’une partie de notre être, soulignons-le, bien que nous puissions avoir l’impression, au moment de l’expérience, que c’est la totalité de notre être qui souffre, se bat, voyage, etc.; de même que nous pouvons avoir l’impression, quand nous discutons politique ou philosophie avec un ami, que c’est tout nous-même qui discute, alors qu’il s’agit seulement d’une fraction mentale ou vitale. À mesure que le sommeil devient conscient, nous passons des impressions aux réalités frappantes (où est le «concret», de quel côté l’«objectif»? on se le demande) et nous voyons que nous sommes constitués d’une masse hétéroclite de fragments mentaux, vitaux ou autres, qui ont une existence indépendante, avec leurs expériences indépendantes, chacun sur son plan particulier. La nuit, quand le lien du corps n’est plus là ni la tyrannie du mentor mental, cette indépendance éclate d’une façon très remarquable; les petites vibrations agglutinées par nous, qui constituent «notre» nature, se débandent en petits êtres de notre être qui courent ici et là, et nous découvrons toutes sortes d’inconnus en nous dont nous ne soupçonnions pas l’existence. En d’autres termes, ces fragments ne sont pas intégrés autour du vrai centre, psychique, et, n’étant pas intégrés, nous sommes impuissants à intervenir pour modifier le cours des circonstances. Nous sommes passifs, parce que le vrai «nous» est le psychique, et que la plupart de ces fragments n’ont aucun lien avec le psychique.
La nécessité de l’intégration apparaît bien vite si nous voulons être le maître, non seulement ici, mais là-bas et de toutes les manières. Quand nous sortons de notre corps et que nous allons dans certaines régions du Vital inférieur, par exemple (qui correspond aux zones basses du ventre et du sexe), la partie de notre être qui s’est extériorisée dans ce domaine, y fait le plus souvent des expériences très désagréables; elle est attaquée par toutes sortes de forces voraces et nous avons ce qu’il est convenu d’appeler un «cauchemar», dont nous nous sauvons en nous reprécipitant aussi vite que possible dans notre corps où nous sommes à l’abri. Si cette même partie de notre être a consenti à s’intégrer autour du centre psychique, elle peut sans danger sortir dans ces mêmes régions, assez infernales, car elle sera armée de la lumière psychique – le psychique est une lumière, c’est un fragment de la grande Lumière originelle; il suffira qu’elle se souvienne de cette lumière (ou du Maître, ce qui est la même chose) au moment où elle est attaquée, pour que toutes les forces adverses se dispersent. En se souvenant, elle a appelé la vraie vibration, qui a le pouvoir de dissoudre ou de disperser toutes les vibrations de moindre intensité. Il y a même un stade de transition, fort instructif, où nous assistons impuissants à de terribles poursuites, notamment, puis, tout à coup, dans sa détresse, ce fragment de nous-même se rappelle la lumière (ou le Maître), et la situation se renverse. De même, nous pouvons rencontrer toutes sortes de gens sur ces plans, connus ou inconnus, proches ou lointains, vivants ou morts – ces toujours vivants qu’on appelle morts102, dit Sri Aurobindo – qui sont sur la même longueur d’onde, et être le témoin ou l’associé impuissant de leurs mésaventures (qui, nous le savons, pourront se traduire par des événements terrestres fâcheux pour les vivants – tous les coups là-bas sont des coups pour ici; tout ce qui se passe là-bas, prépare ce qui se passe ici), mais si, au moment de l’expérience, ce fragment de nous-même qui est avec le fragment correspondant de cet ami, ces inconnus ou ces «morts» se rappelle la Lumière, c’est-à-dire s’il est intégré autour du psychique, il peut retourner le cours des circonstances: aider un ami ou un inconnu en détresse, un désincarné à franchir un mauvais passage ou à sortir d’un mauvais lieu, se délivrer lui-même de certaines associations malsaines (il y a tant d’endroits où nous sommes réellement prisonniers). Nous donnerons un seul exemple, que nous choisissons volontairement négatif et aussi banal que possible: X «rêve» qu’elle se promène avec son amie au bord d’un étang aux eaux merveilleusement claires, apparemment, lorsque tout d’un coup un serpent jaillit du fond de l’étang et mord son amie à la gorge. Elle fait quelques tentatives pour protéger son amie, mais prend peur et, poursuivie à son tour par le serpent, s’enfuit «à la maison» (dans son corps). Le lendemain, elle apprend que son amie est malade, complètement aphone, et elle-même est poursuivie toute la journée par une série de petits accidents larvés, intérieurs et extérieurs. Si elle avait été activement consciente, centrée, rien ne serait arrivé, la force adverse se serait enfuie; de fait, il est des exemples contraires où des accidents ont été «miraculeusement» évités, parce qu’ils avaient été vaincus la nuit d’avant par un ami consciencieux, sinon par soi-même. Nous pouvons donc participer utilement à toutes sortes d’activités qui préparent nos lendemains personnels, ou des lendemains plus vastes selon nos capacités: «Un être conscient, pas plus grand que le pouce d’un homme, se tient au centre de notre moi; il est le maître du passé et du présent… il est aujourd’hui et il est demain», dit la Katha Upanishad (IV.12,13). Il faut avoir fait de nombreuses expériences, avec vérifications chaque fois qu’il est possible, pour comprendre à quel point ces rêves ne sont pas des rêves. Il est des emprisonnements ici qui ne peuvent être dénoués que quand nous avons dénoué l’emprisonnement là-bas. Le problème d’action est donc lié au problème d’intégration.
Cette intégration est d’autant plus indispensable que quand nous n’avons plus de corps, c’est-à-dire quand nous sommes soi-disant morts, ces fragments n’ont plus la ressource de se reprécipiter dans notre corps pour se protéger. S’ils ne sont pas intégrés, ils souffrent bien des désagréments. C’est là, sans doute, l’origine de nos histoires d’enfer, qui ne concernent – on ne saurait trop le répéter – que quelques fragments inférieurs de notre nature. Car les plans inférieurs (notamment le Vital inférieur, qui correspond à la région du nombril et du sexe, la plus difficile à intégrer naturellement) sont peuplés de forces faméliques; comme disait un jeune disciple de Pondichéry, parti prématurément, qui était venu raconter à son ami, dans le sommeil, comment s’était passé le voyage: «Just behind your world there is no law and order» (juste derrière votre monde, il n’y a pas d’ordre public), laconisme bien britannique pour parler des enfers. Et il ajoutait; «J’avais la lumière de Mère (le Maître) et j’ai traversé.» Peut-être faut-il préciser, car l’expérience est typique de bien des morts, que la rencontre des deux amis avait eu lieu dans les régions supérieures du Vital (qui correspondent au centre du cœur), au milieu de ces beaux jardins colorés que l’on rencontre souvent là-bas et qui constituent l’un des innombrables soi-disant «paradis» de l’autre monde – ce sont des paradis qui plafonnent bas. Généralement, le désincarné y reste aussi longtemps que son désir, puis il se lasse et va dans le lieu du vrai repos, dans la Lumière originelle, avec son âme, en attendant l’heure du retour. Dire qu’un individu va dans «l’enfer éternel» est une cruelle absurdité; comment l’âme, cette Lumière, pourrait-elle jamais être prisonnière de ces basses vibrations? autant dire que l’infrarouge est le maître de l’ultraviolet. Le semblable va avec le semblable, toujours et partout, ici-bas ou ailleurs. Et qu’est-ce qui pourrait être «éternel», vraiment, sauf l’âme, sauf la joie? S’il y avait un enfer sans fin, ce ne pourrait être qu’un lieu d’extase sans fin, dit Sri Aurobindo, car Dieu est joie, est Ânanda; il n’est pas d’autre éternité que l’éternité de Sa béatitude103.
Ainsi, à mesure que notre être s’intégrera autour du psychique, il passera d’un sommeil passif à un sommeil actif, si tant est que l’on puisse encore parler de «sommeil», et d’une mort difficile à un voyage intéressant ou à une autre forme de travail. Mais là aussi il y aura tous les degrés, suivant l’ampleur de notre conscience, depuis la petite action qui se borne au cercle restreint des gens, vivants ou morts, que nous connaissons, ou des mondes qui nous sont familiers, jusqu’à l’action universelle de quelques grands êtres dont le psychique a en quelque sorte colonisé de grandes étendues de conscience, et qui, par leur lumière silencieuse, protègent le monde.
Pour terminer ces brèves généralités, qui sont tout au plus des signes de piste pour le chercheur, nous pouvons faire une dernière observation. Il s’agit des prémonitions. Peut-être n’a-t-on pas dit assez que le seul fait que l’on puisse avoir une prémonition est bien le signe que les événements existent déjà quelque part avant de se produire ici – ils n’existent pas en l’air. Nous qui sommes si minutieux pour les réalités matérielles, nous accordons aux phénomènes des mondes moins matériels le bénéfice tout gratuit d’une incohérence ou d’un vague qui ne tient qu’à notre propre esprit. Or on s’aperçoit, à l’expérience, que tout est parfaitement rationnel, sinon raisonnable: non seulement la luminosité s’intensifie à mesure que l’on gravit les degrés de la conscience, mais le temps devient de plus en plus rapide, il couvre de plus en plus d’espace, si l’on peut dire, ou des événements de plus en plus lointains (vers l’avenir ou vers le passé) et finalement on débouche dans cette Lumière immobile où tout est déjà. Simultanément, ou comme un corollaire, on observe que suivant le plan de conscience où se situe notre vision prémonitoire, l’accomplissement terrestre est plus ou moins proche ou lointain. Quand on voit dans le Physique subtil, par exemple, qui borde notre monde, la transcription terrestre est presque immédiate – quelques heures ou un jour après; on voit l’accident et, le lendemain, on attrape l’accident; et la vision est très précise, dans les moindres détails. Plus on s’élève dans l’échelle de la conscience, plus l’échéance de la vision est lointaine et plus sa portée est universelle, mais moins les détails d’exécution sont visibles, comme si le fait vu était inéluctable certes (à condition que notre vision soit assez pure de tout égoïsme), mais avec une marge d’incertitude quant aux modalités de réalisation – cette marge d’incertitude représente, en un sens, les péripéties ou les déformations de la vérité d’en haut quand elle descend de plan en plan pour se réaliser terrestrement. Toutes sortes de conclusions intéressantes peuvent se dégager de cette observation, mais, notamment, le fait que plus on est conscient sur la terre, c’est-à-dire capable de monter haut dans l’échelle de la conscience et de se rapprocher de l’Origine, plus on rapproche aussi la terre de l’Origine en annulant les déterminismes déformants des plans intermédiaires. Ceci peut avoir non seulement des conséquences individuelles considérables pour la maîtrise et la transformation de notre propre vie, mais des conséquences générales pour la transformation du monde. On a beaucoup discuté le problème de la liberté et du déterminisme, mais c’est un problème mal vu. Il n’y a pas liberté ou déterminisme, il y a liberté et quantités de déterminismes. Nous sommes soumis, dit Sri Aurobindo, à une série de déterminismes superposés, physique, vital, mental et plus haut, et le déterminisme de chaque plan peut modifier ou annuler le déterminisme du degré immédiatement en dessous. Par exemple, dans le microcosme, une bonne santé physique et une longévité donnée peut être modifiée par le déterminisme vital de «nos» passions et «nos» dérèglements, lequel peut à son tour être modifié par le déterminisme mental de notre volonté et notre idéal, qui peut être modifié par la loi plus grande du psychique, et ainsi de suite. La liberté est de passer à un plan supérieur. De même pour le destin de la terre: ce sont les mêmes forces qui meuvent le microcosme ou le macrocosme. Et si nous, qui sommes éminemment le point d’insertion de tous ces déterminismes dans la Matière, nous sommes capables de nous élever à un plan de conscience supérieur, nous contribuons automatiquement à la modification de tous les déterminismes inférieurs et à l’accession de la terre à une liberté plus grande; jusqu’au jour où, nous le verrons, par l’intermédiaire des pionniers de l’évolution, nous pourrons nous élever à un plan supramental, qui modifiera le destin présent du monde comme le Mental a modifié son destin aux environs du tertiaire. Et peut-être, en fin de compte – si tant est qu’il y ait une fin – la terre touchera-t-elle le Déterminisme suprême, qui est la Liberté suprême et l’accomplissement parfait. Nous sommes chacun, par notre travail de conscience, un agent de résistance aux fatalités qui pèsent sur le monde et un ferment de liberté ou de divinisation de la terre. Car l’évolution de la conscience a un sens pour la terre.
Telles devaient être les découvertes mentales, vitales, physiques et psychiques que Sri Aurobindo fit seul, pas à pas, entre vingt et trente ans, simplement en suivant le fil de la conscience. Le fait remarquable est que son yoga se situait en tous lieux où l’on ne fait pas le yoga d’habitude, au milieu de ses cours de français et d’anglais au Collège de l’État de Baroda, de ses occupations à la Cour du Maharaja et, de plus en plus, au cœur même de ses activités secrètes et révolutionnaires. Les heures de nuit qui n’étaient pas consacrées à l’étude de sa langue maternelle et du sanscrit, ou au travail politique, se passaient à écrire des poèmes: «Aurobindo avait l’habitude d’écrire de la poésie jusqu’à une heure avancée de la nuit, note son professeur de bengali, si bien qu’il ne se levait pas très tôt le matin… Il se concentrait un moment avant de commencer, puis la poésie s’écoulait de sa plume comme un flot.» De la poésie, Sri Aurobindo passait à son sommeil expérimental. Il s’était marié aussi à Mrinalini Dévi, en 1901, à l’âge de vingt-neuf ans, et aurait voulu lui faire partager sa vie spirituelle: Je suis en train d’expérimenter tous les signes, tous les symptômes, écrit-il dans une lettre retrouvée aux archives de la police britannique. Je voudrais t’emmener avec moi sur ce sentier: Mrinalini ne le comprit pas; Sri Aurobindo resta seul. Nous chercherions en vain dans la vie de Sri Aurobindo, de ces histoires touchantes et miraculeuses qui ornent la vie des grands sages ou des mystiques; en vain aussi des méthodes yoguiques sensationnelles; tout y est si ordinaire, apparemment, que l’on n’y voit rien, comme dans la vie. Peut-être avait-il trouvé plus de miracles dans l’ordinaire que dans l’extraordinaire: Pour moi, tout est différent, tout est extraordinaire, s’écriait-il dans une lettre à Mrinalini. Tout est étrange, tout est profond pour l’œil qui voit104. Et peut-être est-ce cela qu’il veut nous faire découvrir, par sa vie, son œuvre, son yoga, les richesses inconnues sous la croûte ordinaire: Nos vies sont un mystère plus grand que nous n’avions rêvé105. Si nous savions comme nos «miracles» sont creux, sans portée, une sorte de prestidigitation pour adultes – dès que l’on a deux sous et demi de connaissance, on voit bien comment ils se fabriquent! – et comme la Vérité est tellement plus simple que ce technicolor surnaturel. À mesure qu’il progressait dans son yoga, Sri Aurobindo laissait cette imagerie pour passer à ce qu’il appelait un réalisme spirituel106, non par méfiance des belles images – lui, le poète! – mais parce qu’il voyait que ces images seraient encore plus belles si elles prenaient corps sur la terre et si le supraphysique devenait notre physique normal, les yeux grands ouverts. Cette naturalisation de l’au-delà et la tranquille maîtrise de la vie à laquelle Sri Aurobindo parvenait, n’étaient possibles que parce qu’il n’a jamais séparé les deux mondes: Depuis mon arrivée en Inde, dit-il dans une lettre à un disciple, ma vie et mon yoga ont toujours été, à la fois, de ce monde et de l’autre monde, sans que l’un exclue l’autre. Toutes les préoccupations humaines appartiennent, je le suppose, à ce monde; la plupart sont entrées dans le champ de ma pensée et quelques unes, comme la politique, dans ma vie; mais en même temps, depuis que j’ai mis le pied sur l’Apollo Bunder à Bombay, j’ai commencé à avoir des expériences spirituelles, et ces expériences n’étaient pas divorcées de ce monde, au contraire, elles avaient des répercussions infinies sur lui comme, par exemple, le sentiment de l’Infini imprégnant l’espace matériel et de l’immanent au cœur des objets et des corps matériels. En outre, il m’arrivait d’entrer en des mondes ou des plans supraphysiques dont l’influence et les effets se faisaient sentir sur le plan matériel; je ne pouvais donc pas faire une séparation catégorique ou une opposition irréductible entre ces deux bouts de l’existence et tout ce qui se trouve entre les deux. Pour moi, tout est le Divin et je trouve le Divin partout107.
C’est dans ses activités révolutionnaires que nous découvrons tout d’abord le réalisme spirituel de Sri Aurobindo. Un programme s’était vite élaboré, en quatre points: éveiller l’Inde à la notion d’indépendance, pour cela le journalisme et les discours politiques suffisaient; entretenir les esprits dans un état de révolte permanente, et il fut sans doute l’un des premiers au début de ce siècle, avec un autre grand héros de l’Inde, Tilak, à parler de libération totale, de résistance passive et de non-coopération (Gandhi n’entrera sur la scène politique indienne que quinze ans plus tard); transformer le Congrès indien et ses timides revendications en un mouvement extrémiste affichant sans ambiguïté l’idéal d’indépendance complète; et finalement préparer secrètement une insurrection armée. Avec son jeune frère Barin, il se met à organiser des groupes de guérilla au Bengale sous couvert de sociétés sportives ou culturelles; il envoie même un émissaire en Europe, à ses frais, pour étudier la fabrication des bombes. Quand Sri Aurobindo disait: Je ne suis ni un moraliste impuissant ni un pacifiste débile108, ces mots avaient un sens. Il avait assez étudié l’histoire de France et celles des révolutions italiennes et américaines, pour savoir que la révolte armée peut être juste; ni Jeanne d’Arc, ni Mazzini, ni Washington n’étaient des apôtres de la «non-violence». Quand le fils de Gandhi, en 1920, vint à Pondichéry lui rendre visite et l’entretenir de non-violence, Sri Aurobindo répondit par cette simple question, bien actuelle109: «Que feriez-vous si, demain, les frontières du Nord étaient envahies?» Vingt ans plus tard, en 1940, Sri Aurobindo et la Mère prenaient publiquement position aux côtés des Alliés alors que Gandhi, dans un élan de cœur fort louable sans aucun doute, envoyait une lettre ouverte au peuple anglais, l’adjurant de ne pas prendre les armes contre Hitler et d’user seulement de la «force spirituelle». Nous pourrions donc préciser la position spirituelle de Sri Aurobindo vis-à-vis de l’action violente.
La guerre et la destruction, écrit-il, sont un principe universel qui gouverne non seulement notre vie purement matérielle ici-bas, mais même notre existence mentale et morale. Il est évident, pratiquement, que dans sa vie intellectuelle, sociale, politique et morale, l’homme ne peut pas faire un pas en avant sans une bataille; une bataille entre ce qui existe et qui vit, et ce qui cherche à exister et à vivre, et entre tout ce qui se trouve derrière l’un et l’autre. Il est impossible, du moins en l’état actuel de l’humanité et des choses, d’avancer, de grandir, de s’accomplir et, en même temps, d’observer réellement et absolument le principe de non-violence que l’on nous propose comme la règle de conduite la meilleure et la plus haute. Nous emploierons seulement la force d’âme et ne détruirons jamais par la guerre, ni même par la violence physique pour nous défendre? Très bien, mais en attendant que la force d’âme soit efficace, les forces démoniaques dans les hommes et les nations, écrasent, démolissent, massacrent, brûlent et violent comme nous le voyons aujourd’hui; elles pourront le faire alors tout à leur aise et sans obstruction; et vous aurez peut-être causé la destruction d’autant de vies par votre abstention que d’autres par leur violence… Il ne suffit pas d’avoir les mains propres et des âmes sans tache pour que la loi de la bataille et de la destruction disparaisse du monde; il faut d’abord que ce qui est à leur base disparaisse de l’humanité110. L’immobilité et l’inertie qui refusent de se servir des moyens de résistance au mal ou qui sont incapables de s’en servir, n’abrogeront pas la loi, encore moins. En vérité, l’inertie fait beaucoup plus de mal que le principe dynamique de la lutte qui, au moins, crée plus qu’il ne détruit. Par conséquent, si l’on regarde le problème de l’action individuelle, s’abstenir de la lutte sous sa forme physique la plus visible et de la destruction qui l’accompagne inévitablement, nous donne peut-être une satisfaction morale, mais laisse inaboli le Destructeur des créatures111.
Toute l’évolution de la pensée de Sri Aurobindo et de son attitude pratique vis-à-vis de la guerre, depuis ses activités secrètes au Bengale jusqu’à sa retraite à Pondichéry en 1910, tourne autour d’un problème de moyens: Comment atteindre le plus sûrement ce «Destructeur des créatures»? «le Mangeur» disaient les rishis védiques. Et de l’indépendance de l’Inde, Sri Aurobindo est passé à l’indépendance du monde. En avançant dans son yoga, il s’apercevait de plus en plus, en effet, par expérience, que des forces cachées sont non seulement à la base de nos désordres psychologiques, mais des désordres mondiaux – tout vient d’ailleurs, nous l’avons vu – et que si notre abstention laisse inaboli le Destructeur des créatures, nos guerres ne le suppriment pas davantage, encore qu’il soit nécessaire, pratiquement, de s’y salir les mains. Au beau milieu de la Première Guerre mondiale, Sri Aurobindo notait avec une force prophétique: La défaite de l’Allemagne… ne suffit pas à extirper l’esprit qui s’incarne en Allemagne; elle aboutira probablement à quelque nouvelle incarnation du même esprit, ailleurs, dans une autre race ou un autre empire, et il faudra alors livrer encore une fois toute la bataille. Tant que les vieux dieux sont vivants, il ne sert pas à grand-chose de briser ou d’abattre le corps qu’ils animent, car ils savent fort bien transmigrer. L’Allemagne a abattu l’esprit napoléonien en 1813 et brisé les restes de l’hégémonie française en Europe en 1870; cette même Allemagne est devenue l’incarnation de ce qu’elle avait abattu. Le phénomène peut aisément se renouveler à une échelle plus formidable112. Nous savons, aujourd’hui, que les vieux dieux savent transmigrer. Gandhi lui-même, voyant toutes ces années de non-violence aboutir aux terribles violences qui marquèrent la partition de l’Inde en 1947, observait avec tristesse peu de temps avant sa mort: «Le sentiment de violence que nous avons secrètement nourri revient sur nous, et nous nous sautons à la gorge quand il s’agit de partager le pouvoir… Maintenant que le joug de la servitude est secoué, toutes les forces du mal sont remontées à la surface.» Parce que ni la non-violence ni la violence ne touchent à la source du Mal. Et en pleine guerre de 1940, alors même que Sri Aurobindo prenait publiquement position en faveur des Alliés113, parce que, pratiquement, c’était là qu’il fallait agir, il écrivait à un disciple: Vous croyez que ce qui se passe en Europe est une guerre entre les puissances de lumière et les puissances d’obscurité, mais ce n’est pas plus vrai maintenant que pendant la grande guerre! c’est une guerre entre deux sortes d’ignorance… L’œil du yogi voit non seulement les événements extérieurs, les personnages et les causes extérieures, mais les énormes forces qui les précipitent en action. Si les hommes qui combattent sont des instruments entre les mains des chefs d’État et des financiers, ceux-ci, à leur tour, sont de simples marionnettes entre les griffes des forces cachées. Quand on a pris l’habitude de voir les choses derrière, on n’est plus guère enclin à s’émouvoir des apparences, ni même à espérer un remède des changements politiques et sociaux ou des changements d’institution114. Sri Aurobindo avait pris conscience de ces «énormes forces» par-derrière et de l’infiltration constante du supraphysique dans le physique; ses énergies ne tournaient plus autour d’un problème moral, assez superficiel après tout – violence ou non-violence – mais autour d’un problème d’efficacité; et il voyait clairement, par expérience encore, que pour guérir le mal du monde, il faut d’abord guérir «ce qui est à sa base dans l’homme» et que l’on ne peut rien guérir dehors si l’on ne guérit d’abord dedans, parce que c’est la même chose; on ne peut pas maîtriser le dehors si l’on ne maîtrise le dedans, parce que c’est la même chose; on ne peut pas transformer la matière extérieure sans transformer notre matière intérieure, parce que c’est encore et toujours la même chose – il n’y a qu’une Nature, qu’un monde, qu’une matière, et tant que nous voudrons procéder à l’envers, nous n’arriverons à rien. Et si nous trouvons le remède difficile, alors il n’y a pas d’espoir pour l’homme ni pour le monde, car toutes nos panacées extérieures et nos morales à l’eau de rose sont ultimement vouées au néant et à la destruction par ces puissances cachées: La seule solution, dit Sri Aurobindo, est dans l’avènement d’une autre conscience qui ne sera pas le jouet de ces forces, mais plus grande qu’elles, et qui pourra les forcer à changer ou à disparaître115. C’est vers cette nouvelle conscience, supramentale, que Sri Aurobindo s’acheminait au milieu même de son action révolutionnaire.
Mais peut-être trouverons-nous quand tout le reste aura failli
Cachée dedans, la clef du grand changement116.
En 1906, Sri Aurobindo quitte l’État de Baroda pour se plonger au cœur de l’agitation politique, à Calcutta. Les erreurs de Lord Curzon, gouverneur du Bengale, avaient précipité l’effervescence des étudiants; c’était le moment d’agir. Avec un autre grand nationaliste, Bepin Pal, Sri Aurobindo lance un quotidien de langue anglaise, Bandé Mataram («Salut à la Mère Inde»), qui devait être le premier à déclarer publiquement le but de l’indépendance totale et contribuer puissamment au réveil de l’Inde; il fonde un parti extrémiste, établit un programme d’action nationale: boycott des denrées britanniques, boycott des tribunaux britanniques, boycott des écoles et universités britanniques; devient le directeur du premier «collège national» à Calcutta et s’agite tant que moins d’un an après il est sous le coup d’un mandat d’arrêt. Malheureusement pour les Anglais, les articles et les discours de Sri Aurobindo étaient légalement inattaquables; il ne prêchait pas la haine de race, n’attaquait pas même le gouvernement de Sa Majesté, simplement il déclarait le droit des nations à l’indépendance. L’accusation tomba, faute d’éléments; seul l’imprimeur, qui ne savait pas un traître mot d’anglais, fut condamné à six mois de prison. Cette arrestation manquée rendit célèbre Sri Aurobindo; il était désormais le leader reconnu du parti nationaliste et sortait des coulisses où, pourtant, il aurait préféré rester: Je me soucie comme d’une guigne d’avoir mon nom gravé dans vos fichus endroits, dira-t-il plus tard; je n’ai jamais cherché la célébrité, même dans la vie politique; je préférais rester dans les coulisses, pousser les gens sans qu’ils le sachent et que le travail soit fait117. Mais nous aurions tort d’imaginer un Sri Aurobindo fanatique; tous ses contemporains étaient frappés par ce «jeune homme tranquille qui d’un seul mot faisait taire un meeting tumultueux». C’est au milieu de ce bouillonnement extérieur, entre les meetings politiques et le journal à faire tomber tous les matins, et sous la menace constante de la police secrète, que le 30 décembre 1907 Sri Aurobindo rencontre un yogi du nom de Vishnou Bhaskar Lélé, qui devait lui apporter une expérience paradoxale dans sa vie déjà paradoxale. C’était la première fois que Sri Aurobindo rencontrait un yogi, du moins volontairement, après treize années dans l’Inde! c’est dire assez qu’il se méfiait de l’ascétisme et des spiritualistes. La première question qu’il lui pose est d’ailleurs typique: Je veux faire le yoga pour travailler, pour agir, non pour renoncer au monde ni pour le Nirvana. La réponse de Lélé est étrange et mérite qu’on s’en souvienne: «Pour vous, ce ne devrait pas être difficile puisque vous êtes poète118.» Les deux hommes se retirent ensemble dans une chambre isolée, pendant trois jours. Dès lors, le yoga de Sri Aurobindo va suivre une courbe imprévue qui semblera l’éloigner de l’action, mais seulement pour le conduire au secret de l’action et du changement du monde. Le premier résultat, écrit Sri Aurobindo, fut une série d’expériences formidablement puissantes et de changements de conscience radicaux que Lélé n’avait jamais eu l’intention de me donner… et qui étaient tout à fait contraires à mes propres idées; elles me firent voir le monde, avec une prodigieuse intensité, comme un jeu cinématographique de formes vacantes dans l’universalité impersonnelle de l’Absolu, Brahman119.
Dans les espaces énormes du moi,
Le corps, comme une coquille errante120.
Du coup, tout le yoga intégral de Sri Aurobindo s’écroulait, tous ses efforts de transformation mentale, vitale et physique, et sa foi en une vie terrestre accomplie, s’annulaient dans une énorme Illusion – il ne restait plus rien, que des formes vides. Je fus soudain projeté dans un état au-dessus, sans pensée, pur de tout mouvement mental ou vital; il n’y avait pas d’ego, pas de monde réel – seulement, quand «on» regardait à travers les sens immobiles, quelque chose percevait ou portait sur son absolu silence un monde de formes vides, d’ombres matérialisées sans substance véritable. Il n’y avait ni Un, ni même plusieurs, seulement Cela, absolument, sans traits, sans relations, pur, indescriptible, impensable, absolu, et pourtant suprêmement réel et seulement réel. Et ce n’était pas une réalisation mentale ni quelque chose que l’on percevait quelque part en haut – ce n’était pas une abstraction, c’était positif, la seule réalité positive (bien que ce ne fut pas un monde physique spatial) qui emplissait, occupait, ou plutôt inondait et noyait cette semblance de monde physique, ne laissant aucun lieu, aucun espace pour aucune autre réalité qu’elle-même et ne permettant à rien d’autre de sembler vraiment réel, positif ou substantiel… Cette expérience m’apportait une Paix indicible, un formidable silence, une infinitude de délivrance et de liberté121. D’emblée, Sri Aurobindo était entré dans ce que les bouddhistes appellent Nirvana, le Brahman silencieux des hindous, Cela; le Tao des Chinois; le Transcendant, l’Absolu, l’impersonnel des Occidentaux. Il était arrivé à la fameuse «libération» (mukti) que l’on considère comme le «sommet» de la vie spirituelle – qu’y aurait-il donc au-delà du Transcendant? Et Sri Aurobindo vérifiait la parole du grand mystique indien, Sri Ramakrishna: «Si nous vivons en Dieu, le monde disparaît; si nous vivons dans le monde, Dieu n’existe plus», le gouffre qu’il avait tenté de combler entre la Matière et l’Esprit était rouvert sous ses yeux dessillés; les spiritualistes avaient raison, en Occident comme en Asie, qui assignent pour seule destination aux efforts de l’homme une vie au-delà – paradis, Nirvana ou libération – ailleurs, mais pas dans cette vallée de larmes ou d’illusion. L’expérience de Sri Aurobindo était là, irréfutable sous ses yeux.
Or cette expérience, dont on dit qu’elle est finale, devait être, pour Sri Aurobindo, le point de départ de nouvelles expériences, plus hautes, qui réintégraient dans une Réalité totale, continue et divine, la vérité du monde et la vérité de l’au-delà. Nous sommes ici en présence d’une expérience centrale dont la compréhension importe au sens même de notre existence, car, de deux choses l’une, ou bien la Vérité suprême n’est pas d’ici-bas, comme toutes les religions du monde l’ont dit, et nous perdons notre temps à des futilités, ou bien il y a autre chose que tout ce que l’on nous raconte. Et la question est d’autant plus importante qu’il ne s’agit pas de théorie, mais d’expérience. Voici ce que rapporte Sri Aurobindo: Je vécus jour et nuit dans ce Nirvana avant qu’il ne commence à admettre autre chose en lui ou à se modifier tant soit peu… puis il commença à disparaître dans une Supraconscience plus grande, en haut… L’aspect illusoire du monde cédait la place à un autre aspect où l’illusion n’était plus qu’un petit phénomène de surface, avec une immense Réalité divine par-derrière, une suprême Réalité divine au-dessus et une intense Réalité divine au cœur de toutes les choses qui, tout d’abord, m’étaient apparues comme des formes vides ou des ombres cinématographiques. Et ce n’était pas un réemprisonnement dans les sens, pas une diminution ou une chute de l’expérience suprême; au contraire, c’était une élévation constante et un élargissement constant de la Vérité… Le Nirvana, dans ma conscience libérée, se révéla le commencement de ma propre réalisation, un premier pas vers la chose complète, non la seule réalisation possible ni même la culmination finale122.
Qu’est-ce donc que ce Transcendant qui semble se situer, non pas au sommet, mais à une altitude très moyenne? Nous pourrions dire, pour employer une analogie un peu simple, mais vraie, que le sommeil représente un état transcendant par rapport à la veille, mais qu’il n’est pas plus haut ni plus vrai que la veille, ni moins vrai. Simplement, c’est un autre état de conscience. Si nous nous retirons des mouvements mentaux et vitaux, naturellement tout s’évanouit; quand on s’anesthésie, on ne sent plus rien, pour parler comme Monsieur de la Palice. Nous avons tendance, naturellement, à juger que cette Paix immobile et impersonnelle est supérieure à notre vacarme, mais, après tout, ce vacarme ne tient qu’à nous. Le supérieur ou l’inférieur ne tient pas au changement d’état, mais à la qualité ou à l’altitude de notre conscience dans l’état considéré. Or le passage dans le Nirvana ne se situe pas au sommet de l’échelle, pas plus que le sommeil ou la mort ne sont au sommet de l’échelle; il peut se produire à n’importe quel niveau de notre conscience; il peut se produire par une concentration dans le mental, par une concentration dans le vital, et même par une concentration dans la conscience physique; le hatha yogi penché sur son nombril, ou le Bassouto qui danse autour de son totem, peuvent tout à coup passer ailleurs, si tel est leur destin, dans une autre dimension transcendantale où tout ce monde est réduit à néant; de même le mystique absorbé dans son cœur; de même le yogi concentré dans son mental. Parce que, en réalité, on ne s’élève pas quand on passe dans le Nirvana – on perce un trou et on sort. Sri Aurobindo n’avait pas dépassé le plan mental quand il eut l’expérience du Nirvana: J’ai eu l’expérience du Nirvana et du silence dans le Brahman, longtemps avant d’avoir la moindre connaissance des plans spirituels au-dessus de la tête123. Et c’est précisément après s’être élevé à des plans plus hauts, supraconscients, qu’il eut des expériences supérieures au Nirvana, où cet aspect illusionniste, immobile et impersonnel, se fondait dans une Réalité nouvelle embrassant à la fois le monde et l’au-delà du monde. Telle est la première découverte de Sri Aurobindo. Le Nirvana n’est pas et ne peut pas être la fin du chemin sans rien d’autre à explorer… c’est la fin du chemin inférieur à travers la Nature inférieure et le commencement de l’évolution supérieure124.
D’un autre point de vue, nous pouvons aussi nous demander si le but de l’évolution est vraiment d’en sortir comme le pensent les adeptes du Nirvana et de toutes les religions qui ont fixé l’au-delà pour but de nos efforts; car si nous dépassons les raisons sentimentales qui fondent notre croyance, ou notre incroyance, pour ne regarder que le processus évolutif, force nous est de constater que la Nature aurait pu aisément opérer cette «sortie» quand nous en étions à un stade mental élémentaire et que nous vivions encore comme des êtres instinctivement intuitifs, ouverts, malléables. L’humanité védique ou des Mystères de la Grèce ancienne, ou même celle de notre Moyen-Âge, était plus proche de la «sortie» que nous ne le sommes et, si tel était vraiment le but de la Nature évolutive, en admettant que l’évolution ne se déroule pas au hasard mais suivant un Plan, c’est ce type d’homme qu’elle aurait dû encourager; on pouvait aisément sauter par-dessus l’intellect, comme l’observe Sri Aurobindo dans son Cycle humain125, et passer de cet instinctivisme intuitif à un spiritualisme ultra-mondain. L’intellect est une excroissance parfaitement inutile si l’on considère que le but de l’évolution est d’en sortir. Or il semble, au contraire, que la Nature ait découragé cette intuition primitive, qu’elle l’ait recouverte comme à dessein d’une couche mentale de plus en plus épaisse, de plus en plus complexe et universelle, et de plus en plus inutile du point de vue de la sortie; nous savons tous comment la merveilleuse efflorescence intuitive de l’Inde upanishadique au début de l’histoire, ou celle de la Grèce néo-platonicienne au début de notre ère, fut nivelée au profit d’une mentalisation humaine moins haute, certes, et bien épaisse, mais plus générale. Nous pouvons poser la question seulement, sans vouloir la résoudre. Nous nous demandons si le sens de l’évolution est simplement de se payer le luxe du mental pour le démolir ensuite et revenir à un stade religieux sub-mental ou non-mental, ou, au contraire, si ce n’est pas de développer le mental à l’extrême126, comme nous y pousse l’évolution, jusqu’à ce qu’il épuise ses petitesses et son vacarme superficiel pour déboucher en ses régions supérieures, supraconscientes, à un stade spirituel et supramental, où la contradiction Matière-Esprit s’évanouira comme un mirage et où nous n’aurons plus besoin d’en «sortir», parce que nous serons partout Dedans?
Il serait incorrect, toutefois, de penser que l’expérience du Nirvana est une expérience fausse, une sorte d’illusion de l’illusion; d’abord parce qu’il n’y a pas d’expériences fausses, il n’y a que des expériences incomplètes, ensuite parce que le Nirvana nous dépouille vraiment d’une illusion. Notre façon habituelle de voir le monde est tronquée, c’est une sorte d’illusion d’optique très efficace, aussi efficace que le bâton brisé dans l’eau, mais aussi erronée. Il faut «nettoyer les portes de la perception», disait William Blake, et le Nirvana nous aide à ce nettoyage, un peu radicalement il est vrai. Nous voyons un monde plat, en trois dimensions, avec une multitude d’objets et d’êtres séparés les uns des autres, comme le sont les morceaux du bâton dans l’eau, mais la réalité est toute différente quand on monte à un échelon plus haut, dans le Supraconscient, de même qu’elle est différente quand on descend un échelon plus bas, à l’étage nucléaire. La seule différence entre le bâton brisé et notre vision habituelle du monde, est que dans un cas il s’agit d’une illusion d’optique et dans l’autre d’une illusion sérieuse. Nous persistons à voir brisé un bâton qui ne l’est pas. Que cette illusion sérieuse soit adaptée à notre vie pratique actuelle et au niveau superficiel où se déroule notre existence, est peut-être une justification de l’illusion, mais c’est aussi la raison pour laquelle nous sommes impuissants à maîtriser la vie, parce que voir faux, c’est vivre faux. Le savant, qui n’est pas troublé par la vision des apparences, voit mieux et maîtrise mieux, mais sa vision aussi est incomplète et sa maîtrise incertaine; il n’a pas maîtrisé la vie, il n’a pas même maîtrisé les forces physiques, il s’est seulement servi de certains effets de ces forces, les plus immédiatement visibles. Ce problème de vision n’est donc pas seulement un problème d’agrément; il ne s’agit pas de voir mieux pour avoir de belles visions en rose et bleu, qui d’ailleurs ne se situent pas très haut, mais pour avoir une vraie maîtrise du monde et des circonstances et de nous-même, ce qui est la même chose, car rien n’est séparé. Jusqu’à présent, ceux qui ont eu quelque accès à ce mode supérieur de vision (il y a bien des échelons) ne s’en sont guère servi que pour eux-mêmes ou n’ont pas su incarner ce qu’ils voyaient, parce que tout leur effort, précisément, visait à sortir de cette incarnation; mais cette attitude nuageuse n’est pas inévitable. Sri Aurobindo va nous le montrer; il n’avait pas en vain préparé toute cette base matérielle, vitale, mentale et psychique.
Le Nirvana représente ainsi un stade intermédiaire utile (mais pas indispensable) dans ce passage de la vision ordinaire à l’autre vision; il nous dépouille de l’illusion complète dans laquelle nous vivons: «Comme par enchantement, ils voient le faux pour le vrai», dit la Maïtri Upanishad (VII.10). Sri Aurobindo n’emploie pas le mot illusion, il dit seulement que nous vivons dans l’Ignorance. Le Nirvana nous débarrasse de notre Ignorance, mais pour tomber dans une autre Ignorance, parce que l’éternelle difficulté avec les hommes, est qu’ils courent d’un pôle à l’autre; ils se sentent toujours obligés de nier une chose pour en affirmer une autre; on a donc pris un stade intermédiaire pour une fin, comme on a pris tant d’autres grandes expériences spirituelles pour une fin aussi. Alors qu’il n’y a pas de fin, mais une élévation constante, un élargissement constant de la Vérité127. Nous pourrions dire que le stade nirvanique, ou religieux en général dans la mesure où il est fixé sur l’au-delà, représente un premier stade de l’évolution, afin de nous détourner d’une certaine façon fausse de voir le monde, et que son utilité est essentiellement pédagogique. L’homme éveillé, vraiment né, doit se préparer au prochain stade évolutif, et passer du religieux centré sur l’autre monde au spirituel centré sur la Totalité. Alors rien n’est exclu, tout s’élargit. Le chercheur intégral devra donc être sur ses gardes, car les expériences intérieures, touchant à la substance intime de notre être, sont toujours irréfutables et finales lorsqu’elles se produisent; elles sont éblouissantes à n’importe quel niveau – rappelons Vivékananda parlant du Nirvana: «Un océan de paix infinie, sans une ride, sans un souffle» – et la tentation est grande de s’y ancrer comme au havre définitif. Nous dirons seulement ce conseil de la Mère aux chercheurs: Quels que soient la nature, la puissance et l’émerveillement d’une expérience, il ne faut pas être dominé par elle au point qu’elle gouverne votre être tout entier… Lorsque vous entrez, d’une façon quelconque, en rapport avec une force ou une conscience qui dépasse la vôtre, au lieu d’être entièrement subjugué par cette conscience ou cette force, il faut vous souvenir toujours que ce n’est qu’une expérience parmi des milliers et des milliers d’autres, et que, par conséquent, elle n’a pas un caractère absolu. Si belle quelle soit, vous pouvez et vous devez en avoir de meilleures; si exceptionnelle qu’elle soit, il y en a d’autres qui sont encore plus merveilleuses; et si haute qu’elle soit, vous pouvez toujours monter plus haut dans l’avenir.
Sri Aurobindo vécut des mois dans ce Nirvana avant de déboucher ailleurs. L’étrange est qu’il pût continuer, en cet état, à éditer un quotidien, courir des réunions secrètes et même prononcer des discours politiques. La première fois qu’il dût parler en public, à Bombay, il exprime son embarras à Lélé: Il me demanda de prier, mais j’étais si absorbé dans la conscience du Brahman silencieux, que je ne pouvais pas prier… Il me répondit que cela n’avait pas d’importance; lui et quelques autres prieraient, je n’avais qu’à me rendre au meeting et m’incliner devant l’auditoire comme si c’était Nârâyana128, puis attendre, et le discours me viendrait d’une autre source que le mental129. Sri Aurobindo fit ce qui lui était enjoint et le discours descendit comme s’il était dicté. Et depuis lors, toutes les paroles, tous les écrits, toutes les pensées et les activités extérieures me vinrent de la même source, au-dessus du mental cérébral130. Sri Aurobindo avait pris contact avec le Supraconscient. Ce discours de Bombay vaut d’ailleurs qu’on s’en souvienne: Essayez de réaliser cette Force en vous, disait-il aux militants nationalistes, et de la tirer dehors; que chaque chose que vous faites ne soit plus votre action, mais l’action de la Vérité en vous. Parce que ce n’est pas vous, c’est quelque chose en vous (qui agit). Que peuvent tous ces tribunaux, que peuvent tous les pouvoirs du monde contre Cela qui est en vous, cet Immortel, ce Non-né, cet Impérissable que l’épée ne peut percer et que le feu ne brûle point? la prison ne peut L’enfermer, ni la potence Le finir. De quoi auriez-vous peur, si vous êtes conscient de Lui qui est en vous131?
Le 2 mai 1908, à l’aube, la police britannique venait le tirer du lit, revolver au poing. Sri Aurobindo a trente-cinq ans. Un attentat venait de manquer un magistrat britannique de Calcutta; la bombe avait été fabriquée dans le jardin où Barin, son frère, entraînait des «disciples».
Sri Aurobindo devait passer un an à la prison d’Alipore à attendre le verdict. Il n’était pour rien dans l’attentat manqué; l’organisation de la rébellion n’avait rien à voir avec les actes de terrorisme individuels. Quand je fus arrêté et emmené précipitamment au dépôt de Lal Bazar, ma foi fut ébranlée un moment, car je n’arrivais pas à pénétrer Ses intentions. J’étais troublé et m’écriais vers Lui dans mon cœur: «Qu’est-ce qui m’est arrivé? je croyais avoir pour mission de travailler pour mon pays et qu’aussi longtemps que le travail ne serait pas terminé, j’aurais Ta protection. Alors pourquoi suis-je ici, et sous pareille inculpation?» Un jour passa, puis deux. Le troisième, une voix me vint du dedans: «Attends et regarde». Alors je devins calme et j’attendis. Je fus transféré de Lal Bazar à la prison d’Alipore et mis au secret pendant un mois. Là j’attendis nuit et jour d’entendre la voix de Dieu en moi et de savoir ce qu’il voulait que je fasse. Puis je me souvins qu’un mois avant mon arrestation, un appel intérieur m’était venu d’abandonner toute activité et de regarder en moi-même afin d’entrer en communion plus étroite avec Lui. J’étais faible et ne pus accepter l’appel. Le travail que je faisais m’était très cher132; dans la fierté de mon cœur je pensais que sans moi il souffrirait, ou même échouerait et serait perdu; je ne voulais pas le quitter. Il me sembla qu’il me parlait encore et Il disait: «Les liens que tu n’avais pas la force de briser, je les ai brisés pour toi, parce que ce n’était pas mon intention ni ma volonté que tu continues. J’ai autre chose pour toi et c’est pour cela que je t’ai amené ici, pour t’apprendre ce que tu ne pouvais pas apprendre par toi-même et t’entraîner à mon Travail133.» Ce «travail» devait être la réalisation de la conscience cosmique ou Unité, et l’exploration des plans de conscience au-dessus du mental ordinaire, ou Supraconscient, qui allait mettre Sri Aurobindo sur la piste du Grand Secret. Ce qui m’arriva pendant cette période, je ne suis pas poussé à le dire, sinon que jour après jour, Il me montra Ses merveilles… Pendant douze mois d’emprisonnement, jour après jour, Il me donna la Connaissance134.
Sri Aurobindo avait vécu pendant des mois dans une sorte de rêve fantasmagorique et vide se découpant sur la seule Réalité statique du Transcendant; pourtant, étrangement, c’est au milieu de ce Vide et comme issu de lui, que le monde fit à nouveau irruption avec un visage neuf comme s’il fallait chaque fois tout perdre pour tout retrouver à une unité supérieure: Dominé et subjugué, immobilisé, libéré de lui-même, le mental prend ce Silence pour le Suprême. Mais le chercheur découvre ensuite que tout est là dans ce Silence, contenu et comme fait de neuf… alors le vide commence à s’emplir et de lui émerge ou en lui se précipite l’incalculable diversité de la Vérité divine et les innombrables niveaux d’un Infini dynamique135. N’ayant vu qu’un Infini statique, nous n’avons vu qu’un visage de Dieu, et nous l’avons exclu du monde (et peut-être valait-il mieux un monde que nous disons vide de Dieu qu’un monde plein d’un Dieu solennel et justicier), mais quand le Silence a lavé nos solennités, petites et grandes, nous laissant saisis de blancheur pour un temps, le monde et Dieu se retrouvent à tous les degrés et en tous points comme s’ils n’avaient jamais été séparés, sauf par excès de matérialisme ou de spiritualisme. C’est dans le préau d’Alipore qu’eut lieu ce nouveau changement de conscience, pendant l’heure de marche: Je regardais les murs qui m’isolaient des hommes, et ce n’étaient plus de hautes murailles qui m’emprisonnaient, non, c’était Vâsudeva136 qui m’entourait. Je marchais sous les branches de l’arbre, devant ma cellule, mais ce n’était pas un arbre, je savais que c’était Vâsudeva – c’était Sri Krishna* que je voyais, là, debout, qui me tenait dans son ombre. Je regardais les barreaux de la cellule, la grille même qui servait de porte, et je vis encore Vâsudeva. C’était Nârâyana* qui montait la garde, Nârâyana la sentinelle. Et quand je m’allongeai sur les couvertures de crin que l’on m’avait données en guise de lit, je sentis les bras de Sri Krishna autour de moi, les bras de mon Ami, mon Amant… Je regardais les prisonniers de l’endroit, les voleurs, les meurtriers, les escrocs, et comme je les regardais, je vis Vâsudeva, c’était Nârâyana que je trouvais dans ces âmes obscurcies et ces corps mal employés137. L’expérience ne devait plus quitter Sri Aurobindo. Pendant les six mois que dura le procès, avec ses quelque deux cents témoins et quatre mille pièces au dossier, Sri Aurobindo fut enfermé chaque jour dans une cage de fer au milieu du prétoire, mais ce n’était plus une foule hostile qu’il voyait ni des juges: Quand l’affaire s’ouvrit, la même vision me suivait. Il me dit: «Quand on t’a jeté en prison, ton cœur n’a-t-il pas défailli et n’as-tu pas crié vers moi: où est Ta protection? Maintenant regarde ces juges, regarde le procureur du Roi.» Je regardai et ce n’était pas le juge que je vis, c’était Vâsudeva, c’était Nârâyana qui siégeait là, sur le banc. Je regardai le procureur et ce n’était pas le procureur que je vis, c’était Sri Krishna qui était assis là et qui me souriait. «Maintenant, as-tu peur? me dit-il, je suis dans tous les hommes et je conduis leurs actes et leurs paroles138.» Car, en vérité, Dieu n’est pas en dehors de Son monde, Il n’a pas «créé» le monde – Il est devenu le monde, dit l’Upanishad: «Il est devenu la connaissance et l’ignorance, Il est devenu la vérité et la fausseté… Il est devenu tout ce qui est .» (Taïttiriya Upanishad II.6) «Tout ce monde est rempli d’êtres qui sont Ses membres», dit la Swetaswatara Upanishad (IV. 10). Pour l’œil qui voit, tout est l’Un; pour l’expérience divine, tout est un bloc de Divin139.
Nous croirons sans peine que c’est là une vision toute mystique de l’univers, sans commune mesure avec nos réalités; à chaque pas, nous nous heurtons à la laideur, au mal; ce monde est plein de souffrance, il déborde de cris obscurs; où donc est le Divin là-dedans? – le Divin, cette barbarie toujours prête à ouvrir ses camps de torture? le Divin cet égoïsme sordide, cette vilenie qui se cache ou qui s’étale? Dieu est pur de tous ces crimes, Il est parfait, Il ne peut pas être tout cela – neti neti – Dieu est si pur qu’il n’est pas de ce monde, il n’y a pas de place pour Lui dans toute cette crasse où déjà nous étouffons! Il faut regarder l’existence en face si notre but est d’arriver à une solution vraie, quelle que soit cette solution. Et regarder l’existence en face, c’est regarder Dieu en face, car l’un ne peut pas être séparé de l’autre… Ce monde de notre bataille et de nos peines est un monde féroce, dangereux, un monde destructeur et dévorant où la vie est précaire, où l’âme et le corps de l’homme se meuvent parmi d’énormes périls, où chaque pas en avant, que nous le voulions ou non, écrase et brise quelque chose, où chaque souffle de vie est aussi un souffle de mort. Rejeter la responsabilité de tout ce qui nous semble mal ou terrible sur le dos d’un Diable semi-omnipotent ou s’en débarrasser en disant que le mal fait partie de la Nature, créant ainsi une opposition irréductible entre la nature du monde et la nature de Dieu, ou rejeter la responsabilité sur l’homme et ses péchés comme s’il avait eu son mot à dire dans la fabrication du monde ou comme s’il pouvait créer quoi que ce soit contre la volonté de Dieu, sont des expédients maladroits et trop commodes… Nous érigeons un Dieu d’Amour et de Miséricorde, un Dieu du Bien, un Dieu juste, bien-pensant et vertueux selon nos conceptions morales de la justice, de la vertu et du bien penser, et tout le reste, disons-nous, n’est pas Lui, n’est pas Sien, mais fut l’œuvre de quelque Pouvoir diabolique qu’il laissa, pour quelque raison, accomplir sa volonté méchante, ou de quelque ténébreux Ahriman contrebalançant notre gracieux Ormuzd, ou même, dit-on, ce fut la faute de l’homme égoïste et pécheur qui a gâté ce que Dieu avait fait si bien à l’origine… Il faut regarder en face la réalité, courageusement, et voir que c’est Dieu, et nul autre, qui a fait ce monde dans Son être et qu’il l’a fait tel qu’il est. Il faut voir que la Nature dévorant ses enfants, le Temps qui se repaît de la vie des créatures, la Mort universelle et inéluctable, et la violence des forces de Roudra140 dans l’homme et dans la Nature, sont aussi la Divinité suprême sous l’un de ses aspects cosmiques. Il faut voir que Dieu le créateur prodigue et bienfaisant, Dieu qui garde et qui sauve, la miséricorde puissante, est aussi Dieu qui dévore et Dieu qui détruit. Le tourment du lit d’angoisse et de mal sur lequel nous sommes écartelés est de Sa main, autant que la joie et la douceur et le plaisir. C’est seulement quand nous voyons avec l’œil de l’union complète et que nous sentons cette vérité jusqu’au tréfonds de notre être, que nous sommes capables, alors, de découvrir entièrement, derrière ce masque, le calme et beau visage de Celui qui est toute-félicité, et de sentir dans la main qui met notre imperfection à l’épreuve, la main de l’ami et du constructeur de l’Esprit dans l’homme. Les discordes des mondes sont les discordes de Dieu et c’est seulement en les acceptant et en progressant à travers elles que nous serons capables d’arriver aux hautes concordes de sa suprême harmonie et aux sommets, aux immensités vibrantes de son Ânanda141 transcendant et cosmique… Car la vérité est le fondement de la vraie spiritualité, et le courage est son âme142.
La blessure est donc guérie qui semblait à jamais couper le monde en deux entre Satan et le ciel, comme s’il n’y avait pas autre chose que le Bien et le Mal, et encore le Mal et le Bien, et nous entre les deux comme un enfant qui a besoin d’être cajolé ou fouetté pour apprendre des voies vertueuses143. Tout dualisme est une vision de l’Ignorance; partout il n’est que l’Un innombrable144, et les «discordes de Dieu» pour faire grandir le dieu en nous. Pourtant, un abîme reste encore, entre cette imperfection, divine peut-être, et l’ultime Perfection; ce Divin cosmique n’est-il pas un Divin amoindri? n’est-ce pas ailleurs qu’il faut tendre, vers un Divin non-souillé, transcendant et parfait? Peut-être existe-t-il une opposition entre la vie spirituelle et la vie du monde, mais c’est pour jeter un pont sur cet abîme que le chercheur intégral est ici; il est ici pour faire de cette opposition une harmonie. Peut-être le monde est-il gouverné par la chair et le diable, mais raison de plus pour que les fils de l’Immortalité viennent ici-même conquérir le monde pour Dieu et Pour l’Esprit. Peut-être la vie est-elle une insanité, mais justement tant de millions d’âmes attendent qu’on leur apporte la lumière de la raison divine; peut-être est-ce un rêve, mais c’est un rêve réel tant qu’on est dedans, réel pour tant de rêveurs à qui l’on doit apprendre à rêver des rêves plus nobles ou à se réveiller; et si c’est un mensonge, alors il faut donner la vérité à ceux qui sont trompés145.
Mais notre esprit n’est pas en repos; peut-être acceptons-nous de voir Dieu dans tout ce mal et cette souffrance, de comprendre que l’Ennemi obscur qui nous harasse est vraiment le constructeur de notre force, le forgeron secret de notre conscience; peut-être acceptons-nous d’être les «guerriers de la Lumière» en ce monde obscurci, tels les rishis d’autrefois, mais pourquoi cette obscurité justement? pourquoi Lui, que nous concevons éternellement pur et parfait, est-il devenu ce monde apparemment si peu divin; qu’avait-Il besoin de la Mort et du Mensonge et de la Souffrance? si c’est un masque, pourquoi le masque, et si c’est une illusion, pourquoi ce jeu cruel?… Peut-être est-ce une bénédiction, après tout, que le Seigneur n’ait pas fait le monde selon notre idée de la perfection, car nous avons tant d’idées sur ce qui est «parfait», sur ce que Dieu doit être et, surtout, sur ce qu’il ne doit pas être, qu’il ne resterait plus rien au bout du compte dans notre monde, à force de rogner tout ce qui dépasse, qu’un énorme Zéro qui ne tolérerait même pas l’impureté de notre existence – ou une caserne. La vertu, observe la Mère, a toujours passé son temps à supprimer des éléments dans la vie, et si l’on avait mis ensemble toutes les vertus des différents pays du monde, il resterait fort peu de choses dans l’existence. Parce que nous ne connaissons encore qu’un type de perfection, celle qui élimine, pas celle qui comprend tout; mais la perfection est une totalité. Parce que nous ne voyons qu’une seconde de l’Éternité et que cette seconde ne contient pas tout ce que nous voudrions voir et avoir, nous nous plaignons et nous disons que ce monde est mal fait, mais si nous sortons de notre seconde pour entrer dans la Totalité, tout change, et l’on voit la Perfection en chantier. Ce monde n’est pas fini, il devient, c’est une conquête progressive du Divin par le Divin pour le Divin, afin de devenir le plus sans fin que nous devons être146. Notre monde est en évolution et l’évolution a un sens spirituel:
La terre aux millions de routes peinait vers la divinité147.
