Satprem
La Genèse du Surhomme
Essai d’évolution expérimentale
aux pieds de la Vérité
Et peut-être trouverons-nous
Quand tout le reste aura échoué
Cachée dedans
La clef du parfait changement1
– Sri Aurobindo
Table des matières
Les secrets sont simples.
Parce que la Vérité est simple, c’est la plus simple chose au monde, c’est pourquoi nous ne la voyons pas. Il n’y a qu’une Chose au monde, et pas deux, comme les physiciens, les mathématiciens ont commencé de le percevoir, et comme l’enfant qui sourit à la vague le sait bien, sur une grande plage où la même écume semble rouler du fond des temps, et rejoindre un grand rythme qui monte d’une vieille mémoire, qui fond les jours et les peines dans une unique histoire, si vieille qu’elle est comme une présence inaltérable, si vaste qu’elle accroche même son immensité à l’aile d’une mouette. Et tout est contenu dans une seconde, la totalité des âges et des âmes, dans un simple point qui brille un instant sur la folle écume. Mais ce point-là, nous l’avons perdu, et ce sourire, et cette seconde qui chante. Alors, nous avons voulu reconstruire cette Unité par une somme: 1+1+1 ... comme nos ordinateurs, comme si la collection de tous les savoirs possibles sur tous les points possibles finirait par nous rendre la note juste, l’unique note qui fait chanter, mouvoir les mondes, et le cœur d’un enfant oublié. Cette Simplicité, nous avons voulu la manufacturer pour toutes les bourses, et plus nos boutons savants se multipliaient, simplifiaient la vie, plus l’oiseau s’envolait, et le sourire, même la belle écume est polluée par nos calculs. Nous ne savons même pas très bien si nos corps nous appartiennent – elle a tout mangé, la belle Machine.
Or, cette unique Chose est aussi l’unique Pouvoir, parce que ce qui brille en un point, brille aussi dans tous les autres points: ceci étant saisi, tout le reste est saisi, il n’y a qu’un Pouvoir au monde et pas deux. Même un enfant saisit cela très bien: il est roi, il est invulnérable. Mais l’enfant grandit, il oublie. Et les hommes ont grandi, les nations, les civilisations, chacune cherchant à sa façon le Grand Secret, le simple secret – par les armes, les conquêtes, par la méditation, la magie, par la beauté, la religion ou la science. Et à vrai dire, nous ne savons pas très bien qui est le plus avancé, de l’ouvrier de l’Acropole, du mage de Thèbes ou de l’astronaute du Cap Kennedy, ni même du moine de Cîteaux, parce que les uns ont rejeté la vie pour la comprendre, les autres l’ont prise sans la comprendre, d’autres ont laissé une trace de beauté, et d’autres une traînée blanche dans un ciel pareil – nous sommes les derniers sur la liste, c’est tout. Et notre magie, nous ne la tenons pas encore. Le point, le tout petit point puissant, est toujours là sur la plage du grand monde, il brille pour qui veut, tel qu’il était quand nous n’étions pas encore hommes sous les étoiles.
Pourtant, le Secret, d’autres l’ont touché: les Grecs l’avaient peut-être, les Égyptiens aussi et certainement les Rishi des temps védiques. Mais il en est des secrets comme des fleurs sur le bel arbre, ils ont leur saison, leur obscure poussée, leur éclosion soudaine. Pour toute chose, il est un «moment», même pour la conjonction des astres sur nos têtes et le passage du cormoran sur le rocher blanchi d’écume, peut-être même pour cette écume un instant jaillie au rythme de la vague, et tout se meut selon un rite unique. Et de même pour l’homme. Un secret, c’est-à-dire une connaissance, c’est-à-dire un pouvoir, a son temps organique, et une petite cellule isolée, plus évoluée que d’autres, ne peut pas incarner le pouvoir de sa connaissance, c’est-à-dire changer le monde, accélérer la floraison du grand arbre, à moins que tout le reste du terrain évolutif ne soit prêt.
Et le temps est venu.
Il est venu, il bourgeonne partout sur la terre, même si l’invisible fleur est encore comme une pustule vénéneuse: les étudiants de Calcutta décapitent la statue de Gandhi, les vieux dieux s’effondrent, les esprits nourris d’intelligence lancent des cris de destruction et appellent les Barbares des frontières, tels les anciens Romains de l’empire, pour briser leur propre prison; d’autres appellent les paradis artificiels – n’importe quel chemin mais plus ce chemin-là! Et la terre ahane et gémit par toutes ses crevasses, ses innombrables crevasses, par toutes les cellules de son grand corps en transformation. Le soi-disant «mal» de notre époque est un enfantement déguisé que nous ne savons pas par quel bout prendre. Nous sommes devant une nouvelle crise évolutive, aussi radicale que dût l’être la première aberration de l’humain parmi les grands singes.