Que savons-nous vraiment du grand voyage terrestre? il nous paraît tortueux, cruel, impur, mais nous sommes tout juste nés! nous sommes à peine sortis de la Matière, boueux, petits, souffrants, comme un dieu dans une tombe et qui ne sait plus, et qui cherche, qui se cogne partout, mais quelle autre naissance, quelle mémoire revenue, quel pouvoir retrouvé, n’attendent-ils pas plus loin sur notre chemin? Ce monde est en route, nous ne savons pas encore tout le conte.
Cherche-Le sur la terre…
Car tu es Lui, ô Roi. Seule la nuit
Est sur ton âme
Par ta volonté propre. Écarte-la et retrouve
La totalité sereine
Que tu es en vérité148.
L’être central, la personne universelle
«Tu es Lui», telle est la vérité éternelle – Tat tvam asi, tu es Cela. Telle est la Vérité qu’enseignaient les anciens Mystères et que les religions ultérieures oublièrent. Ayant perdu le secret central, elles tombèrent dans tous les dualismes aberrants, substituant d’obscurs mystères au grand Mystère tout simple. «Moi et le Père nous sommes un», disait le Christ (Jean 10,30), «je suis Lui», disent les sages de l’Inde – so’ham –, parce que c’est la vérité que découvrent tous les hommes libres, qu’ils soient d’Asie ou d’Occident, du passé ou du présent. Parce que c’est le Fait éternel que nous devons tous découvrir. Et ce «moi», ce «je» qui proclame son Identité avec Dieu, n’est celui d’aucun individu privilégié – comme si il y avait encore place pour un petit je personnel et exclusif dans cette éclatante ouverture, comme si le sage des Upanishads, les rishis ou le Christ avaient annexé pour eux seuls la filiation divine –, c’est la voix de tous les hommes fondue dans une conscience cosmique et nous sommes tous les fils de Dieu.
Il y a deux façons de faire cette Découverte, ou deux étapes. La première est de découvrir l’âme, l’être psychique, éternellement une avec le Divin, petite lumière de cette grande Lumière: «L’Esprit qui est ici-bas dans l’homme et l’Esprit qui est là-bas dans le Soleil, en vérité sont un seul Esprit et il n’en est pas d’autre», dit l’Upanishad149; «Celui qui pense “Il est autre et je suis autre”, il ne sait pas150.» C’est cette découverte de l’Esprit dedans que les Védas, il y a quelque six ou sept mille ans, appelaient «la naissance du Fils»: «Nous l’avons vue, sa masse de rouge ardent – un grand dieu dedans a été délivré de l’obscurité» (Rig-Véda V.1.2) et dans un langage éblouissant de puissance les rishis védiques affirmaient l’éternelle Identité du Fils et du Père, et la transmutation divine de l’homme: «Délivre ton Père! dans ta demeure garde-le sauf – ton Père qui devient ton Fils et qui te porte .» (Rig-Véda V.3.9)
Et de la seconde où nous sommes né, nous voyons que cette âme en nous, est la même dans tous les êtres humains, et non seulement dans les êtres mais dans les choses, latente, non-révélée: «Il est le fils des eaux, le fils des forêts, le fils des choses qui ne bougent pas et le fils des choses qui se meuvent. Même dans la pierre Il est là.» (Rig-Véda 1.70.2) Tout est un parce que tout est l’Un. Christ ne disait-il pas: «Ceci est mon corps, ceci est mon sang», prenant ces deux symboles les plus matériels, les plus terre à terre, du pain et du vin pour dire que cette Matière aussi est le corps de l’Un, cette Matière le sang de Dieu151. Et s’il n’était déjà là dans la pierre, comment serait-il jamais venu dans l’homme, par quelle tombée miraculeuse du ciel? Nous sommes le fruit d’une évolution, non d’une succession de miracles arbitraires: Tout le passé de la terre est là dans notre nature humaine… la nature même de l’être humain implique un stade matériel et un stade vital qui ont préparé l’émergence de son mental, et un passé animal qui a modelé les premiers éléments de son humanité complexe. Et n’allons pas dire que la Nature matérielle a d’abord développé, par l’évolution, notre vie et notre corps, puis notre mental animal, et qu’ensuite seulement une âme est descendue dans la forme ainsi créée… car cela supposerait un abîme entre l’âme et le corps, entre l’âme et la vie, entre l’âme et le mental, qui n’existe pas – il n’y a pas de corps sans âme, pas de corps qui ne soit en soi une forme d’âme; la Matière elle-même est une substance et un pouvoir de l’Esprit et ne pourrait exister autrement, car rien ne peut exister qui ne soit substance et pouvoir de l’Éternél152 … Ce qui est muet et aveugle, et la brute, est Cela, non moins que l’existence humaine consciente et raffinée ou que l’existence animale. Tout ce devenir infini est une naissance de l’Esprit dans les formes153.
Quand nous avons ouvert les portes du psychique, un premier stade de la conscience cosmique se dévoile. Mais le psychique qui grandit, la conscience-force qui s’individualise et devient de plus en plus compacte, serrée dedans, ne se satisfait pas longtemps de cette étroite forme individuelle; se sentant une avec Cela, elle veut être vaste comme Cela, universelle comme Cela, et retrouver sa Totalité innée. Être et être pleinement, tel est le but que la Nature poursuit en nous… et être pleinement, c’est être tout ce qui est154. Nous avons besoin de totalité parce que nous sommes la Totalité; l’idéal qui nous appelle, le but qui dirige nos pas, n’est pas vraiment devant; il ne nous tire pas, il nous pousse, il est derrière – et devant et dedans. L’évolution est l’éternelle éclosion d’une fleur qui était fleur depuis toujours. Sans cette semence au fond, rien ne bougerait, parce que rien n’aurait besoin de rien – c’est le Besoin du monde. C’est notre être central. C’est lui le frère de lumière qui surgit parfois quand tout semble désespéré, la mémoire ensoleillée qui nous tourne et nous retourne, et ne nous laissera point de repos que nous n’ayons retrouvé tout notre Soleil. C’est notre centre cosmique comme le psychique était notre centre individuel. Mais cet être central ne se situe pas quelque part en un point; il est en tous points; il est inconcevablement au cœur de toute chose et embrasse toutes les choses en même temps; il est suprêmement au-dedans et suprêmement au-dessus, et au-dessous et partout – c’est un point géant155. Et quand nous l’avons trouvé, tout est trouvé, tout est là; l’âme adulte retrouve son origine, le Fils redevient le Père; ou plutôt le Père, qui était devenu le Fils, redevient Lui-même: Les murs qui emprisonnaient notre être conscient sont abattus, renversés; tout sentiment d’individualité et de personnalité est perdu, toute impression de situation dans l’espace et dans le temps ou dans l’action et dans les lois de la Nature, disparaît; il n’y a plus d’ego, plus de personne définie et définissable, seulement la conscience, seulement l’existence, seulement la paix et la béatitude; on devient l’immortalité, devient l’éternité, devient l’infinitude. De l’âme personnelle il ne reste qu’un hymne de paix et de liberté, une béatitude qui vibre quelque part dans l’Éternel156.
Nous nous sommes crus petits et séparés les uns des autres, un homme plus un homme au milieu de choses séparées, et nous avions besoin de cette séparation pour grandir sous la carapace, sinon nous serions restés une masse indifférenciée dans le plasma universel, un membre du troupeau sans vie propre. Par cette séparation nous sommes devenus conscients; par cette séparation nous sommes incomplètement conscients; et nous souffrons, car notre souffrance est d’être séparés – séparés des autres, séparés de nous-même, séparés des choses et de tout, parce que en dehors du seul point où tout se rejoint.
Le seul moyen de tout arranger, c’est de reprendre conscience; et c’est très simple.
Il n’y a qu’une origine.
Cette origine est la perfection de la Vérité, puisque c’est la seule chose qui soit vraiment existante.
Et en s’extériorisant, en se projetant, en s’éparpillant, cela a produit ce que nous voyons et un tas de petits cerveaux très gentils, très brillants, à la recherche de ce qu’ils n’ont pas encore trouvé mais qu’ils peuvent trouver, parce que ce qu’ils cherchent est au-dedans d’eux.
Le remède est au centre du mal157.
Quand nous avons assez souffert, vies après vies de cette longue évolution, assez grandi pour nous apercevoir que tout nous arrive du dehors, d’une Vie plus grande que la nôtre, d’un Mental, d’une Matière plus vastes que les nôtres, universels, l’heure vient de retrouver consciemment ce que nous étions inconsciemment depuis toujours – une Personne universelle: Pourquoi te bornerais-tu? Sens que tu es dans l’épée qui te frappe comme dans les bras qui t’aiment, dans l’embrasement du soleil et la danse de la terre, dans tout ce qui est passé, tout ce qui est maintenant et tout ce qui s’efforce de devenir. Car tu es infini et toute cette joie t’est ouverte158.
Nous penserons peut-être que cette conscience cosmique est une sorte de super-imagination poétique et mystique, une pure subjectivité sans portée pratique. Mais d’abord, nous pourrions nous demander ce que signifie «objectif» et «subjectif», car si nous tenons le soi-disant objectif pour seul critère de la vérité, ce monde tout entier risque de nous filer des doigts, comme ne cessent de le crier notre art, notre peinture et même notre science depuis cinquante ans, ne nous laissant que quelques bribes de victuailles certaines. Il est certain que le rôti de veau est plus universellement vérifié, et donc plus objectif que la joie des derniers quatuors de Beethoven; mais nous avons dépouillé le monde, nous ne l’avons pas augmenté. Réellement, l’opposition est fausse: le subjectif est un stade avancé ou préparatoire de l’objectif; quand tout le monde aura vérifié la conscience cosmique ou même, simplement, la joie de Beethoven, nous aurons peut-être le phénomène objectif d’un univers moins sauvage.
Mais Sri Aurobindo n’était pas homme à se contenter de rêveries cosmiques. L’authenticité de l’expérience, et son efficacité pratique, peuvent immédiatement se vérifier par un test très simple, c’est l’apparition d’un nouveau mode de connaissance, par identité – on connaît une chose parce que l’on est cette chose. La conscience peut se déplacer en n’importe quel point de son universelle réalité, se porter sur n’importe quel être, n’importe quel événement et le connaître aussitôt intimement, comme on connaît le battement de son propre cœur, parce que tout se passe dedans, plus rien n’est dehors ni séparé; mais l’Upanishad le disait déjà: «Quand Cela est connu, tout est connu159.» Les premiers symptômes de cette nouvelle conscience sont très tangibles: On commence à sentir que les autres aussi font partie de soi-même ou qu’ils sont des répétitions diverses de soi-même, le même moi modifié par la Nature en d’autres corps. Ou tout au moins on sent qu’ils vivent dans un moi universel plus vaste qui est désormais notre propre réalité supérieure. En fait, tout commence à changer de nature et d’apparence; toute notre expérience du monde est radicalement différente de celle qu’ont les hommes enfermés dans un moi personnel. On commence aussi à connaître les choses par une autre sorte d’expérience, plus directe, qui ne dépend pas du mental extérieur et des sens. Les possibilités d’erreur ne disparaissent pas cependant, car ce n’est pas possible tant que le mental reste le moins du monde l’instrument transcripteur de la connaissance, mais il y a une nouvelle façon, plus vaste et plus profonde, d’éprouver, de voir, de connaître, d’entrer en contact avec les choses; et les confins de la connaissance peuvent être repoussés à un degré presque illimité160.
Ce nouveau mode de connaissance n’est pas vraiment différent du nôtre; en réalité, secrètement, toute expérience, toute connaissance, de quelque ordre qu’elle soit, depuis le niveau le plus matériel jusqu’aux altitudes métaphysiques, est une connaissance par identité – nous connaissons parce que nous sommes ce que nous connaissons. La vraie connaissance ne s’obtient pas par la pensée, dit Sri Aurobindo. C’est ce que vous êtes, ce que vous devenez161. Sans cette identité secrète, cette totale unité sous-jacente, nous ne pourrions rien connaître du monde et des êtres; Ramakrishna criant de douleur et saignant sous le coup de fouet qui cinglait un bœuf à côté de lui, ou le voyant qui sait que tel objet se trouve caché à tel endroit, le yogi qui guérit son disciple malade à des centaines de kilomètres, ou Sri Aurobindo empêchant le cyclone d’entrer dans sa chambre, sont seulement des illustrations frappantes d’un phénomène naturel – le naturel n’est pas la séparation, pas la distinction, c’est l’unité indivisible de toutes choses. Si les êtres et les objets étaient différents de nous, séparés de nous, si nous n’étions pas, essentiellement, ce cyclone et ce bœuf, ce trésor caché, ce disciple malade, non seulement nous ne pourrions pas agir sur eux, ni les sentir, ni les connaître, mais ils seraient tout simplement invisibles et inexistants pour nous. Seul le semblable peut connaître le semblable, seul le semblable peut agir sur le semblable. Nous ne pouvons connaître que ce que nous sommes: Rien ne peut être appris à l’intelligence qui ne soit déjà secrètement connu, en puissance dans l’âme qui s’épanouit. De même, toute la perfection dont l’homme extérieur est capable n’est que la réalisation de l’éternelle perfection de l’Esprit qui est en lui. Nous connaissons le Divin et devenons le Divin parce que déjà nous Le sommes dans notre nature intime. Tout enseignement est une révélation, tout devenir une éclosion. La découverte de soi est le secret; la connaissance de soi et une conscience toujours plus large sont le moyen et le procédé162.
Nous nous sommes séparés du monde et des êtres à travers les millénaires de notre évolution, nous avons égoïsé, durci quelques atomes de ce grand Corps, et nous avons dit «nous-moi-je» contre tous les autres pareillement durcis sous la croûte égoïste; et nous étant séparés, nous ne pouvions plus rien voir de ce qui était nous, autrefois, dans la grande Unité-Mère. Alors nous avons inventé des yeux, des mains, des sens, un mental pour rejoindre ce que nous avions exclu de notre grand Être, et nous avons cru que sans ces yeux, ces doigts, cette tête, nous ne pouvions rien savoir; mais c’est notre illusion séparatiste; notre connaissance indirecte recouvre et nous cache la reconnaissance immédiate sans laquelle nos yeux, nos doigts, notre tête et même nos microscopes, ne pourraient rien percevoir, rien comprendre et rien faire. Nos yeux ne sont pas des organes de vision, ce sont des organes de division; et quand l’Œil de la Vérité s’ouvre en nous, plus n’est besoin de ces lorgnons ni de ces béquilles. Notre voyage évolutif, finalement, est une lente reconquête de ce que nous avions exilé, une reprise de Mémoire; notre progrès ne se mesure pas à la somme de nos inventions, qui sont encore autant de moyens de rapprocher artificiellement ce que nous avons éloigné, mais à la somme réintégrée du monde que nous reconnaissons comme nous-même.
Et c’est la joie – Ânanda – car être tout ce qui est, c’est avoir la joie de tout ce qui est.
La béatitude des myriades de myriades qui sont un163
«Comment serait-il déçu, d’où aurait-il de la peine, celui qui voit partout l’Unité164?»
Un triple changement de conscience marque donc notre périple sur la terre: la découverte de l’être psychique ou Esprit immanent, la découverte du Nirvana ou Esprit transcendant et la découverte de l’être central ou Esprit cosmique. C’est là, probablement, le sens véritable de la trinité Père-Fils-Saint-Esprit dont parle la tradition chrétienne. Nous n’avons pas à décider de l’excellence de l’une ou l’autre de ces expériences, mais à les vérifier nous-mêmes: Les philosophies et les religions discutent de l’ordre de priorité des différents aspects de Dieu et certains yogis, rishis ou saints ont préféré telle philosophie ou telle religion à telle autre. Votre affaire n’est pas de discuter ces aspects, mais de les réaliser tous et de les devenir tous; nous n’avons pas à suivre une réalisation à l’exclusion des autres, mais à embrasser Dieu sous tous ses aspects et par-delà tout aspect165 – c’est le sens même d’un yoga intégral. Mais nous pouvons nous demander s’il n’y a rien au-delà de cette triple découverte, car, si suprême que chacune puisse paraître à l’expérience, aucune ne nous donne l’intégrale plénitude à laquelle nous aspirons, du moins si nous considérons que la terre aussi et l’individu doivent faire partie de cette plénitude. De fait, si nous découvrons l’être psychique, c’est une grande réalisation, nous prenons conscience de notre divinité, mais elle est limitée à l’individu, elle ne brise pas les murs personnels où nous sommes enclos; si nous découvrons l’être central, c’est une très vaste réalisation, le monde devient notre être, mais nous perdons du même coup notre individu, car il serait tout à fait erroné de penser que c’est M. Dupont qui est assis au milieu de sa conscience cosmique et qui jouit du coup d’œil – il n’y a plus de M. Dupont; et si nous découvrons le Transcendant, c’est une très haute réalisation, mais nous perdons à la fois l’individu et le monde – il n’y a plus que Cela à jamais en dehors du jeu. Nous pouvons dire, théoriquement, que Père-Fils-Saint-Esprit sont un – théoriquement on peut dire tout ce que l’on veut – mais pratiquement, à l’expérience, chacun de ces changements de conscience semble coupé de l’autre par un abîme. Et tant que nous n’aurons pas trouvé le chemin d’expérience nous permettant de réconcilier ce triple hiatus entre le panthéiste, l’individualiste et le moniste, il n’y aura pas de plénitude, ni pour l’individu ni pour le monde. Il ne nous suffit pas de trouver notre centre individuel sans la totalité du monde, ni la totalité du monde sans notre individu, et encore moins de trouver la Paix suprême si elle dissout le monde et notre individu – «je ne veux pas être le sucre, s’écriait le grand Ramakrishna, je veux manger le sucre!» Dans ce monde chaotique, harcelant, où il faut devenir, agir, faire face, nous avons besoin d’être. Sans cet être notre devenir s’éparpille dans la cohue. Mais sans ce devenir notre être s’évanouit dans un Zéro béatifique166. Et sans individu, que nous importent les merveilleuses réalisations, puisqu’il n’y a plus de nous. C’est cette contradiction-là qu’il faut résoudre, pas en termes philosophiques, mais en termes de vie et de pouvoir d’action. Jusqu’à présent, ce chemin réconciliateur semble inexistant ou inconnu, c’est pourquoi toutes les religions et toutes les spiritualités ont placé le Père transcendant au sommet de la hiérarchie, en dehors de cette malencontreuse histoire, et nous invitent à chercher ailleurs la totalité à laquelle nous aspirons. Pourtant, l’intuition nous dit que si, nous, êtres dans un corps, aspirons à la totalité, c’est que cette totalité est là, c’est qu’elle est possible dans un corps, sinon nous n’y aspirerions pas; ce que nous appelons «imagination» n’existe pas – il n’y a pas d’imaginations, il n’y a que des réalités différées ou des vérités qui attendent leur heure. Jules Verne, à sa façon, en témoigne. N’y a-t-il donc pas une autre découverte à faire, un quatrième changement de conscience qui changera tout?
Dans sa cage de fer au milieu du prétoire, Sri Aurobindo était arrivé au bout du chemin; tour à tour il avait réalisé l’immanent, le Transcendant, l’Universel – cette cage n’enfermait plus guère qu’un corps: il était partout où il voulait dans sa conscience. Mais peut-être se souvenait-il d’un individu Aurobindo qui, depuis Cambridge et les années d’Occident, n’avait cessé d’amasser de la conscience dans ce corps, et voilà que la Conscience infinie était là, mais que ce corps restait un corps parmi des millions d’autres soumis aux mêmes lois de la Nature, continuant d’avoir faim ou soif, peut-être, et d’être malade à l’occasion, comme tous les autres corps, et de s’avancer lentement, mais sûrement, vers la désintégration. La conscience est vaste, lumineuse, immortelle, mais en dessous tout continue. Et puisqu’il voyait clair, puisqu’il n’était plus dupe de tous les masques que surajoutent la morale ou la décence, il voyait peut-être aussi, dans le subconscient, la grimace animale sous la Conscience infinie, et la crasse matérielle intacte sous la belle auréole – en dessous tout continue, rien n’est changé. Peut-être voyait-il encore tous ces autres lui-même, derrière la cage, qui continuent de juger et de haïr, de souffrir – qui est sauvé? rien n’est sauvé si tout n’est sauvé! Et que faisait cette Conscience infinie pour tout ce monde, son monde? elle voit, elle sait, mais que peut-elle? Ne s’était-il pas mis en route, un jour à Baroda, pour agir, pour pouvoir? Et il regarde partout dans sa conscience infinie, il a la joie immense au-dessus – la joie rit nue sur les pics de l’Absolu167 – mais que peut sa joie si l’au-dessus n’est pas partout en dessous? – en dessous tout continue, tout souffre, tout meurt. Il n’écoutait même pas les juges, il ne répondait pas aux questions dont dépendait sa vie pourtant, il entendait seulement la Voix qui répétait: Je guide, ne crains rien. Occupe-toi du Travail pour lequel je t’ai amené en prison, et Sri Aurobindo gardait les yeux clos dans sa cage, il cherchait. N’y avait-il pas une totalité d’en haut qui soit la totalité d’en bas aussi? La route était-elle donc finie avec cette impuissance dorée168? Quel sens avait tout ce voyage?
L’âme, qui pour quelque inexplicable raison était descendue dans cette Matière, ou plutôt devenue cette Matière, évolue lentement au cours des âges; elle grandit, s’individualise à travers ses sens, son mental, ses expériences, elle se rappelle de plus en plus sa divinité perdue ou submergée, sa conscience au milieu de sa force, puis se retrouve et revient enfin à son Origine, transcendante et nirvanique, ou cosmique, suivant sa destinée et ses goûts. Toute cette histoire n’était-elle donc qu’un long et laborieux transit du Divin au Divin à travers l’obscur purgatoire de la Matière? Mais pourquoi ce purgatoire, pourquoi cette Matière? Pourquoi être jamais entré là-dedans si c’est pour en sortir? On dira que les béatitudes cosmiques ou nirvaniques de la fin valent bien tout le tracas qu’on s’est donné; peut-être, mais en attendant la terre souffre; nous rayonnons là-haut dans nos béatitudes sublimes, mais les tortures, les maladies, la mort prolifèrent et s’engraissent – notre conscience cosmique ne fait pas un atome de différence pour le destin de la terre, et encore moins notre Nirvana. On dira que les autres n’ont qu’à en faire autant et à se réveiller aussi de leur erreur – très bien, mais encore une fois pourquoi la terre, si c’est simplement pour se réveiller de l’erreur de la terre? Nous disons «la chute», nous disons Adam et Ève ou quelque absurde péché qui a gâté ce que Dieu avait si bien fait à l’origine – mais tout est Dieu! le serpent du paradis, s’il en fut, était Dieu, et Satan et ses Pompes et ses Œuvres, il n’y a que Lui! serait-il donc si maladroit qu’il tombe sans s’en apercevoir, ou si impuissant qu’Il souffre sans le vouloir, ou si sadique qu’il joue à faire erreur pour avoir la béatitude de sortir de Son erreur? la terre n’est-elle donc qu’une erreur? Car si cette terre n’a pas un sens pour la terre, si la souffrance du monde n’a pas un sens pour le monde, si c’est seulement un champ de transit pour se purger de quelque absurde faute, alors rien ni personne, aucune béatitude extrême, aucune extase finale, n’excuseront jamais cet inutile interlude – Dieu n’avait pas besoin d’entrer dans la Matière si c’est pour en sortir, Dieu n’avait pas besoin de la Mort ni de la Souffrance ni de l’Ignorance, si cette Souffrance, cette Mort et cette Ignorance ne portent en soi leur sens, si cette terre et ce corps en fin de compte, ne sont pas le lieu d’un Secret qui change tout et non l’instrument d’une purge et d’une fuite.
Je ne monte pas à ton jour sans fin
De même que j’ai rejeté ta Nuit éternelle…
Tes servitudes sur la terre sont plus grandes, ô roi,
Que toutes les glorieuses libertés du ciel…
Trop loin sont tes cieux pour moi, des hommes qui souffrent
Imparfaite la joie que tous ne partagent pas…169
Mais si nous regardons encore cette énigme, ce centre d’âme autour duquel tourne tout le mystère, force nous est de voir qu’elle n’a pas besoin d’être «sauvée» comme on dit, elle est à jamais libre, pure, toute sauvée dans sa lumière – de la seconde où l’on entre dedans, les yeux grands ouverts, on voit bien qu’elle est merveilleusement divine et légère, intouchée par toutes les boues qu’on jette dessus! c’est la terre qu’il faut sauver, parce qu’elle pèse; c’est la vie qu’il faut sauver, parce qu’elle meurt. Où donc est la semence de cette Délivrance-là? où le Pouvoir qui délivrera? où le vrai salut du monde? Les spiritualistes ont raison qui veulent nous faire goûter la légèreté suprême de l’âme; mais les matérialistes aussi qui piochent dans la Matière et voudraient tirer des merveilles de cette épaisseur-là. Mais ils n’ont pas le Secret, personne n’a le Secret. Les merveilles des uns n’ont pas d’âme, et celles des autres pas de corps.
Le corps, oui, qui tout d’abord n’avait semblé qu’un obscur instrument de libération de l’Esprit, est peut-être justement, paradoxalement, le lieu d’une totalité inconnue de l’Esprit: Ce qui semble n’être qu’instrumental est, en vérité, la clef d’un secret sans lequel ce qui est fondamental ne dévoilerait pas tout son mystère170. «Occupe-toi du Travail», disait la Voix, et ce Travail n’était point de nager dans les béatitudes cosmiques mais de trouver ici-bas, dans ce corps et pour la terre, une voie nouvelle qui réconcilierait dans une seule et même conscience la liberté du Transcendant, l’immensité rivante du Cosmique et la joie d’une âme individuelle sur une terre accomplie et dans une vie plus vraie. Car le vrai changement de conscience, dit la Mère, est celui qui changera les conditions physiques du monde et en fera une création nouvelle.
Les conditions de la découverte
Si nous voulons «transformer les conditions physiques du monde», c’est-à-dire les soi-disant «lois» naturelles qui gouvernent notre existence et celle du monde, et si nous voulons opérer cette transformation par le pouvoir de la conscience, deux conditions sont à remplir: d’une part, travailler dans son propre corps individuel sans s’évader au-delà, puisque ce corps est le point d’insertion de la conscience dans la Matière, et, d’autre part, découvrir le principe de conscience qui aura le pouvoir de transformer la Matière. Or, aucune des consciences ou des niveaux de conscience que l’humanité a jusqu’à présent connus n’ont eu le pouvoir d’opérer ce changement, ni la conscience mentale, ni la conscience vitale ni la conscience physique, nous le voyons bien. Il est vrai qu’à force de discipline certains individus ont pu défier les lois naturelles, triompher de la pesanteur, du froid, de la faim, des maladies, etc. mais, d’abord, il s’agissait de changements individuels qui, à aucun moment, n’ont été transmissibles; ensuite, ce ne sont pas vraiment des transformations de la Matière: les lois qui régissent le corps restent essentiellement ce qu’elles sont; seuls certains effets particuliers, d’apparence surnaturels, sont venus se superposer, plus ou moins momentanément, au naturel. Nous pouvons citer l’exemple de cet autre yogi révolutionnaire, compagnon de Sri Aurobindo, qui un jour fut mordu par un chien enragé; utilisant la force de sa conscience, il enraya immédiatement les effets du virus et vécut sans plus s’en soucier (notons par parenthèse que si ce yogi avait été en parfait état de conscience, il n’aurait pas pu être mordu). Puis un jour, au cours d’un meeting politique particulièrement houleux, il perdit patience et entra dans une violente colère contre l’un des orateurs. Quelques heures après, il mourait dans les terribles douleurs de la rage. Son pouvoir tenait seulement à la maîtrise de sa conscience, et de la seconde où cette conscience défaillait, tout revenait comme avant, parce que les lois du corps n’avaient pas été changées, elles avaient seulement été muselées. Par conséquent, il ne s’agit pas, pour la transformation telle que Sri Aurobindo et la Mère l’envisagent, d’obtenir des pouvoirs «surnaturels» plus ou moins momentanés qui viennent se plaquer sur le naturel, mais de changer la nature même de l’homme et son conditionnement physique; il ne s’agit pas d’une maîtrise, mais vraiment d’une transformation. En outre, si nous voulons une réalisation pour la terre entière, il faut que ce nouveau principe d’existence, que Sri Aurobindo appelle supramental, s’installe définitivement parmi nous, en quelques uns d’abord, puis, par rayonnement, en tous ceux qui sont prêts, de même que le principe mental ou que le principe de vie se sont définitivement et naturellement installés sur la terre. En d’autres termes, il s’agit de créer une surhumanité divine sur la terre, qui ne sera plus soumise aux lois d’ignorance, de souffrance et de décomposition.
L’entreprise peut nous paraître grandiose, ou fantastique, mais seulement parce que nous voyons à l’échelle de quelques décades; elle serait tout à fait conforme à la ligne évolutive. Si l’on considère, en effet, que tout ce devenir terrestre est un devenir de l’Esprit dans les formes, que toutes ces naissances humaines sont une croissance de l’âme ou de l’Esprit dans l’homme, on peut douter que l’Esprit se contente toujours de l’étroitesse humaine, de même qu’on peut douter, le voyage terminé, qu’il veuille simplement retourner dans sa Gloire et sa joie supra-terrestres, d’où, après tout, Il n’avait pas besoin de sortir – la Lumière est là, éternelle, elle est déjà là, elle est toujours là, immuable, ce n’est pas une conquête pour Lui! mais la Matière, voilà un ciel à bâtir. Peut-être veut-il connaître cette même Gloire, justement, et cette joie en des conditions apparemment contraires aux siennes, dans une vie assiégée par la mort, l’ignorance, l’obscurité, et dans l’innombrable diversité du monde au lieu d’une blanche unité? Dès lors cette vie et cette Matière auraient un sens; ce ne serait plus un purgatoire ou un vain transit vers l’au-delà, mais un laboratoire où, peu à peu, à travers la Matière, la plante, l’animal, puis l’homme de plus en plus conscient, l’Esprit élabore le surhomme ou le dieu: L’âme n’a pas fini ce qu’elle avait à faire simplement parce qu’elle est devenue humaine; il lui reste encore à développer son humanité et ses possibilités supérieures. Manifestement, l’âme qui habite dans un Caraïbe ou dans un primitif ignorant, un truand de Paris, un gangster américain, n’a pas épuisé la nécessité de la naissance humaine, elle n’a pas développé toutes ses possibilités ou le sens total de l’humanité, pas manifesté tout le sens de Sat-Chit-Ânanda dans l’Homme universel; ni l’âme qui habite un Européen vitaliste absorbé dans ses productions dynamiques et ses plaisirs vitaux, ni le paysan d’Asie enfoncé dans la ronde ignorante de sa vie domestique et économique. On peut même raisonnablement douter que Platon ou Shankara soient le couronnement et donc la fin de l’éclosion de l’Esprit dans l’homme. Nous sommes enclins à croire qu’ils marquent la limite, car ils semblent, avec quelques autres comme eux, le plus haut point que le mental et l’âme de l’homme puissent atteindre; mais c’est peut-être l’illusion de nos possibilités actuelles… L’âme a eu un passé préhumain, elle a un avenir surhumain171.
Sri Aurobindo n’est pas un théoricien de l’évolution, c’est un praticien de l’évolution. Tout ce qu’il a pu dire ou écrire sur l’évolution est venu après ses expériences; nous ne l’avons devancé que pour rendre plus claires ses recherches tâtonnantes dans la prison d’Alipore. Or, il voyait bien que cette immensité cosmique, béatifique, n’était pas vraiment le lieu du travail, qu’il fallait redescendre vers ce corps, humblement, et chercher dedans. Pourtant, nous demanderons-nous, si c’est par le pouvoir de la conscience que doit s’opérer «la transformation» et non par quelque mécanisme extérieur, quelle conscience plus haute se peut-il, que la conscience cosmique? le sommet de l’échelle n’est-il pas atteint, et donc la limite des pouvoirs? La question est importante si nous voulons comprendre le processus pratique de la découverte et, éventuellement, faire nous-même l’expérience. Nous pouvons répondre par deux observations. D’abord, il ne suffit pas d’atteindre de hauts pouvoirs de conscience, il faut encore quelqu’un qui les incarne, sinon nous sommes comme le chasseur qui a conquis de merveilleux trésors, au bout de ses jumelles – où est le «quelqu’un» dans la conscience cosmique? il n’y a plus personne… Une analogie actuelle nous éclairera mieux: on peut envoyer une fusée dans le soleil, peut-être, et le sommet du monde est atteint, mais non le sommet de l’homme qui n’aura pas bougé d’un pouce. Notre fusée sera sortie du champ terrestre. Le yogi, de même, se concentre sur un point de son être, il ramasse toutes ses énergies comme le cône d’une fusée, il fait un trou dans la carapace et il émerge ailleurs, dans une autre dimension, cosmique ou nirvanique. Mais qui a réalisé la conscience cosmique? pas le yogi – le yogi continue de boire, de manger, de dormir, d’être malade à l’occasion, comme tous les animaux humains, et de mourir – ce n’est pas lui, mais un minuscule point de son être qui a réalisé la conscience cosmique, celui sur lequel il s’est concentré avec tant d’acharnement pour en sortir. Et tout le reste, toute cette nature humaine et terrestre qu’il a exclue, précisément, qu’il a refoulée ou mortifiée pour se concentrer sur ce seul point d’évasion, ne participe pas à sa conscience cosmique, sauf par rayonnement indirect. Sri Aurobindo faisait donc une première constatation, fort importante, à savoir qu’une réalisation linéaire, en un point, ne suffit pas et qu’il faut une réalisation globale, en tous points, qui embrasse la totalité de l’individu: Si vous voulez transformer votre nature et votre être, dit la Mère, et si vous voulez participer à la création d’un monde nouveau, cette aspiration, cette pointe aiguë et linéaire ne suffit plus; il faut tout englober et tout contenir dans sa conscience. D’où le yoga intégral ou «yoga plein», purna yoga. Nous avons voulu nous débarrasser de l’individu comme d’un poids encombrant qui nous empêchait de papillonner à l’aise dans les étendues spirituelles ou cosmiques, mais sans lui nous ne pouvons rien pour la terre, nous ne pouvons pas tirer en bas nos trésors d’en haut: Il y a quelque chose d’autre que l’éclatement pur et simple d’une illusoire coquille individuelle dans l’Infini172. Et Sri Aurobindo nous amène à une première conclusion: Il se pourrait bien que l’étouffement de l’individu soit l’étouffement du dieu dans l’homme173.
Une deuxième observation, plus importante encore, s’impose. Pour reprendre l’analogie de la fusée, celle-ci peut faire son trou en n’importe quel point de l’atmosphère terrestre; elle peut partir de New York ou de l’équateur, et tout aussi bien atteindre le soleil; il n’est pas nécessaire de grimper au sommet de l’Everest pour y jucher des rampes de lancement! De même, le yogi peut réaliser la conscience cosmique en n’importe quel point de son être, à n’importe quel niveau, dans son mental, dans son cœur et même dans son corps, parce que l’Esprit cosmique est partout, en tous points de l’univers, et que l’expérience peut commencer n’importe où, à n’importe quel étage, en fixant une pierre ou une hirondelle, une idée, une prière, un sentiment, ou ce que nous appelons dédaigneusement une idole. La conscience cosmique n’est pas le point suprême de la conscience humaine; nous ne faisons pas un pas en haut de l’individu pour y parvenir, mais un pas en dehors; il n’est pas nécessaire de s’élever dans la conscience, pas nécessaire d’être Plotin pour voir l’Esprit universel, au contraire, moins on a de mental, plus l’expérience est aisée – un berger sous les étoiles ou un pêcheur de Galilée ont plus de chances que tous les penseurs du monde réunis. À quoi sert donc, alors, tout ce développement de la conscience humaine, si une mystique campagnarde peut faire mieux? Nous sommes contraints de dire, ou bien que nous faisons tous fausse route, ou bien que les évasions mystiques ne sont pas tout le sens de l’évolution. Ceci dit, si nous admettons que la ligne évolutive à suivre – soit celle des hauts sommets de la conscience terrestre celle d’un Léonard de Vinci, d’un Beethoven, d’un Alexandre le Grand, d’un Dante – nous sommes bien obligés de constater qu’aucune de ces altitudes n’a été capable de transformer la vie. Les sommets du mental ou du cœur, pas plus que les sommets cosmiques, ne nous apportent la clef de l’énigme et le pouvoir de changer le monde; un autre principe de conscience est nécessaire. Mais un autre principe sans solution de continuité avec les précédents, car s’il y a rupture de la ligne ou perte de l’individu, nous retombons encore dans les éclatements cosmiques ou mystiques, sans lien avec la terre. Certes, la conscience de l’Unité et la conscience transcendante sont les bases indispensables de toute réalisation (sans elles autant construire une maison sans fondations) mais elles doivent être acquises par d’autres voies qui respecteront la continuité évolutive – il faut une évolution, non une révolution. En somme, il s’agit d’en sortir sans en sortir. Au lieu d’une fusée qui va s’anéantir dans le soleil, il faut une fusée qui harponne le Soleil de la conscience suprême et ait le pouvoir de la faire redescendre en tous points de notre conscience terrestre: La connaissance ultime est celle qui perçoit et accepte Dieu dans l’univers autant que Dieu par-delà l’univers, et le yoga intégral celui qui, ayant trouvé le Transcendant, peut revenir dans l’univers et posséder l’univers, gardant à volonté le pouvoir de descendre autant que de monter la grande échelle de l’existence174. Ce double mouvement d’ascension et de descente de la conscience individuelle constitue le principe de base de la découverte supramentale. Mais en cours de route Sri Aurobindo allait toucher un ressort inconnu qui devait tout bouleverser.
Il ne suffit pas de dire en quoi consiste la découverte de Sri Aurobindo, nous devons encore savoir comment elle est accessible pour nous. Or il est bien difficile de donner un schéma et d’affirmer: «Voilà le chemin», parce que le développement spirituel est toujours adapté à la nature de chacun – et pour cause, il ne s’agit pas d’apprendre une étrangeté, mais de s’apprendre soi-même, et il n’y a pas deux natures semblables: L’idéal que se propose notre yoga ne peut pas lier toute la vie spirituelle ni toutes les recherches spirituelles. La vie spirituelle ne peut pas se formuler en une définition rigide ni s’enfermer dans une loi mentale invariable; c’est un énorme champ d’évolution, un immense royaume potentiellement plus vaste que les autres royaumes du dessous, avec des centaines de provinces, des milliers de types, de stades, de formes, de chemins, de variations dans l’idéal spirituel et de degrés dans la progression spirituelle175. Nous pouvons donc seulement donner quelques points de repère, heureux si chacun trouve l’indice qui éclairera son propre chemin. Il faudrait toujours se souvenir que le vrai système de yoga consiste à attraper le fil de sa propre conscience, ce «fil brillant» dont parlaient les rishis (Rig-Véda, X.53), et de s’y accrocher et d’aller jusqu’au bout.
La conscience cosmique et le Nirvana ne nous apportant pas la clef évolutive que nous cherchons, nous reprenons notre enquête, avec Sri Aurobindo, au point où il l’avait laissée à Baroda avant ses deux grandes expériences. L’ascension dans le Supraconscient est la première étape. À mesure que le chercheur établit le silence mental, qu’il pacifie son vital, qu’il se libère de son absorption dans le physique, la conscience se dégage des mille activités où elle était indiscernablement fondue, éparpillée, et elle acquiert une existence indépendante, nous l’avons dit. C’est comme un être dedans, une Force qui vibre de plus en plus intense. Et plus elle grandit, moins elle se satisfait d’être enfermée dans un corps; nous nous apercevons qu’elle rayonne, dans le sommeil d’abord, puis dans nos méditations, puis les yeux grands ouverts. Mais ce mouvement latéral, si l’on peut dire, dans le Mental universel, le Vital universel, le Physique universel, n’est pas son seul mouvement. Elle veut monter. Cette poussée ascendante n’est même pas nécessairement le fruit d’une discipline consciente, ce peut être un besoin naturel, spontané (il ne faudrait jamais perdre de vue que notre effort en cette vie est seulement la continuation de bien d’autres efforts en bien d’autres vies, d’où l’inégalité du développement des individus et l’impossibilité de fixer des règles). Instinctivement, on peut sentir quelque chose au-dessus de la tête, qui nous tire, comme un espace, ou une lumière, ou comme un pôle qui est la source de tous nos actes et nos pensées, ou comme une zone de concentration au sommet du crâne. Le chercheur n’a pas fait taire son mental simplement pour le plaisir d’être comme une souche, son silence n’est pas mort, il est vivant; il est branché là-haut parce qu’il sent que ça vit là-haut. Le silence n’est pas une fin, c’est un moyen, comme le solfège pour attraper la musique, et il est bien des musiques. Jour après jour, à mesure que sa conscience se concrétise, il a des centaines de minuscules expériences, presque imperceptibles, qui jaillissent de ce Silence au-dessus: il ne pense à rien et, soudain, une pensée le traverse – pas même une pensée, un déclic – et il sait exactement ce qu’il doit faire, comment il doit le faire, dans les moindres détails, comme les pièces d’un puzzle qui s’assemblent en un clin d’œil, et avec une certitude massive (en dessous, c’est l’incertitude totale; toujours ce peut être autre chose); ou bien un petit choc vient le frapper: «Va voir untel», il va et «par hasard» cette personne a besoin de lui; ou «Ne fais pas cela», il persiste et fait une chute grave; ou, sans raison, il est poussé vers tel endroit et il rencontre exactement les circonstances qui devaient l’aider; ou tel problème se pose, il reste immobile, silencieux, appelle en haut, et la réponse vient claire, irréfutable. Ou s’il parle, s’il écrit par exemple, il peut sentir très concrètement une étendue au-dessus, d’où il tire la pensée, comme le fil d’un cocon lumineux – il ne bouge pas; simplement, il se tient sous le courant et il transcrit; rien ne se passe dans la tête. Mais s’il y mêle le moindrement son mental, tout s’évanouit, ou plutôt se fausse, parce que le mental cherche à copier les intimations (c’est un singe invétéré) et il prend ses feux follets pour des illuminations. Et plus le chercheur apprendra à écouter en haut, à suivre ces intimations (qui ne sont pas impérieuses, pas bruyantes, qui sont à peine perceptibles, comme un souffle, à peine pensées, senties seulement, mais terriblement rapides), plus elles deviendront nombreuses, exactes, irrésistibles; et peu à peu il voit que tous ses actes, les moindres actes, peuvent être souverainement guidés par cette source silencieuse au-dessus; que toutes ses pensées sont issues de là, lumineuses, sans discussion; qu’une sorte de connaissance spontanée se fait jour en lui. Il commence à vivre des petits miracles continus. Si seulement les hommes entrevoyaient les joies infinies, les forces parfaites, les horizons lumineux de connaissance spontanée, les calmes étendues de notre être, qui nous attendent sur les pistes que notre évolution animale n’a pas encore conquises, ils quitteraient tout et n’auraient de cesse qu’ils n’aient gagné ces trésors. Mais le chemin est étroit, les portes difficiles à forcer, et la peur, le doute, le scepticisme sont là, tentacules de la Nature qui nous interdisent de quitter les pâtures ordinaires176.
Une fois que cette étendue là-haut sera devenue concrète, vivante, comme une plage de lumière au-dessus, le chercheur sentira le besoin d’entrer en communication directe, et de jaillir au large, car il sentira aussi, avec une acuité croissante, que la vie du dessous, le mental du dessous, sont étroits, mensongers, une sorte de caricature; il aura l’impression de se cogner partout, de n’être nulle part chez lui, et que tout est faux, grinçant, les mots, les idées, les sentiments; que ce n’est pas ça, jamais ça – c’est toujours à côté, toujours à peu près, toujours en dessous. Parfois, dans le sommeil, comme un signe avant-coureur, nous serons peut-être pris dans une grande lumière éblouissante, si éblouissante qu’instinctivement on se voile les yeux – le soleil est sombre dans ces cas-là, constate la Mère. Alors il faudra faire grandir, grandir cette Force dedans, cette Conscience-Force qui tâtonne vers le haut, la pousser par notre besoin d’autre chose, d’une vie plus vraie, d’une connaissance plus vraie, d’une relation plus vraie avec le monde et les êtres – notre plus grand progrès est un besoin qui s’approfondit177; refuser toutes les constructions mentales qui à chaque instant essayent d’accaparer le fil lumineux; se garder en état d’ouverture, être trop grand pour les idées. Parce que ce n’est pas d’idées dont nous avons besoin, mais d’espace. Non seulement il faut briser le piège du mental et des sens, mais fuir le piège du penseur, le piège du théologien et du fondateur d’Église, les filets de la Parole et l’esclavage de l’Idée. Tout cela est en nous, prêt à emmurer l’Esprit dans les formes; mais nous devons aller toujours au-delà, toujours renoncer au moindre pour le plus grand, au fini pour l’Infini; nous devons être prêts à avancer d’illumination en illumination, d’expérience en expérience, d’état d’âme en état d’âme… et n’être attachés à rien, pas même aux vérités auxquelles nous tenons le plus solidement, car elles sont des formes seulement et des expressions de l’ineffable, et l’ineffable refuse de se limiter à aucune forme, aucune expression; toujours, nous devons rester ouverts à la Parole d’en haut qui ne s’enferme pas dans son propre sens et à la lumière de la Pensée qui porte en soi ses propres contraires178.
Puis un jour, à force de besoin, à force d’être comme une masse comprimée, les portes s’ouvriront: La conscience s’élève, dit la Mère, elle brise cette carapace dure, là, au sommet du crâne, et on émerge dans la lumière.
Une blanche tranquillité ardente au-dessus179.
Cette expérience est le point de départ du yoga de Sri Aurobindo. C’est l’émergence dans le Supraconscient, le passage d’un passé qui nous ligote à un futur qui voit. Au lieu d’être en dessous, toujours sous un poids, on est au-dessus et on respire: La conscience n’est plus enfermée dans le corps ou limitée par lui; elle sent qu’elle est non seulement au-dessus du corps, mais étendue dans l’espace; le corps est en dessous de cette haute station et enveloppé dans la conscience élargie… il devient seulement une circonstance dans la largeur de l’être et sa partie instrumentale… Quand cette haute station est définitivement établie, on ne redescend plus vraiment, sauf avec une fraction de la conscience qui peut venir travailler dans le corps ou aux niveaux inférieurs tandis que l’être stationné en permanence au-dessus dirige toute l’expérience et tout le travail180.
Une fois ce décollage opéré, il s’agit de procéder lentement et systématiquement. Le premier mouvement de la conscience, en effet, est de filer tout droit vers le haut, comme aspirée, avec une sensation de montée infinie, tout à fait comme une fusée, puis de stabilisation dans une sorte de nirvana lumineux. La béatitude qui accompagne cette éclosion au «sommet» (du moins à ce qui nous paraît être le sommet) ou cette dissolution, est si irrésistible qu’il semblerait tout à fait incongru de redescendre à des niveaux intermédiaires pour explorer quoi que ce soit, ce serait déchoir; on n’a plus qu’une envie, c’est de rester aussi immobile que possible pour ne pas froisser cette Paix toute unie. En fait, on ne s’est même pas aperçu qu’il pût exister des niveaux intermédiaires entre la sortie au sommet du crâne et la fusion «tout en haut»; ébloui, un peu comme le nouveau-né qui ouvre les yeux pour la première fois, le chercheur ne s’y reconnaît pas, il mélange tout dans une sorte de blanc, ou de blanc-bleuté, et il perd prise, c’est-à-dire qu’il tombe en transe ou en «extase» comme on dit en Occident, ou en samadhi comme on dit en Inde. Et quand il revient de là, il n’est pas plus avancé qu’avant. Dans sa hâte d’arriver… [le chercheur] suppose qu’il n’y a rien entre le mental pensant et le Très-Haut, et, fermant les yeux dans son samadhi, il essaye de se précipiter aussi vite que possible, sans même voir les grands et lumineux royaumes de l’Esprit qui s’étendent entre les deux. Peut-être arrive-t-il à ses fins, mais seulement pour s’endormir dans l’Infini181.
Naturellement, le chercheur dira que c’est un état merveilleux, indicible, suprême, et c’est vrai, mais comme le remarque la Mère: On peut en dire tout ce que l’on veut puisque, justement, on ne se souvient de rien… Oui, vous entrez en samadhi quand vous sortez de votre être conscient et que vous entrez dans une partie de votre être qui est complètement inconsciente, ou plutôt dans un domaine où vous n’avez aucune conscience correspondante… Vous êtes dans l’état impersonnel, c’est-à-dire un état où vous êtes inconscient, et c’est pour cela, naturellement, que vous ne vous souvenez de rien, parce que vous n’avez été conscient de rien. Sri Aurobindo disait simplement que l’extase est une forme supérieure d’inconscience. Il se pourrait que ce que nous appelons Transcendant, Absolu, Suprême, ne soit pas l’anéantissement extatique que l’on nous a si souvent dit, mais seulement la limite de notre conscience actuelle; il est peut-être absurde de dire: «ici finit le monde et là commence le Transcendant», comme s’il y avait un trou entre les deux, car le Transcendant peut commencer au b-a ba de la raison pour un pygmée et le monde s’évanouir pas plus haut que l’intellect. Il n’y a pas de trou, sauf dans notre conscience. Peut-être le progrès de l’évolution est-il, précisément, d’explorer des zones de conscience toujours plus avancées dans un inépuisable Transcendant, qui ne se situe pas vraiment «en haut» ou ailleurs hors de ce monde, mais partout ici-bas, se dévoilant lentement à notre vision – car si, un jour dans notre préhistoire, le Transcendant s’est situé un peu au-dessus du protoplasme, ce n’est pas qu’il ait quitté le monde du protoplasme pour se réfugier plus haut au-dessus du batracien, du chimpanzé puis de l’homme, dans une sorte de course d’où II est peu à peu exclu, c’est que nous avons quitté l’inconscience primitive pour vivre un peu plus avant dans un Transcendant partout présent182.
Ainsi, au lieu de s’évanouir au sommet, ou à ce qu’il prend pour le sommet, et de croire que son extase est un signe de progrès, le chercheur devra comprendre que c’est le signe d’une inconscience et travailler à découvrir l’existence vivante qui se cache sous son éblouissement: Tâchez de développer votre individualité intérieure, dit la Mère, et vous pourrez entrer dans ces mêmes régions en pleine conscience, et avoir la joie de la communion avec les régions les plus hautes sans pour autant perdre conscience et revenir avec un zéro au lieu d’une expérience183. Et Sri Aurobindo insistait: C’est dans l’état de veille que la réalisation doit venir et durer si l’on veut qu’elle soit une réalité de la vie… Les expériences et la transe yoguique ont leur utilité pour ouvrir l’être et le préparer, mais c’est seulement quand la réalisation est constante, les yeux grands ouverts, qu’on la possède vraiment184. L’état de maîtrise intégrale, tel est le but que nous poursuivons, non l’état de marmotte spirituelle, et cette maîtrise n’est possible que dans la continuité de la conscience: quand nous nous extasions, nous perdons le «quelqu’un» qui pourrait faire le pont entre les pouvoirs d’en haut et l’impuissance d’en bas.
Lorsqu’il eut brisé la carapace au sommet du crâne, Sri Aurobindo se mit donc, dans la prison d’Alipore, à explorer méthodiquement les plans de conscience au-dessus du mental ordinaire, de même qu’il avait à Baroda exploré les plans de conscience en dessous. Il reprenait là où il l’avait laissée l’ascension de la grande échelle de la conscience, qui s’étend sans trou ni hiatus extatique depuis la Matière jusqu’à ce point X qui devait être le lieu de sa découverte. Car ce n’est pas par un saut aveugle dans l’Absolu que s’obtient la Vérité suprême ou la connaissance de soi intégrale, mais par un patient transit à travers le mental et par-delà185.
Tous tant que nous sommes, nous recevons constamment, et sans nous en apercevoir, des influences ou des inspirations de ces plans supérieurs supraconscients, qui se traduisent en nous par des idées, des idéaux, des aspirations, des œuvres d’art; ce sont eux qui modèlent secrètement notre vie et notre avenir; de même que nous recevons constamment et sans le savoir des vibrations vitales ou des vibrations physiques subtiles qui déterminent à chaque instant notre vie affective et nos échanges avec le monde. Nous ne sommes enfermés dans un corps individuel personnel que par une aliénation visuelle tenace; en fait nous sommes poreux de partout et nous baignons dans les forces universelles comme l’anémone dans la mer: L’homme bavarde intellectuellement et étourdiment, il discute les résultats de surface qu’il attribue tous à son «noble moi», ignorant que ce «noble moi» est caché loin, bien loin de sa vision, derrière le voile de son intellect pâlement miroitant et la brume épaisse de ses sentiments, ses émotions, ses impressions, ses sensations et impulsions186. Notre seule liberté est de nous élever à des plans de plus en plus hauts, par l’évolution individuelle, et notre seul rôle, de transcrire et d’incarner matériellement les vérités du plan auquel nous appartenons. Nous pourrions donc souligner deux points importants communs à tous ces plans de conscience, du haut en bas, si nous voulons mieux comprendre le mécanisme de l’univers. En premier lieu, ces plans ne dépendent pas de nous et de ce que nous en pensons, pas plus que la mer ne dépend de l’anémone; ils existent indépendamment de l’homme. La psychologie contemporaine, qui mélange pêle-mêle tous les degrés de l’être dans un soi-disant «Inconscient collectif», comme s’il s’agissait d’un énorme chapeau de prestidigitateur d’où l’on tire au petit bonheur la chance des archétypes ou des névroses, témoigne à cet égard d’une insuffisance de vision; d’une part, parce que les forces de ces plans ne sont pas inconscientes du tout, sauf pour nous; elles sont très conscientes, infiniment plus conscientes que nous; et d’autre part, parce que ces forces ne sont pas «collectives», en ce sens quelles ne sont pas le produit d’une sécrétion humaine, pas plus que la mer n’est le produit de l’anémone; c’est l’homme frontal qui est le produit de cette Immensité par-derrière.
Les gradations de conscience sont des états universels qui ne dépendent pas de la façon de voir de la personnalité subjective. Au contraire, la façon de voir de la personnalité subjective est déterminée par le niveau de conscience auquel elle appartient et où elle se trouve organisée conformément au type de sa nature ou à son stade évolutif187. Mais naturellement, il est humain de renverser l’ordre des valeurs et de se mettre au centre du monde. Au reste, ce n’est pas une question de théorie, toujours contestable, mais d’expérience à laquelle chacun est convié: quand on s’extériorise, c’est-à-dire quand on sort de son corps et que l’on entre consciemment dans ces plans, on voit bien qu’ils existent parfaitement en dehors de nous, comme le monde entier existe parfaitement en dehors de Quimper-Corentin, avec des forces et même des êtres, des lieux, qui n’ont rien de commun avec notre monde terrestre – des civilisations entières en témoignent, et l’ont dit, gravé, peint sur leurs murs ou dans leurs temples, qui furent peut-être moins ingénieuses que la nôtre, mais certainement pas plus bêtes.
Le deuxième point important concerne les forces conscientes et les êtres qui peuplent ces plans. Il faut bien mettre en évidence ici la part de superstition, et même de supercherie, qui représente notre contribution «collective», et la part de vérité. Comme toujours les deux sont étroitement mêlées; c’est pourquoi le chercheur intégral, plus que tout autre, devra être armé de cette claire austérité sur laquelle Sri Aurobindo insistait tant, et ne pas confondre la supra-raison avec la déraison. Pratiquement, quand on entre consciemment dans ces plans, soit dans le sommeil, soit en méditation, soit en extériorisation volontaire, on peut voir deux sortes de choses: des courants de force impersonnels, plus ou moins lumineux, ou des êtres personnels. Mais ce sont deux façons de voir la même chose: Le mur entre ce que l’on appelle conscience et force, impersonnel et personnel, devient très mince quand on passe derrière le voile de la Matière. Si l’on regarde un processus du côté de la force impersonnelle, on voit une énergie ou une force en action qui fonctionne dans un but et produit un résultat; si l’on regarde du côté de l’être, on voit un être qui possède une force consciente, qui la dirige et l’utilise, à moins que cet être ne soit lui-même le représentant d’une force consciente et utilisé par elle comme l’instrument d’une action particulière. La science moderne a découvert que si l’on regarde le mouvement de l’énergie, elle se présente d’un côté comme une onde et se comporte comme une onde, et de l’autre comme une masse de particules qui se comporte comme une masse de particules, et chaque côté fonctionne à sa manière. C’est un peu le même principe ici188.