Mais puisque le corps terrestre est unique, le remède est unique, comme la Vérité, et un seul point transmué, transmuera tous les autres. Or, ce point-là, il ne se trouve dans aucune de nos lois à améliorer, aucun de nos systèmes, de nos sciences, nos religions, nos écoles, nos «ismes» de toutes les couleurs et les odeurs – tout cela fait partie de la vieille Mécanique, il n’est pas un seul boulon à resserrer nulle part ni à ajouter ni à améliorer, nous sommes au grand complet de la suffocation. Et ce point-là, il n’est pas même dans notre intelligence – c’est elle qui a combiné toute la Mécanique – ni même dans une amélioration de l’Humain, qui serait encore une glorification de ses faiblesses et de ses grandeurs passées. «L’imperfection de l’homme n’est pas le dernier mot de la Nature, disait Sri Aurobindo, mais sa perfection non plus n’est pas le dernier pic de l’Esprit2.» Il est dans un avenir encore inconcevable pour notre intelligence mais qui pousse au cœur de l’être, comme la fleur du flamboyant quand toutes les feuilles sont tombées.
Du moins existe-t-il un levier du futur, si nous allons au cœur de la chose. Et quel est-il, ce cœur, s’il n’est pas du tout dans ce que nous croyions beau et bon et bien selon les normes humaines? ... Un jour, les premiers reptiles sortis des eaux, voulurent voler; les premiers primates sortis de la forêt, promenèrent un regard étrange sur la terre: une même poussée incoercible les faisait regarder un autre état; et, peut-être, toute la puissance transformatrice était-elle contenue dans ce simple regard VERS l’autre chose, comme si ce regard-là et cet appel-là, ce point d’inconnu qui crie, avait le pouvoir de desceller les fontaines du futur.
Car ce point-là, en vérité, contient tout, peut tout, c’est une étincelle du Moi solaire, innombrablement unique, qui brille au cœur des hommes et des choses, en chaque point de l’espace, chaque seconde du temps, chaque flocon d’écume, et qui devient inlassablement le toujours plus qu’il a vu dans une fraction d’éclair.
L’avenir est à ceux qui se donnent entièrement à l’avenir.
Et nous disons qu’il existe un avenir plus merveilleux que tous les paradis électroniques du mental: l’homme n’est pas la fin, pas plus que l’archéoptéryx au sommet des reptiles – où donc peut s’arrêter la grande vague évolutive? Et nous le voyons bien, nous avons l’air d’inventer des machines toujours plus merveilleuses, de reculer sans cesse les limites de l’humain; de progresser même vers Jupiter et Vénus. Mais c’est un air seulement, de plus en plus irrespirable, et nous ne reculons rien: nous renvoyons au bout du cosmos un petit être pitoyable qui ne sait même pas soigner sa tribu, ni si ses propres caves ne renferment pas un dragon ou un bébé qui pleure. Nous ne progressons pas, nous gonflons démesurément une énorme baudruche mentale, qui pourrait bien nous sauter au nez – nous n’avons pas amélioré l’homme, nous l’avons seulement colossalisé. Et il ne pouvait pas en être autrement, la faute n’en est pas à quelque déficience de nos vertus ni de notre intellect, car ceux-ci, poussés à l’extrême, ne peuvent faire que des supersaints ou des supermachines: des monstres. Un saint reptile dans son trou ne ferait pas plus un sommet évolutif qu’un saint moine. Ou alors, tirons l’échelle. En vérité, le sommet de l’homme – ou le sommet de quoi que ce soit – n’est pas dans la perfection en degré du genre considéré, mais dans le «quelque chose» d’autre qui n’est pas de son genre et qu’il aspire à devenir. Telle est la loi évolutive. L’homme n’est pas la fin, l’homme est un «être de transition3», disait il y a longtemps Sri Aurobindo, il est en marche vers le surhomme, aussi inévitablement que l’ultime brindille de l’ultime branche est contenue dans la graine du manguier. Et notre seule occupation vraie, notre seul problème, la seule question de tous les temps à résoudre, celle qui déchire notre grand vaisseau terrestre par toutes ses membrures douloureuses, est: comment opérer le passage?
Nietzsche l’a dit aussi. Mais son surhomme était seulement une colossalisation de l’humain, nous l’avons vu déferler sur l’Europe; ce n’était pas un progrès évolutif mais un retour à la vieille barbarie de la brute blonde ou brune de l’égoïsme humain. Nous n’avons pas besoin d’un superhomme, mais de quelque chose d’autre, qui balbutie déjà au cœur de l’homme et qui est aussi différent de l’homme que les cantates de Bach sont différentes des premiers grognements de l’hominien. Et, en vérité, les cantates de Bach sont pauvres quand l’oreille intérieure commence à s’ouvrir aux harmonies du Futur.
C’est cette ouverture, ce passage, que nous voulons étudier à la lumière de ce que nous avons appris de Sri Aurobindo et de Celle qui est la continuatrice de son œuvre, c’est le modus operandi de la transition, afin que nous puissions nous-mêmes saisir le levier et travailler méthodiquement à notre propre évolution – faire de l’évolution expérimentale – comme d’autres tentent de faire des embryons en éprouvette, qui n’entendront peut-être que l’écho de leurs propres monstres.
Le secret de la vie n’est pas dans la vie, ni celui de l’homme dans l’homme, pas plus que le «secret du lotus n’est dans la boue où il pousse», disait Sri Aurobindo4, et pourtant, et cette boue et ce rayon de soleil se mêlent pour faire un autre degré d’harmonie. C’est ce lieu de jonction, ce point de transmutation qu’il nous faut trouver, et alors nous redécouvrirons peut-être ce qu’un enfant tranquille sur une plage regardait dans un flocon de folle écume, et la suprême musique qui tisse les mondes, et l’unique Merveille qui attendait l’heure.
Et ce qui paraissait une impossibilité humaine deviendra comme un jeu d’enfant.
Nos difficultés viennent toujours de ce que nous croyons être seuls à les résoudre. Si notre puissance (ou notre défaillance) intellectuelle ne s’en mêle pas, si nos capacités plus ou moins grandes ne s’exercent pas, notre tâche, croyons-nous, est vouée à l’échec. Telle est la foi de l’homme mental. Ses résultats, nous les connaissons bien. Mais même s’ils étaient parfaits dans leur ordre, ils auraient encore un suprême vice, c’est de n’apporter que ce qui est contenu dans notre intelligence ou dans nos propres muscles – sauf quand la vie, d’aventure, déjoue nos plans. Autrement dit, notre existence mentale est un système en fermeture. Rien ne peut entrer que ce que nous y mettons. C’est la pierre angulaire de la grande Forteresse. Sa deuxième caractéristique inévitable est son système rigoureusement mécanique: tout est le déroulement en vase clos de la pensée, du plan, ou dudit muscle que nous avons mis en œuvre, puisque rien ne peut entrer là que nous n’ayons concocté; et tout est mesurable jusqu’à la moindre dyne, centidyne ou millidyne que nous avons dépensée: bon poids, bonne mesure – ou maigre, mais c’est déjà prévu dans le coefficient d’intelligence mis en jeu. C’est-à-dire que le système est parfaitement, étanchement boulonné jusque dans le moindre recoin. Il n’y a pas une faille, sauf, encore une fois, quand l’existence vient plus ou moins gracieusement bouleverser nos impeccables mesures. Et sa troisième caractéristique inévitable découlant des deux autres est sa parfaite «objectivité»: rien n’échappe, ou ce qui échappe sera bientôt calculé, mis en équation et «programmé» pour être remis en circuit dans la machine et venir gonfler à son tour la grande baudruche en expansion. Et naturellement tout est objectif, puisque tout le monde porte les mêmes lunettes; même nos instruments se conforment scrupuleusement aux résultats que nous voulons leur faire obtenir. C’est-à-dire que le système est parfaitement, rigoureusement conditionné. Nous avons tracé un cercle mental, tel le sorcier, nous nous sommes mis dedans, et puis voilà.
Mais il pourrait bien se révéler que c’est une formidable illusion.
En fait, l’illusion est en train d’éclater malgré nous. Ce que nous prenons pour un affreux désarroi, est un grand arroi de puissances nouvelles qui viennent insuffler de l’air frais dans nos poumons de terriens mentalisés ... «Puissances nouvelles», voilà un mot qui a déjà son odeur mystique et qui ferait protester vivement le matérialiste. Mais avouons-le (avant que les circonstances ne nous le fassent avouer le nez dans la poussière), nos matérialistes d’aujourd’hui sont aussi périmés que les religieux d’hier, ils sont en fermeture, boulonnés, conditionnés, dépassés. L’un et l’autre sont le produit du cercle mental, l’envers et l’avers de la même pièce, qui est en train de s’avérer fausse. Il ne s’agit pas de dieu ou de non-dieu, mais d’autre chose; il s’agit de franchir le cercle et de voir comment on respire de l’autre côté – et on y respire fort bien, ma foi, comme si l’on n’avait jamais respiré avant, on dirait même que c’est la première fois au monde que l’on respire.