Certains chercheurs ne verront donc jamais d’êtres, que des forces lumineuses; d’autres ne verront que des êtres et jamais des forces; tout dépendra de leur attitude intérieure, de leur aspiration, leur formation religieuse ou spirituelle et même culturelle. C’est ici que la subjectivité commence et avec elle les risques d’erreur ou de superstition. Mais la subjectivité n’est pas une disqualification de l’expérience, c’est simplement le signe que la même chose peut être vue et transcrite de différentes manières suivant notre formation – nous voudrions bien savoir si deux peintres ont jamais vu un même paysage de la même manière, pour ne parler que de nos réalités «concrètes». Le critère de la vérité, à en croire les légistes du naturel ou du surnaturel, devrait être une immuable constance, mais il se pourrait bien que ce soit le critère de notre engourdissement; la multiplicité des expériences prouve seulement que nous nous approchons d’une vérité vivante, non d’un résidu durci comme le sont nos vérités mentales et matérielles. En outre, ces forces conscientes – très conscientes – peuvent prendre toutes les formes qu’elles veulent, non par supercherie mais pour se rendre accessibles à la conscience de ceux ou celles qui s’ouvrent à elles ou les invoquent. Telle sainte chrétienne, par exemple, qui a la vision de la Vierge, et telle Indienne qui a la vision de Dourga, voient peut-être la même chose, elles sont peut-être entrées en contact avec le même niveau de conscience et les mêmes forces; mais il est bien évident que Dourga ne signifierait rien pour une chrétienne et que si, par ailleurs, cette force se manifestait à l’état pur, c’est-à-dire sous forme de vibration lumineuse impersonnelle, elle ne serait pas accessible à la conscience du fidèle de la Vierge ni du fidèle de Dourga, ou, en tout cas, ne parlerait pas à leur cœur. La dévotion aussi a ses droits; tout le monde n’est pas assez développé pour comprendre l’intensité d’amour qu’il peut y avoir dans une simple petite lumière dorée, sans forme. Mais ce qui est plus intéressant encore, c’est que si un poète, Rimbaud ou Shelley par exemple, s’ouvraient à ces mêmes plans de conscience, ils verraient encore autre chose, qui pourtant est toujours la même chose; il est bien évident que ni Dourga ni la Vierge ne font partie de leurs préoccupations, ils percevront alors, peut-être, une grande vibration, ou des pulsations lumineuses, des ondes colorées, qui se traduiront en eux par une émotion poétique intense – rappelons Rimbaud: «Ô bonheur, ô raison, j’écartai du ciel l’azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d’or de la lumière nature» – et cette émotion sera peut-être du même niveau de conscience ou de la même fréquence, si l’on ose dire, que celle de la mystique indienne ou chrétienne, bien que la transcription poétique de la vibration perçue puisse sembler aux antipodes de toute croyance religieuse. Et le mathématicien qui, tout à coup, dans un éclair qui le transporte de joie, voit une figuration nouvelle du monde, a peut-être, lui aussi, touché à la même hauteur de conscience, à la même vibration révélatrice. Parce que rien ne se passe «dans les airs», tout est situé quelque part, sur un plan, et chaque plan a sa longueur d’onde, son intensité lumineuse, sa fréquence vibratoire particulière, et l’on peut toucher au même plan de conscience, à la même illumination par des milliers de voies différentes.
Ceux qui ont dépassé, ou cru dépasser le stade des formes religieuses, auront vite fait de conclure que toutes les formes personnelles sont trompeuses, ou d’une nature inférieure, et que seules les forces impersonnelles sont vraies, mais c’est l’abus de notre logique humaine qui voudrait réduire tout le monde à l’uniformité. La vision de Dourga n’est pas plus fausse ou imaginaire que le poème de Shelley ou que telles équations d’Einstein qui furent vérifiées dix ans plus tard. L’erreur et la superstition commencent quand on dit que seule la Vierge est vraie au monde, ou seule Dourga ou seule la Poésie. La vérité réconciliatrice serait de voir que toutes ces formes procèdent d’une même Lumière, divine, à des degrés variables.
Mais ce serait une autre erreur de croire que les forces dites impersonnelles sont des forces mécaniques améliorées; elles ont une intensité, une chaleur, une joie lumineuse qui a toute la présence d’une personne sans visage – pour quiconque a jamais été envahi par un torrent de lumière dorée, une éclosion bleu-saphir, un étincellement de lumière blanche, il n’est plus de doute qu’avec cet or vient une Connaissance spontanée pleine d’allégresse; avec ce bleu une puissance solide; avec cette blancheur une Présence que l’on ne peut pas dire. Il y a des forces qui descendent comme un sourire. Alors, vraiment, on comprend que le mur personnel-impersonnel, conscience-force, est une distinction pratique de la logique humaine, sans rapport avec la réalité, et qu’il n’est pas besoin de voir des personnages pour être en présence de la Personne.
Pratiquement, la seule chose essentielle est de s’ouvrir à ces plans supérieurs; quand on y entre, chacun reçoit suivant sa capacité et ses besoins ou son aspiration. Toutes ces querelles entre matérialistes et religieux, philosophes et poètes et peintres et musiciens sont les enfantillages d’une humanité débutante où chacun voudrait loger tout le monde à son enseigne. Quand on touche à la lumineuse Vérité, on voit qu’Elle peut tout contenir sans que rien ne se batte et que tout le monde est son enfant – le mystique reçoit la joie de Celui qu’il aime, le poète reçoit de la joie poétique et le mathématicien de la joie mathématique, et le peintre des révélations colorées, et toutes sont des joies spirituelles.
Pourtant, la «claire austérité» est une protection puissante, car, malheureusement, tout le monde n’a pas la capacité de s’élever à de hautes régions où les forces sont pures; il est beaucoup plus aisé de s’ouvrir au niveau vital, qui est le monde de la grande Force de Vie, du désir et des passions (celui que connaissent bien les médiums et les occultistes) et là, les forces inférieures ont tôt fait de prendre des apparences divines sous des couleurs éclatantes, ou des formes terribles. Si le chercheur est pur, il verra bien la supercherie dans les deux sens, terrible ou merveilleux, et sa petite lumière psychique dissoudra toutes les menaces, tous les mirages tapageurs du mélodrame vital. Mais qui peut jamais être sûr de sa pureté? Si donc nous ne poursuivons pas des formes personnelles, mais seulement une vérité de plus en plus haute à laquelle nous laisserons le soin de se manifester sous la forme qu’Elle veut, nous serons à l’abri de l’erreur et des superstitions.
Nous pouvons essayer, maintenant, de donner un aperçu de ces gradations supraconscientes telles qu’on les découvre lorsque l’on ne succombe pas à l’inconscience extatique et telles que Sri Aurobindo en a eu l’expérience; et il est certain que ce qui se rapproche le plus de la vérité universelle, ce ne sont pas des formes, toujours limitées et relatives à une tradition ou une époque – encore que ces formes aient leur place et leur vérité – mais des vibrations lumineuses. Et, répétons-le, quand nous disons «vibrations», nous n’entendons pas quelque mécanique ondulatoire sans contenu, mais des mouvements de lumière qui contiennent inexprimablement la joie, l’amour, la connaissance, la beauté et toutes les qualités qui revêtent diversement et à divers degrés les hautes manifestations de la conscience humaine, religieuse ou non:
Une lumière qui n’est pas née du soleil, ni de la lune, ni du feu
Une lumière qui demeure dedans et voit dedans
Versant une visibilité intime189
Avant d’atteindre le plan supramental, qui est le commencement de l’hémisphère supérieur de l’existence, le chercheur traversera diverses couches mentales, ou mondes, que Sri Aurobindo a respectivement appelés, dans l’ordre ascendant, mental supérieur, mental illuminé, mental intuitif et surmental (à ne pas confondre avec le Supramental). Naturellement, nous pouvons employer d’autres termes s’il nous plaît, mais ces quatre zones correspondent à des faits d’expérience bien distincts, vérifiables par tous ceux qui ont la capacité d’entreprendre consciemment l’ascension.
Théoriquement, ces quatre zones de conscience font partie du Supraconscient; nous disons théoriquement, parce qu’il est bien évident que la ligne supraconsciente variera suivant les individus; pour certains, le mental supérieur ou même le mental illuminé n’est pas Supraconscient du tout, il fait partie de leur conscience normale de veille, tandis que pour d’autres la simple raison raisonnante est un stade encore lointain du développement intérieur; autrement dit, la ligne supraconsciente tend à reculer à mesure que notre évolution progresse. Si le subconscient est notre passé évolutif, le Supraconscient est notre avenir évolutif. C’est un Supraconscient qui devient peu à peu notre conscience normale de veille.
Nous ne dirons pas ici ce que sont en soi, indépendamment de l’homme, ces plans supérieurs de conscience; chacun d’eux est un monde d’existence, plus vaste et plus actif que la terre, et notre langage mental est mal adapté à les dépeindre; il faudrait une langue de visionnaire et de poète – «une autre langue», disait Rimbaud. C’est ce que Sri Aurobindo a fait dans Savitri, son épopée poétique, à laquelle nous renvoyons le lecteur.
Mondes après mondes d’extase et de couleur
Millions de lotus que berce une tige unique
Ils montent vers une haute épiphanie secrète190
Mais nous pouvons dire ce que ces plans apportent à l’homme et comment ils changent notre vision du monde lorsqu’on s’y élève.
Le mental ordinaire, que nous connaissons tous, voit les choses pas à pas, successivement, linéairement; il ne peut pas faire de bonds, sinon cela fait des trous dans sa logique et il ne s’y reconnaît plus, il dit que c’est «décousu», irrationnel ou fumeux. Il ne peut pas voir plus d’une chose à la fois, sinon il dit que c’est contradictoire; il ne peut pas admettre une vérité ou un fait dans le champ de sa conscience, sans rejeter automatiquement tout ce qui n’est pas cette vérité ou ce fait – c’est comme un obturateur qui ne laisse filtrer qu’une image et une seule à la fois. Et tout ce qui ne figure pas sur son petit écran momentané appartient aux limbes de l’erreur, du mensonge et de la nuit. Tout marche donc dans un système antinomique inexorable: blanc-noir, vérité-erreur, Dieu-Satan, et il va comme un âne sur le chemin, qui voit une touffe d’herbe après l’autre. En somme, le mental ordinaire découpe inlassablement des petits morceaux de temps et d’espace. Plus on descend l’échelle de la conscience, plus le découpage s’accentue; pour un scarabée, supposons-le, tout ce qui traverse son petit bonhomme de chemin sort de l’avenir à droite, coupe la ligne de son présent et file dans le passé à gauche; le passant qui peut l’enjamber et se trouver à la fois à droite et à gauche, est tout simplement miraculeux et irrationnel, à moins qu’il n’ait une jambe dans la vérité et une autre dans le mensonge, ce qui n’est pas possible, donc l’homme n’existe pas, il est scarabiquement impossible. Pour nous, l’obturateur s’est un peu élargi; l’avenir et le passé ne sont plus à droite et à gauche dans l’espace, ils sont hier et demain dans le temps – nous avons gagné du temps sur le scarabée. Mais il est une autre conscience, supramentale, qui peut élargir encore l’obturateur, gagner encore du temps et enjamber hier et demain; elle voit simultanément le présent, le passé et le futur, le blanc et le noir, la vérité et ce qu’il est convenu d’appeler l’erreur, le bien et ce qu’il est convenu d’appeler le mal, le oui et le non, car tous les opposés sont le produit d’un découpage du temps. Nous disons «erreur», parce que nous ne voyons pas encore le bien qu’elle prépare ou dont elle est la moitié ébauchée; nous disons «mensonge», parce que nous n’avons pas eu le temps de voir le lotus sortir de la boue; nous disons «noir», mais notre jour est noir pour qui voit la Lumière! Notre erreur était la compagne nécessaire du bien; le non, la moitié indissoluble du oui; le blanc et le noir, et tout l’arc-en-ciel, les formes variées d’une seule lumière qui peu à peu se découvre – il n’y a pas de contraires, il n’y a que des complémentaires. Toute l’histoire de l’ascension de la conscience est l’histoire d’une désobturation et le passage d’une conscience linéaire et contradictoire, à une conscience globale.
Mais Sri Aurobindo dit bien «global», il dit bien l’hémisphère supérieur de la conscience quand il parle du Supramental, parce que la vérité dite supérieure n’est pas une amputée de la terre, elle n’est pas toute la vérité sans sa moitié inférieure. Le haut n’annule pas le bas, il l’accomplit, l’intemporel n’est pas le contraire du temporel, pas plus que les deux bras qui embrassent ne sont le contraire de l’être embrassé. Et le secret, justement, est de découvrir l’intemporel au sein même du temporel, l’infini dans le fini et la totalité ronde des choses dans la plus obscure fraction, sans quoi personne n’est embrassé et personne n’embrasse rien.
Cette ascension de la conscience n’est pas seulement l’histoire d’une conquête du temps, c’est aussi la conquête de la joie, de l’amour, de la largeur d’être. Les niveaux évolutifs inférieurs ne se contentent pas de découper des petits bouts de temps et d’espace, ils découpent tout. Une loi de fragmentation191 grandissante préside à la descente de la conscience, de l’Esprit à l’atome – fragmentation de la joie, fragmentation de l’amour et du pouvoir, et naturellement fragmentation de la connaissance et de la vision; tout se décompose dans un grouillement de minuscules tropismes, un poudroiement de conscience somnambule192 qui est déjà une quête de la Lumière ou, peut-être, un souvenir de la joie. Le signe général de cette descente est une diminution croissante du pouvoir d’intensité – intensité d’être, intensité de conscience, intensité de force, intensité de joie dans les choses et de joie d’exister. De même, à mesure que nous nous élevons vers les niveaux suprêmes, ces intensités grandissent193.
a) Le mental ordinaire
C’est la qualité de la lumière ou la qualité des vibrations qui, essentiellement, permet de distinguer un plan de conscience d’un autre. Si nous partons de notre propre niveau évolutif et que nous regardions la conscience sous son aspect de lumière, dont tous les autres dérivent, le mental ordinaire apparaît, pour l’œil qui voit, dans une sorte de grisaille, avec une quantité de petits points foncés ou de petits nœuds vibratoires assez obscurs, comme une nuée de mouches qui tournent autour de la tête des gens et qui représentent leurs mille et une pensées – elles vont, viennent, tournent, circulent de l’un à l’autre. Puis, de temps en temps, un petit éclatement de lumière descend d’en haut, une petite joie, une petite flamme d’amour qui danse dans cette grisaille. Mais ce fond neutre comme dit Sri Aurobindo, est si épais, si collant, qu’il absorbe tout, décolore tout, tire tout en bas dans son obscure gravitation – nous ne sommes pas capables de supporter longtemps la joie, ni la souffrance, pas capables de supporter beaucoup de lumière; c’est tout petit, spasmodique, vite éteint. Et tout est soumis à des milliers de conditions.
b) Le mental supérieur
Ce nouveau degré apparaît fréquemment chez les philosophes et les penseurs; il est déjà moins opaque, plus libre. Le fond n’est plus tout à fait gris, ou le gris tire sur le bleu, et les petits éclatements de lumière qui descendent sont moins vite engloutis; ils sont aussi plus intenses, plus fournis, plus fréquents. La joie tend à durer davantage, l’amour à être plus large, et ils sont moins soumis aux innombrables conditions des étages inférieurs – on commence à savoir ce qu’est la joie en soi, l’amour en soi, sans cause. Mais c’est encore une lumière froide, un peu dure. C’est encore une substance mentale lourde qui attrape la lumière d’en haut et la fond dans sa propre substance, la recouvre d’une couche pensante sans même s’en apercevoir et ne comprend vraiment la lumière reçue qu’au bout du compte, quand elle a été diluée, logicisée et fragmentée en tant de pages, de mots ou d’idées. En outre, les pages ou les paragraphes du mental supérieur sont fondés sur un seul point de lumière, ou un petit nombre de points qu’il a saisis (c’est sa conclusion avant d’avoir commencé; une petite goutte d’intuition précipitamment déglutie) et il se donne beaucoup de mal pour éliminer en cours de route tout ce qui serait contraire à sa conclusion. Certes, il peut s’ouvrir à des plans plus élevés et recevoir des éclairs, mais ce n’est pas son altitude normale; sa substance mentale est faite pour décomposer la lumière. Il commence à comprendre quand il a expliqué.
c) Le mental illuminé
Le mental illuminé est d’une autre nature. À mesure que le mental supérieur accepte le silence, il accède à ce domaine, c’est-à-dire que sa substance se clarifie et ce qui venait goutte à goutte arrive à flots: Le fond général n’est plus neutre, c’est une aise spirituelle, une joie pure sur laquelle se détachent ou d’où sortent les tons particuliers de la conscience. Tel est le premier changement fondamental194. La conscience s’emplit d’un flot de lumière, souvent dorée, où s’infusent des colorations variables suivant l’état intérieur; c’est une invasion lumineuse. Et en même temps un état d’enthousiasme, au sens où les grecs l’entendaient, un éveil subit comme si l’être tout entier était sur le qui-vive, alerté, plongé d’un seul coup dans un rythme très rapide et dans un monde tout neuf, avec des valeurs nouvelles, des reliefs nouveaux, des correspondances inattendues; le rideau de fumée du monde est tiré, tout se relie dans une grande vibration joyeuse; la vie est plus large, plus vraie, plus vivante; des petites vérités s’allument partout, sans mot, comme si toute chose avait un secret, un sens spécial, une vie spéciale. On est dans un état de vérité indicible, sans rien y comprendre – simplement, c’est. Et c’est merveilleusement. C’est léger, c’est vivant, ça aime.
Pour chacun, ce flot lumineux se traduira d’une façon différente (on a toujours trop vite fait de le mettre en forme au lieu de le laisser imprégner l’être tranquillement et faire son travail d’éclaircissement de la substance), pour les uns ce sera un épanouissement poétique soudain, d’autres verront des formes architecturales nouvelles, d’autres se trouveront sur la piste de nouvelles découvertes scientifiques, et d’autres aimeront leur dieu. Généralement, l’accès à cette conscience nouvelle s’accompagne d’une efflorescence spontanée de capacités créatrices, surtout dans le domaine poétique. Il est curieux de voir la quantité de poètes de toutes langues, chinois, indiens, anglais, etc. parmi les disciples de Sri Aurobindo, comme si la poésie et les arts étaient le premier résultat pratique de son yoga: J’ai vu pour moi-même et les autres, écrivait-il à l’un d’eux, une soudaine éclosion de capacités survenir dans toutes sortes de domaines lorsque l’ouverture de la conscience se produit, si bien que celui qui avait peine longtemps pour s’exprimer par des rythmes, sans le moindre succès, peut devenir du jour au lendemain un maître du langage et des cadences poétiques. C’est une question de silence juste et d’ouverture juste au Mot qui essaye de s’exprimer – parce que le Mot est là, tout prêt, déjà formé sur les plans intérieurs où prennent naissance toutes les formes artistiques, mais le mental transmetteur doit changer et devenir un chenal parfait au lieu d’un obstacle195.
La poésie est le truchement le plus commode pour faire comprendre ce que sont ces plans de conscience supérieurs; dans le rythme du poème les vibrations sont aisément saisissables; nous y recourrons donc ici et après, bien que le Supraconscient ne soit pas le seul privilège des poètes. Dans son énorme correspondance poétique et dans sa Poésie future, Sri Aurobindo a donné de nombreux exemples de la poésie issue du mental illuminé; malheureusement, ses disciples étant surtout de langue anglaise, ces exemples n’intéresseront pas un lecteur français. C’est Rimbaud, naturellement, qui nous donnerait la meilleure illustration, son Bateau ivre en particulier, si l’on veut bien se détacher du sens extérieur pour écouter ce qui vibre par-derrière; car la poésie, finalement, et toutes les formes d’art ne sont qu’un moyen d’attraper au piège une indicible petite note, qui n’est rien, et qui est le vrai de la vie:
Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants; je sais le soir
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir.
Une poésie n’est pas dite «illuminée» à cause de son sens; elle est illuminée parce qu’elle contient la note particulière de ce plan; et nous pourrions retrouver la même note dans tel tableau de Rembrandt, telle musique de César Franck, par exemple, ou même, tout simplement, dans la parole d’un ami – c’est la touche de vérité par-derrière, la petite vibration qui va droit au vif et dont le poème, la toile ou la sonate ne sont que des épaississements plus ou moins transparents; et plus on monte, plus la vibration est pure, lumineuse, vaste, puissante. Lorsque Rimbaud, encore, dit:
Ô saisons, ô châteaux
Quelle âme est sans défauts?
la vibration est presque visible, tant elle est là. Mais ce n’est pas une vibration illuminée, on le sent bien; cela ne vient pas du dessus de la tête, mais du centre du cœur, et cela n’a rien à voir avec le sens: les mots sont seulement le revêtement de cette chose qui vibre. Telle autre ligne de Mallarmé, par contre, vient tout droit du mental illuminé:
Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui
Ce qui caractérise essentiellement toutes les œuvres issues de ce plan, c’est ce que Sri Aurobindo appelle a luminous sweep, un coup d’aile lumineux, une fonte de lumière soudaine; la vibration n’est pareille à nulle autre: il y a un choc, toujours, puis la chose qui vibre après, comme un diapason. Mais elle ne reste pas longtemps pure dans une œuvre, car le mouvement de l’œuvre suit celui de la conscience, qui est constamment à monter et descendre, à moins d’une discipline particulière pour la stabiliser; le Bateau ivre contient du mental illuminé, mais beaucoup de vital aussi et du mental tout simple, et même un éclat de surmental, nous le verrons tout à l’heure.
En même temps que sa beauté, nous découvrons les limites du mental illuminé: la poésie illuminée se traduit par un flot d’images et de mots révélateurs (parce que souvent la vision s’ouvre à ce stade, et l’on commence à entendre aussi), presque une avalanche d’images, luxuriantes, parfois désordonnées, comme si la conscience avait du mal à contenir la vague lumineuse et ce surcroît d’intensité – il y en a trop, elle déborde. L’enthousiasme se change facilement en exaltation et, si le reste de l’être n’a pas été suffisamment purifié, n’importe quelle partie inférieure peut se saisir de la lumière et de la force qui descendent, pour l’utiliser à ses fins, c’est un écueil fréquent. Quand les parties inférieures de la nature, le vital notamment, se saisissent du flot lumineux, elles le durcissent, le dramatisent, le torturent – la puissance est encore là, mais durcie – alors que l’essence du mental illuminé est la joie. Nous pourrions mettre ici le nom de bien des poètes et des génies créateurs196. En outre, la substance du mental illuminé n’est pas vraiment transparente, elle est seulement translucide; sa lumière est diffuse – un peu comme si elle palpait partout la vérité sans la toucher vraiment – d’où les incohérences fréquentes, les vagues. C’est le commencement d’une naissance seulement. Avant d’accéder plus haut il faut encore une purification et, surtout, davantage de paix, d’équilibre, de silence. Plus on monte dans la conscience, plus il faut un équilibre de granit.
d) Le mental intuitif
Le mental intuitif contraste avec le mental illuminé par sa claire transparence – il est rapide, il court pieds nus de rocher en rocher; il n’est plus entravé comme le mental supérieur par cette orthopédie pensante qui nous colle au sol, comme si la connaissance dépendait du volume pondéreux de nos réflexions. La connaissance est un éclair jailli du silence, et tout est là, pas plus haut ni plus profond vraiment, mais là, sous nos yeux, attendant seulement que nous soyons un peu clairs – il ne s’agit pas tant de s’élever que de désobstruer. Les rizières de l’Inde au printemps, s’étendent tranquilles et vertes dans l’odeur douce, à perte de vue sous un ciel lourd, puis, d’un seul coup, dans un cri, des milliers de perruches s’envolent. Et nous n’avions rien vu. Et tout est si rapide, fulgurant – terribles rapidités de la conscience qui s’éclaircit. Un point, un son, une goutte de lumière, et un monde éclatant, gorgé, est là contenu – des milliers d’oiseaux insaisissables dans une seconde d’éclair. L’intuition répète, à notre dimension, le mystère originel d’un grand Regard – un clin d’œil formidable qui a tout vu, tout connu, et qui joue à voir peu à peu, lentement, successivement, temporellement, d’une myriade de points de vue, ce qu’il avait embrassé seul dans une fraction d’éternité.
Un éternel instant est la cause des années197
Avec l’intuition vient une joie particulière, différente semble-t-il de la joie illuminée. Ce n’est plus un flot qui paraît envahir du dehors, c’est une sorte de reconnaissance, comme si nous étions deux toujours, un frère de lumière qui vit dans la lumière et un frère d’ombre, nous-même, qui vit en dessous et qui répète à tâtons, dans l’ombre, en se cognant partout, les gestes du frère de lumière, le mouvement, la connaissance, la grande aventure du frère de lumière, mais c’est tout mesquin en dessous, rabougri, maladroit; puis, tout d’un coup, il y a coïncidence – on est un. On est un dans un point de lumière. Pour une fois il n’y a plus de différence et c’est la joie.
Et quand nous serons un sur tous les points, ce sera la vie divine.
Et ce point de coïncidence est la connaissance, qui peut se traduire d’une façon ou d’une autre suivant la préoccupation du moment, mais qui toujours, essentiellement, est un choc d’identité, une rencontre – on sait parce que l’on reconnaît. Sri Aurobindo disait que l’intuition est un souvenir de la Vérité198. Et l’on voit bien, vraiment, dans l’éclair intuitif, que la connaissance n’est pas une découverte de l’inconnu – on ne découvre que soi-même! il n’y a rien d’autre à découvrir – mais une lente reconnaissance, dans le temps, de cette seconde de Lumière que nous avons tous vue. Qui n’a pas vu, une fois? qui n’a pas ce Souvenir-là dans sa vie? quelles que soient nos croyances ou nos incroyances, nos capacités ou nos incapacités, nos altitudes petites ou moins petites, il y a toujours un instant qui est notre instant. Il y a des vies qui n’ont duré qu’une seconde, et tout le reste est de l’oubli.
Le langage de l’intuition se ramasse dans une formule concise, sans un mot de trop, par opposition au langage pléthorique du mental illuminé (qui lui aussi, pourtant, par son abondance même, apporte un rythme lumineux et une vérité aux contours moins précis, peut-être, mais plus chaude). Quand Plotin ramassait tout le cycle des efforts humains en trois mots: «un vol du Seul au Seul», il employait un langage hautement intuitif, de même les Upanishads. Mais cette vertu marque aussi les limites de l’intuition; si gorgés de vie que soient nos éclairs, nos formules, ils ne peuvent pas contenir toute la vérité – il faudrait une chaleur plus ample, celle-là même qu’apportait le mental illuminé, mais dans une haute transparence. Car le mental intuitif voit par éclair, point par point, mais pas l’ensemble199. L’espace dévoilé par l’éclair est saisissant, irréfutable, mais ce n’est qu’un espace de Vérité200. En outre, le mental s’empare de l’intuition et, comme le remarque Sri Aurobindo, il en tire à la fois trop et trop peu201; trop, parce qu’il généralise indûment son intuition et voudrait étendre à tout l’espace sa découverte; trop peu, parce que, au lieu de laisser l’éclair faire tranquillement son travail d’illumination et de clarification de notre substance, il s’en saisit aussitôt, le recouvre d’une couche pensante (ou picturale, poétique, mathématique, religieuse) et ne comprend plus son éclair qu’à travers la forme intellectuelle, artistique ou religieuse qu’il a mise dessus. Il est très difficile de faire comprendre au mental qu’une révélation peut être toute puissante, formidable même, sans que l’on n’y comprenne rien, et, surtout, qu’elle est toute puissante tant qu’on ne l’a pas fait descendre de quelques degrés, diluée, fragmentée, pour soi-disant la «comprendre». Si l’on pouvait rester tranquille, avec cet éclair qui vibre, comme suspendu dans sa lumière, sans se jeter dessus pour le mettre en petits morceaux intellectuels, on s’apercevrait au bout de quelque temps que tout l’être a changé d’altitude et que l’on a une vision neuve au lieu d’une petite formule défunte. Quand on explique, les trois-quarts du pouvoir transformateur se sont évaporés.
Mais si le chercheur, au lieu de se précipiter sur sa plume ou son pinceau, ou dans un torrent de paroles pour expulser le trop de lumière reçu, prend soin de garder son silence et sa transparence, s’il est patient, il verra les éclairs, peu à peu, se multiplier, devenir plus serrés en quelque sorte, et une autre conscience se former en lui, qui est à la fois l’accomplissement et la source du mental illuminé et du mental intuitif, et de toutes les formes mentales humaines; nous voulons parler du surmental.
e) Le surmental
Le surmental est le sommet rarement atteint de la conscience humaine. C’est une conscience cosmique, mais sans perte de l’individu. Au lieu de tout rejeter pour éclater en plein ciel, le chercheur a patiemment gravi tous les échelons de l’être, si bien que le bas reste relié au haut, sans solution de continuité. C’est le monde des dieux et la source inspirée des grands fondateurs de religion; c’est là que toutes les religions que nous connaissons ont pris naissance; elles sont parties d’une expérience surmentale sous l’une de ses mille facettes. Car une religion, ou une révélation, une expérience spirituelle appartient à un plan, elle n’a pas jailli des foudres de Dieu ou de nulle part; ceux qui incarnent la révélation ne l’ont pas tirée de rien: le surmental est leur plan d’origine. C’est aussi le lieu d’origine des hautes créations artistiques. Mais, soulignons-le bien, c’est encore un plan du mental, bien que le sommet.
Quand la conscience s’élève à ce plan, elle ne voit plus «point par point», mais calmement, par grandes masses202. Ce n’est plus la lumière diffuse du mental illuminé ni les éclairs isolés du mental intuitif, mais, pour reprendre l’admirable expression védique: «un océan d’éclairs stables». La conscience n’est plus limitée au bref instant présent et à l’espace étroit de son champ visuel, elle est désobturée, elle voit d’un seul trait de larges extensions d’espace et de temps203. La différence essentielle avec les autres plans tient à l’égalité ou à l’uniformité presque complète de la lumière: dans un mental illuminé particulièrement réceptif on pourrait voir, par exemple, une étendue ou un fond bleuté avec des jets de lumière soudains, des éclairs intuitifs, des éclosions lumineuses qui voyagent, parfois même de grandes cataractes surmentales, mais ce serait un jeu lumineux intermittent, rien de stable – c’est la condition générale des plus grands poètes que nous connaissions; ils ont atteint un niveau donné, ou un rythme, une luminosité poétique générale, puis, de temps en temps, ils font une pointe à des régions plus hautes et en ramènent ces quelques vers éblouissants (ou ces phrases musicales) que l’on se répète de génération en génération comme un Sésame. Le mental illuminé est généralement la base (une base déjà fort haute) et le surmental, un royaume divin où l’on accède aux heures de grâce.
Mais pour une conscience surmentale complète et permanente, telle qu’ont pu la réaliser les rishis védiques, par exemple, il n’y a plus d’intermittences lumineuses, la conscience est une masse de lumière stable. Il en résulte une vision continue, universelle; on connaît la joie universelle, la beauté universelle, l’amour universel, car toutes les contradictions des plans inférieurs venaient d’une insuffisance de lumière, ou d’une étroitesse de lumière si l’on peut dire, qui n’éclairait qu’un champ restreint; tandis que dans cette lumière égale, les contradictions, qui sont comme les espaces d’ombre entre deux éclairs, ou comme des frontières obscures au bout de notre lumière, se fondent dans une masse visuelle unie. Et du moment où la lumière est partout, la joie et l’harmonie, la beauté sont partout, nécessairement, parce que tous les contraires ne sont plus perçus comme des négations, ou comme des trous d’ombre entre deux déclics de conscience, mais comme des éléments d’intensité variable dans une Harmonie cosmique continue. Non pas que la conscience surmentale soit incapable de voir ce que nous appelons la laideur ou le mal, la souffrance, mais tout est relié dans un grand thème universel où chaque chose a sa place évidente et son utilité. C’est une conscience unitaire, non une conscience séparatiste. La capacité d’unité donne exactement la mesure de la perfection surmentale. En outre, ayant la vision de cette unité, divine nécessairement (le Divin n’est plus une chose supposée ou conçue, mais vue, touchée, devenue nous-même naturellement, comme notre conscience devient la lumière), l’être surmental perçoit partout la même lumière, en toute chose, en tout être, comme il la perçoit en lui-même; il n’y a plus de vides séparateurs, plus de failles d’étrangeté, tout baigne continûment dans une substance unique; il connaît l’amour universel, la compréhension universelle, la compassion universelle pour tous ces autres lui-même qui, eux aussi, marchent vers leur divinité, ou, plutôt, deviennent lentement la lumière qu’ils sont.
On peut donc accéder à cette conscience surmentale par toutes sortes de voies, par une intensité religieuse, une intensité poétique, intellectuelle, artistique, héroïque, par tout ce qui aide l’homme à se dépasser lui-même. Sri Aurobindo accordait une place particulière à l’Art, qu’il considérait comme l’un des grands moyens de progrès spirituel; malheureusement, les artistes et les créateurs ont généralement un ego considérable, qui leur bloque le chemin, c’est leur grande difficulté. Le religieux, qui a travaillé à dissoudre son ego, a plus de facilités, mais il est rare qu’il accède à l’universalité par la voie individuelle de la conscience, il fait plutôt un saut en dehors de l’individu – un coup de pied dans l’échelle – sans se préoccuper de développer tous les étages intermédiaires de la conscience personnelle, et quand il arrive au «sommet» il n’a plus d’échelle pour redescendre, ou il ne veut plus redescendre, ou il n’a plus d’individu pour traduire ce qu’il voit, ou c’est son vieil individu d’autrefois qui essaye tant bien que mal de traduire sa conscience nouvelle, si tant est qu’il éprouve le besoin de traduire quoi que ce soit. Les rishis védiques, qui nous donnent l’exemple probablement unique d’une progression spirituelle systématique, continue, de plan en plan, sont peut-être parmi les plus grands poètes que la terre ait porté – Sri Aurobindo nous l’a révélé dans son Secret du Véda. Le mot kâvi désignait inséparablement le voyant de la Vérité et le poète. On était poète parce que l’on était voyant. C’est là une évidence bien oubliée. Nous pourrions donc dire ici quelques mots de l’Art conçu comme moyen d’ascension de la conscience, et particulièrement de la poésie au niveau surmental.
f) Poésie mantrique
Les plans de conscience ne se distinguent pas seulement par des vibrations lumineuses d’intensité différente, mais par des vibrations auditives différentes, ou des rythmes, que l’on peut entendre lorsqu’on a cette «oreille de l’oreille» dont parle le Véda. Sons ou images, lumières ou forces, ou êtres, sont différents aspects d’une même Existence, qui se manifeste diversement et avec des intensités diverses suivant les plans. Plus on descend l’échelle de la conscience, plus les vibrations auditives, comme les lumières, comme les êtres ou les forces, se fragmentent. Sur le plan vital, par exemple, on peut entendre les vibrations désordonnées de la Vie, heurtées, syncopées, comme certaines musiques qui sont issues de ce plan, ou comme certaine peinture, certaine poésie vitales, qui toutes traduisent ce rythme brisé, puissamment coloré. Plus on s’élève, plus les vibrations s’harmonisent, s’unissent, s’effilent si l’on peut dire, telles certaines grandes notes des quatuors à cordes de Beethoven, qui semblent nous tirer vertigineusement, à bout de souffle, sur des hauteurs éblouissantes de lumière pure. La puissance ne participe plus du volume ou de l’éclatement coloré, mais d’une haute tension intérieure. La rapidité vibratoire fait virer l’arc-en-ciel dans un blanc pur, une haute note si rapide qu’elle est comme immobile, saisie d’éternité, un seul son-lumière-force qui est peut-être la syllabe sacrée des Indiens, ÔM – le Mot caché dans le feu d’en haut204. «Au commencement était le Verbe», dit l’Écriture.
Il existe en Inde une connaissance secrète fondée sur les sons et les différences de modalité vibratoire suivant les plans de conscience. Si l’on prononce le son ÔM, par exemple, on sent bien qu’il enveloppe les centres de la tête, tandis que le son RAM touche le centre ombilical; et comme chacun de nos centres de conscience est en communication directe avec un plan, on peut donc, par la répétition (japa) de certains sons, se mettre en communication avec le plan de conscience correspondant205. Toute une discipline spirituelle, dite «tantrique» parce que dérivée de certains textes sacrés appelés tantra, est fondée sur ce fait. Les sons de base, ou sons essentiels qui ont le pouvoir d’établir la communication, sont appelés mantra. Les mantra, toujours secrets et donnés au disciple par le «gourou»206 sont de toutes sortes (chaque plan de conscience a des multitudes de degrés) et ils peuvent servir aux fins les plus contradictoires. Par la combinaison de certains sons, on peut, à des niveaux de conscience inférieurs, généralement au niveau vital, se mettre en rapport avec les forces correspondantes et obtenir de bien étranges pouvoirs: il y a des mantra qui tuent (en cinq minutes, des vomissements foudroyants), des mantra qui attaquent avec précision telle ou telle partie du corps, tel organe, des mantra qui guérissent, des mantra qui mettent le feu, qui protègent, qui envoûtent. Cette sorte de magie, ou de chimie vibratoire, procède simplement de la manipulation consciente des vibrations inférieures. Mais il y a une magie supérieure, qui procède aussi du maniement des vibrations, mais à des plans de conscience plus élevés; c’est la poésie, la musique, ce sont les mantra spirituels des Upanishads et des Védas, ou les mantra que le gourou donne au disciple pour l’aider à entrer consciemment en communication directe avec tel ou tel plan de conscience, telle ou telle force, tel être divin. Ici, le son porte en soi le pouvoir de l’expérience et de la réalisation – c’est un son qui fait voir.
On conçoit donc que la poésie et la musique, qui sont un maniement inconscient des vibrations secrètes, puissent être de puissants moyens d’ouverture de la conscience. Si nous arrivions à faire une poésie ou une musique conscientes, qui soit le produit d’un maniement conscient des vibrations supérieures, nous créerions de grandes œuvres ayant un pouvoir initiatique. Au lieu d’une poésie qui est une fantaisie de l’intellect et une bayadère du mental207 suivant Sri Aurobindo, nous pourrions créer une poésie ou une musique mantrique pour faire descendre les dieux dans la vie208. Car la vraie poésie est un acte, elle fait des trous dans la conscience – nous sommes murés, barricadés! – par où le Réel peut entrer: c’est un mantra du Réel209, une initiation. C’est ce qu’ont fait les rishis védiques et les voyants des Upanishads dans leurs mantra, qui ont le pouvoir de communiquer une illumination à qui est prêt210; c’est ce que Sri Aurobindo a expliqué dans sa Poésie future et c’est ce qu’il a fait dans Savitri.
Le mantra, ou la haute poésie, la haute musique, la Parole sacrée sont issus du surmental. C’est la source de toutes les activités créatrices ou spirituelles (sans que l’on puisse distinguer les unes des autres: les divisions catégoriques de l’intellect s’évanouissent en un lieu clair où tout est sacré, même le profane). Nous pourrions donc essayer de dire en quoi consiste la vibration particulière ou le rythme particulier du surmental. Et tout d’abord, pour quiconque a la capacité d’entrer plus ou moins consciemment en rapport avec les plans supérieurs – poète, écrivain, artiste – il est tout à fait évident, perceptible, que passé un certain niveau de conscience, ce ne sont plus des idées que l’on voit et que l’on essaye de traduire. On entend. Il y a littéralement des vibrations, ou des ondes, des rythmes qui s’emparent du chercheur, qui l’envahissent, puis se recouvrent de mots et d’idées, ou de musique, de couleurs, dans la descente. Mais le mot ou l’idée, la musique, la couleur, est le résultat, un effet secondaire; ils donnent seulement corps à cette vibration première, terriblement impérieuse. Et si le poète, le vrai, corrige et recorrige, ce n’est pas pour améliorer la forme comme l’on dit, ou pour dire mieux, mais pour attraper cette chose qui vibre – et si la vraie vibration n’est pas là, toute sa magie s’écroule, comme celle du prêtre védique qui a mal prononcé le mantra du sacrifice. Quand la conscience est transparente, le son devient clairement audible, et c’est un son voyant, si l’on peut dire, un son-image ou un son-couleur ou un son-idée, qui lie indissolublement dans un même corps lumineux l’audition à la vision et à la pensée. Tout est plein, contenu dans une seule vibration. Sur les plans intermédiaires (mental supérieur, mental illuminé ou intuitif) ces vibrations sont généralement morcelées – ce sont des jets, des poussées, des pulsations – tandis que dans le surmental, elles sont vastes, soutenues, lumineuses en soi, comme les grandes notes de Beethoven. Elles n’ont pas de commencement ni de fin, elles semblent sortir de l’Infini et retourner à l’Infini211; elles ne «commencent» pas quelque part, elles arrivent dans la conscience avec une sorte de halo d’éternité, qui vibre avant et qui continue de vibrer longtemps après, comme le sillage d’un autre voyage derrière celui-ci:
Sunt lacrimae rerum et mentem mortalia tangunt.
Ce vers de Virgile, que Sri Aurobindo citait en tout premier lieu parmi les inspirations d’origine surmentale doit sa qualité surmentale non pas au sens des mots, mais à ce rythme qui précède le vers et le suit comme s’il était porté sur un fond d’éternité, ou plutôt par l’Éternité même. De même cette ligne de Leopardi, qui ne doit pas sa grandeur au sens, mais à ce quelque chose de tellement plus que le sens, qui frémit par-derrière:
Insano indegno, mistero delle cose.
Ou ce vers de Wordsworth:
Voyaging through strange seas of thought, alone
Et Sri Aurobindo citait Rimbaud:
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur
La poésie est restituée à son rôle véritable, qui n’est pas de plaire mais de rendre le monde plus réel, parce que plus plein du Réel.
Peut-être encore verrons-nous les dieux qui peuplent ce monde, si nous avons l’esprit religieux. Êtres ou forces, sons, lumières, rythmes, sont autant d’aspects véridiques d’une même Chose indéfinissable, mais non inconnaissable, qu’on appelle Dieu – nous avons dit Dieu, fait des temples, des lois, des poèmes pour tenter de retenir une seule pulsation qui nous emplit de soleil, mais qui est libre comme le grand vent sur des rivages d’écume. Peut-être aussi entrerons-nous dans le monde de la musique, qui n’est pas vraiment distinct des autres, mais comme une traduction particulière de cette même grande Vibration indicible. Et si une fois, une seule, fût-ce quelques minutes dans une vie, nous entendons cette Musique-là, cette joie qui chante là-haut, nous saurons ce qu’entendaient Beethoven et Bach; nous saurons ce qu’est Dieu parce que nous aurons entendu Dieu. Nous ne dirons même rien en majuscules; simplement, nous saurons que ça existe, et toutes les peines du monde sont rachetées.
À la frontière extrême du surmental, il ne reste plus que des grandes ondes de lumière colorée, dit la Mère, le jeu des forces spirituelles qui se traduiront plus tard – parfois longtemps plus tard – par des idées nouvelles, des changements sociaux, des événements terrestres, après avoir traversé une à une toutes les couches de conscience et s’être considérablement obscurcies ou déformées en cours de route. Il est des sages ici-bas, rares et silencieux, qui peuvent manier, combiner ces forces et qui les tirent sur la terre, comme d’autres combinent des sons pour un poème. Peut-être sont-ils vraiment le Poète. Leur existence est un mantra vivant qui précipite le Réel sur la terre.
Ainsi s’achèvent les degrés de l’ascension que Sri Aurobindo fit seul dans sa cage d’Alipore. Mais nous n’avons donné que quelques reflets humains de ces hauteurs, nous n’avons rien dit de l’essentiel, rien dit de ces mondes tels qu’ils existent dans leur gloire, indépendamment de toutes nos pâles traductions. Il faut entendre soi-même, il faut voir!
Des continents de paix violette,
Des océans et des rivières de l’allégresse de Dieu
Et des pays sans tristesse sous des soleils pourpres212
Le 6 mai 1909, après un an de prison, Sri Aurobindo était acquitté. Il doit la vie à deux incidents inattendus; l’un des prisonniers l’ayant trahi et dénoncé comme le chef du mouvement secret, son témoignage au procès signifiait la peine de mort pour Sri Aurobindo, lorsqu’il fut abattu d’un coup de revolver par deux des révolutionnaires incarcérés (qui furent vite pendus). Puis vint le jour du jugement et comme tout le monde s’attendait à la condamnation capitale, son avocat fut pris d’une illumination soudaine qui s’est transmise à toute la salle et ébranla les jurés: «Longtemps après sa mort, ses paroles seront répétées, non seulement en Inde mais par-delà les mers et les terres lointaines. Car je vous le dis, un homme comme lui n’est pas seulement ici devant un tribunal criminel, mais devant la Cour suprême de l’Histoire.» Sri Aurobindo a trente-six ans. Son frère Barin, à côté de lui dans la cage, est condamné à la potence213.
Mais Sri Aurobindo entendait toujours la Voix: Souviens-toi, n’aie jamais peur, n’hésite jamais. Souviens-toi, c’est Moi qui fais, pas toi ni personne d’autre. Quels que soient les nuages qui viendront, quels que soient les dangers et les souffrances, les difficultés, quelles que soient les impossibilités, il n’y a rien d’impossible, rien n’est difficile.
C’est Moi qui fais214.
Lorsqu’il sort de la prison d’Alipore, Sri Aurobindo retrouve une scène politique vidée par les exécutions et les déportations massives du gouvernement britannique. Il se remet au travail cependant, fonde un hebdomadaire bengali et un autre de langue anglaise, le Karmayogin, qui porte la devise bien symbolique de la Gîtâ: «Le yoga est l’habileté dans les œuvres.» De nouveau Sri Aurobindo proclame l’idéal d’indépendance totale et la «non-coopération» avec les Anglais, au risque d’un nouvel emprisonnement; mais ce n’est pas seulement le destin de l’Inde qui le préoccupe, c’est celui de l’humanité tout entière. Il est parvenu à cette conscience surmentale d’où l’on voit, d’un seul regard, «de grandes extensions d’espace et de temps» et il s’interroge sur l’avenir de l’homme. Que peut l’homme?
Or il était aux confins de la conscience humaine; plus haut, il ne semblait plus y avoir qu’une blancheur raréfiée, faite pour d’autres êtres ou un autre mode d’existence, mais non pour des poumons de terrien. Que l’on prenne la voie mystique, finalement, ou celle plus lente du poète et de l’artiste, et de tous les grands créateurs, la conscience semble s’évanouir pareillement à une frontière blanche, où tout s’annule. Le «quelqu’un» qui pourrait faire le pont disparaît, toute pulsation s’éteint, toute vibration s’arrête dans un gel de lumière. Un peu plus tôt ou un peu plus tard, l’humain s’efface dans le Non-humain, comme si le but de toute cette ascension évolutive était seulement de quitter la petitesse d’homme pour revenir à la Source d’où nous n’aurions jamais dû sortir. Et même si nous supposons quelque degré de conscience inconnu, au-delà du surmental, ne serait-ce pas encore un degré plus raréfié, plus évanescent? on grimpe de plus en plus haut, de plus en plus divinement, mais de plus en plus loin de la terre. L’individu est transfiguré, peut-être, mais le monde n’a pas bougé. Quel est donc notre avenir terrestre s’il n’y a rien d’autre, vraiment, que cette conscience surmentale?
Nous avons tous l’espoir qu’avec le développement de la conscience et de la science réunies, nous arriverons à une humanité meilleure et à une vie plus harmonieuse. Mais on ne change pas la vie avec des miracles, on la change avec des instruments. Et nous n’avons qu’un instrument, le Mental; ce sont nos idées qui organisent les découvertes de notre science. Si donc nous voulons regarder d’un œil clair notre avenir, sans nous laisser leurrer par les circonstances du moment ni ses apparents triomphes – d’autres triomphèrent avant nous, à Thèbes, à Athènes, à Ujjain –, il convient d’examiner d’un peu près notre instrument, le Mental, car tel il est, tel sera notre avenir. Or tout se passe, semble-t-il, comme si les plus belles idées, les plus hauts plans créateurs, les actes d’amour les plus purs étaient automatiquement défigurés, contrefaits, pollués dès qu’ils descendent dans la vie. Rien n’arrive pur. Mentalement, nous avons déjà inventé les plus merveilleuses recettes; la Vie n’en a jamais voulu. Vingt ans après Lénine, pour ne parler que de notre civilisation présente, que reste-t-il du communisme pur?
Que reste-t-il même du Christ sous cet amas de dogmes et d’interdits? on empoisonne Socrate et Rimbaud s’enfuit au Harrar; nous savons le sort des phalanstères, des non-violence; les Cathares finissent au bûcher. Et l’histoire tourne comme un Moloch; nous sommes le triomphe, peut-être, après bien des faillites, mais de quel autre triomphe ne sommes-nous pas la faillite? chronologie des victoires ou des faillites? La vie semble faite d’une substance irrémédiablement déformante, tout y fond comme dans les sables d’Égypte, tout s’y nivelle dans une irrésistible «gravitation vers le bas». Il est clair, remarque Sri Aurobindo, que le Mental n’a pas été capable de changer radicalement la nature humaine. Vous pouvez changer indéfiniment les institutions humaines et pourtant l’imperfection finira toujours par briser toutes vos institutions… Il faut un autre pouvoir, qui non seulement pourra résister à cette gravitation descendante, mais la vaincre215.
Mais même si nos idées arrivaient pures dans la vie, elles seraient encore incapables de créer autre chose qu’une caserne – peut-être même une sainte caserne, confortable et religieuse, mais une caserne tout de même, parce que le Mental ne sait faire que des systèmes et il veut tout enfermer dans son système. Aux prises avec la vie, le Mental devient empirique et doctrinaire216, il attrape un bout de vérité, une goutte d’illumination divine, et il en fait une loi pour tout le monde – il confond l’unité et l’uniformité. Et même quand il est capable de comprendre la nécessité de la diversité, il est pratiquement incapable de la manipuler, parce qu’il ne sait manipuler que ce qui est invariable et fini, tandis que le monde foisonne d’une variété infinie: Les idées sont fragmentaires et insuffisantes; non seulement elles ne triomphent que très partiellement, mais même si leur succès était complet il serait encore décevant, parce que les idées ne sont pas toute la vérité de la vie et, par conséquent, elles ne peuvent pas la gouverner avec certitude ni la mener à sa perfection.
La vie échappe aux formules et aux systèmes que notre raison s’efforce de lui imposer; elle s’avère trop complexe, trop pleine de potentialités infinies pour se laisser tyranniser par l’intellect arbitraire de l’homme… Toute la difficulté vient de ce qu’à la base de notre vie et de notre existence, intérieure et extérieure, il y a quelque chose que l’intellect ne pourra jamais soumettre à son contrôle: l’Absolu, l’Infini. Derrière chaque chose dans la vie, il y a un Absolu que cette chose recherche, chacune à sa manière; chaque fini s’efforce d’exprimer un infini qu’il sent être sa vérité réelle. En outre, ce n’est pas seulement chaque classe, chaque tendance, chaque type dans la Nature qui est ainsi poussé vers sa propre vérité secrète, chacun à sa manière, mais chaque individu aussi apporte ses propres variations. Il y a non seulement un Absolu, un Infini en soi, qui gouverne et qui s’exprime en d’innombrables formes et tendances, mais un principe de potentialité infinie et de variation infinie tout à fait déconcertant pour l’intelligence raisonnante; car la raison ne peut manipuler que ce qui est invariable et fini. Avec l’homme cette difficulté atteint son paroxysme. Car non seulement l’humanité a des potentialités illimitées, non seulement chacune de ses forces et de ses tendances recherche son propre absolu, chacune à sa manière, et s’impatiente donc naturellement de tout contrôle rigide de la raison; mais encore, en chaque homme, les degrés, les méthodes et les combinaisons de ces forces et de ces tendances varient. Chaque homme appartient non seulement à l’humanité commune, mais à l’Infini qui est en lui, et, par conséquent, chaque homme est unique. Telle est la réalité de notre existence, et c’est pourquoi la raison intellectuelle et la volonté intelligente ne peuvent pas être les souverains de la vie, bien qu’elles puissent être actuellement nos instruments suprêmes et qu’elles aient pu être suprêmement importantes et utiles au cours de notre évolution217.
Mais si l’évolution, comme l’assure Sri Aurobindo, est une évolution de la conscience, nous pouvons penser que l’humanité ne restera pas sempiternellement au stade mental actuel; que son mental s’illuminera, deviendra de plus en plus intuitif et, finalement, peut-être, s’ouvrira au surmental. Une humanité surmentale, penserons-nous, devrait être capable de manipuler la diversité complexe de la vie. Le surmental est une conscience de dieu, c’est la conscience même des plus grands prophètes que l’humanité ait connus – une masse de lumière stable; il semblerait donc que tout doive s’harmoniser dans cette haute lumière. Malheureusement, deux faits viennent contredire cet espoir; l’un, qui tient à l’inégalité du développement des individus, et l’autre, à la nature même du surmental. Le surmental, certes, peut sembler d’une puissance assez formidable à côté de notre mental, mais c’est une supériorité en degrés de la même qualité; on ne sort pas du principe mental, on est seulement à l’apogée du mental. Il peut élargir le cercle humain, non le changer; il peut diviniser l’homme, mais aussi le colossaliser218 dit Sri Aurobindo, car si l’homme attache cette nouvelle puissance à son ego au lieu de l’attacher à son âme, il fera un surhomme nietzschéen, non un dieu. Ce n’est pas d’une conscience plus formidable dont nous avons besoin, mais d’une autre conscience. Mais même si l’on suppose que l’homme accepte d’obéir à son âme, non à son ego, le surmental ne changera pas la vie, pour les raisons mêmes qui ont empêché le Christ et tous les grands prophètes de la changer. Parce que le surmental n’est pas un principe de conscience nouveau, c’est lui, d’un bout à l’autre, qui a présidé à notre évolution depuis l’apparition de l’homme; c’est de lui que sont venues toutes les hautes idées, les hautes forces créatrices – nous avons vécu sous le signe des dieux depuis des millénaires, tantôt par la voix de nos prophètes et de nos religions, tantôt par celle de nos poètes et de nos grands créateurs; et il est évident qu’ils n’ont pas changé le monde, ni les uns ni les autres, encore qu’ils l’aient amélioré. Nous ne pouvons même pas dire que notre vie soit plus gracieuse que celle des Athéniens!
L’échec du surmental tient à plusieurs raisons. Et d’abord, c’est un principe de division. Nous avions dit, pourtant, qu’une conscience surmentale est une masse de lumière stable, qu’elle a la vision d’une harmonie cosmique, d’une unité cosmique, parce qu’elle voit partout la lumière comme en elle-même. Aussi bien, ce n’est pas un principe de division dans la division, comme il en est du mental ordinaire; c’est un principe de division dans l’unité. Le surmental voit bien que tout est un, mais de par la structure même de sa conscience il ne peut s’empêcher, pratiquement, de diviser l’unité: Il voit tout, mais il voit tout de son propre point de vue219. Il suffit d’écouter les voix apparemment contradictoires de nos prophètes pour s’apercevoir que chacun voit l’unité, mais que chacun la voit de son point de vue; leur conscience est comme un phare qui balaye le monde et qui peut tout embrasser dans son faisceau, sans un trou d’ombre, mais ce n’est qu’un faisceau aboutissant à un point. Et nous nous trouvons ainsi devant une série d’expériences ou de visions divines apparemment inconciliables: les uns voient partout le Divin cosmique, d’autres partout le Transcendant extracosmique, et d’autres partout le Dieu intérieur; ou ils proclament la vérité du Dieu personnel, la vérité du Dieu impersonnel, la vérité du Nirvana, la vérité de l’Amour, la vérité de la Force, de la Beauté, de l’Intellect – la vérité des innombrables sages, sectes, Églises ou visionnaires qui nous ont transmis la Parole. Et toutes sont des vérités divines, toutes des expériences totalement vraies, totalement authentiques, mais toutes sont un seul rayon de la lumière totale. Naturellement, ces hauts prophètes sont assez sages pour voir la vérité des autres expressions divines – ils sont plus sages que leurs Églises, plus sages que leurs fidèles – mais ils sont liés à une incapacité fondamentale de la conscience, qui ne peut s’empêcher de diviser, comme le prisme divise la lumière. Mentale ou surmentale, la conscience ne peut éprouver qu’une vérité et une seule à la fois. C’est ce qu’expriment toutes les mythologies, passées ou présentes: chaque dieu est l’incarnation d’un pouvoir cosmique et d’un seul – amour, sagesse, destruction, conservation… Bouddha exprime le Néant transcendant, et il ne voit que son Néant; le Christ exprime la Charité aimante, et il ne voit que la charité, et ainsi de suite; pourtant, si haute que soit chacune de ces vérités, elle n’est qu’une vérité. Et plus la vérité surmentale, déjà fragmentée, descendra de plan en plan pour se traduire dans la vie, plus elle se fragmentera – partie de la division, elle aboutit à la superdivision, inévitablement; du Bouddha aux «véhicules» et du Christ à toutes les sectes chrétiennes, le mécanisme est visible. Et non seulement dans le domaine spirituel ou religieux, mais dans tous les domaines, parce que la fonction même du surmental est de faire jouer jusqu’au bout une possibilité et une seule: Il donne à chaque possibilité sa pleine puissance et son royaume séparé… Il peut donner à l’intellect son intellectualité la plus austère et à la logique sa logique la plus impitoyable. Il peut donner à la beauté sa passion la plus splendide, ses formes les plus lumineuses, et à la conscience qui le reçoit, une hauteur suprême et une extase comme un abîme220. Et c’est ainsi que les millions d’idées-forces se partagent le monde: communisme, individualisme; non-violence, force guerrière; épicurisme, ascétisme… et chacune est une facette de la Vérité divine, chacune un rayon de Dieu; il n’y a d’erreur absolue nulle part, il n’y a que des divisions de la Vérité. Certes, nous pouvons voir l’Unité, la vérité des autres, et faire une synthèse, mais toutes nos synthèses ne rétabliront pas l’unité, parce que ce sera encore une synthèse mentale, un pot-pourri, non l’unité, dit la Mère – ce sera le prisme qui joue à se dire que toutes les couleurs viennent d’une seule Lumière, mais en attendant, pratiquement, toutes les couleurs seront divisées dans le monde, toutes les forces émanées par le plan surmental seront le fruit de sa division originelle. Et soulignons bien qu’il ne s’agit pas ici d’un problème de pensée ou d’une question philosophique à résoudre, mais d’un fait cosmique, d’un phénomène organique, comme les épines sur le dos du hérisson. Pour que la division cesse, il faut que le prisme s’en aille. Et c’est pourquoi le monde est divisé, et le sera inéluctablement, tant que le principe de conscience mental, haut ou bas, ordinaire ou sur-ordinaire, sera le maître du monde.