Ainsi, ce n’est pas par nos propres forces que nous opérerons le passage; et si telle était la condition, nul ne le pourrait, sauf les athlètes spirituels. Or, lesdits athlètes – méditant, concentrant et ascétisant – n’en sortent pas, en vérité, bien qu’ils en aient l’apparence: ils enflent leur propre ego spirituel (une forme d’ego pire que l’autre, et plus sournoise, parce qu’elle s’habille d’un grain de vérité) et leurs illuminations sont simplement la décharge lumineuse de leur propre nuage accumulé. La mathématique est simple: on ne sort pas du cercle par la force du cercle, pas plus que le lotus ne sort de la boue par la force de la boue. Il faut un grain de soleil là-dedans. Et parce qu’ils avaient seulement touché le sommet raréfié de la bulle mentale, les ascètes et les saints et les fondateurs de religion à travers les âges ont produit une Église ou une autre qui ressemblait étrangement au système en fermeture dont ils étaient partis, c’est-à-dire un dogme, une Table de la loi, une règle, un unique prophète né en l’an de grâce 000, autour duquel pivotait la belle histoire, éternellement fixée en l’an 000, comme les électrons autour du noyau, les étoiles autour de la Grande Ourse et l’homme sur son nombril. Ou bien, s’ils en sortaient, c’était en esprit seulement, laissant la terre et les corps à leur habituelle pourriture. Nous voulons bien que le nouveau pivot fût plus lumineux que l’autre, plus sage, plus digne, plus vertueux, et qu’il ait aidé les hommes, mais il n’a rien changé au cercle mental, nous le voyons bien, depuis des millénaires – parce que sa lumière était seulement l’autre visage d’une même ombre, le blanc du noir, le bien du mal, la vertu d’une affreuse misère qui nous étreint tous au détour de nos caves.
Cette implacable dualité qui assaille toute la vie de l’homme mental – une vie qui est seulement la vie de la mort – est évidemment insoluble au niveau même de la Dualité: autant prendre sa main droite pour se battre contre sa main gauche. C’est ce qu’a fait, sans grand succès, le mental humain, à tous les niveaux de son existence, opposant son ciel à l’enfer, sa matière à l’esprit, son individualisme au collectivisme ou à n’importe lequel des autres «ismes» qui prolifèrent dans cette sphère malencontreuse. Mais on n’en sort pas par le décret d’aucun isme poussé à sa perfection: privée de son ciel, notre terre est une pauvre mécanique tournoyante; privé de sa matière, notre ciel est une pâle nébuleuse où flottent les tranquilles méduses de l’esprit désincarné; et privées de l’individu, nos sociétés sont une horrible termitière; privé même de ses «péchés», l’individu perd un pôle de tension qui l’aidait à grandir. La vérité est qu’aucune idée, si grande soit-elle, n’a le pouvoir de défaire l’Artifice – et pour la bonne raison que l’Artifice a sa valeur et son temps. Mais il a son temps aussi, comme la graine ailée qui court sur les landes, jusqu’au jour où elle trouve sa terre propice, et elle éclate.
Et en effet, nous n’en sortirons pas par une idée mais par un Fait organique.
La Nature nous enseigne toujours qu’elle a ses excellentes raisons; nous avons cru être supérieurs à elle parce que nous la mentalisions, la classifiions et utilisions quelques-uns de ses secrets, mais ce faisant nous obéissions encore à sa loi. Et s’il est vrai qu’elle a su faire jaillir du pâle protoplasme les tentacules chatoyantes de l’actinie afin de pouvoir mieux enserrer sa proie, et différencié les millions d’espèces pour nous offrir le tableau multicolore de cette bonne terre, il faut croire qu’elle avait ses bonnes raisons aussi pour différencier ses actinies humaines, chacune enserrant la proie qu’elle pouvait dans le réseau polychrome de ses milliers de pensées, de sentiments et de pulsions. Si ce cercle mental, ce troublant polype, s’est refermé sur notre espèce, ce n’est certainement pas tel un piège inutile par-dessus lequel nous aurions pu sauter si nous avions été plus malins. Et pourquoi l’avoir fait, au premier chef, si c’était seulement pour en sortir? Si un berger visionnaire du temps des Oupanishads avait pu directement sauter au surhomme, nous ne voyons pas pourquoi, évolutivement, toutes ces peines et ce sang? Rien n’est inutile au monde, nous en sommes encore à chercher la douleur qui n’a pas sa secrète puissance d’élargissement.
Mais son utilité n’est pas du tout celle que s’imagine le mental dans l’orgueil de sa connaissance et de ses découvertes, car le mental confond toujours l’instrument avec le Maître. Nous avons cru que cet outil mental était, à la fois, la fin et le moyen, et que cette fin-là était une maîtrise toujours plus grande, plus triomphante, plus rigoureuse de ce terrain mental, qu’il a peuplé de cités merveilleuses, et de banlieues moins merveilleuses. Mais c’est là une fin secondaire, une excroissance tumultueuse, et il se révèle que l’effet fondamental du Mental dans l’homme n’a pas été de le rendre plus intelligent (intelligent par rapport à quoi? la souris dans son trou a aussi la parfaite intelligence de son propre terrain) mais de l’individualiser au sein de sa propre espèce et de lui donner le pouvoir de varier, tandis que les autres espèces étaient seulement individualisées dans leur type général et invariables, et finalement de le rendre capable de jeter un regard sur ce qui dépasse son propre état. Avec cette individualisation et ce pouvoir de variation ont commencé les «erreurs» de l’homme, ses «péchés», ses dualités affligeantes; mais son pouvoir d’erreur est aussi son secret pouvoir de progrès, et c’est pourquoi toutes nos morales justicières et nos impeccables ciels ont échoué et échoueront à jamais: si nous étions sans faute et irréprochables, nous serions une espèce stagnante et infaillible comme les mollusques et les ragondins. Autrement dit, le Mental est un instrument d’évolution accélérée, c’est un évoluteur. En cinquante ans de sciences, l’homme a plus progressé que dans ses millénaires pré-scientifiques. Mais progressé dans quel sens? Non pas, certes, dans le sens de la fallacieuse maîtrise, ni du mieux vivre ni du mieux être, mais dans le sens de la saturation mentale de l’espèce. On ne peut pas quitter un cercle sans avoir fait le plein du cercle, individuellement et collectivement. On ne peut pas passer seul de l’autre côté: tout le monde passe (ou peut passer) ou personne ne passe, c’est l’espèce tout entière qui marche, parce qu’il n’y a qu’un corps d’Homme. Au lieu d’une poignée d’initiés dispersés dans une masse humaine inculte et semi-animale, c’est l’espèce tout entière qui est en train d’opérer son initiation, ou, en langage évolutif, sa suprême variation. Nous n’avons pas traversé le cercle mental pour avoir la gloire d’envoyer des fusées sur la lune, mais pour être individuellement, innombrablement, et volontairement capables d’opérer le passage au cercle supérieur. La rupture du cercle est le grand Fait organique de tous nos temps. Et toutes les dualités, les pôles contraires, les péchés des vertus et les vertus des péchés, et tout cet éclatant chaos, étaient les instruments du Travail, des «tenseurs», pourrions-nous dire, qui nous arquaient de toutes nos forces contre la muraille de fer – qui est une muraille d’illusion. Mais l’illusion tombe seulement quand on veut la voir.
Nous en sommes là. L’illusion n’est pas morte, elle s’acharne même avec une violence sans précédent, équipée de toutes les armes que nous avons obligeamment fourbies pour elle, mais ce sont les derniers soubresauts d’un colosse aux pieds d’argile – qui est un gnome, en vérité, un énorme gnome casqué et mandibulé. Les anciens sages de l’Inde le savaient bien, qui avaient divisé l’évolution humaine en quatre cercles concentriques: celui des hommes de connaissance (les brâhmanes) qui régnaient au commencement des temps humains en l’«âge de vérité»; puis celui des nobles et guerriers (les kshatriya), où il ne restait plus que les «trois quarts de la vérité», puis celui des marchands et bourgeois (les vaishya), qui ne possédait déjà plus qu’«une moitié de la vérité», et enfin le nôtre, l’âge des «petits hommes», les shoûdra, les serviteurs (de la mécanique, de l’ego, du désir), le grand prolétariat des libertés enrégimentées – l’«Âge Noir», Kali Youga, où il ne reste plus de vérité du tout. Mais parce que ce cercle-là est le plus extrême, parce que toutes les vérités ont été essayées, épuisées, et tous les chemins possibles parcourus, nous touchons à la bonne solution, à la vraie solution, à l’émergence d’un nouvel âge de vérité, l’«âge supramental» dont parlait Sri Aurobindo, comme l’akène qui rompt sa dernière enveloppe pour livrer son fruit d’or. Et si la correspondance est exacte entre le grand corps collectif et notre corps humain, nous pourrions dire que le centre qui gouvernait l’âge des sages se situait au niveau du front, tandis que celui de l’âge des nobles se situait au niveau du cœur, celui de l’âge des marchands, au ventre, et celui qui gouverne notre âge, au niveau de la matière et du sexe. La descente est complète. Mais cette descente-là a un sens, et un sens pour la matière. Si nous étions toujours restés au niveau frontal des vérités divines du mental, jamais cette terre, jamais ce corps n’auraient été transformés, et la solution aurait probablement été une fuite en quelque ciel de l’esprit ou quelque nirvâna. Maintenant, il faut que tout soit transformé, même la matière et les corps, puisque nous sommes en plein dedans; et par une ironie du sort, c’est peut-être le plus grand service que cet âge noir, scientifique et matérialiste, nous ait rendu: il a contraint l’esprit à s’enfoncer tant dans cette matière qu’il ne restait plus qu’à se perdre en elle ou à se transformer avec elle. Le noir absolu est seulement l’ombre d’un plus grand Soleil qui creuse ses abîmes pour faire jaillir une beauté stable, sise sur le fondement purifié de notre subconscient terrestre et droite en la vérité jusque dans les cellules de nos corps.