On peut concevoir cependant, dans un avenir évolutif plus ou moins proche, qu’une conscience surmentale parfaite, ou même plusieurs simultanément, parviennent à s’incarner sur la terre. Toute la fraction humaine moins évoluée qui se rallierait autour de ces centres lumineux, pourrait vivre une vie harmonieuse et, dans cette mesure, la vie serait changée, il y aurait une sorte d’unité. Mais ce serait une unité au sein d’un seul faisceau lumineux; les uns seraient dans le faisceau de la Beauté pure, par exemple, et les autres, supposons-le, dans le faisceau d’un Communisme intégral fondé sur l’amour fraternel (il semblerait plus probable, malheureusement, d’après le cours évolutif, que ces faisceaux soient d’une lumière dure, centrés autour de quelque idéologie économique et titanique). Mais même en admettant que des foyers divins s’allument dans le monde, non seulement leur unité s’opérerait au détriment de la diversité insaisissable de la vie, mais ils seraient aussi menacés par l’obscurité environnante – les hommes sont inégalement développés, c’est ce que nous semblons toujours oublier, et c’est l’éternelle faille de toutes nos grandes citadelles; nos foyers de grâce seraient comme des îles de lumière221 au sein d’une humanité moins évoluée qui, naturellement, tendrait constamment à réenvahir, obscurcir ou niveler la lumière privilégiée. Nous savons tous le sort de la Grèce et de Rome au milieu du monde barbare. Il semblerait, suivant une loi évolutive très sage, que l’évolution du monde soit liée à la totalité du monde, et que rien ne puisse être sauvé si tout n’est sauvé – les excommunications et les enfers sont de puériles Ignorances, et nos pays de cocagne sur la terre ou là-haut; il n’y a pas de paradis tant qu’un seul homme est en enfer! parce qu’il n’y a qu’un Homme. En outre, en supposant qu’une de ces îles de lumière, de par le Pouvoir de son centre, puisse résister aux incursions extérieures, rien ne dit que cette protection dépassera la durée du Pouvoir qui est au centre. L’histoire de tous les mouvements religieux, occultes, initiatiques, chevaleresques ou autres, à travers le monde, nous montre assez qu’après la mort du Maître et de ses initiés directs tout s’éparpille, se vulgarise, se nivelle, ou se déforme, ou meurt. La loi de gravitation vers le bas semble jusqu’à présent insurmontable. Il faut donc que la vie tout entière soit transformée, non un fragment de la vie, non un faisceau privilégié, une île bienheureuse, si l’on veut que l’évolution triomphe, et pour cela il faut un autre Pouvoir, capable de résister à la gravitation descendante, un autre principe de conscience, indivis ou global, qui puisse contenir sans la mutiler l’innombrable diversité de la vie.
Si, au lieu de regarder l’avenir évolutif d’un point de vue collectif, nous le regardons du point de vue de l’individu, le surmental ne nous apporte pas, non plus, la plénitude vivante à laquelle nous aspirons. Si le but de l’évolution, vraiment, est de produire davantage de Beethoven et de Rimbaud, peut-être même quelques super-Platon, nous ne pouvons nous empêcher de penser que c’est un maigre aboutissement pour tant de millions d’années d’effort et tant de milliards d’individus consommés en route. Beethoven et Rimbaud, ou même saint Jean, ne peuvent pas être un but évolutif, ou alors la vie n’a pas de sens, car qui ne voit que leurs œuvres sont admirables par carence de la vie? elles nous disent toutes que c’est tellement plus beau là-haut qu’ici, avec des millions d’oiseaux d’or et des musiques divines. Tout se passe là-haut, mais qu’est-ce qui se passe ici? ici, la vie continue comme par-devant. On dira que ces hautes pensées, ces poèmes, ces quatuors, ces minutes divines où nous avons vu, ont plus de poids que toutes les heures de notre vie mises bout à bout, et c’est vrai, mais justement! c’est l’aveu que la vie est formidablement pauvre, ou que le but de la vie n’est pas dans la vie. Nous avons besoin d’une vérité du corps et de la terre aussi, pas seulement d’une vérité au sommet de la tête. Nous ne voulons pas des récréations, mais une re-création.
Tout se passe, jusqu’à présent, comme si le progrès individuel de l’évolution consistait à découvrir les plans supérieurs de conscience, puis, une fois là, à se construire chacun un monde à part, une île de lumière privée au milieu du philistinisme économique, les uns dans la musique, les autres dans la poésie, d’autres dans les mathématiques ou la religion, et d’autres sur un grand voilier pour les vacances ou dans une cellule de moine, chacun avec sa lucarne ou son dérivatif, comme si la vie et le corps servaient seulement à s’échapper de la vie et du corps. Mais il suffit de regarder notre propre vie, on n’est jamais dedans! on est avant ou après, dans le souvenir ou dans l’espoir – pendant, c’est misérable et neutre, nous ne savons même pas si ça existe, sauf aux minutes, précisément, qui ne sont plus de la vie. Nous ne pouvons rien reprocher aux Églises, nous vivons tous dans l’au-delà, constamment; elles prêchent seulement un au-delà plus considérable. Rimbaud aussi le disait: «La vraie vie est ailleurs.»
Sri Aurobindo était en quête d’une vraie vie ici-bas: La vie, non quelque au-delà lointain, silencieux, extatique, la vie seule est le champ de notre yoga222 et il se rendait à l’évidence que les sommets de la conscience ne suffisent pas à faire de la vie une vraie vie. Nous avons touché le surmental, trouvé la joie, l’immensité qui chante, mais point celle de la vie qui continue de grincer: Quand on est tout là-haut dans la conscience, constate la Mère, on voit les choses, on sait, mais en fait, quand on redescend dans la Matière, c’est comme de l’eau qui entre dans le sable. Nous avons envoyé notre fusée très haut dans le ciel spirituel, chanté ce qu’il y avait de meilleur dans l’homme sans nous préoccuper des étages inférieurs, satisfaits si la brute en nous s’endormait assez pour ne pas troubler nos rêves divins, et c’est pourquoi la vie reste brute, comme nous: Espérer un vrai changement de la vie humaine sans un changement de la nature de l’homme, est une entreprise irrationnelle et non-spirituelle; c’est demander quelque chose d’irréel et d’anti-naturel, un impossible miracle223. Et c’est pourquoi nos îles de lumière sont chaque fois envahies par notre barbarie intime ou des cancers sournois, comme le furent d’autres îles qui s’appelaient Athènes ou Thèbes; c’est pourquoi elles meurent et elles meurent, comme si le Seigneur de l’évolution nous collait le nez dans la terre, chaque fois, pour nous rappeler que nous n’avons pas trouvé toute la lumière quand nous l’avons trouvée en haut seulement. La vie ne meurt pas parce qu’elle s’use, elle meurt parce qu’elle ne s’est pas trouvée. Depuis des siècles nous avons fait le voyage d’ascension, conquis des îles et des îles, et nous n’avons trouvé que la moitié du Secret, et chaque fois nous avons été ruinés; mais ce n’est pas, peut-être, parce que l’histoire est vaine ni pour nous punir de nos «péchés» ni pour expier une improbable Faute, c’est peut-être pour trouver ici-bas, dans la Matière, l’autre moitié du Secret. Poursuivis par la Mort et l’Inconscience, harassés par la souffrance et le mal, il n’y a qu’une seule issue, et ce n’est point de s’évader, mais de trouver au fond de la Mort et de l’Inconscience, au fond du Mal la clef de la vie divine. C’est de transformer cette barbarie et notre nuit d’en bas, non de la bannir de notre île. Après l’ascension de la conscience, la descente. Après les illuminations d’en haut, la joie d’en bas et la transformation de la Matière. On peut dire que c’est vraiment quand le cercle sera achevé et que les deux extrémités se toucheront, quand le plus haut se manifestera dans le plus matériel – la suprême Réalité au centre de l’atome –, que l’expérience sera vraiment concluante. Il semble, dit la Mère, que l’on ne comprend jamais vraiment que lorsque l’on comprend avec son corps.
Car le Secret, ce que Sri Aurobindo a appelé le Supramental, n’est pas un degré de plus au-dessus du surmental, ce n’est pas un supermental ni une super-ascension, c’est un nouveau Signe, qui n’est plus celui des dieux et des religions, et dont dépend l’avenir même de notre évolution.
En février 1910, moins d’un an après sa sortie d’Alipore, un soir, dans les bureaux du Karmayogin, Sri Aurobindo est averti qu’on va l’arrêter de nouveau et le déporter aux îles Andaman. Il entend la Voix, soudain, qui prononce trois mots, distinctement: Va à Chandernagor. Dix minutes après, Sri Aurobindo avait pris la première barque qui passait sur le Gange et il était parti. C’était la fin de sa vie politique, la fin du yoga intégral et le commencement du yoga supramental.
Nous pouvons tenter de dire ce Secret, mais en nous souvenant que l’expérience est en cours. Sri Aurobindo a commencé; il a trouvé à Chandernagor en 1910 et travaillé pendant quarante ans; il y a laissé sa vie. La Mère continue.
Sri Aurobindo ne nous a jamais dit les circonstances de sa découverte; il était extraordinairement silencieux quand il s’agissait de lui-même, non par réserve, mais simplement parce que le «je» n’existait pas. «Quand il parlait, rapporte avec une surprise naïve son hôte de Chandernagor, on sentait que c’était quelqu’un d’autre qui parlait à travers lui. Je mettais de la nourriture devant lui et il restait à la contempler, puis il mangeait un peu, mécaniquement. Il semblait absorbé, même en mangeant, et il méditait les yeux grands ouverts224!» Ce n’est que plus tard, à travers ses œuvres ou des fragments de conversation, que nous retrouvons le fil de son expérience. Le premier indice nous vient d’une remarque fortuite qu’il fit à un disciple et montre que, dès Alipore, il était sur la piste: Pendant deux semaines, confia-t-il, j’eus la vision de toutes sortes de tortures et de souffrances225, or, dans ces mondes, vision est synonyme d’expérience, si l’on comprend ce que cela veut dire. Au moment même où Sri Aurobindo faisait son ascension vers le surmental, sa conscience descendait donc, simultanément, dans ce qu’il est convenu d’appeler les enfers.
C’est aussi l’une des premières choses que le chercheur découvre, à des degrés variables. Ce n’est pas un yoga pour les faibles, dit la Mère, et c’est vrai. Car si le premier résultat tangible du yoga de Sri Aurobindo est de faire apparaître des facultés poétiques et artistiques nouvelles, le deuxième résultat, peut-être même la conséquence immédiate, est de faire émerger dans une lumière impitoyable tous les dessous de la conscience, personnelle d’abord, puis universelle. Cette étroite – et étrange – connexité entre le Supraconscient et le subconscient est sans doute le point de départ de la découverte de Sri Aurobindo.
Le subconscient dont parle la psychologie moderne n’est que la frange extérieure d’un monde presque aussi vaste que le Supraconscient, avec ses degrés, ses forces, ses êtres (ou ses êtres-forces si l’on préfère). C’est notre passé évolutif, immédiat et lointain, avec toutes les empreintes de notre vie présente et toutes celles de nos vies passées, de même que le Supraconscient est notre avenir évolutif. Tous les résidus et toutes les forces qui ont présidé à notre ascension, de la Matière à l’animal et de l’animal à l’homme, sont non seulement gravés là, mais continuent de vivre et de nous influencer – si nous sommes plus divins que nous le croyons de par l’avenir Supraconscient qui nous tire, nous sommes encore plus bêtes que nous l’imaginons de par le passé subconscient et inconscient qui nous traîne. Ce double mystère renferme la clef du Secret total. Nul ne peut atteindre le ciel, s’il n’est passé par l’enfer226.
Il est vrai que l’on peut parvenir aux béatitudes spirituelles sans connaître ces mauvais lieux, sauf par accident; mais il y a ciel et ciel, de même qu’il y a enfer et enfer (chaque degré de notre être a son «ciel» et son «enfer»). Généralement, les hommes religieux sortent de l’individu, et du même coup ils sortent du subconscient; ils ont seulement un passage à franchir, avec des «gardiens du seuil» suffisamment désagréables pour justifier toutes les «nuits» et les «tentations» dont parlent les vies de saints. Mais c’est seulement un passage. De même, le ciel qu’ils contemplent consiste à sortir de l’existence extérieure et à plonger dans l’extase. Le but de ce yoga, nous l’avons dit, n’est pas de perdre conscience, pas plus en bas qu’en haut. Et surtout de ne pas fermer les yeux en bas. Le chercheur intégral n’est fait ni pour la nuit obscure ni pour la lumière qui aveugle. Partout où il va, il doit voir; c’est le premier stade de la maîtrise. Car il ne s’agit pas de «passer» à une existence meilleure, mais de transformer l’existence présente.
De même qu’il y a plusieurs degrés supraconscients, il y a plusieurs couches ou mondes subconscients, plusieurs «enclos obscurs» comme dit le Rig-Véda. En fait, il y a un subconscient derrière chacun des degrés de notre être – un subconscient mental, un subconscient vital et un subconscient physique aboutissant à l’Inconscient matériel227. Nous y retrouverons, dans l’ordre, toutes les formes ou les forces mentales naines et brutales qui furent les premières à apparaître dans le monde de la Matière et de la Vie; toutes les impulsions agressives des débuts de la Vie, tous ses réflexes apeurés et souffrants; et finalement les forces de maladie et de désintégration, et la Mort, qui président subconsciemment à la vie physique. On conçoit donc qu’il ne peut pas y avoir de vraie vie sur la terre tant que ces mondes seront les maîtres de notre destinée matérielle. Or, nous sommes le lieu où la bataille se joue – en nous, tous les mondes se rencontrent, du plus haut au plus bas. Il ne s’agit pas de fuir en se bouchant le nez ou en se signant, mais d’entrer dedans et de vaincre:
Tu porteras le joug que tu venais défaire
Tu porteras l’angoisse que tu voudrais guérir228
La psychologie contemporaine s’est avisée aussi de l’importance du subconscient et de la nécessité du nettoyage; seulement ils n’ont vu qu’une moitié du tableau, le subconscient sans le Supraconscient, et ils ont cru qu’avec leurs petites lueurs mentales ils pourraient éclairer cette caverne de voleurs; autant descendre dans la jungle armé d’une lampe de poche. En fait, le plus souvent, ils ne voient du subconscient que l’envers du petit bonhomme frontal; car il est une loi psychologique fondamentale, à laquelle personne n’échappe, à savoir que la descente est proportionnelle à l’ascension: on ne peut pas descendre plus bas que l’on n’est monté. Parce que la force qu’il faut pour descendre est celle-là même qu’il faut pour monter; si par quelque accident nous descendions plus bas que notre capacité de hauteur, il en résulterait automatiquement un accident, possession ou folie, parce que nous n’aurions pas la force correspondante. Plus on s’approche d’un commencement de Vérité ici-bas, plus on découvre une insondable Sagesse. Les mystérieux complexes de M. Dupont se situent quelques centimètres en dessous, si l’on peut dire, de même que son existence consciente se situe quelques centimètres au-dessus. À moins donc que nos psychologues ne soient particulièrement lumineux, ils ne peuvent pas vraiment descendre dans le subconscient et, partant, ils ne peuvent pas vraiment guérir, sauf quelques anomalies sous-cutanées, et encore sont-ils en danger constant de voir leurs maladies repousser ailleurs, sous une autre forme. On ne peut guérir que si l’on guérit tout au fond, et on ne peut aller tout au fond que si l’on va tout en haut. Plus on veut descendre, plus il faut une lumière puissante, sinon on se fait manger.
Si la psychanalyse restait dans ses limites superficielles, il n’y aurait rien à en dire, elle finirait sans doute par s’apercevoir elle-même de ses limites et, en attendant, guérirait utilement quelques prurits. Malheureusement, elle est devenue une sorte de nouvel évangile pour beaucoup et elle a puissamment contribué à fausser les esprits en les fixant malsainement sur leurs possibilités fangeuses plutôt que sur leurs possibilités divines. Nul doute, dans le cours de l’évolution nos «erreurs» finissent toujours par avoir leur place et leur utilité; il était bon que nos complaisances morales et bourgeoises fussent secouées; mais la méthode choisie est dangereuse, parce qu’elle évoque le mal sans avoir le pouvoir de le guérir: elle tend, dit Sri Aurobindo, à rendre le mental et le vital non pas moins mais plus fondamentalement impurs qu’avant… La psychologie moderne est une science dans l’enfance, à la fois imprudente, maladroite et grossière. Et comme toutes les sciences dans l’enfance elle tombe dans l’universelle habitude du mental humain, qui consiste à prendre une vérité partielle ou locale et à la généraliser indûment en voulant expliquer toute l’étendue de la Nature par ses termes étroits… La psychanalyse (notamment celle de Freud) aborde une certaine partie de la nature, la plus obscure, la plus périlleuse, la plus malsaine, telles les couches subconscientes du vital inférieur229; elle isole quelques uns de ses phénomènes les plus morbides et attribue à cet élément une importance hors de proportion avec son rôle véritable dans la nature… Soulever prématurément ou sans la connaissance du procédé cette partie subconsciente, pour en avoir l’expérience, c’est risquer d’inonder aussi de ce magma obscur et fangeux les parties conscientes de notre être et d’empoisonner ainsi toute la nature vitale et même toute la nature mentale. Toujours, par conséquent, il faudrait commencer par une expérience positive, non par une expérience négative, et faire descendre d’abord, autant qu’on le peut, la nature divine, le calme, la lumière, l’équanimité, la pureté, la force divine dans les parties conscientes de notre être qui doivent être changées; c’est seulement quand on y est parvenu suffisamment et que l’on a établi une base positive solide, que l’on peut alors, sans danger, soulever les éléments adverses cachés dans le subconscient afin de les détruire ou de les éliminer par la force du calme divin, de la lumière, de l’intensité et de la connaissance divines230.
Mais il est un autre défaut de la psychanalyse, plus grave encore. Car si, par hasard, les psychologues avaient vraiment le pouvoir de descendre dans le subconscient, non seulement ils ne guériraient pas, non seulement ils risqueraient de mettre en branle des forces qui les dépassent, tel l’apprenti sorcier, mais même s’ils avaient le pouvoir de les maîtriser et de les détruire, ils risqueraient du même coup de détruire le bien avec le mal et de mutiler irréparablement notre nature. Parce qu’ils n’ont pas la connaissance. Parce que du haut de leur mental ils ne peuvent pas voir suffisamment loin dans l’avenir pour comprendre le bien que ce mal prépare et la Force dynamique sous le jeu des contraires; pour séparer cet obscur mariage, il faut un autre pouvoir et, surtout, une autre vision: Il faut connaître le tout avant de connaître la partie, et ce qui est tout en haut avant de comprendre vraiment ce qui est tout en bas. Tel est le domaine de la psychologie future. Quand son heure sera venue, tous ces pauvres tâtonnements s’évanouiront, réduits à rien231.
Et nous touchons ici l’erreur fondamentale de notre psychologie. Elle est incapable de comprendre parce que c’est en bas qu’elle cherche, dans le passé évolutif. Certes, une moitié du Secret est là, mais c’est la force d’en haut qui ouvre la porte d’en bas. Nous ne sommes pas faits pour regarder toujours derrière nous, mais en avant et en haut dans la lumière supraconsciente, parce que c’est notre avenir et que seul l’avenir explique et guérit le passé: Je trouve difficile, écrivait encore Sri Aurobindo à un disciple, de prendre ces psychanalystes au sérieux, encore que je le devrais peut-être, car la demi-connaissance est chose puissante et souvent elle est un grand obstacle à l’émergence de la vraie Vérité… Ils regardent de bas en haut et veulent expliquer les lumières supérieures par les obscurités inférieures, mais le fondement des choses est en haut, non en bas. C’est le Supraconscient, non le subconscient, qui est le vrai fondement. Ce n’est pas en analysant les secrets de la boue où il pousse, qu’on explique le lotus; le secret du lotus est dans l’archétype divin du lotus, qui fleurit à jamais en haut, dans la lumière232.
Nous avons l’air de progresser de bas en haut, ou du passé vers l’avenir, ou de la nuit vers la lumière consciente, mais c’est là notre petite vision momentanée, qui nous coupe la totalité du tableau, sinon nous verrions que c’est l’avenir qui nous tire, non le passé qui nous pousse, et la lumière d’en haut qui peu à peu entre dans notre nuit – où donc la nuit pourrait-elle jamais créer toute cette lumière? si nous étions partis de la nuit, nous n’aboutirions qu’à la nuit. «L’arbre éternel a ses racines en haut et plonge vers le bas ses branches», dit la Katha Upanishad (II.III.1). Nous avons l’impression de faire de grands efforts de croissance pour comprendre et connaître, et d’une tension vers l’avenir; mais c’est notre petit point de vue; il y a peut-être un autre point de vue d’où nous verrions cet Avenir Supraconscient qui pousse pour entrer dans notre présent. Et nous verrions peut-être que nos grands efforts étaient seulement la résistance de notre épaisseur et de notre obscurité. L’avenir ne va pas seulement de bas en haut, sinon il n’y aurait pas d’espoir pour la terre, elle finirait par éclater en plein ciel dans une suprême tension psychique, ou par retomber dans sa nuit; il va de haut en bas; il descend de plus en plus dans notre brouillard mental, nos confusions vitales, dans la nuit subconsciente et inconsciente, jusqu’à ce qu’il ait tout éclairé, tout révélé, tout guéri – et finalement tout accompli. Et plus il descend, plus la résistance augmente – c’est l’Âge de Fer, le temps de la grande Révolte et du Péril. Le temps de l’Espoir. Au point suprême où cet Avenir touchera le fond du passé, où cette Lumière crèvera le fond de la Nuit, si Dieu veut, nous trouverons le secret de la Mort et de la Vie immortelle. Mais si nous regardons en bas et rien qu’en bas, nous trouverons de la boue et rien que de la boue.
La moitié obscure de la vérité
Maintenant, nous approchons. C’est par une expérience positive que le chercheur a commencé. Il s’est mis en route parce qu’il avait besoin d’autre chose. Il a fait des essais de silence mental et il s’est aperçu que le seul fait de son effort provoquait une Réponse; il a senti une Force qui descendait, une vibration nouvelle en lui, qui faisait la vie plus claire, plus vivante; peut-être même a-t-il eu l’expérience d’une déchirure soudaine des limites et d’émerger à une autre altitude. De mille façons le signe peut venir indiquant qu’un nouveau rythme s’installe. Puis soudain, après ce départ en flèche, tout s’est voilé, comme s’il avait rêvé ou qu’il s’était laissé entraîner par un enthousiasme assez puéril après tout – quelque chose est en train de se venger en lui par une levée de scepticisme, de dégoût, de révolte. Et ce sera le deuxième signe, peut-être le vrai signe qu’il est en train de progresser et qu’il s’empoigne avec les réalités de sa nature, ou, plutôt, que la Force descendante a commence son travail de barattage. Le progrès, en définitive, ne consiste pas tant à s’élever qu’à décanter tout ce qui encombre – quand on est clair, tout est là. Et le chercheur découvre ses multiples encombrements. On a souvent l’impression, sur la voie du yoga intégral, de s’être mis en route pour le meilleur et de découvrir le pire, d’avoir cherché la paix et la lumière, et de découvrir la guerre. En fait, c’est une bataille, il ne faut pas se le cacher. Tant que l’on nage avec le courant, on peut se croire bien gentil, bien propre, bien intentionné; des que l’on renverse l’allure, tout résiste. On comprend alors tangiblement les énormes forces d’abrutissement qui pèsent sur les hommes – il faut avoir essayé d’en sortir pour voir. Et quand le chercheur aura eu une première ouverture décisive sur le haut, qu’il aura vu la Lumière, il sentira presque simultanément un coup de boutoir en bas, comme si quelqu’un en lui avait mal; il saura alors ce que Sri Aurobindo entendait par cette obscurité blessée qui proteste contre la lumière233. Et il aura appris sa première leçon: on ne peut pas faire un pas en haut sans faire un pas en bas.
Au lieu de prendre ces incurvations brutales comme une sorte de fatalité, le chercheur en fera la base de son travail. Ce double mouvement d’ascension et de descente constitue le processus fondamental du yoga intégral: À chaque hauteur conquise, nous devons revenir sur nos pas pour faire descendre l’illumination et le pouvoir nouveaux dans le mouvement mortel d’en bas234, c’est à ce prix seulement que la vie se transforme, sinon nous restons à poétiser et à spiritualiser sur les sommets, tandis qu’en dessous la vieille vie cahote. Pratiquement, le mouvement de descente ne s’accomplit pas par une décision arbitraire du mental – moins il s’en mêle, mieux cela vaut et, d’ailleurs, on se demande bien comment le Mental pourrait «descendre», assis là derrière son petit bureau?… C’est la conscience-force, éveillée et individualisée en nous, qui fait tout le travail, spontanément. Dès que nous avons touché une certaine intensité de conscience ou de lumière, automatiquement elle exerce une pression sur le reste de la nature et fait jaillir les obscurités ou les résistances correspondantes. Tout se passe comme si l’on introduisait brutalement un excès d’oxygène dans les bas-fonds: quelques murènes et barbillons divers se débattent anxieusement, ou même éclatent. C’est un étrange renversement de conscience, comme si l’on passait d’une chambre illuminée à la même chambre obscure, d’une chambre joyeuse à la même chambre douloureuse – tout est semblable et tout est changé. Comme si c’était la même force, la même intensité vibratoire – peut-être même une vibration identique – mais affectée soudain d’un coefficient négatif. On perçoit alors, presque à la trace, comment l’amour par exemple, se change en haine et le pur en l’impur – tout est le même, mais à l’envers. Et tant que nos états psychologiques seront simplement l’envers d’un autre, et notre bien l’envers du mal (peut-être faudrait-il dire l’endroit du mal?) il n’y a pas d’espoir que la vie se transforme. Il faut radicalement autre chose – une autre conscience. Tous nos poètes et nos esprits créateurs ont particulièrement connu ces écarts de conscience; en même temps que ses Illuminations, Rimbaud avait accès à d’étranges domaines qui lui faisaient «dresser des épouvantes»; lui aussi obéissait à la loi du renversement obscur. Mais le chercheur intégral, au lieu d’être ballotté d’un bout à l’autre inconsciemment, et de monter sans savoir comment ou de descendre sans le vouloir, opérera méthodiquement, consciemment, sans perdre son équilibre et, surtout, en s’abandonnant avec une confiance croissante en cette Conscience-Force qui ne suscite jamais plus de résistances qu’il ne peut en supporter et ne dévoile jamais plus de lumière qu’il n’en peut contenir. Après avoir vécu assez longtemps entre deux crises, nous finirons par nous apercevoir d’une méthode dans l’action de la Force, et que chaque fois que nous semblons quitter la courbe ascendante, ou même perdre une réalisation acquise, c’est pour retrouver au bout la même réalisation, mais à un degré immédiatement au-dessus, élargie, enrichie de tout le reste de notre domaine qui, par notre «chute» précisément, est venu s’intégrer dans la lumière nouvelle – si nous n’étions pas «tombés», ce bas ne serait jamais venu s’adjoindre à notre haut. Peut-être, collectivement, est-ce un processus identique qui amenait la chute d’Athènes afin que d’anciens barbares, eux aussi, pussent un jour comprendre Platon. La progression du yoga intégral ne décrit pas une ligne droite qui va se perdre de plus en plus haut, sur une pointe de plus en plus tenue, mais une spirale, dit Sri Aurobindo, qui lentement, méthodiquement, annexe tous les niveaux de notre être dans une ouverture de plus en plus vaste et sur une base de plus en plus profonde. Et non seulement nous distinguerons une méthode derrière cette Force, ou cette Conscience-Force plutôt, mais des cycles réguliers et un rythme aussi certain que celui des marées et des lunes; plus on progresse, plus les cycles deviennent vastes, plus ils se relient à un mouvement cosmique, jusqu’au jour où nous pouvons percevoir dans nos propres descentes, les descentes périodiques de la conscience terrestre, et dans nos propres difficultés, tous les remous de la terre qui résiste et se révolte. Tout sera si intimement lié, finalement, que l’on pourra lire dans les plus petites choses, dans les plus infimes accidents de la vie quotidienne et des objets que l’on touche, le signe des dépressions plus vastes qui vont passer sur les hommes et les faire descendre, et monter, eux aussi, sur la même crête évolutive. Alors nous verrons que nous sommes infailliblement conduit vers un But, que tout a un sens, même les choses les plus minuscules – pas un détail ne bouge sans que tout bouge – et que nous sommes en route pour une aventure plus grande que nous ne l’avions pensé.
Bientôt, une deuxième contradiction nous frappera, peut-être la même toujours. Non seulement il y a une loi de montée et de descente, mais, semble-t-il, une contradiction centrale. Nous avons tous un but à atteindre, en cette vie et à travers toutes nos vies, quelque chose d’unique à exprimer, parce que chaque homme est unique – c’est notre vérité centrale, notre tension évolutive spéciale. Ce but n’apparaît que lentement, après bien des expériences et des éveils successifs lorsque nous commençons à être un homme intérieurement formé; alors nous nous apercevons qu’une sorte de fil relie notre vie – et toutes nos vies si nous en avons pris conscience – dans une direction particulière, comme si tout nous précipitait toujours dans le même sens. Un sens de plus en plus précis et aigu à mesure que nous avançons. Et, en même temps que nous prenons conscience de notre but, nous découvrons une difficulté particulière qui est comme l’envers ou la contradiction de notre but. C’est un phénomène étrange, comme si nous avions exactement l’ombre de notre lumière – une ombre particulière, une difficulté particulière, un problème particulier qui se présente et se représente à nous avec une insistance déconcertante, toujours le même sous des visages différents et dans les circonstances les plus distantes, et qui revient après chaque bataille gagnée avec une puissance accrue, proportionnelle à notre nouvelle intensité de conscience, comme si nous devions encore et encore livrer la même bataille sur chaque plan de conscience nouvellement conquis. Plus le but devient clair, plus l’ombre devient forte. Alors nous avons fait la connaissance de l’Adversaire:
L’adversaire caché dans la poitrine humaine
L’homme doit le vaincre ou perdre son haut destin
C’est la guerre intérieure sans merci235<
Sri Aurobindo l’appelle encore le double mauvais. Parfois même, nous commencerons par deviner négativement quel peut être notre but, avant de le comprendre positivement, par la répétition des mêmes circonstances contraires ou des mêmes échecs qui semblent tous pointer du doigt dans une direction unique, comme si nous tournions et retournions dans un orbe de plus en plus serré et oppressant autour d’un point central qui est à la fois le but et le contraire du but. Un individu qui a de grandes capacités pour le travail, dit Sri Aurobindo, a toujours ou presque toujours (peut-être ne doit-on pas faire de règles universelles trop rigides en ce domaine) un être qui lui est attaché, ressemblant parfois à une partie de lui-même, et qui est exactement la contradiction de ce qu’il représente centralement dans le travail à faire. Ou, si cet être n’est pas là dès le début, pas encore attaché à sa personnalité, une force de ce genre entre dans son atmosphère dès qu’il se met au travail pour réaliser. Sa tâche semble être de créer des oppositions, des conditions mauvaises, de faire faire des faux-pas; bref, de mettre devant nous tout le problème du travail que nous avons entrepris. Il semblerait dans l’économie occulte du monde, que le problème ne peut pas être résolu sans que l’instrument prédestiné fasse sienne la difficulté. Ceci expliquerait bien des choses qui semblent très déconcertantes à la surface236. La Mère souligne le même phénomène dans ses Entretiens avec les disciples: Quand vous représentez la possibilité d’une victoire, vous avez toujours en vous la chose opposée à cette victoire, qui est votre tourment perpétuel. Quand vous voyez une ombre très noire quelque part, quelque chose qui est vraiment pénible, vous pouvez être sûr que vous avez en vous la possibilité de la lumière correspondante. Et elle ajoute ceci: Vous avez un but spécial, une mission spéciale, une réalisation spéciale qui vous est propre, et vous portez en vous tous les obstacles nécessaires pour que cette réalisation soit parfaite. Toujours, vous trouverez qu’au-dedans de vous l’ombre et la lumière vont de pair: vous avez une capacité, vous avez aussi la négation de cette capacité. Mais si vous découvrez une ombre très épaisse et très profonde, soyez sûr, quelque part en vous, d’une grande lumière. À vous de savoir utiliser l’une pour réaliser l’autre.
Il se pourrait, finalement, que le secret de l’existence nous ait échappé parce que nous avons imparfaitement compris cette loi duelle de l’ombre et de la lumière, et l’énigme de notre double nature, animale et divine. Nourris d’une conception manichéenne de l’existence, nous y avons vu seulement, à la suite de nos morales et de nos religions, une impitoyable lutte du Bien et du Mal, de la Vérité et du Mensonge, où il importait d’être du bon côté, à la droite du Seigneur. Et nous avons tout coupé en deux, le royaume de Dieu et le royaume du Diable, la vie inférieure de ce monde et la vraie vie au ciel. Nous avons voulu supprimer le contraire du but, et en même temps nous avons supprimé le but. Car le but n’est pas d’être tronqué, ni en bas ni en haut. Et tant que nous rejetterons l’un pour l’autre, nous échouerons misérablement et nous raterons le but de l’existence; car tout est d’une seule pièce, on ne peut rien enlever sans tout démolir. Et comment pourrions-nous, vraiment, nous délivrer du «mal» sans faire sauter tout le monde? si un seul homme se délivrait du «mal», le monde croulerait, parce que tout est un; le monde est fait d’une seule substance, pas de deux, une bonne et une mauvaise. On ne peut rien enlever, et on ne peut rien ajouter. C’est pourquoi il n’y a pas de miracle non plus, pour sauver le monde; le miracle est déjà dans le monde, toutes les lumières possibles sont déjà dans le monde, tous les ciels imaginables sont déjà là; rien ne peut entrer dedans sans rompre la formule – tout est là, nous vivons en plein dans le miracle, sans la clef. Car ce n’est peut-être pas quelque chose à supprimer ou quelque chose à ajouter, peut-être même pas «autre chose» à découvrir, mais la même chose, dans un autre sens.
Si nous voulons atteindre le But, il faut donc en finir avec notre manichéisme et arriver à une compréhension réaliste de ce que Sri Aurobindo appelait «la moitié obscure de la Vérité237». La connaissance humaine, dit Sri Aurobindo, jette une ombre qui cache la moitié du globe de la Vérité de son propre soleil… Sous prétexte de vérité absolue le mental rejette la fausseté, mais c’est l’une des raisons principales de son incapacité à atteindre la Vérité ronde et parfaite238. Si nous éliminons tout ce qui va de travers – et dieu sait que ce monde est plein d’erreurs et d’impuretés – nous arriverons à une vérité, peut-être, mais ce sera une vérité vide. Le commencement pratique du Secret est de s’apercevoir, d’abord, puis de voir que chaque chose en ce monde, même l’erreur la plus grotesque et la plus égarée, contient une étincelle de vérité sous le voile, parce que tout est Dieu ici-bas qui s’avance à Sa propre rencontre; il n’y a rien en dehors de Lui. En fait, l’erreur est une demi-vérité qui trébuche à cause de ses limitations; souvent, c’est la Vérité qui porte un masque pour s’approcher de son but sans qu’on la voie239. Si une seule chose en ce monde était totalement fausse, le monde entier serait totalement faux. Par conséquent, si le chercheur part avec cette hypothèse de travail, hypothèse positive, et qu’il monte de degré en degré en acceptant chaque fois de parcourir le degré correspondant d’en bas, sans rien retrancher, pour y délivrer la même lumière240 qui est cachée sous chaque masque, en chaque élément, même dans la boue la plus obscure, même dans l’erreur la plus grotesque, le mal le plus sordide, il verra peu à peu tout s’éclaircir sous ses yeux, pas en théorie mais tangiblement, et il découvrira non seulement des sommets, mais des abîmes de vérité241. Il verra que son Adversaire était le collaborateur le plus diligent et le plus attentif à la solidité parfaite de sa réalisation, d’abord parce que chaque bataille augmentait sa force, ensuite parce que chaque chute l’obligeait à délivrer la vérité d’en bas au lieu de s’enfuir tout seul sur des sommets vacants – et que sa pesanteur était la pesanteur même de notre Mère la terre qui, elle aussi, veut sa part de lumière. Les Princes de la Nuit sont déjà sauvés! ils sont à l’Œuvre, ils sont les exacteurs scrupuleux d’une Vérité qui contient tout, au lieu d’une Vérité qui exclut tout:
Non seulement il y a de l’espoir pour les dieux purs
Mais pour les divinités violentes et obscurcies
Qui quittèrent les bras de l’Un en rage de découvrir
Ce que les dieux blancs n’avaient pas vu – eux aussi sont saufs242
Et il verra que chaque chose a sa place inévitable, non seulement que rien ne peut être retranché mais que, peut-être, rien n’est plus important ou moins important, comme si la totalité du problème était dans le plus petit incident, le moindre geste quotidien, autant que dans les bouleversements cosmiques, et que, peut-être aussi, la totalité de la Lumière et de la joie était là, dans le moindre atome, autant que dans les infinitudes supraconscientes. Et la moitié obscure de la vérité s’illumine. Chaque trébuchement allume une flamme de souffrance et fait comme une trouée de lumière en bas; chaque faiblesse est un appel de force, comme si la puissance de la chute était la puissance même de l’élévation; chaque imperfection, un creux pour une plénitude ronde – il n’y a pas de péchés, il n’y a pas d’erreurs, il n’y a que des misères infinies qui nous obligent à nous pencher sur toute l’étendue de notre royaume et à tout embrasser pour tout guérir et tout accomplir. Par cette faille de notre cuirasse, un amour et une pitié du monde sont entrés, que toutes les puretés radieuses ne comprendront jamais – la pureté est imprenable, elle est barricadée, fermée comme du béton; il faut un trou pour que la Vérité puisse entrer!
Il fit de l’erreur une porte par où la Vérité pût entrer243
Il y a une vérité d’Amour derrière le mal. Plus on descend vers les cercles infernaux, plus on découvre l’immense besoin au fond du Mal, et que l’on ne peut rien guérir sans une intensité semblable: une flamme s’allume dedans, de plus en plus puissante et chaude sous la pression suffocante – il n’y a plus qu’Elle, plus qu’Elle, c’est tout – comme si seul l’Amour pouvait affronter la Nuit et la convaincre de sa moitié de lumière. Comme s’il avait fallu toute cette Ombre pour que puisse naître l’Amour. En vérité, au cœur de toutes les ombres, au centre de tous nos maux, il est un mystère inverse. Et si nous avons chacun une difficulté particulière, à la fois contradiction et signe de notre destin, il se pourrait, de même, que les grandes failles de la terre, vulnérable, pécheresse, douloureuse, ses mille et un trous de pauvresse, soient le signe de son destin et qu’un jour elle doive incarner l’Amour parfait et la joie, parce qu’elle aura tout souffert et tout compris.
À mesure que l’on avance, la ligne supraconsciente recule vers le haut, la ligne subconsciente recule parallèlement vers le bas; tout s’élargit, tout s’illumine, mais tout se referme aussi, tout s’accuse autour d’un seul point sombre, de plus en plus aigu, de plus en plus crucial, serré, comme si l’on avait tourné pendant des années et des années, des vies, autour d’un même Problème sans jamais le toucher vraiment, et puis c’est là, accroché au fond du trou et se débattant sous la Lumière – tout le mal du monde en un point. L’heure du Secret est proche. Car la loi de la descente n’est pas une loi de fer ni de pêche ni de chute, pas plus qu’elle n’est une loi de repentir et d’évasion céleste, mais une Loi d’or en vérité, une insondable Préméditation qui nous tire en bas en même temps qu’en haut, jusqu’au fond du subconscient et de l’Inconscient, jusqu’à ce point central244, ce nœud de vie et de mort, d’ombre et de lumière, où le Secret attend. Plus on approche du Sommet plus on touche au Fond.
Les derniers degrés de la descente se situent au fond de notre passé évolutif, par-delà le Subconscient, qui était la conscience d’autrefois dans notre préhistoire, à ce niveau où pour la première fois au monde quelque chose de vivant est sorti de ce qui semblait une Mort, c’est-à-dire à la frontière de l’Inconscient matériel et de la conscience physique, dans notre corps, témoin et résidu de cette première naissance au monde. Les organes, les cellules du corps ont une conscience propre, très bien organisée et très éveillée, qui sait choisir, recevoir, rejeter, et que l’on peut manipuler dès que l’on est parvenu à un développement yoguique suffisant. S’il s’agissait seulement d’améliorer les conditions de la vie actuelle, la conscience yoguique ordinaire y suffirait: prolongation de la vie, immunité aux maladies et même jeunesse sont parmi les acquisitions fréquentes de la discipline. Mais nous l’avons dit, nous cherchons à transformer la vie, pas seulement à ravaler la façade. Or, sous cette conscience physique, il y a une subconscience physique, qui est le produit de l’évolution de la vie dans la Matière, où sont gravées toutes les vieilles habitudes de la vie, dont la plus mauvaise est de mourir – ses réflexes, ses peurs, ses défenses, et surtout ses habitudes de durcissement, comme si elle avait gardé la mémoire des innombrables carapaces sous lesquelles elle a dû se protéger pour grandir. Et tout au fond de cette subconscience physique, à l’endroit où toute forme de conscience, ou de mémoire, semble s’éteindre, on touche une roche de fond, une Carapace première, qui est la Mort fondamentale à laquelle la vie s’est arrachée. C’est quelque chose de très dur et de très vaste, si vaste et si dur que les rishis védiques disaient: «le roc infini». C’est l’Inconscient. C’est un mur – ou peut-être une porte. C’est un fond – ou une croûte peut-être. Et ce n’est peut-être pas totalement mort ni totalement inconscient, car ce n’est pas quelque chose de négativement immobile que l’on rencontre, mais quelque chose de positivement négatif, si l’on ose dire, quelque chose qui refuse, qui dit Non à la vie:
Ce refus obstiné dans les profondeurs de la Vie
Ce NON ignorant à l’origine des choses245
Si le fin fond était un Néant d’inexistence, il n’y aurait pas d’espoir, et, d’ailleurs, jamais rien n’aurait pu naître de rien, mais ce fin fond est quelque chose; s’il y a un Non, c’est qu’il y a un Oui dedans; s’il y a une Mort, il y a une Vie dedans. Et finalement, s’il y a une fin, il y a un commencement de l’autre côté. Tous les négatifs sont nécessairement la moitié d’un positif. Tous nos fonds sont la surface de quelque chose d’autre. Le sens même du yoga de Sri Aurobindo est de trouver le positif de tous les négatifs, en chaque élément et à tous les niveaux de conscience, et, si Dieu veut, le Positif suprême (qui n’est d’ailleurs ni positif ni négatif, il est tout simplement) où se résoudront toutes nos dualités, y compris celles du bas, y compris celle de la vie qui meurt ou de la Mort qui vit.
À Chandernagor, Sri Aurobindo était parvenu aux derniers degrés du subconscient physique, il était devant un mur: Non ce n’est pas l’Empyrée qui m’occupe, plût au ciel! mais l’autre bout des choses246. On peut concevoir la difficulté de cette descente si l’on sait déjà ce que l’on rencontre de résistances et de chocs en retour quand on arrive tout juste au subconscient mental et vital, dans le trou aux vipères. Et plus on descend, plus il faut une haute conscience, plus il faut une lumière puissante puisque l’on ne peut pas descendre plus bas que l’on n’est monté; et si l’on a compris que la conscience est une force, aussi concrète que peut l’être un courant électrique, on peut imaginer ce que représentent de traumatismes et de déchirures une puissance et une lumière surmentales, par exemple – cet assaut d’éther et de feu247 – qui descendent comme une cataracte dans la souille du subconscient physique. Il y a là de grosses difficultés, même des dangers, sur lesquels nous reviendrons quand nous parlerons de la Transformation. Tant qu’il s’agit de résistances mentales et vitales, de nos mensonges moraux, il suffit de cultiver sa volonté et sa patience, mais quand on descend plus bas il faut faire face aux mensonges du corps, dit la Mère, c’est-à-dire aux maladies et à la Mort. C’est pourquoi Sri Aurobindo et la Mère insistaient tant auprès de leurs disciples sur l’impérieuse nécessité d’une base physique à toute épreuve: Travaillez des deux bouts, ne lâchez pas l’un pour l’autre.
En même temps qu’il atteignait l’extrême frange surmentale où les «grandes ondes colorées» se perdent à une frontière blanche, Sri Aurobindo touchait parallèlement la roche noire d’en bas:
J’ai creusé longtemps, profond
Dans la fange et la boue (…)
«Va où nul n’est allé cria la voix,
Creuse plus profond, plus encore
Jusqu’à la pierre inexorable au fond
Et frappe à la porte sans Clef248.»
C’est alors qu’un étrange phénomène se produisit, un jour de 1910 à Chandernagor… Mais avant d’aller plus loin et de reconstituer l’expérience qui change la face et le cours de notre évolution, arrêtons-nous un bref instant pour faire le point et tracer les coordonnées de cette condition humaine. Et c’est bien simple: nous sommes enfermés dans la Matière, là dans l’Œuf Noir qui nous serre de tous côtés, à chaque seconde, et il n’y a pas trente-six manières d’en sortir, en fait il n’y en a que deux, c’est de dormir (rêver, s’extasier, méditer, mais tous sont des degrés de sommeil, plus ou moins nobles, plus ou moins conscients, plus ou moins divins) ou de mourir. L’expérience de Sri Aurobindo apporte la troisième clef, qui permet d’en sortir sans s’extasier, sans mourir, et en somme sans en sortir, et qui renverse le cours de l’évolution spirituelle de l’homme puisque l’issue n’est plus seulement en haut et en dehors, mais en plein dedans; et qui, par-dessus le marché, ouvre la porte de veille de tous les rêves, toutes les extases, et surtout des pouvoirs qui nous permettront d’incarner nos rêves et de transformer cet Œuf Noir en un lieu respirable, clair et vivant… Ce jour de 1910 à Chandernagor, Sri Aurobindo était arrivé au fond du trou, il avait traversé toutes les couches immondes sur lesquelles la Vie a poussé, inexplicable fleur; il n’y avait plus que cette Lumière en haut qui brillait de plus en plus intense à mesure qu’il descendait, faisant jaillir toutes les saletés une à une sous son exact rayon comme si toute cette nuit appelait toujours plus de Lumière, comme si la ligne subconsciente reculait, reculait vers le bas dans une concentration de plus en plus solide à l’image inverse de la concentration d’en haut, laissant ce seul mur d’Ombre sous cette seule Lumière; lorsque, tout d’un coup, sans transition, au fond de cette Matière «inconsciente» et dans les cellules obscures de ce corps, sans extase, sans perte de l’individu, sans dissolution cosmique et les yeux grands ouverts, Sri Aurobindo s’est trouvé précipité dans la Lumière suprême;
Il déboucha dans un autre espace, un autre temps249
La Nuit, le Mal, la Mort sont un masque. La suprême Opposition éveille la suprême Intensité et le semblable se change en Lui-même – il n’y a plus qu’Un, tad ekam. Le monde solaire, la conscience divine suprême, supramentale, dont toutes les autres sont les rayons séparés, se trouvait là au cœur de la Matière. Le degré au-dessus du surmental n’est pas «au-dessus», il est ici-bas et en toute chose – la porte d’en bas ouvre la porte d’en haut et de partout:
Un étonnement de lumière scellé au fond…250
Un grand renversement de la Nuit et du Jour
Toutes les valeurs du monde changées…251
Le haut rencontre le bas, tout est un plan unique252.
L’extrême limite du Passé touche le fond de l’Avenir qui le conçut, Dieu-Esprit rencontre Dieu-Matière et c’est la vie divine dans un corps. Sat-Chit-Ânanda tout en haut est Sat-Chit-Ânanda tout en bas, Existence-Conscience-Pouvoir-Joie. L’évolution n’avorte pas dans un sommeil blanc ou noir, rien n’est englouti dans la Nuit, rien n’éclate en plein ciel, tout s’achève dans le cercle parfait. La joie tout en haut est la joie tout en bas:
Une exultation dans les profondeurs du sommeil
Un cœur de béatitude au fond d’un monde de peine253
Une joie qui peut, une illumination puissante dans nos veines, au lieu d’une béatitude stérile sur les sommets de nos têtes:
Des pouvoirs tout-puissants dans les cellules de la Nature254
Car le Supramental n’est pas une conscience plus éthérée, mais une conscience plus dense, c’est la Vibration même qui compose et recompose sans fin la Matière et les mondes, c’est elle qui peut changer la terre:
Tout au fond de l’Inconscience la plus dure, la plus rigide, la plus étroite, la plus suffocante, dit la Mère, j’ai touché un ressort tout-puissant qui m’a projetée d’un seul coup dans une immensité sans forme et sans limite, où vibrent les semences d’un monde nouveau.
Et c’est la clef de la Transformation, la clef de la victoire sur les lois de la Matière par la Conscience dans la Matière – la Conscience tout en haut est la Conscience tout en bas; c’est la porte du monde futur et de la terre nouvelle que l’Écriture annonçait il y a deux mille ans: «Une terre nouvelle où la Vérité habitera» (II Pierre III.13). Car, en vérité, la terre est notre salut, la terre est le lieu de la Victoire et du parfait accomplissement, point n’est besoin de s’enfuir au ciel, tout est là et totalement là dans un corps – la joie, la Conscience, les Pouvoirs suprêmes, si nous avons le courage d’ouvrir les yeux et de descendre, et de faire du rêve vivant au lieu d’un rêve qui dort:
Il faut entrer dans l’ultime fini pour trouver l’ultime infini255.
Et du même coup, Sri Aurobindo retrouvait le Secret perdu, celui des Védas et de toutes les traditions plus ou moins déformées qui se sont transmises de l’Iran à l’Amérique centrale et aux bords du Rhin, d’Eleusis aux Cathares et de la Table Ronde aux Alchimistes, le Secret de tous les chercheurs de perfection. C’est la quête du Trésor au fond de la caverne; la lutte contre les forces subconscientes, ogres, nains et serpents; c’est Apollon et le Python, Indra et le serpent Vritra, Thor et les géants, Sigurd et Fafner. Le mythe solaire des Mayas, la Descente d’Orphée, la Transmutation. C’est le serpent qui se mord la queue. Et c’est surtout le secret des rishis védiques qui furent les premiers, sans doute, à découvrir ce qu’ils appelaient «le grand passage», mahas pathah (II.24.6), le monde de la «lumière non-brisée», Swar, au fond du roc de l’Inconscient: «Nos pères, par leur mantra, brisèrent les places fortes et réfractaires; par leur cri, les voyants Angiras256 mirent en pièces le roc de la montagne; ils firent en nous un passage vers le Grand Ciel, ils découvrirent le jour et le monde solaire» (Rig-Véda 1.71.2), ils découvrirent «le soleil qui demeure dans l’obscurité» (III.39.5). «Ils trouvèrent le Trésor du ciel caché dans la caverne secrète, comme le petit de l’oiseau – ce Trésor dans le roc infini.» (1.130.3)
L’Ombre et la Lumière, le Bien et le Mal préparaient une naissance divine dans la Matière: «La Nuit et le jour allaitent tous deux l’Enfant divin257.» Rien n’est maudit, rien n’est en vain, la Nuit et le jour sont «deux sœurs immortelles ayant un même Amant (le Soleil)… communes, en vérité, bien que différentes par leur forme.» (I.113.2,3) Au bout du «pèlerinage» d’ascension et de descente, le chercheur est «le fils des deux Mères» (III.55.7), il est le fils d’Aditi, la Mère blanche258 de l’infini Supraconscient, et le fils de Diti, la Mère terrestre de «l’infini ténébreux»; et il possède «les deux naissances», humaine et divine, «éternelles et dans un même nid… comme un qui a la joie de ses deux femmes» (1.62.7): «La montagne259 féconde s’ouvrit en deux livrant la naissance suprême… un dieu ouvrit les portes humaines.» (V.45) «Alors, en vérité, ils s’éveillèrent et ils virent totalement. Derrière eux, autour d’eux et partout, ils eurent, en vérité, l’extase même dont on jouit au ciel. Dans toutes les demeures fermées260, se tenaient tous les dieux.» (Rig-Véda IV. 1.18)
L’espoir de l’homme est accompli et la prière du rishi: «Que la terre et le ciel soient égaux et un Seul261», le grand Équilibre retrouvé.
Le ciel, dans son extase, rêve d’une terre parfaite,
La terre, dans sa peine, rêve d’un ciel parfait…
Des peurs enchantées empêchent leur unité262
Et c’est la joie – Ânanda. Elle est au commencement des choses et à la fin, et partout si nous creusons assez; elle est «le puits de miel couvert par le roc.» (Rig-Véda II.24.4)
15. La Conscience supramentale
Il est bien difficile de définir en termes mentaux la conscience supramentale, qui est non-mentale par définition et échappe à toutes nos lois et perspectives tridimensionnelles. Peut-être est-ce le mot qui nous trompe; il ne s’agit pas d’un sommet de la conscience humaine, mais d’une autre conscience. Nous pouvons tenter quelques approximations et distinguer deux aspects, de conscience ou de vision et de pouvoir, mais déjà nous tombons dans la trappe mentale, car ce sont deux aspects indissolubles – c’est une conscience qui peut, une vision active. Si souvent, quand la Mère ou Sri Aurobindo essayent de dire leur expérience, nous pouvons entendre leurs réflexions se faire écho, en anglais et en français: Il faudrait une autre langue, another language.
C’est une vision globale. Le mental découpe des petits morceaux qu’il oppose les uns aux autres; le surmental relie tout dans un seul faisceau, mais son faisceau n’aboutit qu’à un point, et il voit tout de son propre point de vue; il est unitaire et universel par exclusion des autres angles ou par annexion. Le Supramental voit non seulement le monde entier des choses et des êtres dans une vision unique, qui relie tous les faisceaux sans rien opposer, mais il voit le point de vue de chaque chose, chaque être, chaque force – c’est une rondeur de vue qui n’aboutit pas à un point central, mais à des myriades de points:
Un unique regard innombrable263
L’être supramental ne voit pas les choses de plain-pied, entouré par la jungle des faits et des phénomènes présents, mais d’au-dessus; pas du dehors, d’après les surfaces, mais du dedans et de la vérité de leur propre centre264. On ne peut donc rien comprendre au Supramental si l’on ne se réfère constamment à une autre dimension. Mais on peut comprendre que c’est la vision même de la Sagesse, parce que chaque chose, chaque être, chaque force ici-bas, tend à un absolu, qu’il exprime plus ou moins mal et souvent d’une façon tout à fait pervertie, mais, à travers toutes ses erreurs et ses perversions, il obéit à une loi intime qui le pousse vers cette vérité unique de son être – il n’est pas jusqu’aux feuilles d’un même arbre qui ne soient uniques. S’il n’y avait pas cet absolu au centre de chacun de nous, nous nous écroulerions. C’est pour cela aussi que nous sommes tellement attachés à nos petitesses et nos erreurs, parce que nous sentons bien la vérité qui est derrière et qui grandit derrière, comme protégée265 dit Sri Aurobindo, par cette petitesse même et tous ses trébuchements. Si nous attrapions du premier coup la vérité totale, nous en ferions un gnome à notre image présente! la vérité n’est pas une question de pensée ou de bonne conduite – encore que ce soient des étapes sur le chemin – mais une question d’étendue d’être, et notre croissance est lente et difficile. Erreurs, mensonges, faux-pas! s’écrient-ils. Comme Tes erreurs sont belles et lumineuses, ô Seigneur! Tes mensonges gardent vivante la Vérité; par Tes faux-pas le monde se perfectionne266. Mais le mental, qui voit tout juste la surface présente des choses, voudrait rectifier tout ce qui dépasse, purifier par le vide et réduire son monde à une vérité uniforme, bien pensante et bien honnête. Il décrète: «Ceci est bien, ceci est mal; ceci est ami, ceci est ennemi» et peut-être voudrait-il éliminer tous les nazis du monde, tous les Chinois, par exemple, pensant que c’est là une calamité bien inutile. Et il a raison, par définition, puisque le mental est fait pour être raisonnable et que, lui aussi, tend à un absolu mental ou moral qui a sa place, son rôle. Mais ce n’est pas toute la vérité, c’est un point de vue267. Et c’est pourquoi nous n’avons pas le pouvoir, parce que si nous avions le pouvoir, nous en ferions un terrible gâchis d’honnête homme, par ignorance et courte vue. Nos infirmités sont des infirmités nécessaires. La conscience supramentale saisit non seulement tous les points de vue, mais les forces profondes qui sont à l’œuvre derrière chaque chose et la vérité de chaque centre – c’est une Conscience de Vérité – et parce qu’elle voit tout, elle a le Pouvoir; il y a là une concordance automatique. Si nous ne pouvons pas, c’est que nous ne voyons pas. Voir et voir totalement, c’est nécessairement pouvoir. Mais le pouvoir supramental n’obéit pas à notre logique et à notre morale, il voit loin dans l’espace et dans le temps; il ne cherche pas à trancher le mal pour sauver le bien, il n’opère pas à coups de miracles; il dégage le bien qui est dans le mal et applique sa force et sa lumière sur la moitié d’ombre afin qu’elle consente à sa moitié de lumière. Son premier effet immédiat, où qu’elle s’applique, est de faire jaillir la crise, c’est-à-dire de mettre l’ombre en face de sa propre lumière. C’est un formidable ferment évolutif.
L’œuvre écrite de Sri Aurobindo offre une illustration pratique de cette vision globale, encore que ce soit une traduction mentale d’un fait supramental. Elle est déroutante pour beaucoup, parce qu’elle manque de tous les angles qui rendent aisément saisissable une pensée – il est tellement facile d’être doctrinaire. Sri Aurobindo tourne, littéralement, autour de tous les points de vue pour en tirer la vérité profonde et il n’impose jamais son propre point de vue (peut-être parce qu’il n’en a pas! ou qu’il les a tous), il indique seulement comment chaque vérité est incomplète et dans quelle direction elle peut s’élargir. Le Supramental n’oppose pas une vérité à une autre pour voir laquelle tient le coup et survivra, mais il complète une vérité par une vérité dans la lumière de la Vérité dont toutes sont des aspects268… Une Pensée assez grande, disait-il, pour pouvoir contenir ses propres contraires269. C’est ce que la Mère appelle penser sphériquement. On a toujours le sentiment d’être affreusement dogmatique et systématique quand on parle de Sri Aurobindo, sans doute par la faute de notre langage, qui braque son phare sur un point plutôt que sur un autre et creuse des ombres, tandis que Sri Aurobindo embrasse tout, non par une sorte de «tolérance», qui est un succédané mental de l’Unité, mais par une vision indivise qui est réellement une avec chaque chose, au centre de la chose. Peut-être est-ce la vision même de l’Amour?
Cette vision indivise est si réelle que même l’apparence du monde physique est changée pour la conscience supramentale; ou plutôt, elle n’est pas changée, c’est le monde physique qui apparaît tel qu’il est réellement; l’illusion d’optique séparatrice dans laquelle nous vivons, s’évanouit; le bâton n’est plus brisé, tout se tient – le monde n’est pas comme nous le voyons: Pour le sens supramental, rien n’est vraiment «fini», séparé; fondamentalement, c’est le sentiment que tout est en chaque chose et que chaque chose est en tout; il n’y a plus de murs de limitation; c’est un sens océanique et subtil où chaque connaissance sensorielle particulière, chaque sensation est comme une vague ou un mouvement, ou un poudroiement, ou une goutte qui, pourtant, est une concentration de l’océan tout entier et inséparable de l’océan… C’est comme si l’œil du poète ou de l’artiste avait remplacé la vision banale ordinaire, qui ne voit rien – mais un œil singulièrement spiritualisé et glorifié – comme si, vraiment, c’était la vision du Poète divin suprême à laquelle nous participions et qu’il nous était donné la pleine vue de Sa vérité et de Ses intentions dans Sa figuration de l’univers, et de chaque chose dans l’univers. C’est une intensité sans limite, qui fait de tout ce que l’on voit la révélation d’une gloire de qualité, d’idée, de forme et de couleur. L’œil physique lui-même semble contenir un esprit et une conscience qui voient non seulement l’aspect physique de l’objet, mais l’âme de la qualité qui est en lui, la vibration d’énergie, la lumière, la force, la substance spirituelle dont il est fait… En même temps, il y a un changement subtil et l’on voit dans une sorte de quatrième dimension, qui se caractérise par une certaine intériorité; on voit non seulement les surfaces et la forme extérieure, mais ce qui informe la forme et s’étend subtilement autour d’elle. L’objet matériel devient différent de ce que nous le voyons maintenant; ce n’est plus un objet séparé qui se détache sur un fond au milieu du reste de la Nature, mais une partie indivisible de l’unité totale, et même, d’une façon subtile, une expression de l’unité de tout ce que l’on voit. Et cette unité… est celle de l’identité de l’Éternel, l’unité de l’Esprit. Car, pour la vision supramentale, le monde matériel, l’espace et les objets matériels cessent d’être matériels au sens où ils le sont maintenant de par le seul témoignage de nos organes physiques limités; ils apparaissent comme l’Esprit Lui-même, et sont vus comme l’Esprit Lui-même dans une forme de Lui-même et dans une extension consciente270.
Vision globale, vision indivise, et aussi vision éternelle. C’est la conquête du temps. Si la conscience surmentale voyait de «larges extensions d’espace et de temps», la conscience supramentale enveloppe les trois temps; elle relie passé, présent, futur, et leurs connexions indivisibles, dans une seule carte de connaissance continue, côte à271 côte272.
Le temps est un seul corps, l’espace un livre unique273
La conscience n’est plus un obturateur, qui avait besoin d’être étroit parce que sans cette étroitesse elle aurait éclaté; c’est un grand Regard tranquille: «Comme un œil étendu dans le ciel», dit le Rig-Véda (I.17.21). La conscience individuelle ordinaire, dit la Mère, est comme un axe, et tout tourne autour de l’axe. S’il bouge on se sent perdu. C’est comme un grand axe (il est plus ou moins grand, il peut être tout petit) planté dans le temps, et tout tourne autour. Ça s’étend plus ou moins loin, c’est plus ou moins haut, plus ou moins fort, mais ça tourne autour de l’axe. Et il n’y a plus d’axe – parti, envolé! Ça peut aller au nord, ça peut aller au sud, et à l’est et à l’ouest; ça peut aller en avant, ça peut aller en arrière, ça peut aller n’importe où. Plus d’axe.
Il nous est difficile d’imaginer ce que peut être la vision de cet individu universel et nous serions tentés de penser, de notre point de vue mental, qu’une connaissance totale des trois temps supprime aussitôt toute la surprise de l’existence. Mais c’est appliquer à la conscience supramentale des normes et des réactions qui n’appartiennent qu’au mental. La façon de voir et de vivre le monde est toute différente. La conscience supramentale n’est pas anxieusement penchée sur l’avenir comme nous le sommes; tout est là sous ses yeux, mais elle vit divinement dans le temps: chaque seconde du temps est un absolu, une plénitude aussi totale que les millénaires bout à bout; c’est au contraire la parfaite perfection du temps dans la vie ordinaire, nous ne sommes jamais dans l’instant, nous sommes projetés en avant ou tirés en arrière, par espoir ou par regret, parce que l’instant n’est jamais ce qu’il est, parce qu’il manque toujours quelque chose, il est terriblement creux, tandis que pour la conscience supramentale chaque chose est à chaque instant pleinement ce qu’elle doit être, comme elle doit être. C’est une béatitude constante, inaltérable. Chaque séquence, chaque image du grand Film cosmique est pleine de toutes les images qui précèdent et de toutes celles qui suivent, elle ne manque ni par absence d’avenir ni par évanouissement du passé – «cette joie absolument large et pleine, sans lacune», dit le Rig-Véda (V.62.9), cette béatitude sans déchirure274, dit Sri Aurobindo. De même, c’est la parfaite perfection de l’espace; nous sommes perpétuellement en quête de choses nouvelles, d’objets nouveaux, parce que chaque chose manque de toutes les autres choses qui ne sont pas elle: nos objets comme nos minutes sont creux; tandis que pour la conscience supramentale, chaque objet, chaque chose qu’elle touche, est aussi pleine de totalité et d’infini que la vision des immensités ou la somme de tous les objets possibles: L’Absolu est partout… chaque fini est un infini275. Et c’est un émerveillement toujours renouvelé, qui ne procède pas de la surprise, mais de la découverte de cette infinitude éternelle, de cet Absolu intemporel en chaque chose de l’espace et chaque fraction du temps. Et c’est la parfaite plénitude de la vie, car notre vie finie, temporelle, n’est pas pleine, elle manque terriblement: nous sommes obligés, ou bien de renoncer au temporel pour découvrir l’intemporel, ou de renoncer à notre besoin d’infinitude pour jouir de la finitude, tandis que la plénitude supramentale découvre l’infini dans le fini et l’intemporel dans le temporel. Elle vit spontanément à la minute la minute, chaque seconde, chaque objet, et l’immensité qui contient toutes les minutes et tous les objets; et ce sont deux façons simultanées de vivre et de voir la même chose.
La conscience supramentale n’occupe pas seulement une position cosmique, mais une position transcendante, et les deux ne s’opposent pas. Et non seulement elles ne s’opposent pas, mais leur simultanéité est la clef de la vraie vie. Car la vie ne souffre pas seulement de ses objets creux et de ses minutes hachées, mais de son manque de repos et de solidité; toutes les religions, toutes les spiritualités sont issues de ce besoin fondamental dans l’homme: trouver une Base de permanence, un lieu de refuge et de paix en dehors de tout ce chaos du monde, cette impermanence du monde, cette souffrance du monde – infiniment en dehors et protégé. Et tout d’un coup, au cours de notre quête, nous avons débouché dans un Silence formidable, une Étendue hors du monde, et nous avons dit Dieu, nous avons dit Absolu, Nirvana – peu importent les mots, nous avons touché la grande Délivrance. C’est l’expérience de base. Si peu que nous approchions de ce grand Silence-là, tout change, c’est la Certitude, la Paix, comme un naufragé qui a touché le roc. Dans la vie, tout nous coule des doigts; il n’y a que ce Roc qui ne manque jamais. C’est pourquoi il est dit que le royaume de Dieu n’est pas de ce monde. L’expérience de Sri Aurobindo aussi avait commencé par le Nirvana et elle finit par la plénitude du monde; il y a là une contradiction centrale qu’il importe de saisir si nous voulons connaître le secret pratique de la vraie vie.
Le mental, même le surmental de nos prophètes, est irrémédiablement lié aux dualités (les dualités dans l’Unité): si Dieu est en haut, Il n’est pas en bas, si c’est blanc, ce n’est pas noir. Pour l’expérience supramentale tout est rond, c’est tout le temps oui et non en même temps, constate la Mère, les deux pôles de toutes choses sont constamment enjambés dans une autre «dimension» («les espaces secrets du dedans», disaient les rishis védiques, II.4.9). Ainsi, le Transcendant n’est pas ailleurs hors du monde; Il est partout ici-bas, à la fois totalement dedans et totalement dehors. La conscience supramentale, de même, est totalement dans le monde et totalement hors du monde; elle est dans le Silence éternel et au milieu de tous les vacarmes; elle est sise sur le Roc inébranlable et au cœur du courant. Et c’est pourquoi elle peut vraiment jouir de la vie et être le maître de la vie, parce que si nous sommes exclusivement dans le courant, il n’est pas de paix ni de maîtrise pour nous; nous sommes emportés comme un fétu. Il est possible de deviner un peu ce qu’est cette expérience supramentale si l’on se réfère simplement aux toutes petites premières expériences du début du yoga. On s’aperçoit très vite, en effet, qu’il suffit de faire un pas en arrière dans sa conscience, juste un petit mouvement de retrait, et l’on entre dans une étendue de silence par-derrière. Comme s’il y avait un coin de notre être qui avait les yeux à jamais fixés sur un grand Nord tout blanc. Le vacarme est là, dehors, la souffrance, les problèmes, et on fait un léger mouvement intérieur, comme pour franchir un seuil, et, tout d’un coup, on est en dehors (ou en dedans?) à mille lieues et plus rien n’a d’importance, on est sur des neiges de velours. L’expérience finit par acquérir tant d’agilité, si l’on peut dire, qu’en plein milieu des activités les plus absorbantes, dans la rue, quand on discute, quand on travaille, on plonge au-dedans (ou en dehors?) et plus rien n’existe, qu’un sourire – il suffit d’une fraction de seconde. Alors on commence à connaître la Paix; on a un Refuge inexpugnable partout, en toutes circonstances. Et on perçoit de plus en plus tangiblement que ce Silence n’est pas seulement au-dedans, en soi; il est partout, il est comme la substance profonde de l’univers, comme si toute chose se détachait sur ce fond, venait de là, retournait là. C’est comme un creux de douceur au fond des choses, comme un manteau de velours qui enveloppe. Et ce Silence n’est pas vide, c’est un Plein absolu, mais un Plein sans rien dedans, ou un Plein qui contient comme l’essence de tout ce qui peut être, juste avant la seconde où les choses vont naître – elles ne sont pas là, et pourtant elles sont toutes là, comme une chanson pas encore chantée. Et on est merveilleusement Sauf là-dedans (ou là-dehors?). C’est un premier reflet du Transcendant. À l’extrême pointe, on glisse dans le Nirvana. Plus rien n’existe, que ce Silence. Et pour le Supramental, il n’y a plus de «passage», plus de «seuil» à franchir; on ne passe pas d’un état à un autre, du Silence au vacarme, du Dedans au dehors, du Divin au non-divin – les deux sont fondus dans une expérience unique: le Silence qui est en dehors de tout et le Devenir qui coule partout; l’un ne nie pas l’autre, l’un ne peut pas être sans l’autre. Car si le Silence suprême ne pouvait pas contenir le contraire du Silence, ce ne serait pas un Infini. Et si le Silence ne pouvait pas être totalement en dehors de ce qui semble son contraire, il serait prisonnier de son contraire. Le royaume de Dieu est de ce monde, et il n’est pas de ce monde. Tout le secret est de réunir les deux expériences en une, l’infini dans le fini, l’intemporel dans le temporel et le transcendant dans l’immanent. Alors on a la Paix dans l’action et la joie de toutes les manières.
Tranquille, profond comme la mer, il rit dans la vague:
Universel, il est tout – transcendant, personne276
La conscience supramentale répète le mystère d’une grande Lumière tranquille qui, «un jour» hors du temps, voulut se voir temporellement, successivement, d’une myriade de points de vue, et qui, pourtant, ne cesse pas d’être une et ronde, totalement contenue en soi dans un éternel instant. L’évolution n’a d’autre but que de retrouver tout en bas cette totalité d’en haut, c’est de découvrir sur la terre, au milieu même des dualités et des contradictions les plus poignantes, l’Unité suprême, l’Infinitude suprême, la joie suprême – Ânanda. C’est pour trouver ce secret que nous avons été tirés en bas chaque fois que nous faisions un pas en haut.
Les spiritualistes rejettent le pouvoir comme une arme indigne du chercheur de vérité; ce n’est pas le sentiment de Sri Aurobindo, au contraire, le concept de Pouvoir – Shakti – est une clef de son yoga, parce que sans pouvoir on ne peut rien transformer. Je chéris Dieu le Feu, non Dieu le Rêve! s’écrie Savitri277.
Un feu pour faire descendre l’éternité dans le Temps
Et rendre la joie du corps aussi vivante que celle de l’âme278
L’esprit moral ou religieux fait erreur quand il condamne le Pouvoir en soi comme une chose que l’on ne doit ni accepter ni rechercher, sous prétexte qu’il est naturellement corrupteur et mauvais. Dans la plupart des cas cette opinion se trouve justifiée, apparemment, mais ce n’en est pas moins un préjugé foncièrement aveugle et irrationnel. Si corrompu et si mal employé qu’il soit (comme le sont aussi, d’ailleurs, l’Amour et la Connaissance), le Pouvoir est une chose divine et il a été mis ici-bas pour un usage divin. Shakti – Volonté, Pouvoir – est le moteur des mondes; qu’il s’agisse de la force de connaissance, de la force d’amour, de la force de vie, de la force d’action ou de la force du corps, son origine est toujours spirituelle et son caractère divin. C’est l’usage qu’en font la brute, l’homme ou le titan dans le monde de l’Ignorance, qui doit être rejeté et faire place à une action plus haute et naturelle (bien qu’elle soit encore supranormale pour nous), une action guidée par une conscience intérieure à l’unisson de l’Infini et Éternel. Le yoga intégral ne peut pas rejeter les œuvres de la Vie et se satisfaire seulement d’une expérience intérieure; il doit aller au-dedans afin de changer le dehors279. C’est cet aspect «force» ou «Pouvoir» de la conscience, que l’Inde a représenté sous le visage de la Mère éternelle. Sans la Conscience il n’y a pas de Force, et sans la Force il n’y a pas de création – Lui et Elle, deux en un, inséparables. Tout ce vaste monde est seulement Lui et Elle280. Et toute l’évolution est l’histoire d’Elle qui retrouve Lui et qui veut incarner Lui partout. Il ne s’agit pas de rejeter l’un pour l’autre – sans Lui nous sommes prisonniers d’une Force aveugle, sans Elle prisonniers d’un Vide ébloui – mais d’unir l’un et l’autre dans un monde accompli. «Ils entrent dans une obscurité aveugle ceux qui suivent l’Ignorance, et comme dans une obscurité plus grande ceux qui cherchent seulement la Connaissance», dit l’Isha Upanishad (9).
Le Supramental est un pouvoir, avant toute chose – un pouvoir formidable. C’est le pouvoir direct de l’Esprit dans la Matière. Toute conscience est un pouvoir et plus on s’élève, plus le pouvoir est puissant, mais plus on s’éloigne de la terre en même temps; par conséquent, lorsque nous voudrons appliquer notre pouvoir surmental, par exemple, aux affaires de ce monde, il faudra le faire descendre de plan en plan et qu’il surmonte les déterminismes de tous les niveaux intermédiaires avant d’arriver en bas, dans la Matière. Au bout du parcours, il ne reste plus qu’un reflet surmental, alourdi et obscurci, qui doit se battre contre des déterminismes de plus en plus rebelles et épais. C’est ainsi que les spiritualistes n’ont jamais pu transformer la vie. Le Supramental est la Conscience-Force suprême au cœur même de la Matière, sans intermédiaire. C’est le «soleil dans l’obscurité» dont parle le Véda, le lieu où le Haut et le Bas se rencontrent directement. Il peut donc tout changer. Rappelons les paroles de la Mère: «Le vrai changement de conscience est celui qui changera les conditions physiques du monde et en fera une création entièrement nouvelle.» Disons tout de suite que le pouvoir supramental n’opère pas par miracle, ni par violence – la notion de miracle est absurde, Sri Aurobindo l’a répété bien souvent: Il n’y a pas de miracles281, il n’y a que des phénomènes dont nous ignorons le processus, et, pour celui qui voit, il y a seulement l’intervention du déterminisme d’un plan supérieur dans le déterminisme d’un plan inférieur. Le Mental peut apparaître comme un miracle pour le déterminisme de la chenille, mais nous savons bien que nos miracles mentaux obéissent à un processus. De même pour le Supramental, il ne bouleverse pas les lois, simplement il passe au-dessus (ou au-dedans?), à un degré où elles n’existent plus, pas plus que les lois de la chenille n’existent pour l’homme. Expliquons-nous: la répétition habituelle d’un certain nombre de vibrations, qui se sont pour ainsi dire coagulées autour d’un individu, finissent par lui donner une structure apparemment stable; il dit qu’il obéit à la «loi» de sa nature, mais cette soi-disant loi n’est pas plus inéluctable que le fait de passer par telle rue plutôt que par telle autre pour rentrer chez soi; ce sont simplement des habitudes. De même pour le cosmos tout entier, toutes nos lois physiques soi-disant inéluctables sont pareillement des habitudes coagulées qui n’ont rien d’inéluctable et peuvent se défaire pour peu que l’on veuille changer de circuit, c’est-à-dire changer de conscience. Une loi ordinaire, dit Sri Aurobindo, est simplement un équilibre établi par la Nature, c’est une stabilisation de forces. Mais ce n’est qu’un sillon dans lequel la Nature a pris l’habitude de travailler pour obtenir certains résultats. Si vous changez de conscience, le sillon change aussi, nécessairement282. Ces «changements de sillon» ont jalonné toute notre histoire évolutive, à commencer par l’apparition de la Vie dans la Matière, qui a modifié le sillon matériel; puis l’apparition du Mental dans la Vie, qui a modifié le sillon vital et matériel. Le Supramental est un troisième changement de sillon, qui modifiera le Mental, la Vie et la Matière. Il a déjà commencé, l’expérience est en route. Fondamentalement, le processus supramental consiste à délivrer la conscience qui est contenue en chaque élément. Il ne bouleverse pas l’ordre de l’univers, il ne fait aucune violence, il applique seulement son pouvoir à la fission de l’obscurité, afin qu’elle rende sa propre lumière – «Il a fendu l’obscurité comme on fend une peau de bête, afin d’étendre notre terre283 sous son soleil», dit le Rig-Véda (V.85.1). Parce que la conscience divine, solaire, est partout, le monde et chaque atome du monde sont divins – le Seigneur de tous les univers est aussi «l’Un conscient dans les choses Inconscientes» dont parle le Rig-Véda –, la Matière n’est pas une substance brute incapable de changement sauf par la violence de nos mains ou de notre tête, qui n’ont guère accouché que de monstres, c’est une substance divine, qui peut «répondre» au lieu de résister et se transformer au lieu de nous entraîner dans sa vieille habitude de gravitation descendante et de désintégration. Mais c’est une divinité obscurcie ou endormie, «somnambule» dit Sri Aurobindo, un «soleil perdu», enfoui, dit le Véda: L’Inconscient est le sommeil du Supraconscient284… L’Inconscience apparente de l’univers matériel contient en soi obscurément tout ce qui est éternellement révélé dans le Supraconscient lumineux285. Le Supramental se servira donc de sa lumière pour éveiller la lumière correspondante – la même lumière – dans la Matière:
La vérité d’en haut éveillera une vérité en bas286
car la loi est éternellement la même: seul le semblable peut agir sur le semblable; il fallait le pouvoir qui est tout en haut pour délivrer le pouvoir qui est tout en bas. Qu’est-ce donc que ce Pouvoir? Toute concentration dégage une chaleur subtile, bien connue de ceux qui ont tant soit peu pratiqué les disciplines yoguiques (la tapasyâ ou discipline yoguique est «ce qui produit de la chaleur»); le pouvoir supramental est une chaleur de ce genre, mais infiniment plus intense, dans les cellules du corps. C’est la chaleur dégagée par l’éveil de la conscience-force dans la Matière: Tout se passe, dit la Mère, comme si notre vie spirituelle était faite d’argent, tandis que la supramentale est faite d’or; comme si toute la vie spirituelle d’ici était une vibration d’argent, pas froide mais simplement une lumière, une lumière qui va jusqu’au sommet, une lumière tout à fait pure, pure et intense, mais il y a dans l’autre, la supramentale, une richesse et une puissance, une chaleur, qui fait toute la différence. Cette chaleur est à la base de toutes les transmutations supramentales. En fait, la chaleur dégagée par les combustions et autres réactions chimiques, sans parler de l’énergie incomparablement plus grande libérée par les fusions ou les fissions nucléaires, n’est que la traduction physique d’un phénomène spirituel fondamental, que les rishis védiques connaissaient bien et qu’ils appelaient Agni, le Feu spirituel dans la Matière: «Les autres flammes sont seulement des branches de ton tronc, ô Feu… Ô Agni, ô divinité universelle, Tu es le nœud ombilical de toutes les terres et de leurs habitants; tous les hommes nés, Tu les commandes et les soutiens comme un pilier… Tu es la tête du ciel et le nombril de la terre… Tu es le pouvoir qui se meut entre les deux mondes.» (Rig-Véda 1.59) «Ta splendeur, ô Feu, qui est dans le ciel et dans la terre, dans les plantes et dans les eaux, par quoi tu as étendu vastement l’air du milieu, est un vivant océan de lumière qui voit avec la vision divine.» (III.22.2)
Agni est entré dans la terre et dans le ciel comme s’ils étaient un (III.7.4)
C’est cet Agni suprême que Sri Aurobindo et la Mère ont découvert dans la Matière et les cellules du corps – c’est lui le levier de la transformation du corps et du changement physique du monde. Dès lors, au lieu d’agir sur la Matière par l’entremise déformante et alourdissante de tous les déterminismes intermédiaires, mentaux et vitaux, c’est la Matière elle-même, éveillée à la conscience de sa force, qui opère directement sa propre transmutation. Au lieu d’une évolution qui semble s’écarteler entre deux pôles, de conscience sans force aboutissant à la béatitude du sage, ou de force sans conscience aboutissant à la joie brute de l’atome, le Supramental rétablit l’Équilibre dans l’être total: la conscience la plus haute dans la force la plus puissante, le feu de l’Esprit dans la Matière – «Ô Flamme aux cent trésors», dit le Rig-Véda (1.59).
Il n’est peut-être pas inutile de souligner que Sri Aurobindo a fait sa découverte spirituelle en 1910, avant même d’avoir lu les Védas, et à une époque où la physique nucléaire en était encore aux conjectures théoriques. Notre science est en avance sur notre conscience, d’où la course hasardeuse de notre destin.
La similitude avec la puissance nucléaire est encore plus frappante si nous en venons à la description du pouvoir supramental tel qu’il apparaît au voyant. Nous avions dit que plus on s’élève dans la conscience, plus la luminosité tend à devenir stable, continue: des étincelles intuitives aux «éclairs stables» du surmental, la lumière s’homogénéise. On pourrait donc penser que la lumière supramentale est une sorte de totalité lumineuse parfaitement immobile, continue, sans interstices. Or, il est remarquable que le Supramental soit d’une qualité lumineuse toute différente des autres degrés de conscience; il réunit à la fois l’immobilité complète et le mouvement le plus rapide qui soit – ici aussi, expérimentalement, les deux pôles sont enjambés. Nous pouvons seulement citer le fait sans être capable de l’interpréter; voici comment la Mère décrit sa première expérience de la lumière supramentale: Il y avait toute cette impression de puissance, de chaleur, d’or ce n’était pas fluide, c’était comme un poudroiement. Et chacune de ces choses (on ne peut pas appeler cela des parcelles ni des fragments, ni même des points, à moins que l’on ne prenne le point au sens mathématique, un point qui n’occupe pas de place dans l’espace) c’était comme de l’or vivant, un poudroiement d’or chaud – on ne peut pas dire brillant, on ne peut pas dire sombre; ce n’était pas non plus de la lumière comme nous l’entendons: une multitude de petits points d’or, rien que cela. On aurait dit qu’ils me touchaient les yeux, le visage. Et avec une puissance formidable! En même temps, le sentiment d’une plénitude, de la paix d’une toute-puissance. C’était riche, c’était plein. C’était le mouvement à son maximum, infiniment plus rapide que tout ce que l’on peut imaginer et, en même temps, c’était la paix absolue, la tranquillité parfaite287:. Des années plus tard, lorsque cette expérience fut devenue tout à fait familière, la Mère en parlait en ces termes: C’est un Mouvement qui est une sorte de Vibration éternelle, qui n’a ni commencement ni fin. C’est quelque chose qui est de toute éternité, pour toute éternité; et il n’y a pas de division de temps; c’est seulement quand c’est projeté sur un écran que cela commence à prendre la division du temps; mais on ne peut pas dire une seconde, on ne peut pas dire un instant… c’est très difficile à expliquer. On n’a même pas le temps de le percevoir qu’il n’est déjà plus – quelque chose qui n’a pas de limites, qui n’a pas de commencement, qui n’a pas de fin, et qui est un Mouvement tellement total – total et constant, constant – que pour une perception, cela donne le sentiment d’une immobilité parfaite. C’est absolument indescriptible, mais c’est cela qui est l’Origine et le Support de toute l’évolution terrestre… Et j’ai remarqué que dans cet état de conscience-là, le Mouvement dépasse la force ou le pouvoir qui concentre les cellules pour en faire une forme individuelle. Le jour où nous saurons appliquer cette Vibration ou ce «Mouvement» à notre matière, nous posséderons le secret pratique du passage de la Matière brute à une Matière plus subtile et nous aurons le premier corps supramental ou glorieux sur la terre.
Cette immobilité dans le mouvement est le fondement de toutes les activités de l’être supramental. C’est le b-a ba pratique de toute discipline qui tend vers le Supramental, peut-être même le b-a ba de toute action efficace en ce monde. Déjà nous avions dit que l’immobilité – intérieure s’entend – avait le pouvoir de dissoudre les vibrations; que si nous savions rester totalement tranquille au-dedans, sans la moindre vibration de réponse, nous pouvions maîtriser n’importe quelle attaque, animale ou humaine. Ce pouvoir d’immobilité ne s’acquiert vraiment que quand on a commencé à prendre conscience du grand Silence par-derrière et que l’on est capable, à tout moment, de faire un pas en retrait et de plonger très loin des circonstances extérieures, à des milliers de lieues, nous l’avons dit. Il faut pouvoir être tout à fait en dehors pour maîtriser le dedans de la vie. Mais ce qui est étrange, et naturel après tout, c’est que ce pouvoir supramental ne peut s’obtenir que quand on est totalement en dehors, totalement sur la Base éternelle, hors du temps, hors de l’espace – comme si le Dynamisme suprême ne pouvait sortir que de l’Immobilité suprême. Le fait peut sembler paradoxal, mais il est pratiquement compréhensible; on peut comprendre que si la conscience ordinaire, qui remue avec le moindre tremblement du vent, entrait en contact avec ce «poudroiement d’or chaud», elle serait instantanément balayée, désagrégée. Seule l’Immobilité totale peut supporter ce Mouvement. Et c’est ce qui frappait tellement ceux qui ont vu Sri Aurobindo; ce n’est pas tant la lumière de ses yeux (comme c’est le cas pour la Mère), mais cette immensité immobile qu’on sentait, si compacte, si dense, comme si l’on entrait dans un infini solide. On comprenait alors, spontanément, sans démonstration, que le cyclone ne pouvait pas entrer dans sa chambre. On comprenait tout le sens de cette petite phrase de lui: la puissante immobilité d’un esprit immortel288. C’est par la force de cette immobilité qu’il a travaillé pendant quarante ans et qu’il pouvait écrire douze heures par nuit, marcher huit heures par jour (pour «faire descendre la lumière dans la Matière», comme il disait) et se livrer aux batailles les plus exténuantes dans l’Inconscient sans encourir de fatigue. Si, quand tu conduis de grandes actions et mets en mouvement des résultats géants, tu es capable de percevoir que Tu ne fais rien, alors sache que Dieu a retiré Son sceau de tes yeux… Si, quand tu es assis tout seul, immobile et sans paroles au sommet de la montagne, tu es capable de percevoir que tu conduis des révolutions, alors tu as la vision divine et tu es libre des apparences289.
L’immobilité est la base du pouvoir supramental, mais le silence est la condition de son fonctionnement parfait. La conscience supramentale n’obéit pas à des critères mentaux ou moraux pour décider de ses actes – il n’y a plus de «problèmes» pour elle –, elle agit naturellement et spontanément. Cette spontanéité est la marque distinctive du Supramental: spontanéité de la vie, spontanéité de la connaissance, spontanéité du pouvoir. Dans la vie ordinaire, nous cherchons à connaître ce qui est bien ou juste et, quand nous avons cru trouver, nous essayons tant bien que mal de matérialiser notre pensée. La conscience supramentale, elle, ne cherche pas à connaître, elle ne cherche pas à savoir ce qu’il faut faire ou ne pas faire, elle est parfaitement silencieuse, immobile et vit spontanément chaque seconde du temps, sans tension vers l’avenir; mais à chaque seconde, dans le silence de la conscience, la connaissance voulue tombe comme une goutte de lumière: ce qu’il faut faire, ce qu’il faut dire, ce qu’il faut voir, ce qu’il faut comprendre. La pensée supramentale n’est pas un pont pour atteindre la lumière, c’est une flèche qui vient de la lumière290. «Dans la grande Étendue, tout se rencontre et l’on sait parfaitement», dit le Rig-Véda (VII.76.5). Et chaque fois qu’une pensée ou une vision passe dans la conscience, ce n’est pas une spéculation sur l’avenir, c’est un acte immédiat:
Là, chaque pensée, chaque sentiment est un acte291
La connaissance est automatiquement douée de pouvoir. Parce que c’est une connaissance vraie, qui voit tout, et une connaissance vraie est une connaissance qui peut. Nous n’avons pas le pouvoir parce que nous ne voyons pas tout. Mais cette vision totale échappe parfaitement à nos considérations momentanées, elle voit le prolongement de chaque chose dans le temps; ce n’est pas un fait arbitraire qui va bouleverser la trajectoire, c’est simplement comme une pression lumineuse qui va accélérer le mouvement et mettre chaque chose, chaque force, chaque événement, chaque être en communication directe avec son propre contenu de lumière, sa propre possibilité divine et le But même qui l’avait mis en route. Nous l’avons dit, c’est un ferment évolutif formidable. Peut-être faudrait-il dire ici comment, pratiquement, ce pouvoir se traduit dans la vie et les actes de ceux qui l’incarnent: Sri Aurobindo et la Mère pour le moment; mais étant bien entendu qu’aucune explication n’est satisfaisante à moins que l’on n’ait vu soi-même et que l’expérience ne commencera à être probante que du jour où elle deviendra une possibilité collective, nous préférons nous taire; au reste, leur action échappait bien souvent à ceux même qui en bénéficiaient, pour la simple raison qu’on ne peut comprendre une chose que si l’on est sur le même plan, et que nous voyons seulement l’instant, pas le miracle que prépare ce simple regard, cette seconde de lumière qui va mûrir pendant vingt ans ou trois siècles sous nos obscurités avant de devenir «naturelle» – Ni vous, ni personne ne savez rien de ma vie, écrivait Sri Aurobindo à l’un de ses biographes; rien ne s’est passé à la surface que les hommes puissent voir292. Notre difficulté à parler de ce pouvoir vient de ce que nous avons une notion fausse du pouvoir. Quand nous parlons de «pouvoirs», nous nous attendons tout de suite à des choses fantastiques, mais ce n’est pas cela le vrai Pouvoir, pas cela non plus le vrai fantastique de l’univers; quand le Supramental agit, ce ne sont pas des bouleversements mirifiques, comme une poudre aux yeux, c’est une action tranquille, comme éternelle, qui pousse le monde et chaque chose du monde vers sa propre perfection à travers tous les masques d’imperfection. Le vrai miracle n’est pas de forcer les choses, mais de les précipiter secrètement et comme en cachette vers leur propre centre, afin que du fond d’elles-mêmes elles reconnaissent ce Visage qui est leur propre visage – il n’y a qu’un miracle – cette minute de reconnaissance, quand plus rien n’est autre.
Et l’individu est la clef du pouvoir supramental. L’être supramental occupe non seulement une position transcendante et une position cosmique, mais une position individuelle – le triple hiatus d’expérience est guéri qui divisait le moniste, le panthéiste et l’individualiste; sa position transcendante n’abolit pas le monde et l’individu, pas plus que sa position cosmique ne le prive du Transcendant et de l’individu, et sa position individuelle ne le sépare pas non plus du Transcendant et de l’univers; il n’a pas jeté l’échelle pour parvenir au but, il a parcouru tous les échelons évolutifs, du haut en bas – il n’y a pas de trou nulle part, pas de joint manquant – et parce qu’il a gardé son individualité au lieu d’éclater dans un no man’s land lumineux, il peut non seulement monter mais descendre la grande Échelle de l’existence et utiliser son individu comme un pont ou comme un joint dans la Matière entre le tout en haut et le tout en bas. Son travail sur la terre est de mettre en contact, directement, la Force suprême et l’individu, la Conscience suprême et la Matière – joindre les deux Bouts, dit la Mère. C’est un précipiteur du Réel sur la terre. C’est pourquoi nous avons l’espoir que les déterminismes aveugles qui commandent actuellement le monde – la Mort, la Souffrance, la Guerre – pourront être changés par ce Déterminisme suprême et faire place à une évolution nouvelle, dans la Lumière: C’est une révolution spirituelle que nous prévoyons, dont la révolution matérielle n’est qu’une ombre et un reflet293.
Deux mois après son arrivée à Chandernagor, Sri Aurobindo entendait à nouveau la Voix: Va à Pondichéry. Quelques jours plus tard, il s’embarquait secrètement à bord du Dupleix, dépistant la police britannique, et il quittait l’Inde du Nord pour toujours. Je ne bougeais que comme j’étais bougé par le Divin294. Les quarante dernières années de sa vie, avec la Mère, vont être consacrées à transformer cette réalisation individuelle en une réalisation terrestre: Nous voulons faire descendre le Supramental ici-bas comme une faculté nouvelle. Nous voulons créer une espèce où le Supramental sera un état de conscience permanent, tout comme le mental maintenant est un état de conscience permanent parmi les hommes295. Et pour que l’on ne se méprenne pas sur ses intentions, Sri Aurobindo soulignait – il l’a souligné plusieurs fois: Loin de moi de vouloir propager quelque religion, nouvelle ou ancienne, pour l’avenir de l’humanité. Il ne s’agit pas de fonder une religion, mais d’ouvrir une voie qui est encore bloquée296. Nous ne savons pas encore si l’aventure supramental réussira; les rishis védiques n’ont pas pu débloquer la voie, ils n’ont pas pu ouvrir le «grand passage» pour tout le monde et transformer leur réalisation personnelle en une réalisation collective permanente; il y avait une raison. Reste à savoir si cette raison tient encore.
16. L’homme, être de transition
Sri Aurobindo vécut dans une grande misère ces premières années à Pondichéry; il était loin de ceux qui auraient pu l’aider, suspect, son courrier censuré, ses moindres gestes surveillés par des agents britanniques qui essayaient d’obtenir son extradition par toutes sortes de manœuvres, y compris de faire cacher chez lui des documents compromettants, puis de le dénoncer à la police française297. On tenta même de le kidnapper. Sri Aurobindo n’eut la paix que du jour où le commissaire de police français vint perquisitionner et découvrit dans ses tiroirs des textes d’Homère; après avoir demandé si c’était «vraiment du grec», il fut rempli d’admiration pour ce gentleman-yogi qui lisait des livres savants et parlait français, et il se retira. Désormais, l’exilé put recevoir qui il voulait et circuler à sa guise. Quelques compagnons d’armes l’avaient suivi, attendant l’heure où leur «chef» reprendrait la lutte politique, mais comme «la Voix» ne donnait pas d’ordre, il ne bougea pas. Au reste, Sri Aurobindo voyait que la machine était en route maintenant; l’esprit d’indépendance était éveillé chez ses compatriotes et les événements suivraient leur cours inévitable jusqu’à la libération, comme il l’avait prévu. Il avait autre chose à faire.
Une découverte marque les premières années d’exil: la lecture des Védas dans l’original. Jusqu’alors, Sri Aurobindo n’avait lu que des traductions anglaises ou indiennes et n’y avait vu, avec les érudits, qu’une masse ritualiste assez obscure de peu de valeur pour l’histoire de la pensée ou pour une expérience spirituelle vivante298. Et tout à coup, dans l’original, il découvrait une veine continue de l’or le plus riche tant par la pensée que par l’expérience spirituelle299… Je m’aperçus que les mantra védiques illuminaient d’une lumière claire et précise certaines expériences spirituelles que j’avais eues et pour lesquelles je n’avais trouvé aucune explication satisfaisante, ni dans la psychologie européenne, ni dans les écoles de yoga, ni dans l’enseignement du Védanta300. On peut imaginer, en effet, que Sri Aurobindo fut le premier dérouté par sa propre expérience et qu’il lui fallut quelques années avant de comprendre exactement ce qui lui arrivait. Nous avons décrit l’expérience supramental de Chandernagor comme si les étapes s’étaient enchaînées bien sagement, chacune avec sa notice explicative, mais les explications sont venues longtemps après, sur le moment il n’avait pas de points de repère. Et voici que le plus ancien des quatre Védas301, le Rig-Véda, lui apportait inopinément le signe qu’il n’était pas tout à fait singulier et aberrant sur cette planète. Que les érudits occidentaux ou même indiens n’aient pas saisi l’extraordinaire vision de ces textes ne nous surprendra pas si l’on sait que les racines sanscrites se prêtent à un double ou un triple sens, qui vient à son tour s’envelopper d’un double symbolisme, ésotérique et exotérique. On peut lire ces hymnes sur deux ou trois couches de sens superposées et même, quand on est arrivé au sens exact, on conçoit, par exemple, que le «Feu dans l’eau» ou «la montagne enceinte de la naissance suprême» et toute cette quête du «Soleil perdu» suivie de la découverte du «Soleil dans l’obscurité» soient d’un symbolisme pour le moins bizarre si l’on n’a pas la clef expérimentale du Feu spirituel dans la Matière, de l’éclatement du roc de l’Inconscient et de l’illumination dans les cellules du corps. Mais les rishis eux-mêmes ne disaient-ils pas: «Paroles secrètes, sagesses de voyant qui révèlent leur sens intérieur au voyant.» (IV.3.16) Parce qu’il avait vu, Sri Aurobindo reconnaît aussitôt, et il se met à traduire une importante fraction du Rig-Véda, particulièrement les admirables Hymnes au Feu mystique. On ne peut s’empêcher de rester songeur et de s’interroger quand on pense que les rishis d’il y a cinq ou six mille ans transmettaient non seulement leur propre expérience, mais celle de leurs «ancêtres» ou des «pères des hommes», disaient-ils – il y a combien de millénaires? – qui s’était répétée de génération en génération sans une faute, sans omettre la moindre diérèse, puisque l’efficacité du mantra tenait précisément à l’exactitude de sa répétition. Nous sommes devant la plus ancienne tradition du monde, intacte. Que Sri Aurobindo ait retrouvé le Secret du début de notre cycle humain (peut-être y en eut-il d’autres avant?) à un âge que les Indiens disent «noir», kali-yuga, n’est pas dépourvu de signification. S’il est vrai que le Fond touche une surface nouvelle, nous approchons302.
Nous aurions tort, cependant, de lier Sri Aurobindo à la révélation védique; si frappante qu’elle soit pour nous, elle n’était pour lui qu’un signe de reconnaissance sur le chemin, une confirmation après coup; vouloir ressusciter le Véda au vingtième siècle, comme si le sommet de la Vérité y avait été définitivement atteint, est une futile entreprise, parce que la Vérité ne se répète jamais deux fois. N’écrivait-il pas, en veine d’humour: Vraiment, cette stupéfaite vénération du passé est merveilleuse et terrible! Après tout, le Divin est infini et le déroulement de la Vérité aussi est peut-être infini… ce n’est pas exactement comme une noix dont le contenu aurait été pilé et vidé une fois pour toutes par le premier prophète ou le premier sage, tandis que les autres doivent religieusement piler la même noix à perpétuité303. Sri Aurobindo n’allait pas seulement travailler à une réalisation individuelle, tels les rishis, mais à une réalisation collective, en des conditions qui ne sont plus celles des bergers préhistoriques. Et tout d’abord il devait consacrer beaucoup de temps à une œuvre écrite qui, sans doute, pour le moment, est le signe le plus visible de son action collective. En 1910 arrive un écrivain français, du nom de Paul Richard, qui rencontre Sri Aurobindo et est tellement impressionné par l’ampleur de ses vues, qu’il revient une deuxième fois à Pondichéry, spécialement pour le voir, en 1914, et cette fois le presse d’écrire. Une revue bilingue est fondée, Richard se chargeant de la partie française. Ainsi naquit l’Arya, ou Revue de la Grande Synthèse. Mais la guerre éclate, Richard est rappelé en France et Sri Aurobindo se retrouve seul avec soixante-quatre pages de philosophie à sortir tous les mois, lui qui n’avait rien d’un philosophe… De la philosophie! laissez-moi vous dire en confidence, que jamais, jamais, jamais je n’ai été philosophe, bien que j’aie écrit de la philosophie – mais c’est une autre histoire. Je ne connaissais fameusement rien de la philosophie avant de faire le yoga et de venir à Pondichéry: j’étais poète et politicien, pas philosophe! Comment suis-je parvenu à m’en tirer et pourquoi? – D’abord, parce que Paul Richard me proposait de collaborer à une revue philosophique, et comme j’avais pour théorie qu’un yogi devait être capable de se mettre à n’importe quoi, je ne pouvais guère refuser; mais il partit pour la guerre et me laissa en plan avec soixante-quatre pages de philosophie à écrire par mois, le tout à moi seul! Deuxièmement, parce qu’il me suffisait de transposer en termes intellectuels ce que j’avais observé et appris quotidiennement en pratiquant le yoga, et la philosophie y était, automatiquement. Mais cela ne veut pas dire que je sois un philosophe304! C’est ainsi que Sri Aurobindo devint écrivain. Il a quarante-deux ans. Typiquement, il n’a rien décidé de lui-même; ce sont les circonstances «extérieures» qui l’ont embarqué sur cette voie.
Pendant six ans, sans interruption, jusqu’en 1920, Sri Aurobindo publiera d’une seule haleine la quasi-totalité de son œuvre écrite, près de cinq mille pages. Mais il écrit d’une façon singulière; ce n’est pas un livre après l’autre, mais quatre et même six livres en même temps qu’il écrit, sur les sujets les plus divers, comme La Vie divine, son œuvre philosophique fondamentale et sa vision spirituelle de l’évolution, La Synthèse des Yoga, où il décrit les étapes et les expériences du yoga intégral en faisant le tour de toutes les disciplines yoguiques, passées ou présentes, Les Essais sur la Gîtâ et sa philosophie de l’action, Le Secret du Véda avec une étude sur les origines du langage, L’Idéal de l’Unité humaine, Le Cycle humain qui envisagent l’évolution sous son aspect sociologique et psychologique, et les possibilités futures des sociétés humaines. Il avait trouvé
Le signe unique qui déchiffre tous les signes305.
Jour après jour, paisiblement, Sri Aurobindo remplit ses pages; tout autre eut été exténué, mais il ne «pensait» pas à ce qu’il écrivait: Je n’ai pas fait d’effort pour écrire, explique-t-il à un disciple, j’ai laissé le Pouvoir supérieur travailler et, quand il ne travaillait pas, je ne m’efforçais pas du tout. Autrefois, dans les vieux jours de l’intellect, j’essayais bien, parfois, de forcer les choses, mais pas depuis que j’ai commencé à faire de la poésie et de la prose par le yoga. Je vous rappelle que quand j’écrivais l’Arya et aussi chaque fois que j’écris ces lettres ou ces réponses, je ne pense pas… C’est dans le silence mental que j’écris, et ce que j’écris me vient d’en haut, tout formé306. Bien souvent, ses disciples, écrivains ou poètes, lui ont demandé des explications sur le processus yoguique de création, et il ne s’est pas fait faute de leur expliquer abondamment la méthode, considérant que les activités créatrices sont un puissant moyen de faire reculer la ligne supraconsciente et de précipiter en bas, dans la Matière, les possibilités lumineuses du futur. Quelques-unes de ces lettres sont fort instructives: C’est un grand soulagement pour le cerveau, écrit-il à l’un d’eux, quand la pensée a lieu en dehors du corps et au-dessus de la tête (ou à d’autres niveaux dans l’espace, mais toujours en dehors du corps). Du moins, c’est le cas pour moi; dès que cela m’est arrivé, j’ai éprouvé un immense soulagement; il y a bien eu des tensions physiques depuis, mais jamais la moindre fatigue cérébrale307. Soulignons que «penser en dehors du corps» n’est pas du tout un phénomène supramental, mais une expérience très simple qui peut se produire dès le début du silence mental. Le vrai processus, selon Sri Aurobindo, est d’arriver à ne pas faire d’effort; s’effacer aussi complètement que possible et laisser passer le courant: Il y a deux façons d’arriver à la Grand-Route. L’une consiste à lutter et à grimper et à faire toutes sortes d’efforts (comme le pèlerin qui traverse l’Inde à plat ventre en mesurant le chemin avec son corps – c’est la voie de l’effort) et un jour, tout d’un coup, quand on s’y attend le moins, on se retrouve sur la Grand-Route… L’autre, est de tranquilliser le mental de telle sorte qu’un Mental plus grand, un Mental du mental, puisse parler à travers lui (je ne parle pas ici de Supramental308). Mais comment se fait-il, demandait un disciple, si ce n’est pas notre mental qui pense, si les pensées viennent du dehors, qu’il y ait de si grandes différences entre la pensée des uns et des autres? – Tout d’abord, répondit Sri Aurobindo, ces ondes de pensée, ou ces semences de pensée, ces formes de pensée, n’importe, sont de valeurs différentes et viennent de plans de conscience différents. Et la même substance de pensée peut se revêtir de vibrations plus ou moins hautes ou basses suivant le plan de conscience à travers lequel les pensées passent pour entrer en nous (mental pensant, mental vital, mental physique, mental subconscient), ou suivant le pouvoir de conscience qui les attrape et les pousse dans tel ou tel individu. En outre, il existe une substance mentale propre à chaque homme, et la pensée qui arrive se sert de cette substance pour se façonner ou se traduire, se transcrire, mais cette substance peut être fine ou grossière, puissante ou faible, etc. suivant le mental des individus. Il y a aussi en chacun une énergie mentale, active ou potentielle, qui varie de l’un à l’autre, et cette énergie peut recevoir la pensée d’une façon lumineuse ou obscure, sereine ou passionnée, ou inerte, et les conséquences varieront en chaque cas309. Et Sri Aurobindo ajoutait: L’intellect est une partie de la nature absurdement suractive; il croit toujours que rien ne peut se faire bien s’il n’y fourre son nez, et de ce fait, instinctivement, il entrave l’inspiration, la bloque à moitié ou plus qu’à moitié, et peine pour substituer ses propres productions laborieuses et inférieures au rythme vrai et au mot vrai qui auraient dû venir. Le poète œuvre dans l’angoisse pour arriver au mot inévitable, au rythme authentique, à la substance divine réelle de ce qu’il doit dire, alors que tout le temps c’est là, complet et prêt, derrière310. Mais l’effort existe, protestait encore le disciple, et à force de battre l’air, l’inspiration arrive: Exactement! si vous avez vraiment obtenu quelque résultat, ce n’est pas à cause de votre martèlement, mais parce qu’une inspiration a réussi à se glisser entre deux coups de marteau et à entrer sous le couvert de votre affreux tapage311. Après avoir écrit tant de livres pour ses disciples, Sri Aurobindo disait que la seule utilité des livres et des philosophies n’était pas vraiment d’éclairer le mental, mais de le réduire au silence afin que, tranquille, il puisse passer à l’expérience et recevoir l’inspiration directe. Et il résumait ainsi la position du mental dans l’échelle évolutive: Le mental est un interlude maladroit entre l’action immense et précise de la Nature subconsciente, et l’action encore plus immense et infaillible de la Divinité supraconsciente. Il n’est rien de ce que fait le mental qui ne puisse se faire et se faire mieux dans l’immobilité mentale et une tranquillité sans pensée312.
Au bout de six ans, en 1920, Sri Aurobindo estime qu’il en a assez dit, pour l’instant. C’est la fin de l’Arya. Le reste de sa vie d’écrivain sera presque exclusivement consacré à son énorme correspondance – des milliers et des milliers de lettres contenant toutes sortes d’indications pratiques sur les expériences yoguiques, les difficultés, les progrès – et, surtout, il va écrire et réécrire, pendant trente ans, cette prodigieuse épopée de 23 813 vers, Savitri, comme un cinquième Véda, son message, où il dit l’expérience des mondes du haut et du bas, ses batailles dans le Subconscient et l’Inconscient, et toute l’histoire occulte de l’évolution terrestre et universelle jusqu’à sa vision des temps futurs.
Interprétant l’univers par des signes d’âme,
Il lisait du dedans le texte du dehors313.
Sri Aurobindo n’était pas venu seulement pour écrire, il avait à faire. 1920 est l’année où il termine l’Arya et où la Mère vient s’installer à Pondichéry: Quand je vins à Pondichéry, dit Sri Aurobindo, un programme me fut dicté du dedans pour ma discipline. Je le suivis et progressai pour ma part, mais n’arrivai pas à grand-chose quant à l’aide à apporter aux autres. Puis vint la Mère; avec son aide je trouvai la méthode nécessaire314.
Nous ne pouvons guère parler de la Mère, sans doute parce qu’une personnalité comme la sienne souffre mal qu’on l’enferme dans une petite histoire – c’est une Force en mouvement. Tout ce qui s’est passé hier seulement, tout ce qui a été dit, fait, expérimenté la veille encore, est déjà vieux pour elle, sans intérêt. Elle est toujours plus loin, toujours en avant. Elle est née pour briser les limites, comme Savitri. Nous aurions donc mauvaise grâce à l’emprisonner dans un curriculum vitae.
Disons simplement qu’elle est née à Paris un 21 février 1878 et qu’elle avait eu aussi, de son côté, la vision supramentale. Il n’est pas surprenant qu’avec cette conscience elle ait reconnu l’existence de Sri Aurobindo avant même de le rencontrer physiquement et qu’elle soit venue le rejoindre. Entre onze et treize ans, dit-elle, une série d’expériences psychiques et spirituelles me révélèrent non seulement l’existence de Dieu, mais qu’il était possible, pour l’homme, de Le trouver et de Le révéler intégralement dans sa conscience et dans ses actes, et de Le manifester sur la terre dans une vie divine. Cette révélation et la discipline pratique pour arriver au but me furent données pendant le sommeil de mon corps par plusieurs instructeurs, que je rencontrai par la suite dans la vie, du moins certains d’entre eux. Plus tard, comme ce développement intérieur et extérieur progressait, la relation spirituelle et psychique que j’avais avec l’un de ces êtres devint de plus en plus claire et féconde… Dès que je vis Sri Aurobindo, je reconnus que c’était lui qui était venu faire l’œuvre sur la terre et que c’est avec lui que je devais travailler. La «transformation» allait commencer. C’est la Mère qui va prendre la direction de l’Ashram quand Sri Aurobindo se retirera dans une solitude complète en 1926, c’est elle qui continue l’Œuvre depuis son départ en 1950. La conscience de la Mère et la mienne sont une seule et même conscience315. Il est bien symbolique que la synthèse vivante que Sri Aurobindo représente déjà entre l’Orient et l’Occident, s’achève par cette nouvelle rencontre de l’Ouest et de l’Est, comme si le monde, vraiment, ne pouvait être accompli que par la jonction de ces deux pôles de l’existence, la Conscience et la Force, l’Esprit et la terre, Lui et Elle toujours.
Nous sommes tous, un jour ou l’autre, appelés à faire le travail de transformation auquel Sri Aurobindo et la Mère sont en train de se livrer, parce que c’est notre avenir évolutif. Si nous voulons comprendre exactement le processus, les difficultés, les possibilités d’échec ou de succès, il faut donc comprendre, d’abord, le sens de notre propre évolution, afin de pouvoir y participer activement, au lieu de laisser les siècles et les millénaires faire le travail pour nous au bout d’interminables méandres. Sri Aurobindo n’est pas intéressé par les théories, sa vision de l’évolution repose essentiellement sur une expérience, et, s’il a tenté de la formuler en termes qui peuvent nous apparaître théoriques, parce que nous n’avons pas l’expérience (pas encore), ce n’est pas pour nous faire partager une idée de plus parmi les millions d’idées-forces qui circulent, mais pour nous faire saisir le levier de notre propre dynamisme et précipiter le cours de l’évolution. Nul doute, la position actuelle de l’humanité ne mérite guère qu’on s’y attarde.