Ô race née de la terre, que le Destin emporte et que la Force contraint
Ô futiles aventuriers dans un monde infini
Prisonniers d’une humanité de nains
Tournerez-vous sans fin dans la ronde monotone du mental
Autour d’un petit moi et de médiocres riens? ...
Un Voyant, un Créateur hardi est en vous
Une Grandeur immaculée plane sur vos jours
Des pouvoirs tout-puissants sont enfermés dans les cellules de la Nature5
Cette impossible tâche (pour nous) n’est pas impossible pour la Grande Exécutrice qui a conduit le jeu évolutif jusqu’à ce point crucial. C’est Elle qui peut. Il s’agit de saisir ses ressorts secrets, ou, plutôt, de nous laisser saisir par Elle et de collaborer à notre propre évolution en ayant la compréhension intime du Grand Processus. Ce n’est par aucune des vertus athlético-spirituelles du vieux système en fermeture que nous y parviendrons, mais par une sorte de saut radical, les yeux grands ouverts et en pleine conscience, par un don de soi très simple aux dieux de l’avenir, une résolution-clef qui poursuit jusque dans les moindres recoins la formidable Illusion, une suprême ouverture à la suprême Possibilité – qui nous prendra dans ses bras et nous emportera sur sa route solaire avant même que nous soyons satisfaits d’avoir fait le quart d’un pas vers Elle. Car, en vérité, «il est des moments où l’Esprit se meut parmi les hommes ..., il en est d’autres où il se retire et les abandonne à leurs actes, selon la force ou la faiblesse de leur propre égoïsme. Les uns sont des périodes où même un léger effort suffit à produire de grands résultats et à changer la destinée...6»
En vérité, nous sommes à ce moment-là.
Le secret d’un cercle est dans le cercle immédiatement suivant, comme le secret de la flèche est dans le but qu’elle poursuit, et si nous pouvions remonter au Maître archer, nous aurions le secret des secrets, le point central qui détermine ce cercle et tous les cercles, le but de tous les buts. Mais il est dit que la découverte est lente et que nous devons remonter pas à pas, de l’outil à la Main qui dirige l’outil, puisque nous avons commencé nous-mêmes par être cet outil: cette petite antenne vitale qui tâtonnait autour d’un moi de vie avant de se découvrir noctuelle ou mille-pattes, cette petite antenne mentale qui vibrait inexplicablement autour d’un moi agile avant de se découvrir homme parmi les hommes, et cette autre antenne encore indéfinie qui semble se passer des sens et des pensées pour nous conduire vers un autre moi encore plus grand. Jusqu’au jour où nous arriverons au grand Moi et nous serons accomplis; nous aurons trouvé le Maître de tous les outils et le sens complet de la trajectoire.
Mais nous qui sommes à la fin de ce cercle mental, en cet âge des serviteurs de l’ego et des jouissances ambiguës d’un petit moi pensant, comment saurions-nous le secret de ce qui, pour l’instant, nous semble un non-moi indéfini et inquiétant, peut-être même destructeur de ce que nous connaissons solidement comme moi? ... À vrai dire, le chemin se fait en marchant, comme dans la forêt. Il n’y a pas de chemin, il n’existe pas: il est à faire. Et quand nous aurons fait quelques pas, à ce qu’il nous semble à l’aveuglette, nous nous apercevrons que ces tâtonnements conduisaient à une première clairière, et que, tout le temps, nous avions été conduits, jusque dans nos plus obscurs trébuchements, par une Main infaillible qui guidait déjà nos méandres de mille-pattes, parce que, en vérité, le but que nous cherchons est déjà dedans, c’est un But éternel. C’est un Avenir qui a des millions d’années et qui est jeune comme un enfant qui vient de naître: il ouvre les yeux à tout, c’est un émerveillé constant. Le trouver, c’est entrer dans l’émerveillement constant, dans une naissance du monde à chaque instant.
Du moins, avons-nous des points de repère pour faire ces premiers pas, et si nous nous interrogeons sur cet avenir de l’homme («interrogeons», non pas à la façon du théoricien qui tisse sa vaine trame et ajoute une idée à une autre seulement pour enfler la même sempiternelle histoire, mais à la façon du marin qui cherche son cap, parce qu’il y a une passe à franchir et que la mer brise à blanc sur les écueils), nous découvrirons peut-être quelques coordonnées en nous penchant sur l’ancien cercle animal, quand nous étions encore l’avenir du singe.
L’animal est simple. Il est tout entier dans ses griffes, sa proie, ses sens, dans le vent du Nord qui soulève cette imperceptible odeur de pluie et l’image d’une biche dans les hautes herbes. Et quand il ne fonctionne pas, il est parfaitement en repos, sans un frémissement de doute sur le passé ni d’attente de l’avenir. Il fait exactement ce qu’il faut, à la minute où il faut. Et pour le reste, il est en harmonie avec le rythme universel. Mais quand les premiers grands singes ont commencé à émerger de leur forêt, il n’en était déjà plus de même; ils promenaient sur le monde un regard moins direct: déjà le passé avait son poids et l’avenir son souci – ils étaient en train d’opérer le premier retour sur soi que nous connaissons bien, avec son fardeau de peine et d’erreurs. Et ce qui semblait un exercice si vain et si futile du point de vue de l’efficacité simiesque, est devenu la pierre d’angle de notre prodigieux édifice mental: tout était contenu, même Einstein, dans ce simple exercice parfaitement superflu. Et nous sommes peut-être à l’orée de cette autre forêt de béton et de titane, devant un même mystère encore plus prodigieux, et non moins superflu, lorsque nous nous arrêtons un instant au milieu de la ruée des choses, non plus pour réfléchir, cette fois, mais pour jeter un regard muet, et comme aveugle, sur cette première personne qui pense, calcule, souffre et se débat. Nous projetons là une étrange antenne, qui n’a guère de sens et qui semble tourner dans le noir, et qui pourtant contient le secret du prochain cycle, et des merveilles auprès desquelles les splendides fusées du XXe siècle sont comme des jeux d’enfants barbares. Nous opérons le deuxième retour sur soi, nous frappons à la porte de l’inconnu du troisième cercle, nous tenons le fil du Grand Processus.
Les secrets sont simples, nous l’avons dit; malheureusement le mental s’est saisi de celui-ci, comme il se saisit de tout, et il l’a mis au service de son ego mental, vital ou spirituel. Il a découvert des pouvoirs de méditation et de concentration, des énergies plus fines, des plans supérieurs du mental qui étaient comme la source divine de notre existence, des lumières qui n’étaient point de la lune ni des étoiles, des facultés plus directes et presque surhumaines – il a grimpé l’échelle de la conscience –, mais tout cela ne faisait que sublimer et raréfier une rare humanité; la sublimer tant, en fait, qu’il ne semblait d’autre issue à cette escalade qu’un ultime plongeon hors des dualités, dans la paix invariable des vérités éternelles. Et des âmes se sont «sauvées», peut-être, tandis que la terre continuait sa ronde obscure, de plus en plus obscure. Et ce qui aurait dû être le secret de la terre, est devenu le secret du ciel. Le plus affreux schisme de tous les temps s’est accompli, la plus noire des dualités s’est inscrite dans le cœur de la terre. Et ceux-là mêmes qui auraient dû être les suprêmes unificateurs du genre humain sont devenus ses diviseurs, devenus les Pères de l’athéisme, du matérialisme et de tous les ismes qui s’arrachent le monde: la terre, bafouée, n’avait d’autre ressource que de croire en elle seule et en ses propres forces.