Ce levier est Agni, la conscience-force, et toute l’évolution peut être décrite comme un voyage d’Agni en quatre mouvements – involution, dévolution, involution, évolution – à partir du Centre éternel et en Lui. En fait, le quadruple mouvement est Lui. Tout est Lui. Lui-même le jeu, Lui-même le joueur, Lui-même le terrain de jeu316. Lui hors du temps, hors de l’espace, l’Être pur, la Conscience pure, le Grand Silence blanc où tout est en état d’involution, contenu, sans forme encore. Et Lui qui devient: la Force se sépare de la Conscience, Elle de Lui, le voyage d’Agni commence:
Sur les profondeurs scellées son lumineux sourire erra
Et mit en feu le silence des mondes317
Elle, qui se jette hors de Lui dans un éclatement de joie, pour jouer à Le redécouvrir dans le Temps – Lui et Elle, deux en un. Quel fut donc le commencement de toute l’histoire? L’Existence qui s’est multipliée pour la seule joie d’être et s’est plongée en d’innombrables trillions de formes pour se retrouver Elle-même innombrablement318. Mais c’est un commencement perpétuel, qui ne se situe nulle part dans le temps; quand nous disons «d’abord» l’Éternel, «puis» le Devenir, nous tombons dans l’illusion du langage spatio-temporel, de même quand nous disons «haut» et «bas»; notre langage est faux, comme notre vision du monde. En réalité, l’Être et le Devenir, Lui et Elle, sont deux visages simultanés d’un même FAIT éternel – l’univers est un phénomène perpétuel, aussi perpétuel que le Silence hors du temps: Au commencement, dit-on, était l’Éternel, l’Infini, l’Un. Au milieu, dit-on, est le fini, le transitoire, la Multitude. À la fin, dit-on, sera l’Un, l’Infini, l’Éternel. Mais quand était le commencement? À aucun moment dans le temps; le commencement est à chaque moment; le commencement était toujours, est toujours, sera toujours. Le commencement divin est avant le temps, dans le temps et à jamais au-delà du temps. L’Éternel Infini et Un est un commencement sans fin. Et où est le milieu? Il n’y a pas de milieu; il n’y a que la jonction de la fin perpétuelle et du commencement éternel; c’est le signe de la création qui est nouveau à chaque moment. La création était à jamais, est à jamais, sera à jamais. L’Éternel Infini et Un est le magique moyen terme de sa propre existence; c’est lui qui est la création sans commencement ni fin. Et quand sera la fin? Il n’y a pas de fin. À aucun moment concevable il ne peut y avoir de cessation. Car la fin des choses est le commencement de choses nouvelles, qui sont encore le même Un sous un signe toujours plus vaste et toujours récurrent. Rien ne peut être détruit, car tout est Lui qui est à jamais. L’Éternel Infini et Un est la fin inimaginable qui ne se referme jamais sur les horizons interminablement nouveaux de sa gloire319. Et Sri Aurobindo dit encore: L’expérience de la vie humaine sur une terre ne se joue pas pour la première fois maintenant. Elle a eu lieu des millions de fois avant, et le long drame se répétera des millions de fois encore. Dans tout ce que nous faisons maintenant, tous nos rêves, nos découvertes, nos accomplissements rapides ou difficiles, nous profitons subconsciemment de l’expérience d’innombrables précurseurs, et notre labeur fécondera des planètes inconnues de nous et des mondes pas encore nés. Le plan, les péripéties, le dénouement diffèrent continuellement, mais tout est gouverné toujours par les conventions d’un Art éternel. Dieu, l’Homme, la Nature, sont les trois symboles perpétuels. L’idée d’une éternelle récurrence fait frissonner le mental qui vit retranché dans la minute, l’heure, les années, les siècles, tous les bastions irréels du fini. Mais l’âme forte, consciente de sa substance immortelle et de l’océan inépuisable de ses énergies à jamais vives, est saisie d’un ravissement inconcevable. Elle entend par-derrière le rire d’enfant et l’extase de l’Infini320.
Ce passage perpétuel de l’Être au Devenir est ce que Sri Aurobindo appelle la dévolution. C’est un passage graduel. La Conscience suprême ne devient pas d’un seul coup la Matière. La Matière est le précipité final, l’ultime produit d’une incessante fragmentation ou densification de la conscience, qui s’opère lentement, à travers des plans successifs. Au «sommet» de cette courbe dévolutive – mais ce n’est pas un sommet, c’est un Point suprême qui est partout – la Conscience-Force supramentale contient rassemblées toutes les possibilités infinies du Devenir, dans un seul Regard, comme le Feu solaire contient tous ses rayons rassemblés en son centre: «Ils dételèrent les chevaux du Soleil, dit le Rig-Véda; les dix-mille se tenaient ensemble; il y avait cet Un, tad ekam.» (V.62.1) Puis s’ouvre le Surmental, le «grand clivage» de la conscience commence: les rayons du Soleil se séparent, la Conscience-Force unique est désormais lâchée en des trillions de forces qui chercheront chacune à se réaliser absolument. Une fois lancé, le jeu ne s’arrêtera plus que toutes les possibilités n’aient été accomplies, y compris celles qui semblent le contraire du joueur éternel. La Force est projetée dans une passion de plus en plus rapide, comme si Elle voulait éclater jusqu’aux confins d’elle-même pour se saisir toujours plus loin, et remplacer l’Un par une impossible somme. Et la conscience s’éparpille. Elle ira se fragmentant de plus en plus, s’épaississant, s’obscurcissant, se déposant en strates successives, ou en mondes, avec leurs êtres et leurs forces, leur mode de vie particulier; toutes les traditions en témoignent; nous aussi, nous pouvons voir dans notre sommeil ou les yeux grands ouverts quand l’œil de la vision s’est descellé en nous. Des dieux aux gnomes symboliques, la conscience s’amenuise, s’émiette, se pulvérise – surmental, mental intuitif, mental illuminé, mental supérieur, puis le vital et le physique subtil –, de plus en plus elle est engluée dans sa force, prise, dispersée, confondue en des petits instincts à la minute la minute, des petits tropismes pour vivre, jusqu’à son éparpillement final dans la Matière où tout est fragmenté: «Au début, dit le Véda, l’obscurité était cachée par l’obscurité, tout ceci était un océan d’inconscience. L’être universel était voilé par la fragmentation.» (X. 129.1,5) La dévolution s’achève, c’est la plongée de la Lumière dans sa propre ombre321, la Matière. Et nous voici devant deux pôles. Au sommet, un suprême Négatif (ou Positif suivant les goûts), où la Force est comme engloutie dans un Néant de Lumière, un gouffre de paix sans ride, où tout est contenu en soi, déjà là, sans qu’il soit besoin d’un frémissement pour être – C’EST. À l’autre pôle, un suprême Positif (ou Négatif suivant les goûts), où la Conscience est comme engloutie dans un Néant d’Ombre, un gouffre de Force aveugle à jamais prisonnière de son obscur tourbillonnement – cela devient, inexorablement, sans trêve. La première dualité émerge, d’où toutes les autres dérivent: l’Un et l’innombrable, l’Infini et le Fini, la Conscience et la Force, l’Esprit et la Matière, le Sans-Forme et un délire de formes – Lui et Elle. Et toute notre existence flue et reflue d’un pôle à l’autre, les uns ne voulant voir que le Transcendant, qu’ils appellent suprême Positif, et rejetant la Matière comme une sorte de mensonge provisoire en attendant l’heure du Grand Retour (mais où est le lieu du Retour? le retour est en tous points! en haut et en bas, à droite, à gauche), les autres ne jurant que par la Matière, qu’ils appellent suprême Positif, et rejetant l’Esprit comme un mensonge définitif et négatif, puisque, selon la logique des hommes, le plus ne peut pas être moins, ni le moins, plus. Mais c’est une illusion. La Conscience n’abolit pas la Force, ni la Matière l’Esprit, ni l’Infini le fini; pas plus que le haut n’annule le bas – il est le bas, qui n’est bas que pour nous, et chaque extrême recèle son éternel Compagnon: Dans le monde tel que le voit notre conscience mentale, si haut que nous la poussions, nous découvrons qu’à chaque positif correspond un négatif. Mais le négatif n’est pas un zéro – en fait, tout ce qui nous semble être un zéro est bourré de force, grouillant de pouvoir d’existence… L’existence du négatif n’annule pas ou ne frappe pas d’irréalité l’existence du positif correspondant; simplement, elle fait que le positif est un énoncé incomplet de la vérité des choses, et même, pourrions-nous dire, un énoncé incomplet de la propre vérité du positif. Car le positif et le négatif n’existent pas seulement côte à côte, mais l’un par rapport à l’autre et l’un par l’autre; ils se complètent et, pour la vision totale que le mental limité est incapable d’avoir, ils s’expliquent l’un l’autre. Séparés, on ne connaît ni l’un ni l’autre vraiment; nous ne commençons à connaître l’un ou l’autre dans sa vérité profonde que si nous sommes capables de lire en chacun la suggestion de ce qui semble son contraire322. Au sommet, Elle est comme endormie en Lui, à la base Lui est comme endormi en Elle, la Force dissoute dans la Conscience ou la Conscience dans la Force, l’Infini contenu dans le fini comme l’arbre et toutes ses branches dans la semence. C’est ce que Sri Aurobindo appelle «l’involution»: La nescience de la Matière est une conscience voilée, involuée; c’est une conscience somnambule qui contient d’une manière latente tous les pouvoirs de l’Esprit. En chaque particule, chaque atome, chaque molécule, chaque cellule de la Matière vivent et agissent, cachés et inconnus, l’omniscience de l’Éternel et la toute-puissance de l’Infini323. L’involution d’en haut s’achève par une nouvelle involution en bas, où tout est contenu, latent dans la Nuit, comme tout était contenu, latent dans la Lumière d’en haut. Agni est là «comme un poudroiement d’or chaud», «Agni est entré dans la terre et dans le ciel comme s’ils étaient un», dit le Rig-Véda (IH.7.4). On peut dire en un sens que l’univers entier est un mouvement entre deux involutions: l’Esprit où tout est involué et d’où part une évolution descendante (ou dévolution) vers l’autre pôle de la Matière; et la Matière où tout est également involué et d’où part une évolution ascendante vers l’autre pôle de l’Esprit324.
Sans cette involution, il n’y aurait pas d’évolution possible, et comment quelque chose pourrait-il sortir de rien? pour qu’il y ait évolution, il faut qu’il y ait quelque chose qui pousse dedans! Rien ne peut sortir de la Matière qui n’y soit déjà contenu325. Mais au fond de cette stupeur muette qui s’éveille, derrière l’explosion évolutive des formes, c’est Agni qui pousse et qui tisonne, la Force en quête de la Conscience, Elle à la recherche de Lui et de formes de plus en plus capables de Le manifester. Elle qui sort de sa Nuit inconsciente et qui tâtonne avec ses millions d’œuvres et ses millions d’espèces comme pour retrouver partout la beauté de la Seule Forme perdue, innombrablement la joie qui était une – une béatitude aux millions de corps326, au lieu d’une blanche extase. Et si nous avons cette «oreille de l’oreille» dont parle le Véda, peut-être entendrons-nous ce cri partout de la Nuit vers la Lumière, de la Conscience murée vers la joie, ce grand cri spirituel au fond de tout ce qui est327 – c’est cela qui pousse au fond; c’est un Feu dedans, une flamme dans la Matière, une flamme de Vie, une flamme dans notre Mental, une flamme dans notre âme. C’est ce Feu-là qu’il faut attraper, c’est lui le fil et le levier, la tension évolutive secrète, l’âme et la flamme du monde. Si ce monde n’était que de pierre brute et inerte, il ne serait jamais devenu qu’une pierre brute et inerte; si l’âme n’était déjà dans la Matière, elle n’aurait jamais pu émerger dans l’homme: Qu’y a-t-il donc derrière les apparences? quel est cet apparent mystère? – Nous pouvons voir que c’est la Conscience qui s’était perdue et qui retourne à elle-même, la Conscience qui émerge de son oubli géant, lentement, péniblement, sous forme de Vie qui cherche à sentir, qui sent vaguement, imparfaitement, puis qui sent tout à fait et lutte finalement pour sentir de plus en plus, pour être divinement consciente à nouveau, libre, infinie, immortelle328.
Jusqu’au jour où Elle arrive à l’homme, son instrument conscient, en qui Elle va pouvoir, par lui, à travers lui, retrouver Lui: Notre humanité est le point de rencontre conscient du fini et de l’Infini; devenir cet Infini de plus en plus en cette naissance physique elle-même, tel est notre privilège329. Mais un phénomène particulier se produit au niveau humain du voyage d’Agni. Aux stades précédents, la flamme évolutive semble retomber d’elle-même dès que la stabilité de l’émergence nouvelle est assurée; le foisonnement des espèces végétales semble retomber lorsque le type animal est solidement installé dans la Vie, comme le grouillement des espèces animales semble retomber lorsque le type humain s’installe définitivement dans l’évolution – il ne semble pas que la Nature ait créé des espèces nouvelles, animales ou végétales, depuis que l’homme occupe la crête évolutive. Autrement dit, les espèces sont devenues stationnaires; elles ont atteint une perfection, chacune dans son ordre, et n’en bougent plus. Or, avec l’homme, la tension évolutive n’est pas retombée, bien que son type soit solidement établi dans l’évolution; il n’est pas accompli, pas satisfait comme le sont les autres espèces, il n’a pas l’harmonie, pas la joie de l’équilibre atteint: L’homme est un anormal qui n’a pas encore trouvé sa propre normalité. Il peut s’imaginer l’avoir trouvée; il peut paraître normal dans son espèce, mais cette normalité n’est qu’une sorte d’ordre provisoire, et, par suite, bien que l’homme soit infiniment supérieur à la plante et à l’animal, il n’est pas parfait dans sa propre nature comme le sont la plante et l’animal330.
Il ne faut pas du tout déplorer cette imperfection, dit Sri Aurobindo, elle est au contraire un privilège et une promesse331, si nous étions parfaits et harmonieux dans notre ordre, sans péché et sans erreur, nous serions déjà une espèce stationnaire, comme les batraciens et les mollusques. Mais en nous, qui reproduisons le grand jeu cosmique, la force n’a pas fini de trouver sa conscience, ni notre nature son esprit, Elle de trouver Lui – y eut-il jamais Platon satisfait, Michel-Ange apaisé? «Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux, et je l’ai trouvée amère!» s’écrie Rimbaud. Et c’est le signe aussi qu’un sommet d’intelligence mentale ou de raffinement esthétique n’est pas le but du voyage, pas la plénitude, pas le grand Équilibre d’Elle qui a retrouvé Lui. Cet esprit dedans, qui s’éveille et grandit – Lui en Elle –, cette petite flamme au centre s’est accrochée tout d’abord à d’infimes fragments, aux molécules, aux gênes, au protoplasme; elle s’est organisée psychologiquement autour d’un ego séparé et fragmentaire; elle voit mal et tâtonne; elle est doublement «involuée», elle aussi, et ne voit que par une mince fente mentale entre une énorme subconscience et une formidable supraconscience. C’est cette fragmentation enfantine, parce qu’elle est de notre enfance humaine, qui est la cause de toutes nos erreurs, toutes nos souffrances, il n’est pas d’autre «péché»; tout notre mal procède de cette étroitesse de vision, qui est une vision fausse de nous-même et du monde. Car en vérité le monde et chaque cellule de notre corps est Sat-chit-ânanda, est Existence-Conscience-Béatitude – nous sommes lumière et joie. Nos sens, dans leur incapacité, ont inventé l’obscurité. En vérité tout est lumière! mais c’est un pouvoir de lumière au-dessus ou au-dessous de la pauvre gamme limitée de notre vision humaine332. Et tout est joie: «Qui pourrait vivre, qui respirer, s’il n’y avait cette joie d’exister, cet Ânanda partout comme un éther où nous demeurons?» dit l’Upanishad333. C’est notre faiblesse de vision qui nous cache l’allégresse absolue au cœur des choses334, ce sont nos sens pâles335 et trop jeunes qui ne savent pas encore contenir toute cette immensité – l’Esprit en nous n’a pas fini de se découvrir, le voyage d’Agni n’est pas achevé. L’homme, dit Sri Aurobindo, n’est pas le dernier terme de l’évolution, c’est un être de transition336… Nous parlons de l’évolution de la Vie dans la Matière, de l’évolution du Mental dans la Matière, mais l’évolution est un mot qui énonce le phénomène seulement, sans l’expliquer. Car il semble n’y avoir aucune raison pour que la Vie dût sortir des éléments matériels ou le Mental des formes vivantes, à moins que nous n’admettions… que la Vie soit déjà involuée dans la Matière, et le Mental dans la Vie car, essentiellement, la Matière est une forme voilée de la Vie, la Vie une forme voilée de la Conscience. Et il semble que rien n’empêche de faire un pas de plus dans la série et d’admettre que la conscience mentale elle-même soit seulement une forme voilée d’états plus hauts qui sont au-delà du Mental. En ce cas, l’impulsion irrésistible qui pousse l’homme vers Dieu, vers la Lumière, la Béatitude, la Liberté, l’Immortalité, trouve sa place exacte dans la chaîne: c’est simplement la poussée impérieuse par laquelle la Nature cherche à évoluer au-delà du Mental, et elle semble aussi naturelle, aussi vraie et aussi juste que la poussée vers la Vie que la Nature a plantée dans certaines formes de la Matière, ou la poussée vers le Mental quelle a plantée dans certaines formes de la Vie… L’animal est un laboratoire vivant où la Nature, dit-on, a élaboré l’homme. Il se pourrait bien que l’homme lui-même soit un laboratoire vivant et pensant où elle veut, avec sa collaboration consciente, élaborer le surhomme, le dieu – ou plutôt, ne devrait-on pas dire: manifester Dieu337? Si l’évolution vient à bout de ce passage difficile, le grand Équilibre sera atteint, nous entrerons dans «la Vaste demeure» (Rig-Véda V.68.5); la Force aura retrouvé toute sa Conscience au lieu de tourner sans savoir, et la Conscience toute sa Force au lieu de comprendre et d’aimer sans pouvoir.
Mais les rishis aussi savaient que le voyage n’est pas fini; ils disaient qu’Agni «cache ses deux extrémités», qu’il est «sans tête et sans pieds» (Rig-Véda IV. 1.11); nous sommes une petite flamme tronquée entre l’Agni Supraconscient du ciel et l’Agni subconscient de la terre, et nous souffrons, nous nous tournons et retournons sur notre lit de misère, qui à la recherche de son ciel, qui à la recherche de sa terre, sans jamais joindre les deux bouts – une autre race est à naître parmi nous, un Homme complet, si seulement nous y consentons: «Tissez une œuvre inviolable, devenez l’être humain, créez la race divine… Ô voyants de la Vérité, aiguisez les lances lumineuses, frayez la voie vers cela qui est Immortel; connaisseurs des plans secrets, formez les degrés par quoi les dieux atteignirent à l’immortalité.» (X.53.6, 10) Alors nous retrouverons notre totalité solaire, nos deux extrémités cachées, nos deux Mères en une seule: «Ô Flamme, ô Agni, Tu vas à l’océan du ciel vers les dieux; Tu fais se rencontrer les divinités de tous les plans, les eaux qui sont dans le royaume de lumière au-dessus du soleil et les eaux qui demeurent en bas.» (III.22.3) Alors nous aurons la joie des deux mondes et de tous les mondes, Ânanda, de la terre et du ciel comme s’ils étaient un: «Ô Flamme, tu fondes le mortel dans une suprême immortalité… Pour le voyant qui a soif de la double naissance, Tu crées la félicité divine et la joie humaine.» (1.31.7) Car tel est le but de l’évolution, finalement, la joie. On dit l’amour, mais est-il mot plus truqué – par nos sentimentalités, nos partis, nos Églises –, tandis que cette joie-là, personne ne peut l’imiter! c’est un enfant qui rit dans le soleil, et elle aime, elle voudrait tout emporter dans sa ronde. La joie, oui, si nous avons le courage de la vouloir: Le laurier, non la croix, tel est le but de l’âme humaine conquérante338 – mais les hommes aiment la douleur… c’est pourquoi le Christ est encore pendu à sa croix de Jérusalem339. La joie d’être, et d’être totalement, en tout ce qui est, a été, sera, ici-bas, ailleurs, partout, comme si le miel pouvait se goûter lui-même et toutes ses gouttes à la fois, et comme si toutes les gouttes pouvaient se goûter l’une l’autre et chacune le rayon tout entier340. Alors l’évolution sortira de la Nuit pour entrer dans le cycle du Soleil; nous vivrons sous le Signe de l’Un; le dieu crucifié en nous descendra de sa croix et l’homme sera Lui-même enfin, normal. Car être normal, c’est être divin. Il n’y a que deux mouvements spontanés et harmonieux, en fin de compte: celui de la Vie, en grande partie inconscient ou subconscient, telle l’harmonie du monde animal et de la Nature inférieure, et celui de l’Esprit. La condition humaine est un stade de transition, d’effort et d’imperfection entre l’un et l’autre, entre la vie naturelle et la vie idéale ou spirituelle341.342
L’émergence de l’Esprit dans une conscience supramentale et dans un corps nouveau, une race nouvelle, est un phénomène aussi inévitable que l’apparition de l’homo sapiens après celle des primates. La seule question qui se pose vraiment est de savoir si cette évolution nouvelle se fera avec ou sans nous. Voici comment Sri Aurobindo formule le dilemme: Si une révélation de l’Esprit sur la terre est la vérité cachée de notre naissance dans la Matière, si, fondamentalement, c’est une évolution de la conscience qui a lieu dans la Nature, l’homme, tel qu’il est, ne peut pas être le dernier terme de l’évolution: c’est une expression trop imparfaite de l’Esprit, le mental est une forme trop limitée, un instrument trop étroit; le mental n’est qu’un terme intermédiaire de la conscience; l’être mental, un être de transition. Par conséquent, si l’homme est incapable de dépasser sa mentalité, il sera dépassé; le supramental et le surhomme se manifesteront nécessairement et prendront la tête de l’évolution. Mais si son mental est capable de s’ouvrir à ce qui le dépasse, il n’y a pas de raison que l’homme lui-même n’arrive au supramental et à la surhumanité, ou, du moins, qu’il ne puisse prêter sa mentalité, sa vie et son corps à l’évolution de ce terme supérieur de l’Esprit et à sa manifestation dans la Nature343. Nous sommes arrivés, dit Sri Aurobindo, à une nouvelle crise de transformation344, aussi cruciale que dut l’être la crise qui a marqué l’apparition de la Vie dans la Matière, ou la crise qui a marqué l’apparition du Mental dans la Vie. Et notre choix est crucial aussi, car, cette fois, au lieu de laisser la Nature opérer ses transmutations sans grand souci des contingences vivantes, nous pouvons être les «collaborateurs conscients de notre propre évolution», accepter le défi, ou, comme dit Sri Aurobindo, nous laisser dépasser.
En quoi consistera cette race nouvelle? comprendre le but est déjà une grande étape sur la voie de la transformation, car si peu que nous comprenions et que nous aspirions à ce Futur, nous ouvrons une porte invisible par où des forces plus grandes que la nôtre peuvent entrer et nous commençons à collaborer. En vérité, ce ne sont pas nos forces humaines qui opéreront le passage au supramental, mais un abandon de plus en plus conscient à la Force d’en haut.
Déjà, nous avons dit en quoi consiste la conscience de l’être supramental, mais nous ne saurions trop répéter avec Sri Aurobindo que la surhumanité n’est pas l’homme grimpé à son zénith naturel; ce n’est pas un degré supérieur de la grandeur humaine, de la connaissance humaine, du pouvoir, de l’intelligence, de la volonté, du caractère, de la force dynamique et du génie humains, ni même de la sainteté, de la pureté, de la perfection et de l’amour humains. Le supramental est au-delà de l’homme mental et de ses limites345. Poussé à l’extrême, le Mental ne peut que durcir l’homme, pas le diviniser ni même, simplement, lui donner la joie, parce que c’est un instrument de division et que toutes ses hiérarchies reposent inévitablement sur la force, qu’elle soit religieuse, morale, politique, économique ou sentimentale, puisqu’il est constitutionnellement incapable d’admettre la totalité des vérités humaines. Et même quand il est capable d’admettre, il est incapable de pouvoir. Et si, vraiment, l’évolution collective n’avait rien de mieux à nous offrir qu’un agréable mélange des «grandeurs» humaines et sociales, Saint Vincent de Paul et le Mahatma Gandhi, avec un peu de marxisme-léninisme et des loisirs organisés, nous ne pourrions nous empêcher de penser que c’est une fin encore plus insipide que les millions d’oiseaux d’or ou les quatuors à cordes des sommets de l’évolution mentale individuelle. Le pralaya ou les dissolutions cosmiques que nous promettent les traditions ne seraient peut-être pas tellement mal, après tout, si tant de millénaires de souffrance et d’effort avaient pour seul aboutissement cette sorte de kermesse sur la terre.
Si nos conditions mentales sont insuffisantes, même à leur zénith, nos conditions vitales et physiques le sont encore bien davantage. On peut douter que l’Esprit, lorsqu’il se manifestera dans une conscience supramentale, se satisfasse d’un corps soumis à nos lois physiques de désintégration et de pesanteur et qu’il accepte pour tout moyen d’expression les possibilités limitées du langage mental, du stylographe, du burin ou du pinceau. En d’autres termes, la Matière devra changer. C’est l’objet de la «Transformation». Et tout d’abord notre première matière, le corps: La tradition spirituelle a généralement considéré le corps comme un obstacle, incapable de spiritualisation et de transmutation, un poids lourd qui retient l’âme dans la nature terrestre et l’empêche de monter vers son accomplissement spirituel ou la dissolution de son être individuel dans le Suprême. Cette façon de comprendre le rôle du corps dans notre destinée convient peut-être aux disciplines qui considèrent la terre comme un monde d’ignorance et la vie terrestre comme une préparation au salut… mais elle est insuffisante pour une discipline qui conçoit une vie divine sur la terre et la libération de la nature terrestre elle-même comme une partie intégrante du dessein total de l’incarnation de l’Esprit ici-bas. Si une transformation totale de l’être est notre but, la transformation du corps, nécessairement, en est une partie indispensable; sans elle aucune vie divine complète n’est possible sur la terre346.
Selon Sri Aurobindo, la caractéristique essentielle de la Matière supramentalisée est la réceptivité; elle sera capable d’obéir à la volonté consciente et de se modeler à ses ordres, comme l’argile obéit aux doigts de l’artisan. La Matière, délivrée du pouvoir spirituel qu’elle contient involué et devenue ouvertement consciente, sera capable de répondre aux vibrations correspondantes de la conscience supramental, tout comme nous répondons à une vibration de colère par la colère, ou à une vibration d’amour par une chaleur du cœur. La malléabilité consciente sera la qualité fondamentale de la Matière supramentalisée. Toutes les autres qualités découlent de cette vertu fondamentale: immortalité, ou, en tout cas, pouvoir de modifier la forme et même de changer de forme à volonté, légèreté, beauté, luminosité. Tels seront les attributs naturels de la Matière supramentale. Le corps pourrait devenir un vaisseau révélateur de la beauté et de la joie suprêmes, répandre la beauté de la lumière de l’Esprit qui l’emplit, rayonner comme la lampe reflète et diffuse la clarté de sa flamme, contenir la béatitude de l’Esprit, la joie du mental qui voit, la joie de la vie et l’allégresse spirituelle, la joie de la Matière délivrée et devenue conscience de l’Esprit, et vibrer d’une invariable extase347. Mais les Védas ne disaient-ils pas déjà: «Alors ton humanité deviendra comme l’œuvre des dieux, c’est comme si le ciel de lumière était visiblement fondé en toi.» (Rig-Véda V. 66.2)
Avant ces changements spectaculaires, qui seront probablement les derniers à se manifester, Sri Aurobindo envisage un changement considérable dans notre physiologie; nous y reviendrons lorsque nous parlerons du travail pratique de transformation; disons seulement, pour l’instant, quelques-unes des modifications fonctionnelles telles que Sri Aurobindo les a observées dans son propre corps: Il faudra un changement dans le fonctionnement des organes matériels eux-mêmes et, peut-être bien, dans leur constitution et leur rôle; il ne leur sera plus permis d’imposer impérieusement leurs limitations à la vie physique nouvelle. Le cerveau pourra devenir un chenal de communication pour la forme des pensées, une batterie de leur pression sur le corps et sur le monde extérieur où elles seront alors directement efficaces, se communiquant d’elles-mêmes de mental à mental sans passer par des moyens physiques et produisant directement aussi des effets sur les pensées, les actes, la vie des autres, ou même sur les objets matériels. Le cœur, de même, pourra être un émetteur direct et une voie de communication des sentiments et des émotions lancés sur le monde par les forces du centre psychique. Le cœur pourrait répondre directement au cœur, la force de vie venir en aide aux autres vies et répondre à leur appel en dépit de l’étrangeté et des distances; beaucoup d’êtres, sans la moindre communication extérieure, pourraient recevoir le message et se rencontrer dans la lumière secrète du centre divin unique. La volonté pourrait commander aux organes nourriciers, protéger automatiquement la santé, éliminer le désir, substituer aux processus matériels des processus plus subtils ou puiser vigueur et substance dans la force de vie universelle, si bien que le corps pourrait garder longtemps ses énergies et sa substance sans perte ni usure et sans avoir besoin de se soutenir par des aliments matériels, ce qui ne l’empêcherait pas de se livrer à des activités intenses sans fatigue et sans s’interrompre pour dormir ou se reposer… Au sommet de l’évolution, il est concevable que l’on redécouvre et rétablisse le phénomène que l’on observe à sa base, et le pouvoir de puiser autour de soi les moyens de subsistance et de renouvellement348. Au-delà du Mental, l’homme complet retrouve consciemment ce que représente déjà inconsciemment la Matière: Énergie et Paix; tant il est vrai que la Matière est seulement le sommeil de l’Esprit.
À un stade ultérieur de la transformation, Sri Aurobindo envisage le remplacement des organes par le fonctionnement dynamique de nos centres de conscience ou chakra. C’est là le vrai passage de l’homme-¬animal tel qu’il a été conçu par l’évolution inférieure, à l’homme-homme de l’évolution nouvelle. C’est l’une des tâches que Sri Aurobindo et la Mère ont entreprises. Dès les premières étapes du yoga nous avons découvert que chacune de nos activités, des plus hautes aux plus matérielles, était nourrie ou déclenchée par un courant de conscience-force qui semblait se ramifier à tel ou tel niveau, dans tel ou tel centre, avec des vibrations différentes suivant le genre d’activité, et, si peu que nous ayons essayé de manipuler ce courant, nous nous sommes aperçus que c’était une source d’énergie formidable, limitée seulement par la petitesse de notre capacité. Il n’est donc pas inconcevable que nos organes, qui sont seulement la traduction physique ou la concentration matérielle de ce courant par-derrière, puissent, au cours de l’évolution, faire place à l’action directe des centres de conscience, qui irradieraient leurs énergies à travers le nouveau corps, comme aujourd’hui le cœur, le sang, les nerfs s’irradient à travers notre corps. Voici comment la Mère, un jour, expliquait le corps futur aux enfants de l’Ashram: La transformation implique que tout cet arrangement purement matériel soit remplacé par des concentrations de force ayant chacune un genre de vibration différent; au lieu d’organes, ce seront des centres d’énergie consciente mus par la volonté consciente. Plus d’estomac, plus de cœur, plus de circulation, plus de poumons; tout cela disparaît et fait place à un jeu de vibrations représentant ce que ces organes sont symboliquement. Car les organes sont seulement les symboles matériels des centres d’énergie; ils ne sont pas la réalité essentielle: simplement, ils lui donnent une forme ou un support en certaines circonstances données. Le corps transformé fonctionnera alors par ses centres d’énergie réels et non plus par leurs représentants symboliques tels qu’ils se sont développés dans le corps animal. Il faut donc, d’abord, savoir ce que votre cœur représente dans l’énergie cosmique, ce que votre circulation, votre cerveau, vos poumons représentent dans l’énergie cosmique, puis il faut pouvoir disposer des vibrations d’origine, dont les organes sont les symboles, et il faut lentement rassembler toutes ces énergies dans son corps et changer chaque organe en un centre d’énergie consciente, qui remplacera le mouvement symbolique par le mouvement réel. Par exemple, derrière le mouvement symbolique des poumons, il y a un mouvement vrai qui vous donne la capacité de légèreté, et vous échappez au système de gravitation349. Et ainsi de suite pour chaque organe. Il y a un mouvement vrai derrière chaque mouvement symbolique. Ceci ne veut pas dire qu’il n’y aura plus de formes reconnaissables; la forme sera construite par des qualités plutôt que par des particules solides. Ce sera, si l’on peut dire, une forme pratique ou pragmatique: elle sera souple, mobile, légère à volonté, contrairement à la fixité actuelle de la forme matérielle grossière. Et la Matière deviendra une expression divine; la volonté supramentale pourra traduire toute la gamme de sa vie intérieure par des modifications correspondantes de sa propre substance, de même qu’aujourd’hui notre visage se modifie (si peu et si mal) sous la poussée de nos émotions: le corps sera de l’énergie concentrée qui obéit à la volonté. Au lieu d’être «une petite âme qui porte un cadavre350», suivant les paroles puissantes d’Épictète, nous serons une âme vivante dans un corps vivant.
Non seulement le corps et le mental devront changer avec la conscience supramentale, mais la substance même de la vie. S’il est un signe caractéristique de notre civilisation mentale, c’est l’artifice; rien ne s’y passe naturellement, nous sommes prisonniers d’un formidable truquage – avion, téléphone, télévision, et toute la pléthore des instruments qui fardent notre pauvreté – et nous délaissons jusqu’à nos capacités naturelles qui s’atrophient de génération en génération, par paresse ou par ignorance. Nous oublions une vérité fondamentale très simple, à savoir que nos merveilleuses inventions sont seulement la projection matérielle de pouvoirs qui existent en nous – s’ils n’étaient pas déjà en nous, nous n’aurions jamais pu les inventer. Nous sommes ce thaumaturge sceptique de miracles351 dont parle Sri Aurobindo. Ayant délégué à la machine le soin de voir pour nous, d’entendre pour nous, de se déplacer pour nous, nous ne pouvons plus rien sans elle; notre civilisation humaine, faite pour la joie de la vie, est devenue l’esclave des moyens qu’il faut pour jouir de la vie – soixante pour cent de notre temps de vivant se passe à l’acquisition des moyens, et trente autres à dormir. L’absurdité ici, dit la Mère, ce sont tous les moyens artificiels dont il faut user. N’importe quel imbécile a plus de pouvoir s’il a les moyens d’acquérir les artifices nécessaires. Mais dans le monde vrai, un monde supramental, plus on est conscient et en rapport avec la vérité des choses, plus la volonté a de l’autorité sur la substance, et la substance obéit à la volonté. L’autorité est une autorité vraie. Si vous voulez un vêtement, il faut avoir le pouvoir de le faire, un pouvoir réel. Si vous n’avez pas ce pouvoir, eh bien, vous restez nu! Aucun artifice n’est là pour suppléer au manque de pouvoir. Ici, pas une fois sur un million l’autorité n’est l’expression de quelque chose de vrai. Tout est formidablement stupide. Cette «autorité» supramentale n’est pas une sorte de super-prestidigitation, il s’en faut; c’est un processus extrêmement précis, aussi précis et minutieux que peut l’être une opération de chimie, seulement, au lieu de manipuler des corps extérieurs, l’être supramental manipule la vibration vraie qui est au centre de chaque chose et l’associe à d’autres vibrations pour obtenir un résultat donné, un peu comme le peintre mélange des couleurs pour obtenir un tableau ou comme le poète associe des sons pour un poème. Et il est vraiment le poète, car il crée ce qu’il nomme; le vrai nom d’un objet est la vibration qui le constitue: nommer un objet, c’est pouvoir l’évoquer ou le défaire.
La spontanéité, le naturel de la vie supramentale – car finalement seule la Vérité est naturelle – s’exprimera aussi dans un art supramental, qui sera l’expression directe et sans voile de notre tonalité spirituelle particulière; un art où l’on ne triche pas, parce que seule notre lumière intérieure pourra jouer sur les mêmes lumières involuées dans la Matière et en tirer les formes correspondantes. Si notre vibration est grise, notre monde sera gris et tout ce que nous toucherons sera gris; notre milieu physique, extérieur, sera à la semblance de notre milieu intérieur, nous ne pourrons manifester que ce que nous sommes. Et la vie elle-même sera l’œuvre d’art; nos domaines extérieurs seront les décors changeants de nos états intérieurs. Le mot aussi, n’aura de pouvoir que par la force spirituelle vraie qui est en nous, ce sera un mantra vivant, un langage visible comme peut l’être la teinte des émotions sur un visage. Et ce sera la fin des faux-semblants, politiques, religieux, littéraires, artistiques ou sentimentaux. Un disciple sceptique, un jour, ayant déclaré que le Supramental était une impossible invention, d’abord parce que cela ne s’était jamais vu ni fait, Sri Aurobindo répondit avec son humour caractéristique: Quel merveilleux argument! ce n’est pas possible parce que cela ne s’est jamais fait! À ce compte, toute l’histoire de la terre aurait dû s’arrêter bien avant le protoplasme. Quand la terre n’était qu’une masse gazeuse, il n’y avait pas de vie, ergo la vie ne pouvait pas naître. Quand la vie était seule à exister, il n’y avait pas de mental, donc le mental ne pouvait pas naître. Puisque le mental est là et qu’il n’y a rien après, qu’il n’y a pas de Supramental manifesté en quiconque, le Supramental ne peut pas naître. Shobhânallah, gloire, gloire, gloire à la raison humaine! Heureusement, le Divin ou l’Esprit cosmique, ou la Nature, ou n’importe, se moque bien mal de la raison humaine. Lui ou Elle ou Cela fait ce que Lui ou Elle ou Cela doit faire, que ce soit possible ou non352. Il y a des millénaires déjà, les rishis disaient la pauvreté des sceptiques: «En ceux-là la Merveille n’est point, ni la Puissance.» (Rig-Véda VII.61.5)
Autant les résultats seront voyants, autant le travail est modeste, humble, patient, comme celui du savant devant ses bouillons de culture: un travail microscopique dit la Mère. Car il ne s’agit pas de fabriquer des miracles fugitifs, mais d’établir une base physique nouvelle en délivrant chaque atome, chaque cellule de la conscience-force qu’elle contient. On pourrait donc penser que ce travail sur le corps implique l’usage de méthodes psychophysiques, un peu comme celles du hatha yoga, mais il n’en est rien. C’est la conscience qui reste le levier central: Le changement de conscience est le facteur principal, le mouvement premier; la modification physique est un facteur subordonné, une conséquence353. Et Sri Aurobindo nous met devant la simple vérité avec son habituelle clarté: Au cours des étapes précédentes de l’évolution, le premier soin et le premier effort de la Nature devaient nécessairement porter sur un changement dans l’organisation physique, car c’est ainsi seulement que pouvait se produire un changement de conscience; cet ordre était nécessaire parce que la conscience en voie de formation n’était pas assez forte pour effectuer un changement dans le corps. Mais avec l’homme, il devient possible de renverser l’ordre des opérations, c’est même inévitable: c’est par sa conscience et la transmutation de sa conscience, et non plus par l’entremise de quelque organisme corporel nouveau, que l’évolution peut et doit s’effectuer. Dans la réalité intérieure des choses le changement de conscience a toujours été le fait majeur; l’évolution a toujours eu un sens spirituel et le changement physique ne faisait que servir d’instrument, mais cette relation se trouvait cachée au début par l’équilibre anormal des deux facteurs, le corps de l’Inconscience extérieure l’emportant sur l’élément spirituel ou l’être conscient et le voilant. Mais dès que cet équilibre est rétabli, ce n’est plus le changement du corps qui doit précéder le changement de conscience, c’est la conscience elle-même qui, par sa propre mutation, imposera et opérera toute mutation nécessaire au corps354.
On peut distinguer trois phases dans le travail, qui correspondent au progrès des découvertes de Sri Aurobindo et de la Mère; trois phases qui semblent aller du plus brillant au plus obscur, du miraculeux à une grave banalité, de la cellule individuelle à la terre. Pendant la première phase, nous assistons à une vérification des pouvoirs de la conscience; c’est ce que certains disciples ont appelé la «période brillante»; elle s’étend de 1920 à 1926, époque à laquelle Sri Aurobindo se retire dans une solitude complète, pendant vingt-quatre ans, pour se concentrer exclusivement sur l’Œuvre. En présence du pouvoir nouveau, supramental, qu’ils avaient découvert, Sri Aurobindo et la Mère se livrent tout d’abord à une série d’expériences sur leur propre corps – «vérifier» est l’un des mots importants du vocabulaire de Sri Aurobindo, comme le mot «expérimenter»: J’ai expérimenté jour et nuit pendant des années et des années, plus scrupuleusement qu’un savant ne vérifie sa théorie ou sa méthode sur le plan physique355. Dans cette énorme masse d’expériences, dont on retrouve des traces partout dans la correspondance et les œuvres de Sri Aurobindo, nous pourrions choisir quatre faits symboliques illustrant le pouvoir de la conscience et les «vérifications» de Sri Aurobindo, en soulignant bien qu’il s’agit là de détails parmi des centaines d’autres et que ni Sri Aurobindo ni la Mère n’y attachaient une importance particulière; nous devons seulement au hasard de conversations ou de lettres d’avoir jamais connu leur existence. Tout d’abord, à peine arrivé a Pondichéry, Sri Aurobindo entreprend un jeûne prolongé, «pour voir»; quelques années après, comme un disciple lui demandait s’il était possible de se passer de nourriture, il lui fut répondu ceci: Oui, certainement. J’ai jeûné pendant vingt-trois jours, ou plus, à mon arrivée ici, et j’avais presque résolu le problème. Je pouvais marcher huit heures par jour comme d’habitude, je continuais mon travail mental et ma discipline habituelle et m’aperçus qu’à la fin des vingt-trois jours je n’étais pas plus faible qu’au début. Mais la chair commençait à diminuer, je ne trouvai pas l’indice pour remédier à cette réduction de matière. Quand je rompis le jeûne, je ne suivis pas, non plus, les règles habituelles en commençant par une nourriture légère comme le font ceux qui jeûnent longtemps. Je commençai par la même quantité qu’avant… J’avais déjà essayé de jeûner une fois, en prison, mais pendant dix jours seulement (à ce moment-là aussi j’avais l’habitude de dormir une nuit sur trois) et j’ai perdu dix livres, mais je me sentais plus solide à la fin des dix jours qu’au début. Je pouvais soulever un baquet d’eau au-dessus de ma tête, ce que je ne pouvais pas faire normalement356. Un autre fait remonte à la prison d’Alipore: J’étais concentré et mon mental se demandait si des capacités comme la lévitation étaient possibles, lorsque, soudain, je me trouvai soulevé… Je n’aurais pas pu garder mon corps comme cela normalement, même si je l’avais voulu, et je m’aperçus qu’il restait suspendu sans le moindre effort de ma part357. Une autre fois, Sri Aurobindo fait acheter une importante quantité d’opium au bazar de Pondichéry, assez pour anéantir plusieurs personnes, et l’absorbe incontinent, sans en souffrir, pour vérifier le contrôle de la conscience. Nous devons un quatrième fait à l’impatience d’un disciple qui se plaignait de n’avoir pas assez vite de réponse à ses lettres: Vous ne réalisez pas, lui répondit Sri Aurobindo, que je passe douze heures par jour à la correspondance ordinaire. Je travaille trois heures l’après-midi et toute la nuit jusqu’à six heures du matin… même le cœur de pierre d’un disciple pourrait être sensible358.
Sommeil, nourriture, pesanteur; causes et effets, Sri Aurobindo vérifiait une à une toutes les soi-disant lois naturelles pour s’apercevoir qu’elles ne tiennent que dans la mesure où nous croyons qu’elles nous tiennent; si l’on change de conscience, le «sillon» change aussi. Toutes nos lois sont seulement des «habitudes»:
Les habitudes invariables de la Nature qui singent la Loi
dit Savitri359, car il n’y a qu’une Loi vraie, celle de l’Esprit, qui peut modifier toutes les habitudes inférieures de la Nature: Il les a faites, Il peut les dépasser; mais il faut d’abord ouvrir les portes de notre prison et apprendre à vivre moins dans la Nature que dans l’Esprit360. Sri Aurobindo n’a pas de recettes miraculeuses, pas de trucs fantastiques; tout du long, son yoga repose sur une double certitude très simple, la certitude de l’Esprit qui est en nous, et la certitude de la manifestation terrestre de l’Esprit – c’est le seul levier, le vrai levier de son travail: En chaque homme, Dieu habite; le rendre manifeste est le but de la vie divine. Cela, nous pouvons tous le faire361. Certain disciple ayant protesté qu’il était bien facile pour des êtres exceptionnels comme Sri Aurobindo et la Mère de défier les lois naturelles tandis que les pauvres bougres d’hommes disposaient seulement de leurs moyens ordinaires, Sri Aurobindo s’était élevé très énergiquement: Ma discipline spirituelle n’est pas un tour de force ni une monstruosité ni un miracle en dehors des lois de la Nature et des conditions de la vie ou des conditions de la conscience terrestre. Si j’ai pu parvenir à tel ou tel résultat ou s’ils peuvent se produire dans mon yoga, cela veut dire qu’ils sont possibles et, par conséquent, que ces développements et ces transformations sont possibles dans la conscience terrestre… Je n’avais pas d’inclination pour la spiritualité, je suis devenu spirituel. J’étais incapable de comprendre la métaphysique, je suis devenu philosophe. Je n’avais pas d’yeux pour la peinture, ces yeux se sont ouverts par le yoga. J’ai transformé ma nature de ce qu’elle était en ce qu’elle n’était pas. Je l’ai fait d’une manière spéciale, pas par miracle, et je l’ai fait pour montrer ce qu’on pouvait faire et comment on pouvait le faire. Je ne l’ai pas fait par besoin personnel ni par un miracle sans processus. Et je dis que s’il en était autrement, mon yoga serait inutile et ma vie une erreur – un absurde tour de force de la Nature sans signification et sans conséquence362. Pour Sri Aurobindo, la vraie clef est de comprendre que l’Esprit n’est pas le contraire de la vie, mais la plénitude de la vie, que la réalisation intérieure est le secret de la réalisation extérieure.
Le ciel n’annule pas la terre, il l’accomplit363
Quand l’humanité aura saisi ce simple levier, quelle se sera délivrée de son habitude millénaire de séquestrer l’Esprit au ciel et de croire en la mort, croire en ses lois, croire en sa petitesse, nous serons saufs et prêts pour la vie divine. C’est cela que Sri Aurobindo est venu nous démontrer, avant toute chose, le fait qu’il n’est pas besoin de courir au ciel pour trouver l’Esprit, le fait que nous sommes libres, le fait que nous sommes plus forts que toutes les lois, parce que Dieu est en nous. Croire, simplement cela. Parce que c’est la foi qui précipite la féerie du monde. Ce qui m’a sauvé d’un bout à l’autre, c’est un équilibre parfait. D’abord, je croyais que rien n’était impossible et, en même temps, je pouvais tout mettre en question364. Comme on le pressait, un jour, de reprendre sa lutte politique, Sri Aurobindo répondit promptement: Il ne s’agit pas de se révolter contre le gouvernement britannique – n’importe qui peut faire cela aisément – mais de se révolter contre la Nature universelle tout entière365.
Pendant cette première phase, les disciples, peu nombreux (ils étaient une quinzaine), s’accordent à dire l’atmosphère très particulière, hautement concentrée, qui régnait alors. Ils avaient de merveilleuses expériences comme en se jouant, des manifestations divines se produisaient, les lois naturelles semblaient céder un peu; c’est-à-dire que le voile entre le monde physique et les autres plans de conscience devenait très mince et les êtres qu’on appelle dieux, ou les forces du surmental, pouvaient se manifester, agir sur les lois et provoquer ce que l’on appelle des miracles. Si les choses avaient continué de ce train, Sri Aurobindo et la Mère étaient en bonne voie de fonder une religion nouvelle, et l’Ashram de devenir un de ces nouveaux «hauts lieux» où les parfums spirituels recouvrent des odeurs plus modestes. Comme la Mère racontait à Sri Aurobindo l’un des derniers incidents extra-naturels, il remarqua avec humour: «Oui, c’est très intéressant, vous arriverez à des miracles qui nous rendront célèbres dans le monde entier, vous pourrez bouleverser les événements de la terre, enfin (Sri Aurobindo sourit) ce sera un grand succès. Et il ajouta: Mais c’est une création surmentale, ce n’est pas la vérité suprême – the highest truth. Et ce n’est pas le succès que nous voulons; nous voulons établir le supramental sur la terre, créer un monde nouveau.» Une demi-heure après, tout était arrêté: je n’ai rien dit, pas un mot, raconte la Mère, en une demi-heure j’avais tout défait, coupé la connexion entre les dieux et les gens, tout démoli. Parce que je savais que tant que c’était là, c’était si attractif (on voyait des choses étonnantes tout le temps) que l’on aurait été tenté de continuer… J’ai tout défait. Et depuis ce moment-là, nous sommes repartis sur d’autres bases.
Ce fut la fin de la première phase. Sri Aurobindo et la Mère avaient vérifié le pouvoir de la conscience et ils s’étaient aperçus que les «miracles avec un processus», ou l’intervention des pouvoirs supérieurs de la conscience, ne font que dorer la pilule sans toucher à l’essence. Ils sont vains du point de vue de la transformation du monde. Le vrai problème, la vraie chose comme dit la Mère, n’est pas de modifier du dehors la Matière, par des interventions fugitives dites surnaturelles, mais de la modifier du dedans, durablement; d’établir une base physique nouvelle. Déjà nous avons connu assez de hauts lieux dans le passé, ils ont tous fait faillite; nous avons assez vécu sous le signe des dieux et des religions: Je n’ai pas l’intention de donner ma sanction à une nouvelle édition du vieux fiasco et de permettre une ouverture spirituelle intérieure, partielle et passagère, sans un changement vrai et radical dans la loi de la nature extérieure366. La lévitation, la conquête du sommeil et de la faim, et même des maladies, ne font que toucher la surface du problème, c’est du travail négatif contre un ordre de choses, c’est encore reconnaître, fût-ce négativement, la vieille loi, alors que c’est l’ordre lui-même qui doit changer, bon ou mauvais, parce que ce bon-là va nécessairement avec ce mauvais. Tous les miracles ne sont que l’envers, ou plutôt l’endroit de notre pauvreté. Ce qu’il faut, ce n’est pas un monde amélioré, mais un monde nouveau, pas une atmosphère «hautement concentrée», mais bassement concentrée, si l’on ose dire. Et que tout ici-bas soit le Haut Lieu. Brusquement, le 24 novembre 1926, Sri Aurobindo annonce qu’il se retire dans une solitude complète; l’Ashram est officiellement fondé sous la direction de la Mère. Les disciples n’eurent pas besoin d’apprendre que le yoga se ferait désormais «dans le subconscient et dans l’Inconscient»: ils dégringolèrent tous de leurs splendides expériences pour se mesurer avec des réalités beaucoup plus dures. Ainsi s’ouvrit la deuxième phase du travail de transformation.
Au seuil de cette deuxième phase nous retrouvons une conversation bien étrange que Sri Aurobindo eut en 1926, peu de temps avant sa retraite, avec un ancien polytechnicien français. Les remarques de Sri Aurobindo, qui pouvaient alors sembler énigmatiques, jettent un jour bien singulier sur l’orientation de ses expériences. Il s’agissait de la science «moderne»:
On trouve deux énoncés dans la science moderne qui éveillent un écho profond du point de vue spirituel:
Les atomes sont des systèmes tourbillonnants comme le système solaire.
Les atomes de tous les éléments sont faits des mêmes composants. Seules des différences d’arrangement sont la cause des différentes propriétés.
Si l’on considérait ces deux énoncés sous leur aspect véritable, ils pourraient conduire la science à de nouvelles découvertes dont on n’a aucune idée actuellement et devant lesquelles les connaissances présentes sont pauvres. Nous sommes en 1926.
Et Sri Aurobindo poursuit: Les anciens yogis connaissaient un triple Agni:
le feu ordinaire, jada Agni
le feu électrique, vaïdyuta Agni
le feu solaire, saura Agni
La science ne connaît encore que le premier et le second de ces feux. Le fait que l’atome est comme un système solaire pourrait les conduire à la connaissance du troisième367.
À quoi tendait Sri Aurobindo, et comment se fait-il, d’abord, qu’il ait pu savoir avant tous nos laboratoires, sans parler des rishis il y a six mille ans, que la chaleur solaire – saura Agni – a une origine différente de ce que nous appelons le feu ou l’électricité, c’est-à-dire qu’elle est le produit d’une fusion nucléaire, et que la puissance de l’énergie solaire est semblable à celle qui est enfermée dans nos atomes? Il est un fait, peut-être déconcertant pour la science qui ne juge que d’après les «réalités concrètes», c’est que toutes nos réalités physiques, quelles qu’elles soient, sont doublées d’une réalité intérieure qui est leur cause et leur fondement; il n’est pas jusqu’au moindre élément matériel qui n’ait sa doublure intérieure, à commencer par nos propres organes physiques qui sont seulement la doublure matérielle ou le support des centres de conscience. Tout ici-bas est l’ombre projetée ou la traduction symbolique d’une lumière ou d’une force qui est derrière, sur un autre plan. Tout ce monde est un vaste Symbole. La science analyse les phénomènes, met en équation la gravitation, la pesanteur, la fission des atomes, etc., mais elle ne touche que l’effet, jamais la cause vraie. Le yogi voit la cause avant l’effet. Le savant peut déduire une cause d’après l’effet; le yogi déduit les effets d’après la cause; il peut même déduire des effets encore inexistants de par la cause qui existe déjà, l’accident qui arrivera demain par la force de l’accident qui est déjà là, derrière. Le savant manipule l’effet, et fait éventuellement des catastrophes, le yogi manipule la cause, ou plutôt s’identifie à la Cause, et il peut changer les effets, ou, comme dit Sri Aurobindo, les «habitudes» que nous appelons lois. Car en définitive, tous nos effets physiques, que nous avons codifiés sous forme de lois, ne sont rien de plus qu’un support commode pour la manifestation des forces qui sont derrière, exactement comme dans une opération magique où il faut avoir certains diagrammes rituels, certains ingrédients, certaines formules pour que les forces invoquées puissent se manifester. Le monde entier est une formidable opération magique, une magie continuelle. Mais le diagramme terrestre et tous les ingrédients que nous avons soigneusement et invariablement codifiés, nos formules infaillibles, sont simplement une convention – le rituel terrestre peut changer si, au lieu d’être hypnotisé par les effets, nous passons à la cause qui est derrière, du côté du Mage. On raconte l’histoire de ce brahmine hindou qui, chaque jour au moment de célébrer les rites, faisait attacher le chat de la maison pour ne pas être dérangé. Le père mourut, le chat mourut. Et le fils devenu officiant fit acheter un chat, qu’il attacha soigneusement pendant le sacrifice! De père en fils le chat était devenu un instrument indispensable à l’efficacité du rite. Il y a peut-être bien quelques petits chats dans nos lois inéluctables. Si l’on remonte à la force cachée derrière le support physique, au «mouvement vrai» suivant la Mère, on commence à découvrir le Grand Jeu, si loin de la rigidité qu’on lui prête. Derrière nos phénomènes de gravitation, pour prendre l’un des rituels, il y a ce que les anciens yogis appelaient Vâyu, la cause de la gravitation et des champs magnétiques (comme le notait encore Sri Aurobindo dans cette conversation de 1926) et c’est ainsi que le yogi peut éventuellement défier la pesanteur. Derrière le feu solaire ou nucléaire, il y a l’Agni fondamental, cet Agni spirituel qui est partout, «le fils des eaux et le fils des forêts, le fils des choses stables et le fils des choses qui se meuvent. Même dans la pierre il est là», dit le Rig-Véda (1.70.2), c’est lui le «poudroiement d’or chaud» dont parlait la Mère, lui la cause qui est derrière l’effet, la force initiale derrière le support matériel, atomique: «les autres flammes sont seulement des branches de ton tronc» (1.59.1). Et c’est parce que Sri Aurobindo et les rishis avaient vu cet Agni spirituel dans la Matière, ce «soleil dans l’obscurité», qu’ils pouvaient avoir la connaissance de son effet matériel, atomique, et des fusions solaires, avant tous nos laboratoires. C’est pourquoi aussi, connaissant la cause, ils ont osé parler de transformation368.
Finalement, l’univers entier, du haut en bas, est fait d’une seule substance de Conscience-Force divine; l’aspect force ou énergie de la conscience est Agni: «Ô Fils de l’Énergie» dit le Rig-Véda (VIII.84.4). C’est la Force-Conscience. C’est une chaleur, une flamme, à n’importe quel niveau que nous l’attrapions. Quand nous nous concentrons dans notre mental, nous découvrons la chaleur subtile de l’énergie mentale, ou Agni mental; quand nous nous concentrons dans notre cœur ou dans nos émotions, nous découvrons la chaleur subtile de l’énergie de vie, ou Agni vital; quand nous plongeons dans notre âme, nous connaissons la chaleur subtile de l’âme, ou Agni psychique. Il n’y a qu’un seul Agni du haut en bas, un seul courant de Conscience-Force, ou de conscience-énergie, ou de conscience-chaleur, qui se revêt d’intensités variables suivant le niveau. Et il y a l’Agni fondamental, ou Agni matériel, qui est le stade ultime de l’énergie de la conscience avant sa conversion ou sa densification en Matière. C’est le lieu de passage de l’une à l’autre (rappelons l’expérience de la Mère: «C’est un Mouvement qui dépasse la force ou le pouvoir qui concentre les cellules pour en faire une forme individuelle»). La science moderne aussi a bien fini par voir que Matière et Énergie étaient convertibles l’une en l’autre: E=mc2, c’est sa grande découverte, mais elle n’a pas vu que cette Énergie est une conscience, cette Matière une conscience, et donc qu’en manipulant la conscience on peut manipuler l’Énergie ou la Matière. Pour transformer la Matière en Énergie, elle ne connaît que des procédés physiques produisant d’énormes températures, mais si l’on connaît l’Agni fondamental, qui est le soubassement d’Énergie ou de Conscience-Force, on peut, en principe, manipuler la Matière et arriver à cette même transmutation sans réduire son propre corps à l’état de torche vivante.
La conversation de 1926 nous met donc en présence de deux faits matériels (et de leur fondement spirituel) qui sont de la plus haute importance du point de vue de la transformation, à savoir, d’une part, que toutes les formes terrestres, quelles qu’elles soient, sont toutes constituées des mêmes composants et que seules des différences de disposition atomique créent les différentes propriétés (c’est la doublure matérielle du fait spirituel de l’Unité divine du monde; le monde est fait d’une seule substance – une substance divine: «Tu es l’homme et la femme, le garçon et la fille, disait l’Upanishad, vieux et usé Tu marches penché sur Ton bâton; Tu es l’oiseau bleu et ce vert, et celui-là aux yeux écarlates369», sans cette unité substantielle il n’y aurait pas de transformation possible, parce qu’il faudrait chaque fois changer autre chose); et, d’autre part, le fait que ce feu solaire dans la Matière est la doublure matérielle de l’Agni fondamental qui, soulignait Sri Aurobindo dans cette même conversation, est le constructeur des formes. Manier Agni, c’est pouvoir modifier les formes, transformer la Matière: «Il ne connaît pas cette Félicité (de la double naissance) celui qui n’est pas mûr et dont le corps n’a pas souffert dans la chaleur du Feu, dit le Rig-Véda; seuls peuvent la supporter et en jouir qui ont été préparés par la Flamme.» (IX.83.1) C’est ce poudroiement d’or chaud qui transmuera sa contrepartie matérielle, le poudroiement nucléaire dans notre corps: Le processus subtil sera plus puissant que le processus matériel, si bien que l’action subtile d’Agni sera capable défaire des opérations qui, autrement, en l’état actuel des choses, exigeraient des changements physiques telle une température accrue370. Nos atomes, eux aussi, sont un diagramme commode du rituel éternel – rien n’est fixé, rien n’est inéluctable, il n’est pas de fin aux combinaisons possibles, pas de fin à l’Homme nouveau.
C’est en 1926 que s’ouvre la deuxième phase, et elle va s’étendre jusqu’en 1940. C’est une phase de travail individuel sur le corps et dans le subconscient. Jusqu’ici, nous avons tous les indices, tous les fils pour parvenir nous-mêmes au changement de conscience supramental et nous connaissons le principe de base de la transformation. C’est Agni «qui fait le travail», dit le Rig-Véda (IV. 1.14). Mais comment, pratiquement, cet Agni va-t-il procéder pour modifier la Matière? nous ne pouvons pas le dire encore, nous ne connaissons que des petits bouts: Si nous connaissions le processus, dit la Mère, ce serait déjà fait. Toutes les autres réalisations ont été minutieusement inventoriées par la tradition indienne avec un luxe extraordinaire de précision; nous savons tous les processus pour parvenir au Nirvana, réaliser l’Esprit cosmique, trouver l’âme, vaincre la pesanteur, la faim, le froid, le sommeil, les maladies, sortir à volonté de son corps et prolonger la vie – tout le monde peut y parvenir, les voies sont connues, les étapes décrites par les sages ou les shâstra hindous, depuis des millénaires. C’est une question de discipline et de patience – de «moment» aussi. Mais la transformation, personne ne l’a jamais faite, c’est une voie totalement inconnue, comme si l’on avançait dans un pays qui n’existe pas encore. Peut-être est-ce quelque chose de semblable qui s’est produit lorsque les premières formes mentales commencèrent à émerger dans le monde de la Matière et de la Vie – comment l’organisme semi-animal qui reçut les premières vibrations mentales pouvait-il comprendre et décrire cet étrange phénomène et, surtout, comment pouvait-il dire ce qu’il fallait faire pour manier la pensée? Pour citer la Mère encore: Nous ne savons pas si telle ou telle expérience fait partie du chemin ou non, nous ne savons même pas si nous progressons ou non, car si nous savions que nous progressons, c’est que nous connaîtrions le chemin – il n’y a pas de chemin! personne n’est allé là! On ne pourra vraiment dire ce que c’est que quand ce sera fait. C’est une aventure dans l’inconnu, dit Sri Aurobindo; nous sommes un peu comme un primate devant cette création nouvelle. Nous ne pouvons donc plus, désormais qu’indiquer quelques lignes générales de développement, ou de difficulté plutôt, sans être sûr que ce soit vraiment le processus. L’expérience est en cours. Lorsqu’elle aura réussi une fois, une seule, dans un seul être humain, les conditions mêmes de la transformation changeront, parce que le chemin aura été fait, tracé, les difficultés primaires déblayées. Du jour où Platon conçut le Phèdre, il élevait toute l’humanité à la possibilité du Phèdre; du jour où un seul être humain aura vaincu les difficultés de la transformation, il élèvera l’humanité entière à la possibilité d’une vie lumineuse, vraie, immortelle.
On peut, en tout cas, avoir une idée du problème numéro un qui défie le chercheur. Cet Agni, lorsqu’il se met à brûler dans le mental, à nos moments d’inspiration, nous savons bien qu’il crée une tension considérable, presque une chaleur physique; lorsqu’il brûle dans le cœur, à nos moments d’âme, nous savons que la poitrine est comme un foyer intense, si intense que la couleur de la peau peut changer et que même un œil non averti peut percevoir une sorte de rayonnement, presque d’incandescence autour du yogi; lorsque cet Agni brûle dans le vital, dans nos moments d’appel de force ou d’ouverture cosmique, c’est comme une pulsation serrée, à hauteur du nombril, presque un tremblement de fièvre par tout le corps, car c’est beaucoup de force qui entre dans un chenal minuscule; mais que dire de ce poudroiement d’or chaud, ce vin d’éclair dans les cellules du corps371?… Ça commence à bouillonner partout, dit la Mère dans son simple langage, comme une chaudière qui va éclater. Les rishis aussi disaient que si l’on va trop vite, on se brise, «comme une jarre mal cuite». En outre, s’il s’agissait simplement de créer quelque chose de toutes pièces, le problème serait relativement simple, mais il faut faire avec ce que l’on a, il faut passer d’un état actuel à un autre état, d’une vieille organisation à une nouvelle: il y a un vieux cœur qui est là, de vieux poumons – à quel moment, remarquait la Mère, va-t-on arrêter le cœur pour lancer la Force en circulation? C’est le passage qui est difficile. Il faut d’innombrables expériences répétées, de minuscules expériences infiniment dosées, pour habituer les cellules afin qu’elles ne s’affolent pas dans la transition. Le premier problème est donc d’adapter le corps, et pour cela il faut des années et des années, peut-être des siècles. Sri Aurobindo a travaillé pendant quarante ans et la Mère pendant cinquante à cette adaptation. La nécessité pratique, immédiate, est donc de durer; il faut aller plus vite que la mort. Au fond, dit la Mère, la question est de savoir, dans cette course vers la transformation, lequel des deux arrivera le premier, celui qui veut transformer son corps à l’image de la Vérité divine, ou la vieille habitude de ce corps d’aller en se décomposant.
Car naturellement, il faut que le travail soit fait en une vie; on peut, d’une vie à l’autre, retrouver les progrès antérieurs de notre âme et de notre mental, même de notre vital, qui se traduiront en cette vie par des éveils spontanés, des facultés innées, un développement déjà acquis; il suffit de répéter un peu sa leçon pendant dix ou vingt ans et on reprend le fil des vies précédentes – il y a même une expérience assez saisissante où l’on voit exactement le point ou s’achève le déjà fait des vies passées et où commence le progrès nouveau. On renoue le fil. Mais pour le corps, le progrès cellulaire, le progrès de la conscience physique ne peut pas passer dans une vie suivante, c’est évident; tout s’éparpille sur le bûcher ou dans la terre. Si l’on veut qu’il y ait une continuité dans l’évolution humaine, si l’on veut que l’être supramental apparaisse dans notre chair, et non dans quelque organisme nouveau, inconnu, qui supplanterait notre humanité mentale, il faut qu’un être humain réussisse l’opération en une vie. Si l’opération réussit une fois, elle pourra se transmettre à d’autres (nous y reviendrons). Sri Aurobindo disait qu’il faudrait trois siècles – et il avait la vision claire – avant qu’un être supramental complet puisse apparaître, lumineux, léger, etc., tel que nous avons tenté de le dépeindre. Par conséquent, il faut au moins, à défaut d’un être supramental complet (Platon non plus n’est pas né en un jour), fabriquer dans notre chair un être de transition, un chaînon entre les deux types humain et surhumain. C’est-à-dire un être qui aura non seulement réalisé la conscience supramentale, mais dont le corps aura, à la fois, assez d’immortalité, si l’on peut dire, pour durer pendant la période de transition et assez de pouvoir et de souplesse pour opérer sa propre transmutation, ou, sinon, pour engendrer par sa propre énergie un être supramental sans passer par les moyens ordinaires de la naissance terrestre. Car la lourde hérédité animale et humaine qui pèse dans notre subconscient et qui se transmet automatiquement par notre conception matérielle est l’un des plus difficiles obstacles de la transformation, au moins aussi difficile, sinon plus, que les bouillonnements d’Agni. C’est la difficulté numéro deux. Peut-être, en fait, est-ce la vraie difficulté, beaucoup plus que les difficultés spectaculaires du corps. Nous sommes là en présence des deux problèmes fondamentaux du chercheur: donner aux cellules du corps la conscience d’immortalité qui existe déjà dans notre âme et même dans notre mental, et nettoyer complètement le subconscient. Le progrès d’Agni dans le corps dépend, semble-t-il, de ces deux conditions. Le travail reste donc toujours un travail de conscience.
Tout d’abord, la durée. À l’expérience on s’aperçoit que le problème de l’immortalité est toujours lié à un problème de vérité. Est immortel ce qui est vrai. Si nous étions totalement vrais, nous serions totalement immortels, du haut en bas. Jusqu’à présent, il n’y a guère que notre âme qui soit immortelle, parce qu’elle est la vérité de l’Esprit en nous; c’est elle qui passe de vie en vie, grandit, progresse, devient de plus en plus consciente. Le mental aussi, dès qu’il est suffisamment organisé autour de la Vérité centrale, qu’il pense la Vérité, qu’il veut la Vérité, est immortel, on retrouve très bien ses vieilles formations; il y a des vérités excessivement familières, des besoins de vérité inexplicablement impérieux. Le vital de même, est capable d’immortalité dès qu’il s’est suffisamment intégré à la Vérité centrale, psychique – on émerge dans une autre dimension, familière comme les millénaires; mais ce n’est guère fréquent, notre force de vie est généralement beaucoup plus occupée à toutes sortes de passe-temps qu’à la volonté d’édifier une vie vraie. Plus on descend l’échelle de la conscience, plus le mensonge s’épaissit, et plus cela meurt, naturellement, parce que le mensonge est d’essence pourrissante. Si le vital est déjà passablement obscur, le corps, lui, est plein de mensonges. La vieillesse et les maladies sont parmi ses mensonges les plus évidents – comment ce qui est Vrai pourrait-il être vieux, laid, usé, malade? le Vrai rayonne, il est beau, lumineux, éternel. C’est évident. Le Vrai est invincible. La mort et la vieillesse ne nous attrapent que par notre défaut de vérité.
Reconnaissons-le, la Mort est sage pendant longtemps: M. Dupont immortel serait un vrai gâchis de l’immortalité. La Mort, en fin de compte, est un gardien fidèle de la Vérité – il est étrange de voir comme partout, toujours, les choses ont deux visages: si l’on regarde d’un côté, il faut lutter, se battre, dire Non; si l’on regarde de l’autre, il faut rendre grâce et encore grâce, dire Oui et encore Oui. Et il faut pouvoir les deux. La chasse aux «mensonges du corps», maladies, inconscience, vieillesse, ne vient donc qu’en dernier lieu, quand la transformation des étages supérieurs, mental et vital, est déjà faite et que le reste de l’être vit dans la Vérité, est établi dans la Vérité. Ce serait une parfaite erreur de penser que l’on peut entreprendre le yoga supramental avant d’avoir parcouru tous les autres échelons – il faut aller tout en haut pour pouvoir toucher tout en bas, nous le savons.
Si le silence est la condition de base de la transformation mentale, si la paix est la condition de base de la transformation vitale, l’immobilité est le fondement de la transformation physique – non pas une immobilité extérieure, mais intérieure, dans la conscience cellulaire. Dans le silence mental et dans la paix vitale nous avons démêlé les innombrables vibrations du monde, les influences secrètes qui nous font agir, sentir, penser; dans l’immobilité de la conscience physique, de même, nous commençons à démêler un étrange pullulement de vibrations et à voir de quel grain nous sommes faits. Cellulairement, nous vivons dans un chaos complet; c’est un maelström de sensations, fortes, agréables, douloureuses, aiguës, des pointes en haut, des flèches en bas, et, dès que le tourbillon s’arrête, c’est comme un trou d’angoisse qu’il faut combler à tout prix par d’autres sensations et toujours plus de sensations. On ne se sent vivre que quand on bouge. La base du travail est donc d’amener une immobilité complète dans ce chaos – pas une égalité d’âme, mais une égalité de cellules. Alors le travail de vérité peut commencer. Dans cette égalité cellulaire, notre corps sera comme une vasque transparente où les moindres vibrations deviendront perceptibles, donc saisissables, donc maîtrisables; toutes les forces de maladie, de désintégration, de mensonge, toutes les déformations et les difformités subconscientes, et leur horrible petite faune, se mettront à grouiller visiblement dans cette clarté, et nous pourrons les pincer. L’effervescence d’Agni, en définitive, ne tient pas tant à une impossibilité d’adaptation cellulaire, qu’à une résistance de «nos» obscurités. Seule cette immobilité purifiante peut dégager le terrain et libérer le Mouvement foudroyant d’Agni sans que le corps se mette à vibrer à l’unisson, s’affole et entre dans des températures inconsidérées.
Une fois cette immobilité cellulaire relativement établie, nous ferons une première découverte; nous nous heurterons à un obstacle majeur, qui est une aide majeure dans le travail de transformation, car toujours, sur tous les plans, l’opposition est exactement adaptée à la force qu’il faut pour faire un pas en avant; c’est le poids mort et le levier. Déjà nous avions reconnu sous notre mental pensant un «mental vital» qui trouve des justifications merveilleuses à tous nos désirs, toutes nos impulsions, puis un «mental physique» qui répète et répète mille fois les mêmes incidents comme une scie. Mais il y a une couche plus profonde encore, un tuf mental si l’on ose dire, que Sri Aurobindo appelle le mental cellulaire. C’est vraiment un mental des cellules, ou de groupes de cellules, qui ressemble beaucoup au mental physique par son inépuisable capacité de répéter la même rengaine, mais qui ne se limite pas à la région cérébrale ni à la trituration mécanique de bribes de pensée; il est partout dans le corps, comme des millions de petites voix, que l’on a vite fait d’entendre quand les autres couches mentales se sont clarifiées, et il remue infatigablement, non plus des déchets d’activités conscientes, mais toutes nos impressions sensorielles: il suffit qu’une fois un groupe de cellules ait été touché par une impression, une peur, un choc, une maladie, pour qu’elles reproduisent indéfiniment leur peur, leur raidissement, leur tendance à la désorganisation ou le souvenir de leur maladie. C’est un mental grégaire, absurde, qui gagne de proche en proche et vibre, vibre partout, sans fin; qui accroche toujours les mêmes longueurs d’onde, les mêmes suggestions décomposantes et réagit imperturbablement aux mêmes excitations comme le chien de Pavlov au coup de sonnette. C’est la peur de vivre engrenée dans la Matière. C’est le premier effort conscient de la Matière. Et naturellement, le petit bout d’initiative dont il dispose sert à appeler tous les désordres, par crainte, et l’inconscience de la mort comme un repos. Mais ce mental cellulaire, qui est d’une puissance assez formidable si l’on y songe bien, comme les fourmis sur l’éléphant, peut mettre son absurde mécanique au service de la vérité comme du mensonge; si une seule fois on lui fait accrocher une vibration de lumière, il la répétera avec l’entêtement d’une mule, et, chose remarquable, il la répétera jour et nuit, sans arrêt372. Quoi que l’on fasse extérieurement, travail, discussion, sommeil, il sassera et ressassera sa vibration, automatiquement, d’une façon tout à fait indépendante. On comprend donc son importance considérable pour la transformation; il peut être un singulier fixateur de la vibration supramentale. Voici ce qu’en dit Sri Aurobindo:… Il y a aussi un mental obscur, un mental du corps, des cellules mêmes, des molécules, des corpuscules. Haeckel, le matérialiste allemand, a parlé quelque part d’une volonté dans l’atome, et la science récente, en présence des imprévisibles variations individuelles de l’électron, est sur le point de s’apercevoir que ce n’est pas une métaphore mais l’ombre portée d’une réalité secrète. Ce mental corporel est très tangiblement réel; par son obscurité, son attachement obstiné et mécanique aux mouvements passés, sa facilité à oublier, son refus du nouveau, il est l’un des obstacles principaux à l’infusion de la Force supramentale dans le corps et à la transformation du fonctionnement corporel. Par contre, une fois effectivement converti, ce sera l’un des instruments les plus précieux pour stabiliser la Lumière et la Force supramentales dans la Nature matérielle373.
Que dire de ce travail? il est infinitésimal. Et la seule façon de le faire n’est pas d’entrer en des méditations profondes, qui ne touchent que le sommet de notre être, pas de réussir des concentrations ou des extases extraordinaires, mais d’être en plein dedans, de travailler au niveau du corps, tout en bas, à chaque minute du jour et de la nuit. C’est pourquoi Sri Aurobindo insistait tant sur la nécessité du travail extérieur et des exercices physiques les plus ordinaires, parce que c’est la seule façon de se mesurer avec la matière et de pousser dedans un peu de conscience vraie ou, plutôt, de permettre à Agni d’émerger librement. C’est pour cela qu’il marchait tant d’heures chaque jour et travaillait toutes ces heures de la nuit. Au milieu de ce travail extérieur et grâce à lui, le chercheur verra émerger toutes les vibrations fausses, tous les faux plis du corps, comme dit la Mère. Et chaque vibration fausse devra être rectifiée. Mais c’est encore une façon négative de dire les choses. En vérité, il n’y a qu’une seule grande Vibration de joie divine dans le monde et en toute chose – la Vibration – car Dieu est Joie; dès que la fausseté s’introduit, cette même vibration se décolore, elle se durcit, se tend – tout grince. La souffrance est le plus sûr indice de la fausseté. La douleur est le Mensonge du monde. Tout le travail du chercheur n’est donc pas tant de lutter contre des vibrations dites mauvaises, que de garder la vraie vibration, la joie divine dans le corps, qui, elle, a le pouvoir de remettre en ordre, détendre, harmoniser, guérir toutes ces petites vibrations serrées, usantes, mensongères, dans lesquelles nos cellules vivent constamment. Il serait fastidieux, aussi fastidieux que le travail lui-même, de décrire les innombrables petites faussetés du corps par où s’introduisent le vieillissement, les maladies et la mort. Faire chaque chose de la vraie manière, dit la Mère, et il y a d’innombrables manières fausses de faire les moindres gestes quotidiens. À titre d’exemple, nous ne soulignerons ici qu’un point de travail parmi bien d’autres: nous faisons tout dans la tension, la précipitation, n’importe comment, inconsciemment; devant les mille et une sollicitations de la vie extérieure, sans parler des chocs, nous nous comportons physiquement comme le patient dans le fauteuil du dentiste; tout est crispé, recroquevillé, par hâte, par peur, par anxiété, par avidité – c’est l’héritage de quelques millions d’années d’animalité; notre substance se souvient d’avoir lutté pour survivre, elle est tout le temps à se durcir. Ce durcissement est l’une des causes de la mort et un grand obstacle à l’établissement de la vibration vraie. Quand nous nous durcissons sous un choc, nous ramassons toute notre force vitale en un point, comme une défense; brusquement, un énorme courant passe par un orifice minuscule, qui tourne au rouge et fait mal. Si nous apprenions à élargir notre conscience physique et à absorber le choc, au lieu de le rejeter, nous ne souffririons pas – toute souffrance est une étroitesse de conscience, à tous les niveaux. Mais on comprend que si, d’un seul coup, se précipitait dans les cellules ce poudroiement d’or chaud supramental et que le corps réagisse par son durcissement habituel, tout éclaterait. C’est-à-dire que notre conscience cellulaire, comme notre conscience mentale et vitale, doit apprendre à s’élargir et à s’universaliser. Il faut que là aussi la conscience cosmique s’introduise. Dans le silence mental, la conscience mentale s’universalise; dans la paix vitale, la conscience vitale s’universalise; dans l’immobilité du corps, la conscience physique s’universalise. Immobilité, réceptivité, élargissement cellulaire, sembleraient parmi les conditions de base pour que la substance puisse supporter Agni et durer.
Mais tout d’un coup, une énorme difficulté surgit. Universalisation de la conscience physique? mais alors, quand il n’y a plus qu’un corps, tous les corps lui tombent dessus, tous les mensonges du monde sont là!… Ce n’est plus la bataille d’un homme, c’est la bataille de tout le monde. Et nous approchons du vrai problème. Dans cet éclaircissement physique, le chercheur fait une autre découverte, assez brutale: tous ses pouvoirs yoguiques s’écroulent. Il avait déjà maîtrisé les maladies, maîtrisé les fonctionnements du corps, peut-être même maîtrisé la pesanteur, il était capable d’avaler des poisons sans en souffrir; bref, il était le maître de sa maison, parce que sa conscience était le maître. Mais subitement, du jour où il se met en tête de transformer ce corps, tous ses pouvoirs s’évanouissent, comme de l’eau dans les sables. Les maladies tombent sur lui comme sur un débutant, les organes se détériorent, tout fonctionne de travers. Il semble que le corps doive oublier ses vieux fonctionnements mensongers, pourrissants, pour tout réapprendre suivant un mode nouveau. Et la Mort s’en mêle. Entre les deux fonctionnements, le vieux et le nouveau qui doit remplacer les organes symboliques par la Vibration vraie, la ligne est très mince, parfois, qui sépare la vie de la mort – peut-être même faut-il être capable de passer la ligne et de revenir pour vraiment triompher? c’est ce que la Mère appelait mourir à la mort, après l’une de ses expériences d’où elle faillit ne pas revenir. C’est-à-dire qu’il faut faire face à tout, et que tout résiste. Mais nous connaissons le même phénomène aux étages supérieurs de la conscience; dès que le chercheur se met en route, tout va de travers; lui qui se croyait un mental solidement ancré dans la vérité, il voit défiler les suggestions et les scepticismes les plus agressifs; il se croyait pur et bien honnête, et il ramasse une série d’horreurs vitales à décourager les pires chenapans du monde, et quelques autres qui ne sont pas d’ici. En d’autres termes, Sri Aurobindo l’a déjà dit, on ne peut pas résoudre un problème, sur quelque plan que ce soit, sans faire face à tous les contraires du But. Autrement, ce ne serait pas une victoire, mais une oppression. Nulle part, sur aucun plan, il ne s’agit de trancher le mal, mais de le convaincre de sa propre lumière. Le yogi, qui par son pouvoir éliminait les maladies, n’avait pas résolu le problème: il avait muselé les forces de maladie, c’est tout. Or, on conçoit bien qu’il ne peut pas y avoir de transformation si les forces sont simplement muselées et qu’elles restent à rôder dans les coins en attendant leur heure. Et comme rien ne peut se retrancher de l’univers, il faut qu’elles se convertissent. Mais se convertir comment? la mort, les maladies sont partout, elles sont dans le subconscient des corps, de tous les corps du monde. Le yogi qui avait vaincu les maladies, défié la mort (pas pour longtemps, et c’est justice) n’avait vaincu que pour lui seul, et c’est pour cela qu’il ne pouvait pas vaincre vraiment! ô sagesse de la Loi. Il avait fait sa carapace protectrice, enfermé dedans comme un poussin de lumière, et le reste autour grouillait comme d’habitude. Mais si la carapace s’ouvre, tout rentre! il n’y a qu’un corps! Ramakrishna flagellé par la lanière qui brutalisait un bœuf à côté de lui, ou la Mère luttant contre une hémorragie qui frappait un disciple à des centaines de kilomètres de là, sans qu’elle en sache rien, nous mettent devant la totalité du problème – le corps est partout! s’écriait la Mère. C’est partout qu’il faut vaincre, pour tous les corps et pour la terre entière. On ne peut rien transformer si l’on ne transforme tout. Sinon, on est tout seul dans son trou de lumière. Et à quoi cela sert? À quoi sert qu’un seul homme soit transformé, si le reste meurt et meurt? Le corps du pionnier de la transformation est donc comme un champ de bataille, et c’est la bataille de tout le monde qui s’y livre; tout s’y rencontre, tout y résiste. Il y a un point central tout en bas, un nœud de vie et de mort, où se joue le destin du monde. Tout est ramassé en un point.
J’ai creusé longtemps, profond
Dans la fange et la boue
Un lit pour la chanson d’une rivière d’or,
Une demeure pour un feu qui ne meurt pas.
Mes plaies sont mille et une374…
Et il doit faire face à toutes les difficultés, même à la Mort, non pour les détruire, mais pour les changer. On ne peut rien transformer sans prendre sur soi: Tu porteras toutes choses pour que toutes choses puissent changer, dit Savitri375; c’est pourquoi Sri Aurobindo a quitté son corps le 5 décembre 1950, officiellement d’une crise d’urémie, lui qui pouvait guérir les autres en quelques secondes. Mourir sur la croix est émouvant, certes, mais les crucifixions, surtout quand on les adore, ne font que perpétuer la loi de la mort. Ce n’est pas un corps crucifié qui sauvera le monde, dit la Mère, mais un corps glorifié.
Non, ce n’est pas un travail spectaculaire, c’est bien un «travail microscopique», et c’est dans la Boue du monde qu’il faut creuser.
Deuxième phase – le subconscient
Il y a donc une autre catégorie de difficultés (mais c’est la même sous un autre visage), qui ne tient pas à la résistance de la matière individuelle, corporelle, mais à la résistance subconsciente de la terre entière. C’est là que Sri Aurobindo a rencontré la Mort. C’est là que la Mère continue l’œuvre. Si nous voulons situer le lieu où se joue toute l’affaire – notre affaire – et suivre le processus du travail, il faut remonter au processus évolutif lui-même. L’émergence d’un degré nouveau dans l’évolution, que ce soit celle de la Vie dans la Matière ou du Mental dans la Vie, s’accomplit toujours sous une double poussée: une poussée du dedans ou d’en bas, du principe involué qui cherche à émerger, et une poussée du «dehors» ou d’«en haut», du même principe tel qu’il existe déjà sur son propre plan. La conjonction de ces deux poussées, par exemple du mental involué dans certaines formes vivantes et du Mental tel qu’il a été formé sur son propre plan au cours de l’évolution descendante ou dévolution, finit un jour par provoquer un déchirement des limites vitales, et, brusquement, l’émergence mentale dans la Vie. Tout est involué, tout est déjà là dans la Matière, mais l’involution ne peut se défaire que par la pression d’en haut qui répond à l’appel d’en bas et brise le sceau, comme le soleil brise le tégument de la semence. Actuellement, le supramental involué dans la Matière, pousse du dedans, sous forme de tension spirituelle, d’aspirations terrestres à l’Immortalité, à la Vérité, à la Beauté, etc., et, en même temps, il presse d’en haut, de son propre plan éternel, sous forme d’intuitions, de révélations, d’illuminations. C’est ce que l’Écriture exprime à sa façon lorsqu’elle joint inséparablement l’apparition de la «terre nouvelle» et l’apparition de «nouveaux cieux» («de nouveaux cieux et une nouvelle terre où la Vérité habitera»), parce que sans ces nouveaux cieux, ou plutôt ce nouveau degré de conscience, supramental, l’émergence d’une nouvelle terre ne peut pas se produire. La terre nouvelle sera le produit des nouveaux «cieux» de la conscience supramental, de même que la terre actuelle est le produit du vieux «ciel» mental ou surmental des dieux et des religions. Et ainsi à tous les degrés de l’évolution: le haut et le bas se tiennent. Mais l’émergence du nouveau «haut» ou du nouveau degré de conscience, à un stade quelconque de l’évolution, n’est pas une magie soudaine qui change tous les degrés anciens. Entre l’apparition des premières amibes sous le ciel de la Vie et celle des mammifères, nous savons les millions d’années qu’il fallut pour surmonter l’inertie matérielle et «vitaliser» la Matière. De même, entre l’apparition de l’homme de Néanderthal et celle de Platon, il a fallu des milliers d’années pour surmonter la résistance des deux degrés précédents et «mentaliser» la Vie, devenir l’homme mental complet. Encore aujourd’hui, combien d’hommes vivent-ils vraiment sous le signe mental et non sous le signe des passions de la Vie? Tout le travail du pionnier de l’évolution, à n’importe quel niveau, consiste précisément à joindre le nouveau haut à l’ancien bas; quand le haut rencontre le bas, un cycle évolutif s’achève. De même, lorsque le pionnier de l’évolution mentale émerge tout à coup dans le Supramental, sa découverte n’est pas une magie soudaine qui renverse les lois anciennes; il ne saute pas plus à l’homme supramental complet que l’homme de Néanderthal ne saute à Platon; il doit «supramentaliser» tous les degrés précédents. Certes, le Sommet suprême et le Fond suprême se rencontrent dans sa conscience, l’Esprit et la Matière, le Positif et le Négatif, et ses pouvoirs sont, naturellement, considérablement accrus, mais finalement ils ne sont accrus que proportionnellement aux résistances nouvelles qu’il va rencontrer. Car plus l’évolution progresse, plus elle touche des couches profondes: le principe de Vie colonisait tout juste la croûte matérielle du monde; le principe Mental colonise tant bien que mal son passé immédiat, le subconscient mental et les dérèglements anciens de la Vie; et le principe Supramental affronte non seulement le subconscient mental et vital, mais un passé plus lointain encore, le subconscient physique et l’Inconscient – plus on s’élève, plus on est tiré en bas. L’évolution ne va pas de plus en plus haut, dans plus en plus de ciel, mais de plus en plus profond, et chaque cycle ou chaque cercle évolutif se referme un peu plus bas, un peu plus près du Centre où se rejoindront finalement le Haut et le Bas suprêmes, le ciel et la terre. Le pionnier doit donc nettoyer le terrain intermédiaire, mental, vital et matériel, afin que les deux pôles se rencontrent effectivement. Quand la jonction sera faite, pas seulement mentalement et vitalement, mais matériellement, l’Esprit émergera dans la Matière, dans un être supramental complet et dans un corps supramental.
Et la terre deviendra la demeure manifeste de l’Esprit376
Ce nettoyage du terrain intermédiaire est toute l’histoire de Sri Aurobindo et de la Mère. Les difficultés d’adaptation du corps à l’Agni supramental sont peut-être, finalement, des difficultés voulues et nécessaires. Peut-être n’est-ce pas vraiment une difficulté matérielle, mais une difficulté stratégique, si l’on peut dire. Sri Aurobindo et la Mère, en effet, allaient s’apercevoir au cours de cette deuxième phase que la transformation n’est pas seulement un problème individuel, mais terrestre, et qu’il n’y a pas de transformation individuelle possible (ou du moins complète), sans un minimum de transformation collective. Du jour où les conditions d’évolution collective seront suffisamment avancées, il est probable que les difficultés matérielles actuelles de la transformation, qui paraissent insurmontables, s’écrouleront d’un seul coup comme un château de cartes. Il n’y a pas, jamais, d’impossibilités; il n’y a que des moments venus ou pas venus. Tous les obstacles, de quelque ordre qu’ils soient, s’avèrent toujours, à l’expérience, de précieux auxiliaires d’une Vérité dont nous ne devinons pas encore le sens ni les intentions. Avec notre vision extérieure, superficielle, il nous semble que la transformation est exclusivement un problème d’ordre matériel, parce que nous mettons toujours la charrue avant les bœufs, mais, en vérité, toutes les difficultés sont intérieures et psychologiques; les difficultés spectaculaires d’adaptation du corps à cet Agni bouillonnant, sont sans doute moins des difficultés pratiques, matérielles, qu’une difficulté de la conscience terrestre tout entière, nous allons le voir. Mais nous parlons par énigmes; nous éclairerons mieux le problème auquel Sri Aurobindo et la Mère allaient bientôt se heurter, en citant cette simple remarque de Sri Aurobindo à un disciple: J’ai drainé, drainé, drainé la boue subconsciente… la lumière supramentale commençait à descendre avant novembre377, puis la boue s’est levée et tout est arrêté378. Une fois de plus, Sri Aurobindo vérifiait, non plus individuellement cette fois, mais collectivement, que si l’on tire une lumière un peu forte, toute l’obscurité d’en dessous gémit, violée. Il est curieux de noter que chaque fois que Sri Aurobindo et la Mère ont eu quelque expérience nouvelle marquant un progrès dans la transformation, ce progrès s’est automatiquement traduit dans la conscience des disciples, sans même qu’ils en sachent rien, par une période de difficultés accrues, parfois même des révoltes ou des maladies, comme si tout se mettait à grincer. Alors on commence à comprendre le mécanisme. Si l’on soumettait brusquement un pygmée à la simple lumière mentale d’un homme cultivé, nous assisterions probablement à des révolutions souterraines qui traumatiseraient le pauvre bougre et le rendraient fou. Il y a encore trop de forêt vierge en dessous. Le monde est encore plein de forêt vierge, voilà toute l’affaire en deux mots; notre colonisation mentale est une croûte minuscule sur un quaternaire à peine sec.
Les rishis védiques, parlant des forces ou des êtres subconscients, disaient: «ceux-qui-couvrent», «ceux-qui-dévorent», les «voleurs de soleil»; on ne saurait mieux dire, ce sont de terribles voleurs; à peine a-t-on fait un progrès, attiré une lumière nouvelle, une vibration un peu plus intense, que l’on est tout à coup comme coiffé, tiré en bas sous une cloche suffocante où tout se désagrège dans une terrible moiteur; la vibration si harmonieuse de la veille, si claire, si lumineuse, si souple, est d’un seul coup couverte d’une épaisseur gluante, comme s’il fallait traverser des kilomètres de sargasses pour retrouver un bout de lumière; tout ce que l’on voit, tout ce que l’on touche, tout ce que l’on fait est comme pourri, décomposé par cette invasion d’en bas. Plus rien n’a de sens. Et pourtant, extérieurement, les conditions sont les mêmes, rien n’est changé. C’est une sorte de lutte nouée, dit Sri Aurobindo, où aucun côté ne fait d’avance appréciable (un peu comme dans la guerre de tranchées en Europe), la force spirituelle insiste contre la résistance du monde physique et cette résistance dispute chaque pouce de terrain en faisant des contre-attaques plus ou moins effectives… S’il n’y avait pas la Force et l’Ananda au-dedans, ce serait un travail harassant et dégoûtant379. Et la bataille semble interminable; on «creuse et creuse», disaient les rishis, et plus on creuse, plus le fond semble reculer: «J’ai creusé, creusé… Bien des automnes j’ai peiné nuit et jour, les aurores me vieillissent, l’âge diminue la gloire de nos corps», ainsi se plaignait Lopamudra, il y a des millénaires, l’épouse du rishi Agastya, qui cherchait aussi la transformation: «Même les hommes d’autrefois qui avaient l’expérience de la Vérité et qui parlaient aux dieux… ils n’atteignirent point la fin.» Mais Agastya ne se laisse pas décourager et sa réponse est si magnifiquement caractéristique de ces conquérants qu’étaient les rishis: «Point n’est vain le labeur que les dieux protègent. Allons, goûtons toutes les forces contestantes, conquérons ici-même, en vérité, livrons cette course et cette bataille aux cent têtes.» (I.179) Et vraiment c’est comme une hydre. Nuit après nuit, dans son sommeil ou les yeux grands ouverts, le chercheur découvre des mondes bien étranges. Il déterre un à un les lieux où prennent naissance toutes les perversions humaines, les guerres humaines, les camps de concentration humains – c’est là-bas que se prépare l’ici – il attrape dans leur trou toutes les forces sordides qui animent les hommes petits et cruels:
Découvreur solitaire en des royaumes menaçants
Gardés du soleil comme des cités termites380
Et plus on a de lumière, plus on découvre d’obscurités; à la trace, nuit après nuit, se révèle le pourrissement sournois qui mine la Vie – comment pourrait-on transformer quoi que ce soit tant que cette nécrose est là? Et comme notre mental ou notre vital sont déjà trop établis dans la vérité, trop clairs pour être attaqués par ces forces souterraines, c’est le corps qui souffre, parce que c’est le dernier repaire du Mensonge. On voit alors très bien par quelles complicités les maladies ou la mort entrent dans le corps – chaque défaite là-bas est une défaite ici – et l’on comprend tangiblement, concrètement, en détail, l’énorme vanité de ceux qui croient guérir le monde par des moyens extérieurs et des institutions nouvelles: à peine le mal est-il guéri ici, exterminé là-bas, qu’il ressuscite ailleurs, en d’autres coins, sous d’autres formes. Le mal n’est pas dehors, il est dedans, dessous, et tant que l’on n’aura pas guéri cette Maladie-là, le monde ne peut pas guérir. Sri Aurobindo l’a bien dit: Les vieux dieux savent transmigrer381.
Tout au fond, par-delà les désordres, la peur, la grande Peur qui préside au fond, on trouve comme une immense Lassitude, quelque chose qui ne veut pas, qui dit NON à toute cette peine de vivre, ce viol de lumière. On sent que si l’on descendait là, au bout de ce Non, on coulerait dans une grande détente de pierre, comme l’extase d’en haut était une grande détente de lumière. La Mort n’est pas le contraire de la Vie! c’est l’envers, ou la porte, du Supraconscient lumineux – tout au bout du Non, il y a le Oui et encore Oui qui nous pousse et nous repousse dans des corps et des corps, pour la joie. La Mort n’est que le regret de ce Oui-là. La grande Lassitude tout au fond, un simulacre de cette Béatitude. La Mort n’est pas le contraire de la Vie! c’est l’obscure détente du corps qui n’a pas encore trouvé la lumineuse détente de la joie éternelle. Quand le corps trouvera cette extase-là, cette immensité de lumière et de joie au fond de sa chair comme en haut, il n’aura plus besoin de mourir.
Où est le «moi», le «je» dans tout cela? où «ma» difficulté, «ma» mort, «ma» transformation? le chercheur a percé la minuscule croûte du subconscient personnel, il débouche partout dans le monde; c’est le monde entier qui résiste: Ce n’est pas nous qui faisons la guerre, c’est tout qui nous fait la guerre! Nous nous croyons séparés, chacun dans un petit sac de peau bien propre, avec un «dedans» et un «dehors», un individu et une collectivité, comme les dérisoires petites frontières de nos pays, mais tout communique! il n’est pas une seule perversion, pas une honte au monde, qui n’ait quelque racine en nous, pas une mort dont nous ne soyons complices; nous sommes tous coupables et tous dans le bain, personne n’est sauvé si tout le monde n’est sauvé! Ce n’est pas la difficulté d’un corps, mais la difficulté du Corps, dit la Mère, et encore n’y met-elle pas de majuscule. Sri Aurobindo et la Mère découvraient ainsi matériellement, expérimentalement, l’unité substantielle du monde: on ne peut pas toucher un point sans toucher tous les points, on ne peut pas faire un pas en avant ou en haut sans que le reste du monde, lui aussi, fasse un pas en haut ou en avant. Nous parlions tout à l’heure d’une difficulté «stratégique»; il se pourrait bien que la stratégie divine ne veuille pas qu’un point progresse tout seul sans tous les autres points. C’est pourquoi, il y a six mille ans, les rishis védiques ont échoué. Il n’y a pas de transformation individuelle possible, complète et durable sans un minimum de transformation du monde.
Ainsi s’achève la deuxième phase du travail de transformation. Après avoir travaillé pendant quatorze ans, de 1926 à 1940, d’une façon individuelle concentrée, avec une poignée de disciples triés sur le volet, Sri Aurobindo et la Mère étaient arrivés devant un mur. Dès que la lumière supramentale s’approchait de la terre pour faire la jonction avec la même lumière involuée, des torrents de boue sortaient du subconscient collectif et tout se recouvrait. Pour aider l’humanité, remarquait Sri Aurobindo, il ne suffit pas qu’un individu, si grand soit-il, arrive individuellement à la solution, parce que, même si la Lumière est prête à descendre, elle ne peut pas rester tant que le plan inférieur, lui aussi, n’est pas prêt à supporter la pression de la Descente382. Il est significatif (peut-être plus qu’on le croit) que le point culminant de la deuxième phase du travail de transformation ait coïncidé avec le début de la deuxième guerre mondiale. Quand la pression de la Lumière descend dans un seul corps parmi les hommes, le corps du monde, lui aussi, se met à rougeoyer.
Que savons-nous, vraiment, du bien du monde, ou de son mal?
Devant les résistances collectives, Sri Aurobindo et la Mère avaient hésité un moment; ils s’étaient demandé s’ils ne pourraient pas se couper du reste du monde et progresser tout seuls en pointe, avec quelques disciples, opérer la transformation, puis revenir à un travail collectif afin que la transformation accomplie en eux-mêmes, ou partiellement accomplie, fasse tache d’huile sur le reste de la terre (c’est cette idée qui a poussé tant de groupements spirituels, occultes, chevaleresques ou autres, à se choisir un lieu secret, à l’écart du monde, pour faire leur travail à l’abri du pourrissement des vibrations collectives); mais ils s’aperçurent que c’était une illusion et qu’après, l’abîme, ou comme dit Sri Aurobindo le gouffre atmosphérique383, serait trop immense entre la réalisation nouvelle et le vieux monde, pour pouvoir jamais être comblé. Et que sert une réussite individuelle si elle n’est pas transmissible au reste du monde? nous serons comme le roi d’Andersen dont nous parlions tout à l’heure. Si un être supramental apparaissait brusquement sur la terre, personne ne le verrait! il faut d’abord que nos yeux s’ouvrent à un autre mode de vie. Si vous avancez sur le chemin qui est prêt, dit la Mère, (car il en est des chemins comme des êtres, certains sont prêts) sans avoir la patience d’attendre le reste de la création, c’est-à-dire si vous réalisez quelque chose qui soit très proche de la Vérité par rapport à l’état actuel du monde, que se produira-t-il? la dislocation d’un certain ensemble, une rupture, non seulement d’harmonie mais d’équilibre, parce qu’il y aura toute une partie de la création qui ne pourra pas suivre. Et au lieu d’une réalisation totale du Divin, on aura une petite réalisation locale, infinitésimale, et rien ne sera fait de ce qui doit finalement être fait. En outre, souligne la Mère, si l’on veut faire le travail d’une façon solitaire, il est absolument impossible de le faire d’une façon totale, parce que tout être physique, si complet soit-il, même s’il est d’une qualité tout à fait supérieure, même s’il a été produit pour une œuvre tout à fait spéciale, n’est jamais que partiel et limité. Il ne représente qu’une vérité, une loi dans le monde – ce peut être une loi très complexe, mais ce n’est jamais qu’une loi – et la totalité de la transformation ne peut pas se faire à travers lui seul, à travers un seul corps… On peut atteindre, solitaire, à sa propre perfection; on peut devenir, dans sa conscience, infini et parfait. La réalisation intérieure n’a pas de limites. Mais la réalisation extérieure, par contre, est nécessairement limitée, de sorte que si l’on veut avoir une action générale, il faut au moins un minimum de personnes physiques.
Après quatorze années de concentration individuelle, en 1940, Sri Aurobindo et la Mère ouvraient toutes grandes les portes de leur Ashram. Ainsi commence la troisième phase de la transformation, qui continue encore, une phase d’expansion et de travail terrestre.
Note de l’auteur (de 1984)
Le sous-chapitre qui suit n’a hélas qu’une valeur historique. Aujourd’hui, après le départ de Mère en 1973, l’«Ashram de Sri Aurobindo» n’est plus guère qu’une institution prospère sans rapport avec l’expérience évolutive de Sri Aurobindo et Mère. Le lecteur désireux d’en savoir davantage sur le travail de Mère après le départ de Sri Aurobindo en 1950, ainsi que sur les événements qui ont entouré le départ de Mère en 1973, est prié de se référer à l’Agenda de Mère (1951-1973, 13 volumes), ainsi qu’à la trilogie de Satprem sur Mère: 1) le Matérialisme divin; 2) l’Espèce nouvelle; 3) la Mutation de la Mort.
Un «Ashram», en Inde, est une communauté spirituelle ou religieuse dont les membres, rassemblés autour d’un Maître, ont renoncé au monde pour se consacrer aux méditations, concentrations, exercices yoguiques et parvenir à la «libération». On se doute que l’Ashram de Sri Aurobindo n’a rien à voir avec cette définition, sauf le fait que des disciples sont rassemblés autour de Sri Aurobindo et de la Mère. Ce n’est pas une sorte de couvent exotique, encore moins un lieu de refuge et de paix; c’est plutôt une forge: Ce n’est pas pour le renoncement au monde que cet Ashram a été créé, mais comme un centre ou un terrain d’expérience pour l’évolution d’une nouvelle forme de vie384. Dès avant son arrestation au Bengale, à une époque où il ne songeait même pas à fonder un Ashram, Sri Aurobindo disait déjà: C’est dans l’homme qui vit la vie ordinaire des hommes par la force du yoga, que la vie spirituelle trouve son expression la plus puissante… C’est par l’union de la vie intérieure et de la vie extérieure que l’humanité sera finalement soulevée et qu’elle deviendra puissante et divine385. Son Ashram est donc tout mélangé à la vie ordinaire, au beau milieu de la pâte collective, puisque c’est là que doit s’opérer la transformation, non sur quelque cime himalayenne. En dehors du bâtiment principal où vit la Mère et où se trouve le tombeau de Sri Aurobindo, les quelque 1200 disciples, de toutes nationalités et de tous milieux, femmes et hommes, dont quatre ou cinq cents enfants, sont éparpillés à travers la ville de Pondichéry, dans plus de trois cents maisons différentes. Il n’y a pas de murs protecteurs, sauf la lumière intérieure; on est tout de suite dans le bazar.
L’Occidental qui arrive avec l’idée de trouver la paix et d’apprendre le «yoga», est donc déçu. D’abord on ne cherche pas à lui apprendre quoi que ce soit (c’est désapprendre qu’il faudrait plutôt), il n’y a pas de «classes», pas d’enseignement, sauf les œuvres de Sri Aurobindo et les Entretiens de la Mère, qui sont à la disposition de tout le monde (ainsi que les autres enseignements, d’ailleurs, traditionnels ou non). Il n’y a pas de règles non plus. Le disciple doit tout découvrir par lui-même, en lui-même, au milieu d’une vie extérieure extraordinairement active. Il est livré à lui-même. Au reste, comment pourrait-on faire des règles pour une œuvre qui embrasse tous les niveaux de l’évolution, mentale, vitale et psychique, tous les types humains, toutes les traditions (certains disciples ont été élevés dans le christianisme, d’autres dans le taoïsme, l’islam, le bouddhisme, l’athéisme, etc.)? chacun doit découvrir sa vérité, qui n’est pas celle du voisin. D’aucuns croient en la vertu de l’ascétisme, en dépit de tout ce que Sri Aurobindo a pu en dire, et ils vivent retirés, comme des ascètes; d’autres préfèrent le judo ou le football; d’autres croient dans les livres et d’autres n’y croient plus; d’autres font des affaires, fabriquent de l’acier inoxydable, des parfums ou même quelques tonnes de sucre dans une nouvelle raffinerie. Il y en a pour tous les goûts. Celui qui aime la peinture, peint; celui qui aime la musique dispose de tous les instruments possibles, indiens ou occidentaux; celui qui aime l’enseignement est professeur au Centre International d’Éducation et joue sur toute la gamme, du kindergarten au stade universitaire. Il y a aussi une imprimerie, des laboratoires, des champs, des rizières, des ateliers mécaniques pour les voitures particulières, les tracteurs, les camions; des rayons X, une salle d’opération; toutes les professions possibles sont représentées. C’est un microcosme. On peut être boulanger aussi ou même nettoyer la vaisselle et faire de la menuiserie, si l’on croit en la vertu des travaux simples. Il n’y a d’ailleurs aucune différence entre ces activités; aucune ne paye, aucune n’est supérieure à l’autre. Toutes les nécessités de la vie sont pourvues par la Mère, chacun suivant ses besoins; il n’y a qu’un travail véritable, découvrir la vérité de son être, dont l’autre, le travail extérieur, n’est qu’un moyen. L’étrange, d’ailleurs, est que l’on assiste souvent à des changements d’activités à mesure que la conscience s’éveille; toutes les valeurs qui présidaient aux anciens métiers s’écroulent assez vite, et, puisque l’argent ne signifie plus rien, tel qui se croyait médecin se découvre mieux dans une peau d’artisan, et l’homme moyen se révèle soudain peintre ou poète, ou se plonge dans l’étude du sanscrit ou de la médecine ayurvédique. C’est une refonte complète des valeurs extérieures suivant le seul critère intérieur. Un disciple ayant demandé à la Mère, un jour, quelle était la meilleure façon de collaborer à la transformation supramentale, il lui fut répondu ceci: C’est toujours la même chose réaliser son propre être, sous: n’importe quelle forme, par n’importe quel chemin – cela n’a aucune importance – mais c’est le seul moyen. Chaque individu porte en soi une vérité, et c’est à cette vérité qu’il doit s’unir, c’est cette vérité qu’il doit vivre; et comme cela, le chemin qu’il suivra pour joindre et réaliser cette vérité, est aussi le chemin qui le mènera le plus près possible de la Transformation. C’est-à-dire que les deux sont absolument unis: la réalisation personnelle et la transformation. Qui sait? peut-être même est-ce cette multiplicité d’approches qui donnera le Secret et qui ouvrira la porte.
Il n’y a pas de vie commune non plus, sauf un lien intérieur. Certains disciples ont gardé l’habitude d’autrefois, du temps où la Mère avait ses entretiens avec les enfants de l’Ashram, et continuent de se réunir deux fois par semaine pour une méditation collective; mais c’est pour les sports qu’ils se rencontrent surtout (il y a bien une salle à manger commune, mais la plupart préfèrent la cuisine chez eux, en famille ou seuls). Il y a toutes sortes de sports, depuis le hatha yoga traditionnel jusqu’au tennis et à la boxe; il n’est guère de disciple qui n’y consacre une heure ou deux chaque jour. La mer est à côté, mais on trouve une piscine olympique; il y a des terrains de basket et de volley-ball, une piste cendrée, un gymnase, un ring, une salle de judo, etc. Tous les exercices possibles y sont pratiqués, de cinq à quatre-vingts ans. Il y a aussi un théâtre et un cinéma. Pourtant, le sport n’est pas un article de foi non plus; rien n’est un article de foi, sauf, naturellement, la foi en les possibilités divines de l’homme et en une vie plus vraie sur la terre. Vous tous ici, mes enfants, disait la Mère aux plus jeunes, vous vivez dans une liberté exceptionnelle… Pas de contraintes sociales, pas de contraintes morales, pas de contraintes intellectuelles, pas de principes; rien qu’une Lumière qui est là. Mais c’est une Lumière très exigeante, et c’est ici que le travail terrestre commence.
Comment peut-on parler de travail «terrestre» avec 1200 disciples, ou même cent mille? Disons tout de suite que l’Ashram n’est qu’un point de concentration du travail – en fait, l’Ashram est partout dans le monde où il y a des hommes qui croient en une vie plus vraie, connussent-ils Sri Aurobindo ou non, parce que leur orientation intérieure ou leur volonté intérieure représente un type de concentration ou de besoin qui les met automatiquement dans le creuset. La transformation n’est la prérogative de personne, au contraire, il faut qu’il y ait beaucoup de personnes, les plus diverses possibles. L’Ashram est donc un centre symbolique, un peu comme un laboratoire est le terrain symbolique d’un vaccin qui va ensuite opérer sur des millions d’hommes: le laboratoire, disait souvent Sri Aurobindo. On comprendra mieux si nous disons que chaque individu représente un certain ensemble de vibrations et que chacun a accès à une zone particulière du Subconscient. Ces mondes, apparemment d’une extraordinaire diversité, sont en fait, chacun, constitués de quelques vibrations typiques; la multitude des formes (ou des déformations plutôt), des êtres, des lieux, des événements, dans une zone donnée, ne fait que recouvrir une vibration identique. Dès que l’on devient un peu conscient et que l’on commence à descendre dans le subconscient sans être abruti, pour travailler, on s’aperçoit avec étonnement, presque amusement, que les personnes physiques que nous connaissons, qui sont assez différentes extérieurement lorsqu’on les rencontre sur le plan mental ou sur le plan vital, sont presque fondues et intervertibles dans le Subconscient! on se demande si c’est bien untel ou untel. Il y a ainsi des types de gens, pourtant extérieurement séparés par des religions différentes, des cultures différentes, des étages sociaux différents et même des morales différentes, qui sont tous pareils dans le Subconscient, comme si l’on voyait l’un à travers l’autre, dit la Mère; c’est une sorte de superposition curieuse. Et nous ne voyons que deux ou trois individus l’un à travers l’autre, parce que notre vision est limitée à un cercle restreint, mais si nous avions la vision totale, nous verrions que derrière eux il y en a des milliers et des milliers. Et ils sont agglutinés dans des zones bien déterminées. Il y a des êtres que l’on ne rencontre jamais ensemble dans le Subconscient, et qui pourtant sont très proches dans la vie extérieure, et inversement. Alors apparaît clairement le mécanisme du travail terrestre: Chacun, dit la Mère, est un instrument pour contrôler un certain ensemble de vibrations qui représentent son champ de travail particulier; chacun, par ses qualités et ses défauts, a accès à une zone de la conscience terrestre, qui représente sa part de la transformation collective. Et l’on comprend pourquoi la transformation ne peut pas s’opérer par un seul individu, car, si grand soit-il, si vaste soit son organisation intérieure et sa colonisation mentale, vitale et subconsciente, il ne représente qu’un ensemble de vibrations. Il peut tout au plus transformer le type de vibration qu’il représente, et encore n’est-ce pas sûr, car, finalement, tout se tient. Et l’on comprend aussi que la transformation ne peut pas se faire avec des petits saints. Ce n’est pas avec de la sainteté que le vaccin se produit, mais avec la part de maladie humaine que l’on a le courage d’assumer. Dans tous les cas, la maladie est là, mais, dans un cas, on ferme les yeux et on s’extasie, dans l’autre, on retrousse ses manches et on compte les bouillons de culture. Un ancien disciple s’étant vivement plaint du mélange de l’Ashram et des individus «impossibles» qui s’y trouvaient, Sri Aurobindo observa: Il est nécessaire, ou plutôt inévitable, que dans un Ashram qui est un laboratoire du yoga supramental, l’humanité soit diversement représentée. Le problème de la transformation doit forcément comprendre toutes sortes d’éléments, favorables et défavorables. En fait, le même homme est un mélange des deux. S’il n’y avait que des gens vertueux et cultivés à faire le yoga, des hommes qui n’ont pas trop de difficultés vitales en eux, il se pourrait bien que l’entreprise échoue, parce que la difficulté de l’élément vital dans la nature terrestre n’aurait pas été affrontée et surmontée386. Un autre disciple, en proie peut-être à des remords, avait écrit à Sri Aurobindo: «Quels fichus disciples nous sommes! Vous auriez dû choisir ou appeler une meilleure substance humaine, peut-être quelqu’un comme Z?» et Sri Aurobindo de répondre: Pour les disciples, je suis d’accord! oui, mais est-ce qu’une substance meilleure, à supposer qu’elle existe, serait typique de l’humanité? Manipuler quelques types exceptionnels ne résoudrait en rien le problème. Et consentiraient-ils à suivre mon chemin? c’est une autre question. Et si on les mettait à l’épreuve, est-ce que l’humanité commune ne se révélerait pas soudain en dessous? c’est encore une autre question387… Je n’ai pas besoin de centaines de milliers de disciples. Ce sera assez si je peux trouver cent hommes complets, vides de petit égoïsme, qui seront les instruments de Dieu388.
Pratiquement, le travail se fait à travers chacune de nos difficultés psychologiques, symboliques de la même difficulté à travers le monde – si l’on touche une vibration donnée dans un individu, c’est la même vibration qui est touchée dans le monde entier. Chacun de vous, dit la Mère, représente une des difficultés qu’il faut vaincre pour la transformation – et cela fait beaucoup de difficultés! C’est même plus qu’une difficulté; je crois vous avoir dit autrefois que chacun représente une impossibilité à résoudre; et quand toutes ces impossibilités seront résolues, l’Œuvre sera accomplie. Chaque individu, nous le savons, a une ombre qui le talonne et semble contredire le but de sa vie. C’est la vibration particulière qu’il doit transformer, son champ de travail, son point impossible. C’est à la fois le défi de sa vie et la victoire de sa vie. C’est sa part de progrès dans l’évolution collective de la terre. Mais un phénomène particulier se produit dans notre laboratoire: dans la vie ordinaire ou dans un yoga individuel, cette ombre est plus ou moins latente, plus ou moins gênante et elle finit par se dissoudre ou, plutôt, par s’enfoncer dans une oubliette; mais dès que l’on se met à un yoga terrestre, on s’aperçoit qu’elle ne s’enfonce pas du tout; elle sort et ressort avec une virulence infatigable, comme si la bataille n’était jamais gagnée – comme si, en vérité, on faisait la bataille sur ce point vibratoire particulier pour la terre entière; il semblerait que le chercheur soit devenu le lieu d’une bataille spéciale, aiguë, symbolique de la même bataille, plus ou moins larvée, sur le même point d’ombre, dans le reste des individus humains. Vous ne faites plus votre yoga pour vous seul, vous faites le yoga pour tout le monde, sans le vouloir, automatiquement. Et le chercheur vérifie in vivo le principe de l’unité substantielle du monde: si l’on se mêle de redresser une seule vibration en soi, ce sont des myriades de petites vibrations frères, ou sœurs, qui résistent à travers le monde. C’est ce que Sri Aurobindo appelle un «yoga pour la conscience terrestre389». Parce qu’il accepte la vie, le chercheur du yoga intégral doit porter non seulement son propre fardeau, mais en même temps une grande partie du fardeau du monde, qui vient s’ajouter à sa charge déjà suffisamment lourde. Par suite, son yoga bien plus que les autres ressemble à une bataille; et ce n’est pas seulement une bataille individuelle, c’est une guerre collective livrée sur un pays immense. Il ne suffit pas qu’il conquière en lui-même les forces égoïstes du mensonge et du désordre, il faut encore qu’il les vainque comme les représentants des mêmes forces adverses inépuisables dans le monde. Ce caractère représentatif leur donne une capacité de résistance bien plus obstinée, un droit de récurrence presque sans fin. Souvent donc, le chercheur s’apercevra que même après avoir gagné avec persistance sa bataille personnelle, il devra la gagner encore et encore dans une guerre qui semble interminable, parce que son existence intérieure est déjà si élargie que non seulement elle contient son propre être avec ses expériences et ses besoins bien définis, mais qu’elle est solidaire aussi de l’être des autres; car en lui-même il porte l’univers390.
Viendra-t-on jamais à bout de cette tâche? On pourrait penser que le Subconscient est un interminable cloaque – «le trou sans fond» disaient les rishis – et que si l’on doit attendre son nettoyage pour réussir une transformation supramental, on risque d’attendre longtemps. Mais c’est une apparence seulement. Chaque homme en naissant n’apporte pas un nouveau contingent de subconscient et d’inconscient: il puise à la même source, il répète les mêmes vibrations qui tournent en rond indéfiniment dans l’atmosphère terrestre. L’homme n’est pas plus capable de créer de l’obscurité qu’il n’est capable de créer de la lumière; il est seulement l’instrument, conscient ou inconscient, de l’une ou de l’autre (et la plupart du temps des deux). Il n’y a pas d’apport de vibrations nouvelles dans le monde, sauf celles du Futur Supraconscient qui deviennent peu à peu présentes et dissolvent ou transmuent les vibrations de notre passé évolutif. Le Subconscient et l’Inconscient d’aujourd’hui sont moins subconscients et moins inconscients qu’ils ne l’étaient voilà deux mille ans, c’est évident, nous avons tous payé pour ce faire. Cette précipitation du Futur dans le présent est toute la clef de la transmutation du monde. Le yoga est le lieu d’accélération du Futur, et le pionnier de l’évolution, l’instrument qui tire en bas des vibrations de plus en plus puissantes. Le travail du chercheur n’est donc pas tant un travail négatif de récurage du Subconscient, qu’un travail positif d’appel de lumière; il précipite en bas les vibrations du Futur afin d’accélérer le processus d’assainissement. C’est ce que Sri Aurobindo appelle la «descente», c’est la caractéristique de son yoga, nous l’avons dit: S’il a jamais été question de descente dans les autres yoga, ce n’était qu’un incident sur le chemin ou un résultat de l’ascension pour eux, l’ascension est le vrai but. Ici, l’ascension est la première étape, mais ce n’est qu’un moyen de la descente. C’est la descente de la conscience nouvelle atteinte par l’ascension, qui est le sceau véritable de la discipline. Ici, le but est l’accomplissement divin de la vie391:. Et quand Sri Aurobindo dit «descente», comprenons bien qu’il ne s’agit pas d’une pointe en haut suivie d’une pointe en bas; il n’entend pas que l’on aille faire un tour de corvée en bas pour nettoyer un peu, il entend que le bas cesse d’être bas. Par exemple, pour être prosaïque, et dieu sait que la transformation est prosaïque, on peut faire des courses au bazar au milieu d’une humanité assez opaque et décomposante, ou se promener la nuit dans certaines régions malfaisantes du Subconscient, et le faire avec la même intensité de conscience, de lumière et de paix que quand on est assis tout seul, les yeux clos dans sa chambre, dans une méditation profonde. C’est cela «descendre». Il n’y a plus de différence, haut et bas sont pareillement lumineux et paisibles. Et c’est comme cela que la transformation terrestre s’opère: l’unité substantielle du monde joue dans les deux sens; s’il est vrai qu’on ne peut pas toucher une ombre sans toucher toutes les ombres du monde, on ne peut pas, inversement, toucher une seule lumière sans modifier toutes les ombres autour. Toutes les vibrations sont contagieuses, les bonnes aussi. Chaque victoire remportée est une victoire pour tous. Mais c’est le contraire qui serait surprenant! C’est tout le même Être! s’écriait la Mère, il n’y a qu’une conscience, qu’une substance, qu’une force, qu’un corps au monde. Et c’est pourquoi Sri Aurobindo pouvait dire: Si le Supramental descend dans notre matière (celle de Sri Aurobindo et de la Mère), c’est qu’il sera descendu dans la Matière, et donc qu’il peut se manifester en d’autres aussi392.
Plus le chercheur progressera vers le haut, plus son accès aux zones d’en bas s’élargira – le Passé qu’il touche est exactement proportionnel à l’Avenir qu’il découvre – et plus son pouvoir de transformation collective grandira aussi. Jusqu’à présent, le pouvoir tiré en bas était un pouvoir mental, ou surmental au mieux, qui ne touchait que des demi-profondeurs, mais maintenant qu’un pouvoir supramental ou spirituel est descendu dans la conscience terrestre à travers la réalisation de Sri Aurobindo et de la Mère, on peut penser que ce Futur suprême va toucher le Fond suprême et précipiter le nettoyage, c’est-à-dire, en fin de compte, l’évolution de l’humanité tout entière. Le yoga est un processus d’évolution concentrée, et la progression est géométrique: Le premier mouvement de la Force évolutive dans la Matière s’étend obscurément sur des âges; le mouvement de la Vie progresse lentement, mais déjà à un rythme plus rapide, il se concentre en millénaires; le Mental peut comprimer encore davantage la lenteur nonchalante du temps et faire de grandes enjambées en quelques siècles; mais quand l’Esprit conscient intervient, une rapidité évolutive suprêmement concentrée devient possible393. Nous en sommes là. Les soubresauts du monde actuel sont sans doute le signe que la Pression descendante s’accélère et que nous approchons d’une vraie solution. Il se peut qu’une fois commencée l’entreprise (supramentale) n’avance pas rapidement, il se peut qu’elle prenne de longs siècles d’effort avant d’arriver à naître avec quelque permanence. Mais ce n’est pas tout à fait inévitable; les changements de ce genre dans la Nature semblent avoir pour principe une longue et obscure préparation, suivie d’un rassemblement rapide et d’une précipitation des éléments dans une nouvelle naissance – une conversion brusque, une transformation qui fait figure de miracle par sa lumineuse instantanéité. Une fois le premier changement décisif effectué, il est certain aussi que l’humanité tout entière ne sera pas capable de s’élever à ce niveau. Il ne peut manquer de se produire une division entre ceux qui sont capables de vivre au niveau spirituel et ceux qui sont seulement capables de vivre dans la lumière qui descend au niveau mental. Et en dessous aussi, il se pourrait qu’il reste une grande masse influencée d’en haut mais pas encore prête pour la lumière. Mais ce serait déjà une transformation, un commencement qui dépasserait de beaucoup tout ce que l’on a réalisé jusqu’à présent. Cette hiérarchie n’entraînerait pas, comme dans notre existence vitale actuelle, une domination égoïste du moins développé par le plus développé; les aînés de la race, au contraire, guideraient leurs frères plus jeunes et travailleraient sans cesse à les élever à des niveaux spirituels plus hauts et vers des horizons plus vastes. Et pour les guides aussi, l’ascension aux premiers niveaux spirituels ne serait pas la fin de la marche divine, ce ne serait pas un sommet qui ne laisse plus rien à accomplir sur la terre. Il y a d’autres niveaux au sein du monde supramental394, encore plus élevés, ainsi que le savaient les anciens poètes védiques qui parlaient de la vie spirituelle comme d’une ascension constante395:
Ô Toi aux cent pouvoirs, les prêtres du Mot t’escaladent comme une échelle. Tandis qu’on monte de cime en cime, apparaît tout ce qui reste à faire396.
Au fond, nous avons passé tous ces siècles à préparer la Base. Une base de sécurité et de bien-être par notre science, une base de charité par nos religions et nos morales, une base de beauté et d’harmonie par nos arts, une base mentale de scrupuleuse exactitude – mais c’est une base pour autre chose. Absorbés dans notre effort pour bien faire, nous ne voyons qu’un angle du grand Œuvre – un angle d’immortalité terrestre comme les rishis, un angle de Permanence éternelle comme le Bouddha, un angle de charité, un angle de bien-être, toutes sortes d’angles, mais nous n’allons pas toujours jouer aux cubes comme les enfants! rien de tout cela n’est une fin, c’est une condition négative du jeu; rien n’est commencé encore! qu’est-ce qui est commencé?… peut-être attend-on seulement que nous prenions conscience du jeu pour qu’il commence. Nous avons épuisé toutes sortes d’aventures depuis Jules Verne et elles se sont lentement fermées devant nous; quelle guerre, quelle révolution vaut encore qu’on s’y saigne? nos Everest sont déflorés et les hautes mers bien gardées – tout est prévu, réglé, même la stratosphère. Peut-être pour nous conduire vers la seule ouverture en ce monde qui nous suffoque de plus en plus? Nous nous sommes crus myopes, une petite taupe sur cet astre, et nous avons rectifié le grand Œil du dedans, et nos ailes à courir les mondes, par un acier qui nous écrase et nous écrase. Peut-être pour nous forcer à croire en nous-mêmes autant qu’en nos machines et que nous pouvons mieux qu’elles. «Ils tournent et tournent en rond, meurtris et trébuchants, comme des aveugles conduits par un aveugle», disait déjà l’Upanishad397. Le temps n’est-il pas venu de jeter un coup d’œil par-dessus nos constructions, et de commencer le jeu? au lieu de remuer des pelles, des pioches, des évangiles et des neutrons, défricher la conscience et jeter cette graine-là sur l’aire du temps, et que la vie commence.
Ô race née de la terre, que le Destin emporte et que la Force contraint
Ô petits aventuriers dans un monde infini
Prisonniers d’une humanité de nains
Tournerez-vous sans fin dans la ronde du mental
Autour d’un petit moi et de médiocres riens?
Vous n’étiez point nés pour une petitesse irrévocable
Ni bâtis pour de vains recommencements…
Des pouvoirs tout-puissants sont enfermés dans les cellules de la Nature
Une destinée plus grande vous attend…
La vie que vous menez cache la lumière que vous êtes398!
Et si l’on jette un coup d’œil par-dessus le mur, tout est là, déjà, attendant seulement que nous le voulions:
Je les ai vus passer le crépuscule d’un âge
Les enfants aux yeux de soleil d’une aube merveilleuse…
Puissants briseurs des barrières du monde…
Architectes de l’immortalité…
Corps resplendissants de la lumière de l’Esprit
Porteurs du mot magique, du feu mystique
Porteurs de la coupe dionysiaque de la joie399…
L’âge de fer est fini400
Les conditions de l’âge de Vérité peuvent sembler sévères – cette descente périlleuse dans l’Inconscient, la bataille contre l’Ombre, la Mort qui menace; mais n’avons-nous pas risqué nos vies à des entreprises plus futiles? La grandeur de l’homme n’est pas dans ce qu’il est, mais dans ce qu’il rend possible, dit Sri Aurobindo401.
Il faut que la Victoire soit remportée une fois, dans un corps. Quand un seul homme aura remporté cette Victoire-là, ce sera une victoire pour tous les hommes et dans tous les mondes. Car cette petite terre, en apparence si insignifiante, est le terrain symbolique d’une bataille qui se joue à travers toutes les hiérarchies cosmiques, de même que l’être humain conscient est le terrain symbolique d’une bataille qui se dispute dans tous les hommes – si nous vainquons ici, nous vainquons partout; c’est nous qui délivrons les morts, c’est nous qui délivrons la vie. Nous sommes chacun, par notre prise de conscience, les bâtisseurs du ciel et les rédempteurs de la terre. C’est pourquoi cette vie sur la terre assume une importance exceptionnelle parmi tous nos autres modes de vie, pour cela aussi que les gardiens du Mensonge s’obstinent à nous prêcher l’au-delà: Il faut se dépêcher de faire son travail ici, dit la Mère, car c’est ici qu’on peut le faire vraiment. N’espérez rien de la mort, la vie est votre salut. C’est en elle qu’il faut se transformer; c’est sur terre qu’on progresse, c’est sur terre qu’on réalise. C’est dans le corps qu’on remporte la Victoire. Alors la loi de l’évolution ne sera plus celle des contraires qui nous talonnent pour nous arracher à notre enfance humaine, mais une loi de lumière et de progrès sans fin – une évolution nouvelle dans la joie de la Vérité. Il faut que la Victoire soit remportée une fois. Il faut un corps glorieux, un seul corps qui vainque la loi de fer pour tous les corps. Et la collaboration de tous les hommes pour obtenir cette seule Victoire. La difficulté stratégique de la transformation est tout entière devant nous. Si la terre appelle et que le Suprême réponde, l’heure peut être même maintenant – even now402.
La fin qui est toujours au commencement403
La réalisation des rishis védiques est devenue une réalisation collective; le Supramental est entré dans la conscience terrestre, descendu jusque dans le subconscient physique, à la frontière de la Matière; il ne reste qu’un pont à franchir pour que la jonction soit faite. Un monde nouveau est né, dit la Mère. À l’heure qu’il est, nous sommes en plein dans une période de transition où les deux s’enchevêtrent: l’ancien persiste, encore tout-puissant, continuant à dominer la conscience ordinaire, et le nouveau se faufile, encore très modeste, inaperçu au point qu’extérieurement il ne change pas grand-chose, pour le moment… Et pourtant il travaille, il croît, jusqu’au jour où il sera assez fort pour s’imposer visiblement. Toutes les difficultés ne sont pas d’ordre subconscient.
Il en est une, très consciente, qui s’oppose comme une porte de bronze au monde nouveau, et ce n’est pas notre matérialisme comme on se plaît à le dire – les savants, s’ils sont sincères, seront peut-être les premiers à déboucher dans la Vérité – mais l’énorme carapace spirituelle sous laquelle nous avons enseveli l’Esprit. Le vrai truc du diable n’est point d’attraper le mensonge ou la haine et de les semer à travers le monde, comme Attila et les nazis – il est bien trop malin pour cela –, mais d’attraper un bout de vraie vérité et de lui donner une petite torsion. Rien n’est plus dur qu’une vérité pervertie; le mensonge hérite de toute la puissance du vrai qu’il enferme. On nous a dit et répété que le salut est au ciel – et c’est vrai, il n’y a pas de salut pour l’homme tant qu’il a le nez dans la matière, son salut est dans le ciel Supraconscient, et il fallait, probablement, nous prêcher d’abord le ciel pour nous tirer de notre première gangue évolutive, animale et économique – mais ce n’est qu’une première étape de l’évolution, dont nous avons fait un but définitif, dur comme de la pierre. Et maintenant ce but se retourne contre nous. Nous avons nié la Divinité dans la Matière pour l’enfermer dans nos lieux saints, et la Matière se venge – nous l’avons dite brute, et brute elle est. Tant que nous accepterons ce Déséquilibre, il n’y aura pas d’espoir pour la terre; nous oscillerons d’un pôle à l’autre, pareillement faux, de la jouissance matérielle à l’austérité spirituelle, sans jamais trouver la plénitude. Les404 anciennes cultures de l’Europe ont fini dans un doute disruptif et un scepticisme impuissant; les piétés d’Asie, dans la stagnation et le déclin405. Nous avons besoin de la vigueur de la Matière, besoin aussi des eaux fraîches de l’Esprit, mais nos matérialismes sont abrutissants et nos croyances, seulement l’envers de nos incroyances: L’athée est Dieu qui joue à cache-cache avec Lui-même; mais le croyant est-il bien différent? peut-être, car il a vu l’ombre de Dieu et il s’est cramponné à elle406.
Si nous voulons guérir ce Déséquilibre, et tout ce qui est en déséquilibre périt, dans nos corps, nos sociétés ou nos cycles cosmiques, il faut voir clair. Nous avons perdu le Mot de passe, c’est le bilan de notre ère; nous avons remplacé le vrai pouvoir par des trucs, la vraie sagesse par des dogmes. C’est le règne des gnomes, sur tous les plans. Et ce sera de plus en plus le règne des gnomes si nous n’en finissons pas de ces demi-vérités mortifiantes, d’en haut ou d’en bas, pour plonger à la vraie source, Dedans, et retrouver le secret pratique de l’Esprit dans la Matière. «Immortel dans les mortels… il est le dieu établi dedans, il est l’énergie qui élabore nos pouvoirs divins.» (Rig-Véda IV.2.1) Connaissant ce Secret, ni les rishis ni les sages des anciens Mystères n’avaient fait la formidable division qui nous mine – «notre Père le ciel, notre Mère la terre» – ils n’avaient pas tranché la difficulté en renvoyant dans l’au-delà notre plénitude: «Conquérons ici-même, livrons cette bataille aux cent têtes.» Arrivés au sommet de la conscience, ils ne s’évanouissaient pas dans une pâle extase: «Je suis un fils de la terre, le sol est ma mère» (Atharva-Véda XII.1.12); aux confins de l’Infini, ils ne trouvaient point petites les petitesses d’en bas: «Ô Divinité, garde pour nous l’Infini et prodigue-nous le fini» (Rig-Véda IV.2.11), «Ô Terre, puisse-je dire ta beauté, celle de tes villages et de tes forêts, de tes assemblées de guerre et de tes batailles.» (Atharva-Véda XII. 1.56) Ils luttaient, ils étaient invincibles, car ils savaient que Dieu est en nous: «Ô Fils du corps… Toi, plein de joie et de lumière, victorieux, que rien ne peut blesser.» (Rig-Véda III.4.2, 9.1) Une vérité conquérante, d’hommes debout, pour qui la mort est un mensonge et une défaite. Une vérité de la joie divine sur la terre. Sans doute leur vérité était-elle prématurée pour les hordes d’Europe, qui avaient besoin d’entendre parler du ciel avant la terre, mais le temps est peut-être venu, enfin, de dévoiler les Mystères, qu’ils soient védiques, orphiques, alchimiques ou cathares, et de retrouver la vérité complète des deux pôles dans une troisième position, qui n’est pas celle des matérialistes ni des spiritualistes: La clef de l’énigme n’est pas l’ascension de l’homme au ciel, mais son ascension ici-bas dans l’Esprit et la descente de l’Esprit dans son humanité ordinaire, une transformation de la nature terrestre; c’est cela que l’humanité attend, une naissance nouvelle qui couronnera sa longue marche obscure et douloureuse, et non quelque salut post mortem407. C’est un message d’espoir que Sri Aurobindo nous apporte. Notre bilan des gnomes, finalement, est seulement le signe d’une émergence nouvelle; toujours nos ombres et nos déclins sont la gestation d’une lumière plus grande qui avait besoin de descendre pour briser des limites; et il n’y a que deux façons de briser les limites, par excès de lumière ou excès d’ombre, mais l’une précipite notre nuit dans la lumière et la dissout, l’autre précipite la lumière dans notre nuit et la transmue. L’une délivre quelques individus, l’autre libère toute la terre. Il y a dix mille ans quelques géants parmi les hommes avaient arraché le Secret du monde, bien sûr, mais c’était le privilège d’une poignée d’initiés, et nous devons tous être initiés. Il y a dix mille ans nous vivions dans l’âge d’or, et tout semble s’être enfoncé dans la nuit, mais en vérité ce n’est pas la nuit qui est descendue sur le monde, comme le voudraient les prédicateurs de la Fin des Temps, c’est la lumière qui s’est enfouie dans le monde: il fallait que le Secret fût oublié, il fallait que l’humanité descendît la courbe nocturne de l’âge de la raison et des religions pour retrouver tout entière le Secret, dans tous les hommes adultes, et la lumière partout, sous toutes les nuits, toutes les misères, toutes les petitesses, au lieu d’un haut brasier sur quelque sanctuaire védique ou iranien. Nous sommes au commencement des Temps; l’évolution ne décrit pas une flèche de plus en plus sublime et dissolvante, mais une spirale: Ce n’est pas un chemin tortueux pour en revenir – un peu meurtri – au point de départ; c’est, au contraire, pour apprendre à la création totale la joie d’être, la beauté d’être, la grandeur d’être, et le développement perpétuel, perpétuellement progressif, de cette joie, cette beauté, cette grandeur. Alors tout a un sens. Une éternelle spirale qui ne se referme en nul point extrême – l’Extrême est partout dans le monde, en chaque être, chaque corps, chaque atome –, une ascension de degré en degré qui toujours va plus haut, afin de pouvoir descendre plus, embrasser plus, révéler plus. Nous sommes au commencement du «Vaste» qui sera toujours plus vaste. Déjà, les pionniers de l’évolution ont reconnu d’autres degrés dans le Supramental, une nouvelle courbe est amorcée dans le Devenir éternel. À chaque hauteur conquise, tout change, c’est un renversement de conscience, un ciel nouveau, une terre nouvelle; le monde physique lui-même changera bientôt sous nos yeux incrédules. Et peut-être n’est-ce pas le premier changement dans l’histoire, combien furent-ils avant nous? combien encore avec nous, si seulement nous consentons à être conscient. Des renversements de conscience successifs qui feront qu’une richesse de création toujours nouvelle se produira d’étape en étape. Chaque fois le Mage en nous retourne son kaléidoscope, et tout est inattendu, plus vaste, plus vrai, plus beau. Il ne tient qu’à nous de voir, la joie du monde est à nos portes, si seulement nous la voulons:
La douleur de la terre est la rançon de sa joie emprisonnée
Pour la joie, non la souffrance cette terre fut faite408.
C’est le Secret. Elle est là partout, au cœur du monde; c’est le «puits de miel sous le roc», le «rire d’enfant de l’Infini» que nous sommes, le fond de l’Avenir lumineux qui pousse notre passé. L’évolution n’est pas finie; ce n’est pas une absurde ronde, pas une chute, pas une foire aux vains plaisirs, c’est:
L’aventure de la conscience et de la joie409.
Pondichéry, 14 avril 1963
1872,15 août — Naissance de Sri Aurobindo à Calcutta; il passe ses premières années à Rangpur (maintenant au Bangladesh).
1877 — Proclamation de l’Empire des Indes.
- Sri Aurobindo est envoyé avec ses deux frères aînés à l’école de Loreto Convent, à Darjeeling.
1878, 21 février — Naissance de Mère à Paris.
1879, juin — Sri Aurobindo et ses frères, accompagnés de leurs parents, partent pour l’Angleterre. Ils sont confiés à la famille Drewett à Manchester.
1884, septembre — Entre à St. Paul’s School à Londres.
1890, juillet — Admis au King’s College à Cambridge, avec une bourse d’études.
1891 — Devient secrétaire de l’Indian Majlis, association d’étudiants indiens à Cambridge, et y fait des discours prônant la libération de l’Inde.
1892, novembre — Disqualifié de l’Indian Civil Service pour avoir omis de se présenter à l’épreuve d’équitation.
1892, décembre — Son père meurt, informé par erreur que son bateau a fait naufrage.
1893, 12 janvier — Sri Aurobindo s’embarque pour l’Inde à bord du Carthage.
1893, 6 février — Débarque sur l’Apollo Bunder à Bombay, où un «calme immense» s’empare de lui. Entre au service du Maharaja Gaekwad de Baroda.
1897 — Enseigne le français, puis l’anglais au College de Baroda; il en deviendra le principal-adjoint en 1905.
1900 — Sri Aurobindo entre en contact avec des sociétés secrètes du Maharashtra et du Bengale.
1901, 30 avril — Mariage avec Mrinalini Dévi.
1904 — Début de son yoga.
1905 — Partition du Bengale, naissance du mouvement de Swadeshi.
1906 — Démissionne de l’université de Baroda et part pour Calcutta; il devient le rédacteur en chef du quotidien de langue anglaise, Bandé Mataram.
1906 15 août — Le Collège National du Bengale ouvre ses portes avec Sri Aurobindo pour principal.
1907, 16 août — Arrêté pour avoir écrit des articles séditieux, il est acquitté un mois plus tard.
1907 décembre — Congrès de Surat: Sri Aurobindo préside à la conférence du Parti nationaliste qui rompt avec les Modérés.
1908, janvier — Rencontre Lélé à Baroda. Expérience de la conscience du Brahman.
1908, 2 mai — Arrêté suite à l’attentat d’Alipore; après une année en prison, il est acquitté le 6 mai 1909.
1909, 30 mai — Discours d’Uttarpara.
1909, 19 juin — Lance l’hebdomadaire en anglais Karmayogin; puis le 23 août, l’hebdomadaire en bengali Dharma.
1910, février — Quitte subitement Calcutta pour Chandernagor.
1910, 4 avril — Arrivée à Pondichéry.
1914, 29 mars — Première rencontre avec Mère.
1914, 15 août — Parution du premier numéro de l’Arya qui sera publié jusqu’en 1921.
1920, 24 avril — Retour définitif de Mère à Pondichéry, après quatre années au Japon.
1926, 24 nov. — Sri Aurobindo se retire complètement.
1938, 24 nov. — Sri Aurobindo se casse la jambe alors qu’il marche en concentration.
1939, septembre — Déclaration de la Deuxième guerre mondiale.
1947, 15 août — Indépendance de l’Inde; Sri Aurobindo a 75 ans.
1950, 5 décembre — Sri Aurobindo quitte son corps. Mère continue son œuvre.
1 Thoughts and Glimpses, 16 :378
2 The Hour of God, 17 :148
3 The Human Cycle, 15 :36
4 On Himself, 26 :1
5 On Himself, 26 :7
6 «Songs to Myrtilla», Collected Poems, 5 :1
7 A. B. Purani: Life of Sri Aurobindo (1978), 6
8 The Human Cycle, 15 :166
9 Thoughts and Aphorisms, 17 :138
10 Letters on Yoga, 22 :501
11 A. B. Purani: Life of Sri Aurobindo (1978), 328
12 New Lamps for Old, 1:44
13 Thoughts and Aphorisms, 17:138
14 Tous les textes sacrés que nous citerons dans cet essai, Upanishads, Védas, Bhagavad Gîtâ, sont dus à la traduction de Sri Aurobindo.
15 The Synthesis of Yoga, 20:51
16 The Synthesis of Yoga, 20:439
17 Shankara (788-820) mystique et poète, théoricien du Mayavada ou doctrine de l’illusionnisme qui supplanta le bouddhisme en Inde.
18 The Problem of Rebirth, 16:241-42
19 Savitri, 29:664
20 Thoughts and Aphorisms, 17:88
21 New Lamps for Old, 1:8
22 New Lamps for Old, 1:12
23 L’époque védique, antérieure à celle des Upanishads qui en est l’héritière, se situe au-delà du quatrième millénaire avant J.-C.
24 A. B. Purani: Evening Talks with Sri Aurobindo (1982), 307
25 A. B. Purani: Evening Talks with Sri Aurobindo (1982), 405
26 On Himself, 26:12
27 Uttarpara Speech, 2:7
28 Life, Literature and Yoga, 86
29 The Synthesis of Yoga, 20:302
30 The Synthesis of Yoga, 20:65-66
31 On Himself, 26:85
32 On Himself, 26:90-91
33 The Synthesis of Yoga, 20:86
34 Letters on Yoga, 23:917
35 Letters on Yoga, 22:166
36 Letters on Yoga, 24:1197
37 Letters on Yoga, 24:1166-67
38 Nous reparlerons plus tard de cet «ailleurs» avec l’étude du Supraconscient.
39 The Hour of God, 17:11
40 On Himself, 26:83-84
41 Letters on Yoga, 23:637-38
42 Letters on Yoga, 22:234
43 The Synthesis of Yoga, 20:370-71
44 Ce centre, appelé «lotus aux mille pétales» pour symboliser la richesse lumineuse que l’on perçoit lorsqu’il s’ouvre, se situerait, selon la tradition indienne, au sommet du crâne. D’après Sri Aurobindo, et l’expérience de beaucoup d’autres, ce que l’on perçoit au sommet de la tête n’est pas le centre même, mais la réflexion lumineuse d’une source solaire qui est au-dessus de la tête.
45 The Synthesis of Yoga, 20:203
46 Letters on Yoga, 22:358
47 Letters on Yoga, 22:358
48 The Synthesis of Yoga, 20:170
49 Nirodbaran: Correspondence with Sri Aurobindo (1983-84, 2 tomes), I, 460
50 Nous reparlerons plus tard de ce centre, que Sri Aurobindo appelle centre psychique ou être psychique, et que d’autres appellent âme.
51 Savitri, 28:93
52 Letters on Yoga, 23:1086
53 Tapas.
54 Nirodbaran: Correspondence with Sri Aurobindo (1983-84, 2 tomes), II, 1063
55 Dilip K. Roy: Sri Aurobindo Came to Me (1982), 206
56 The Life Divine, 18:48
57 The Synthesis of Yoga, 20:321
58 Letters on Yoga, 22:314; The Life Divine, 19:960
59 À moins qu’elles ne s’enfoncent dans le subconscient. Nous en reparlerons plus tard, avec l’étude de cette région.
60 Letters on Yoga, 24:1354
61 Letters on Yoga, 24:1398
62 The Life Divine, 19:989
63 Letters on Yoga, 23:654
64 The Synthesis of Yoga, 20:322
65 Nirodbaran: Correspondence with Sri Aurobindo (1983-84, 2 tomes), I, 263
66 The Synthesis of Yoga, 20:53
67 Letters on Yoga, 22:449-50
68 Thoughts and Aphorisms, 17:146
69 The Synthesis of Yoga, 20:71
70 Letters on Yoga, 22:125
71 The Synthesis of Yoga, 20:217
72 Nirodbaran: Correspondence with Sri Aurobindo (1983-84, 2 tomes), I, 97
73 On Himself, 26:355
74 Letters on Yoga, 24:1579-80
75 Letters on Yoga, 22:84
76 Letters on Yoga, 23:1075
77 Il y a des exceptions et des degrés, mais ils sont presque visibles à l’œil nu.
78 Essays on the Gita, 13:135
79 Thoughts and Aphorisms, 17:138
80 Katha Upanishad, IV.12.13; VI.17.
81 Katha Upanishad, V.8.
82 Savitri, 28:74
83 Thoughts and Aphorisms, 17:124
84 Il est curieux de noter que les Pères de l’Église, au concile d’Alexandrie, s’étaient aussi demandé s’ils devaient admettre la réincarnation.
85 The Synthesis of Yoga, 20:353
86 La personnalité psychique ou personnalité vraie exprime le destin unique de chaque être (peut-être devrions-nous dire l’angle unique), derrière ses revêtements culturels, sociaux ou religieux. Ainsi, tel individu pourra être successivement navigateur, musicien ou révolutionnaire, chrétien, musulman ou athée, mais chaque fois il exprimera un même angle d’amour, par exemple, ou de pouvoir conquérant, ou de joie, de pureté, qui donnera une teinte spéciale à tout ce qu’il entreprend, et chaque fois cet angle ira se précisant, s’épurant, s’élargissant.
87 On Himself, 26:147
88 The Problem of Rebirth, 16:111
89 Sages de l’époque védique, à la fois voyants et poètes, qui composèrent les Védas.
90 The Problem of Rebirth, 16:110
91 The Synthesis of Yoga, 20:294
92 The Life Divine, 18:63
93 The Synthesis of Yoga, 21:833
94 Letters on Yoga, 22:314
95 Nous pouvons faire trois observations. Notons d’abord, que c’est par une inexpérience assez amusante que ce garçon essayait de rentrer dans son corps «par les jambes»! – il n’est pas surprenant qu’il ait eu des ennuis. C’est généralement par le centre du cœur que l’on sort et que l’on rentre. On peut aussi sortir par le sommet du crâne, mais ce n’est guère recommandé. Quand les yogis veulent quitter leur corps définitivement (ce qu’on appelle ichchâ-mrityu en Inde, ou mort à volonté), ils sortent par le sommet du crâne. Observons ensuite, que lorsqu’on s’extériorise, le corps se refroidit, la circulation est réduite à un minimum; ce refroidissement peut aller jusqu’à la catalepsie complète avec tous les signes extérieurs de la mort, suivant «l’éloignement» de la conscience par rapport au niveau physique. C’est une occasion de vérifier très concrètement que si la conscience se retire, la force se retire, parce que c’est la même chose. Quand nous nous évanouissons, la conscience se retire aussi, parce que nous sommes incapables de supporter certaines intensités, mais comme nous n’avons pas appris à établir un pont conscient entre nos divers états d’être, notre retraite involontaire se traduit par un blanc. Notons enfin que le seul fait de s’être souvenu de son Maître, c’est-à-dire, ici, de la Mère, a suffi pour remettre de l’ordre dans le désordre de la peur et pour faire faire au disciple le mouvement correct de rentrée dans le corps: en pensant à la Mère, il s’est instantanément branché sur la vraie vibration, qui a tout remis d’aplomb. C’est là, grossièrement, l’un des mécanismes de la protection ou de l’aide du Maître au disciple.
96 The Synthesis of Yoga, 20:329-30
97 The Life Divine, 18:193
98 Letters on Yoga, 22:354
99 Nous employons ici un langage tridimensionnel qui n’a pas de sens véritable, car il n’y a ni dedans ni dehors, ni haut ni bas; notre langage mental est un langage plat, photographique, qui n’exprime pas grand-chose de la réalité du monde, mais que faire?
100 Nous faisons tous des formations, involontairement, avec nos désirs, nos pensées (bonnes ou mauvaises) et nous les oublions, mais les formations, elles, n’oublient pas, et elles reviennent deux ou dix ans après, avec leur travail fait, la réalisation du désir, de la pensée, l’organisation des circonstances, alors que nous n’y songeons plus; nous ne reconnaissons même pas le fruit de notre pensée et de nos désirs. Nous sommes ainsi assiégés par toutes sortes de petites entités vivantes qui continuent de vouloir se réaliser, tandis que nous ne les voulons plus.
101 Letters on Yoga, 23:993-94
102 Savitri, 28 :30
103 Thoughts and Aphorisms, 17:137
104 Savitri, 28:64
105 Savitri, 28:169
106 The Human Cycle, 15:228
107 On Himself, 26:98
108 On Himself, 26:22
109 Ceci fut écrit en 1963, quelques mois après l’attaque chinoise d’octobre 1962 à la frontière nord de l’Inde.
110 C’est nous qui soulignons.
111 Essays on the Gita, 13:39-40
112 The Ideal of Human Unity, 15:320
113 Quitte à encourir la réprobation de ses compatriotes (il faut se souvenir que l’Inde avait assez souffert sous la domination britannique pour ne pas se désintéresser de son sort en Europe sous les attaques allemandes).
114 On Himself, 26:394
115 Letters on Poetry, 9:326
116 Savitri, 28:256
117 On Himself, 26:375
118 On Himself, 26:279
119 On Himself, 26:79
120 Savitri, 28:82
121 On Himself, 26:101
122 On Himself, 26:101-102
123 Letters on Yoga, 22:273
124 Letters on Yoga, 22:67
125 The Human Cycle, 15:177
126 Notons bien que le yoga de Sri Aurobindo, qui cherche à dépasser le Mental, est supposé commencer à la fin de la courbe intellectuelle et serait impossible, nous le verrons, si tous les degrés intermédiaires n’avaient été parcourus. Parler de «silence mental» à un aborigène des Fidji ou à un paysan breton n’aurait évidemment pas de sens.
127 On Himself, 26:102
128 L’un des noms du Suprême.
129 A. B. Purani: Life of Sri Aurobindo (1978), 102; On Himself, 26:49
130 On Himself, 26:49-50
131 Bande Mataram, 1:662-664
132 Pour la libération de l’Inde.
133 Karmayogin, 2:3
134 Karmayogin, 2:7
135 The Synthesis of Yoga, 20:109
136 L’un des noms du Divin.
137 Karmayogin, 2:4
138 Karmayogin, 2:5
139 The Synthesis of Yoga, 20:285
140 L’une des formes du Divin dans son aspect féroce et destructeur.
141 La joie divine.
142 Essays on the Gita, 13:41-42,367-68
143 The Life Divine, 19:805
144 Savitri, 28:66
145 The Synthesis of Yoga, 20:313
146 Savitri, 28:260
147 Savitri, 29:625
148 Collected Poems, 5:311
149 Taïttiriya Upanishad III. 10.
150 Brihadaranyaka Upanishad 1.4.10.
151 Voir Sri Aurobindo, The Upanishads, 12:55-56.
152 The Life Divine, 19:761
153 The Problem of Rebirth, 16:272
154 The Life Divine, 19:1023, 1025
155 Savitri, 28:24
156 The Synthesis of Yoga, 20:348
157 La Mère, dans une conversation avec les enfants de l’Ashram.
158 The Superman, 16:289
159 Shandilya Upanishad, II.2.
160 Letters on Yoga, 22:316
161 A. B. Purani: Evening Talks with Sri Aurobindo (1982), 149
162 The Synthesis of Yoga, 20:48
163 Savitri, 28:325
164 Isha Upanishad, 7.
165 The Hour of God, 17:62
166 The Synthesis of Yoga, 20:320
167 Savitri, 29:454
168 The Synthesis of Yoga, 20:162
169 Savitri, 29:686-87
170 The Synthesis of Yoga, 20:110
171 The Life Divine, 19:761-63
172 Essays on the Gita, 13:530
173 The Synthesis of Yoga, 20:185
174 The Synthesis of Yoga, 20:14
175 Letters on Yoga, 24:1668
176 Thoughts and Aphorisms, 17:79
177 Savitri, 28:134
178 The Synthesis of Yoga, 20:315-16
179 Savitri, 28:239
180 Letters on Yoga, 24:1136-37
181 The Synthesis of Yoga, 20:281
182 À ce stade de notre recherche, il n’est pas possible d’en dire plus. Il faut attendre l’expérience supramentale pour avoir la clef de cette fausse opposition.
183 On a cru mieux définir l’extase en parlant d’«enstase». Faudrait-il croire que l’on n’est «en soi» qu’à condition d’être hors de soi? car l’extase – ex-stare – par définition, consiste à être en dehors de son corps ou en dehors de la perception du monde. Nous voudrions un «en soi» qui ne soit pas hors de nous, pour dire les choses simplement. Nous ne pourrons véridiquement parler d’enstase que quand les expériences suprêmes se situeront dans notre corps et au beau milieu de la vie quotidienne; sinon c’est un abus de langage, encore qu’il exprime parfaitement, à sa façon, l’abîme que nous avons creusé entre la vie et l’Esprit.
184 Letters on Yoga, 23:743
185 The Synthesis of Yoga, 20:281
186 Nirodbaran: Correspondence with Sri Aurobindo (1983-84, 2 tomes), 1,460
187 Letters on Yoga, 22:235
188 Letters on Yoga, 23:1087
189 Savitri, 29:525
190 Savitri, 28:279
191 The Human Cycle, 15:159
192 The Hour of God, 17:15
193 Letters on Savitri, 29:810
194 Letters on Savitri, 29:810
195 Dilip K. Roy: Sri Aurobindo Came to Me (1982), 127
196 Peut-être faut-il souligner qu’il y a une grande différence entre l’individu qui reçoit des inspirations ou des illuminations occasionnelles, souvent sujettes à caution, et celui qui a systématiquement développé sa conscience, degré après degré, si bien qu’il peut à volonté s’établir à tel ou tel niveau de conscience, y rester aussi longtemps qu’il le veut, et en recevoir sans déformation les inspirations ou les lumières correspondantes. C’est le travail du yoga intégral.
197 Savitri, 28:315
198 The Life Divine, 19:947
199 Letters on Yoga, 22:264
200 The Synthesis of Yoga, 21:771-72
201 Letters on Yoga, 24:1154
202 Collected Poems, 5:589
203 The Human Cycle, 15:5
204 The Future Poetry, 9:233
205 Si l’on regarde attentivement la planche des centres de conscience, on verra qu’au milieu de chaque centre il y a une lettre sanscrite: Lam, Vam, Ram, Yam, Ham, Om, dans l’ordre ascendant. Ces sons essentiels représentent la vibration spéciale qui commande les forces de chacun des plans considérés (voir A. Avalon, The Serpent Power).
206 On peut lire des mantra dans un livre et les répéter tant qu’on veut, ils n’auront pas de pouvoir ou de «force active», à moins qu’ils n’aient été donnés par le Maître ou Gourou.
207 The Future Poetry, 9:9
208 Letters on Poetry, 9:370
209 Savitri, 28:120
210 Malheureusement, ces textes nous parviennent sous forme de traduction; toute la magie du son s’est envolée. L’étrange, au reste, est que si l’on écoute le texte sanscrit psalmodié par quelqu’un qui a la connaissance, on peut recevoir une illumination sans rien comprendre de ce qui a été dit.
211 Karmayogin, 2:6
212 Savitri, 28:120
213 Sa peine sera commuée en déportation à vie aux îles Andaman. Il en sera libéré en 1919.
214 Speeches, 2:6
215 A. B. Purani: Evening Talks with Sri Aurobindo (1982), 99-100
216 The Human Cycle, 15:102
217 The Human Cycle, 15:100, 103-104
218 The Life Divine, 19:722
219 Letters on Yoga, 24:1154
220 Letters on Savitri, 29:812
221 The Life Divine, 19:954
222 The Synthesis of Yoga, 20:82
223 The Life Divine, 19:1059
224 A. B. Purani: Life of Sri Aurobindo (1978), 132
225 A. B. Purani: Life of Sri Aurobindo (1978), 112
226 Savitri, 28:227
227 Pour Sri Aurobindo, les divisions psychologiques suivent l’ascension évolutive, ce qui paraît logique puisque c’est dans la Matière et à partir d’elle que des degrés de conscience de plus en plus hauts se sont manifestés. L’Inconscient représente donc notre base matérielle corporelle (Sri Aurobindo préfère l’appeler «Nescience», cet Inconscient n’étant pas vraiment inconscient) tandis que le subconscient contient notre passé terrestre et le Supraconscient notre avenir. Au sein de ces trois zones s’étagent les divers plans de conscience universels (que Sri Aurobindo groupe parfois sous le nom de «subliminal» afin de bien les distinguer du subconscient, qui est très peu ou très mal conscient – sub-conscient – tandis que les plans subliminaux sont remplis de forces extrêmement conscientes). La fraction «personnelle» de ces diverses zones constitue une mince étendue: notre propre corps et ce que nous avons individualisé ou colonisé au cours de cette vie et de toutes nos vies.
228 Savitri, 29:446
229 Nous l’avons dit, il y a de nombreux degrés et sous-degrés dans le subconscient. C’est volontairement que nous ne nous sommes pas étendus sur la description de ces mondes inférieurs; le chercheur en fera lui-même l’expérience quand son moment sera venu. Donner une forme mentale précise à ces forces inférieures n’est pas vraiment les exorciser, comme d’aucuns l’imaginent, mais leur donner une prise plus grande sur notre conscience. Ce n’est pas par le mental que l’on guérit.
230 Letters on Yoga, 24:1606-08
231 Letters on Yoga, 24:1608-09
232 Letters on Yoga, 24:1608-09
233 Savitri, 28:172
234 The Synthesis of Yoga, 20:123
235 Savitri, 29:448
236 Letters on Yoga, 24:1660
237 Savitri, 28:192
238 Thoughts and Aphorisms, 17:145
239 The Life Divine, 18:12
240 The Synthesis of Yoga, 20:123
241 The Human Cycle, 15:101
242 Savitri, 29:613
243 Savitri, 29:625
244 Nirodbaran: Talks with Sri Aurobindo (vol. I, 1986), I, 137
245 Savitri, 28:317
246 On Himself, 26:153
247 Savitri, 28:7
248 «A God’s Labour», Collected Pœms, 5.99-101
249 Savitri, 28:91
250 Collected Poems, 5:150
251 Savitri, 28:42
252 Savitri, 29:541
253 Savitri, 28:169
254 Savitri, 29:370
255 Letters on Yoga, 22:388
256 Les premiers rishis.
257 Letters on Yoga, 23:910
258 C’est cette ancienne tradition, connue aussi des Hébreux, que le christianisme semble avoir reprise, assez littéralement, avec l’immaculée conception de la Vierge Marie.
259 L’Inconscient matériel.
260 Sur tous les plans de notre être ou dans tous les centres de conscience.
261 On Himself, 26:425
262 Savitri, 29:684
263 Savitri, 29:556
264 The Synthesis of Yoga, 21:808
265 The Synthesis of Yoga, 20:234
266 Thoughts and Aphorisms, 17:133
267 On nous dira que nos partialités, notre mental, nos morales sont des instruments indispensables pour la conduite du monde actuel, et c’est bien évident. Nous avons besoin d’être partiaux. Mais c’est pour cela aussi que le monde reste partiel. Il faudrait seulement ne pas perdre de vue que ce sont des instruments de transition et que nous devons viser à remplacer ces «bouche-trous» [Letters on Yoga, 22:451] comme dit Sri Aurobindo, par une conscience qui est une vision, qui est un pouvoir.
268 The Life Divine, 19:983
269 The Synthesis of Yoga, 20:316
270 The Synthesis of Yoga, 21:835-838
271 On peut faire un rapprochement bien intéressant avec la théorie de la relativité. D’après Einstein, plus on s’approcherait de la vitesse de la lumière, plus le temps tendrait à ralentir et plus les longueurs tendraient à raccourcir. À la vitesse de la lumière, nos pendules s’arrêteraient et nos mètres s’aplatiraient. La conscience supramentale, qui est la Lumière même, est aussi la conquête du temps. Entre la lumière des physiciens et celle du voyant, il y a peut-être moins de différence qu’on le pense.
272 The Synthesis of Yoga, 20:464
273 Savitri, 29:660
274 The Synthesis of Yoga, 20:393
275 The Synthesis of Yoga, 20:408
276 Savitri, 29:657
277 Savitri, 29:614
278 Savitri, 28:196
279 The Synthesis of Yoga, 20:164
280 Savitri, 28:63
281 Life, Literature and Yoga, 11
282 A. B. Purani: Evening Talks with Sri Aurobindo (1982), 76
283 La «terre» dans les Védas, est aussi le symbole de notre propre chair.
284 Savitri, 29:600
285 The Life Divine, 19:642
286 Savitri, 29:709
287 À la vitesse de la lumière aussi on retrouve l’immobilité parfaite dans le mouvement suprême – immobilité si l’on regarde le phénomène du dedans, mouvement si l’on regarde du dehors.
288 The Synthesis of Yoga, 20:95
289 Thoughts and Aphorisms, 17:92
290 The Hour of God, 17:12
291 Savitri, 28:183
292 On Himself, 26:378
293 The Ideal of the Karmayogin, 2:17
294 On Himself, 26:58
295 Letters on Yoga, 22:69
296 Letters on Yoga, 22:139
297 Pondichéry était alors un comptoir français.
298 The Secret of the Veda, 10:34
299 The Secret of the Veda, 10:38
300 The Secret of the Veda, 10:37
301 Rig-Véda, Sâma-Véda, Yayur-Véda, Atharva-Véda.
302 D’après la tradition indienne, chaque cycle se déroule en quatre périodes: Satya-yuga, l’âge de vérité (ou âge d’or), puis l’âge où il ne reste plus que les «trois quarts de la vérité», tréta-yuga, puis une «moitié de vérité», dwâpara-yuga, et enfin l’âge où toute vérité a disparu, kali-yuga; le Mot de passe est perdu. Le Kali-yuga est suivi d’un nouveau Satya-yuga, mais entre l’un et l’autre il y a une destruction totale, pralaya, et l’univers est «ravalé». Selon Sri Aurobindo, la découverte du Supramental ouvre d’autres horizons.
303 Letters on Yoga, 22:93
304 On Himself, 26:374
305 Savitri, 28:97
306 Nirodbaran: Correspondence with Sri Aurobindo (1983-84, 2 tomes), I, 370
307 On Himself, 26:361
308 Nirodbaran: Correspondence with Sri Aurobindo (1983-84, 2 tomes), I, 542
309 Nirodbaran: Correspondence with Sri Aurobindo (1983-84, 2 tomes), I, 362-63
310 Letters on Poetry, 9:292
311 Nirodbaran: Correspondence with Sri Aurobindo (1983-84, 2 tomes), I, 516
312 The Hour of God, 17:11
313 Savitri, 28:76
314 Anilbaran’s Journal (unpublished)
315 On Himself, 26:455
316 The Life Divine, 18:103
317 Savitri, 28:4
318 Thoughts and Glimpses, 16:384
319 The Hour of God, 17:148-149
320 The Hour of God, 17:149
321 The Life Divine, 18:162
322 The Life Divine, 18:378
323 The Hour of God, 17:15
324 The Life Divine, 18:129
325 The Life Divine, 18:87
326 The Synthesis of Yoga, 20:151
327 Savitri, 28:90
328 The Life Divine, 18:243-244
329 The Problem of Rebirth, 16:241
330 The Human Cycle, 15:220
331 The Human Cycle, 15:220
332 The Hour of God, 17:48
333 Taïttiriya Upanishad, II.7.
334 The Synthesis of Yoga, 20:216
335 Savitri, 28:235
336 The Hour of God, 17:7
337 The Life Divine, 18:3-4
338 Thoughts and Glimpses, 16:391
339 Thoughts and Aphorisms, 17:82
340 Thoughts and Glimpses, 16:384
341 Il est intéressant de noter que le serpent du paradis terrestre, selon la Mère, serait le symbole de la force évolutive qui a poussé les hommes à sortir de l’état de bonheur animal et à retrouver l’état de bonheur divin en mangeant le fruit de l’arbre de la Connaissance et en développant leur faculté mentale jusqu’à son point de renversement. En Grèce aussi, ce sont des serpents ailés qui tirent le chariot de Déméter. Le serpent est non seulement un symbole de révolution cosmique, mais le symbole de la force évolutive individuelle: lorsque la force ascendante (kundalinî) s’éveille à la base de la colonne vertébrale et sort de notre conscience physique où elle était endormie, lovée comme un serpent dans son trou (kundalinî signifie «celle qui est lovée») et quelle s’élève de centre en centre, l’homme évolué sort de l’inconscience ordinaire et entre dans une conscience cosmique, puis, avec l’éclosion au sommet de la tête, dans la conscience solaire divine. Pour Sri Aurobindo et les rishis, et probablement d’autres sagesses disparues, la découverte de cette conscience solaire en haut n’est qu’un premier stade évolutif, auquel doit succéder la découverte de la même conscience solaire en bas, dans la Matière. C’est le serpent qui se mord la queue, ou ce que Sri Aurobindo appelle «la transformation».
342 The Synthesis of Yoga, 21:798
343 The Life Divine, 19:846-47
344 The Human Cycle, 15:221
345 The Hour of God, 17:7
346 The Supramental Manifestation, 16:24
347 The Supramental Manifestation, 16:18
348 The Supramental Manifestation, 16:37, 29
349 Ce mouvement vrai derrière la respiration est le même que celui qui préside aux champs électriques et magnétiques, suivant Sri Aurobindo, c’est ce que les anciens yogis appelaient vâyu, l’Énergie de Vie. Les fameux exercices respiratoires (prânâyâma) sont simplement un système (parmi d’autres) pour parvenir à la maîtrise de vâyu, qui, éventuellement, permet d’échapper à la gravitation.
350 Cité par Sri Aurobindo (17:373-374).
351 Savitri, 28:338
352 Nirodbaran: Correspondence with Sri Aurobindo (1983-84, 2 tomes), I, 139
353 The Life Divine, 19:842
354 The Life Divine, 19:843-44
355 On Himself, 26:469
356 A. B. Purani: Evening Talks with Sri Aurobindo (1982), 462-63
357 A. B. Purani: Evening Talks with Sri Aurobindo (1982), 376
358 On Himself, 26:186, 187
359 Savitri, 28:20
360 Thoughts and Aphorisms, 17:93
361 A. B. Purani: Life of Sri Aurobindo (1978), 173
362 Nirodbaran: Correspondence with Sri Aurobindo (1983-84, 2 tomes), I, 135, 148-49
363 Savitri, 29:719
364 A. B. Purani: Evening Talks with Sri Aurobindo (1982), 163
365 A. B. Purani: Evening Talks with Sri Aurobindo (1982), 37
366 Letters on Yoga, 24:1306
367 France-Asie (Journal), April 1953
368 S’il est vrai que la lumière physique, vitesse-immobilité suprême, est un remarquable symbole de la Conscience suprême, il est également vrai que le soleil physique est un autre symbole de la Puissance suprême, comme l’ont vu tant de traditions, moins enfantines qu’on le croit. «Mais les yogis hindous, remarquait Sri Aurobindo, qui avaient réalisé ces expériences n’ont pas cherché à en faire une connaissance scientifique. Ils avaient d’autres champs d’action, d’autres sources de connaissance, et ils ont négligé ce qui, pour eux, n’était que l’aspect le plus extérieur de la manifestation.»
369 Swetaswatara Upanishad IV.3.4
370 Letters on Yoga, 24:1238
371 Savitri, 29:383
372 D’où l’utilité des mantra, qui peuvent canaliser une vibration d’une intensité déterminée en n’importe quel point du corps, ou en tous points si le mental cellulaire s’en empare.
373 Letters on Yoga, 22:340
374 Collected Poems, 5:99-100
375 Savitri, 29:700
376 Savitri, 29:707
377 1934
378 Dilip K. Roy: Sri Aurobindo Came to Me (1982), 73
379 On Himself, 26:425
380 Savitri, 28:216
381 The Ideal of Human Unity, 15:320
382 Dilip K. Roy: Sri Aurobindo Came to Me (1982), 251
383 The Synthesis of Yoga, 20:348
384 Letters on Yoga, 23:847
385 «Karmayoga,» 3:343
386 Letters on Yoga, 23:856
387 Nirodbaran: Correspondence with Sri Aurobindo (1983-84, 2 tomes), I, 285
388 A. B. Purani: Life of Sri Aurobindo (1978), 211
389 On Himself, 26:109
390 The Synthesis of Yoga, 20:71
391 On Himself, 26:109
392 On Himself, 26:450
393 The Life Divine, 19:932
394 Sri Aurobindo a reconnu trois degrés ou plans de conscience dans le Supramental. Leur description ne semble pas nécessaire à ce stade.
395 The Human Cycle, 15:252-53
396 Rig-Véda I.10.1.
397 Mundaka Upanishad I,2,8.
398 Savitri, 29:370
399 Savitri, 28:343-44
400 Collected Poems, 5:61
401 The Hour of God, 17:9
402 The Hour of God, 17:9
403 Savitri, 28:295.
404 The Human Cycle, 15:210
405 Ceci fut écrit en 1918. Peut-être la situation s’est-elle améliorée depuis? ce n’est pas évident.
406 Thoughts and Aphorisms, 17:82
407 The Human Cycle, 15:250
408 Savitri, 28:43, 29:629
409 Savitri, 28:2