Mais là ne s’arrête pas le dommage, il n’y a rien de plus collant que le mensonge, il adhère à nos semelles alors même que nous nous sommes détournés du faux chemin. D’autres avaient bien vu la valeur terrestre du Grand Processus – les Zen, les Tantriques, les Soufi et d’autres – et, de plus en plus, les esprits désorientés se retournent vers lui et sur eux-mêmes: jamais autant d’écoles plus ou moins initiatiques n’ont fleuri. Mais la vieille erreur se cramponne (à la vérité, nous ne savons pas très bien si l’on peut parler d’«erreur», nulle part, car il se révèle toujours que la soi-disant erreur était un circuit détourné de la même Vérité pour arriver à une plus large vision d’elle-même). Il avait fallu tant d’efforts aux sages de ce temps-là, ou aux moins sages de ce temps-ci, et tant de conditions sine qua non de paix, d’austérité, de silence, de pureté, pour arriver à leurs fins plus ou moins illuminées, que l’idée s’est inscrite comme au fer rouge dans notre mental subconscient, qu’à moins de conditions spéciales et de maîtres spéciaux et de qualités innées plus ou moins spéciales et mystiques, il n’était pas possible d’entrer vraiment sur cette voie-là, ou en tout cas les résultats seraient maigres et proportionnels à la force appliquée. Et naturellement, c’était encore une entreprise individuelle, un prolongement raffiné de la culture en bibliothèque. Or, cette nouvelle dichotomie menace d’être plus grave que l’autre, et plus aberrante, entre la masse non rédimée et une élite «éclairée» qui jongle avec des lumières dont on peut dire tout ce que l’on veut puisqu’il n’y a pas de microscope pour la vérifier. Les drogues aussi nous ouvrent à bon marché des aperçus vertigineux sur d’éclatantes lumières.
Et nous n’avons toujours pas la clef, la simple clef. Pourtant, le Grand Processus est là, le simple processus.
Il faut croire qu’il y a un défaut radical dans la méthode, et d’abord un défaut dans le but poursuivi – que savons-nous du but, vraiment, nous qui sommes enfoncés dans la matière, aveuglés par la ruée du monde? Notre premier instinct est de crier: ce n’est pas là, pas là! Pas dans cette boue, ce mal, cette ruée, pas dans ce monde obscur et encombré, il faut en sortir, à tout prix, nous alléger de ce poids de chair et de bataille, et de cette sournoise érosion où nous semblons nous dissoudre dans un millier de riens voraces. Et nous avons proclamé que le But était là-haut, dans un ciel de pensée libre, un ciel d’art et de poème et de musique – n’importe quel ciel mais plus cette ombre-là! Nous étions ici seulement pour gagner le loisir de notre ciel privé, livresque, religieux, pictural ou esthétique, les grandes vacances de l’Esprit enfin libre. Et nous avons escaladé, escaladé, poétisé, intellectualisé, évangélisé; nous avons largué tout ce qui pouvait alourdir, tracé le mur protecteur de nos contemplations érémitiques, de nos yoga en chambre, nos méditations privées, tracé le cercle blanc de l’Esprit, tel le nouveau sorcier spirituel, et nous nous sommes mis dedans, et puis voilà.
Mais ce faisant, nous commettons peut-être une erreur aussi formidable que celle de l’apprenti-homme dans sa première cité lacustre qui déclarerait que le But, ce ciel mental qu’il découvre à tâtons, n’est pas là dans cette grossièreté quotidienne, ces outils à tailler, ces bouches à nourrir, ces filets encombrants, ce traquenard innombrable, mais dans quelque retraite glaciaire ou quelque désert australasien – et qui lâcherait son outil. Et les équations d’Einstein n’auraient jamais eu lieu. En perdant son outil, l’homme perd son but; en perdant toute cette grossièreté et ce mal et cette obscurité et cet encombrement de la vie, nous allons peut-être nous endormir dans les béatitudes de l’Esprit (?) mais nous sommes complètement en dehors du But, parce que, peut-être, après tout, le But est-il ici même, dans cette grossièreté et cette obscurité et ce mal et cet encombrement – qui ne sont grossiers et obscurs et encombrants que parce que nous les regardons mal, comme l’apprenti-homme regardait mal son outil, incapable de voir que ce geste reliant ce silex à cette massue, reliait déjà l’invisible courbe de notre pensée au mouvement de Jupiter et de Vénus, et que le ciel mental, en vérité, fourmille partout ici-bas, dans tous ces gestes et toutes ces superfluités, comme notre prochain «ciel» fourmille déjà sous nos yeux, seulement caché par notre faux regard spirituel, emprisonné dans le cercle blanc d’un soi-disant «Esprit», qui est seulement notre approximation humaine du prochain stade de l’évolution. «La Vie, la Vie seule est le terrain de notre yoga», s’écriait Sri Aurobindo7.
Pourtant, le processus, le Grand Processus est là, tel qu’il a commencé dès le Pléistocène – ce moment d’arrêt, ce deuxième retour sur soi –, mais en vérité le mouvement qu’il a dévoilé au singe et le mouvement qu’il a dévoilé au spiritualiste de l’âge passé (ou trépassant) ne sont pas l’indice du sens prochain qu’il doit prendre: il n’y a pas de continuité, c’est un leurre! Il n’y a pas de raffinement du même mouvement, pas d’amélioration du singe ou de l’humain, pas de perfectionnement de l’outil de silex ou de l’outil mental, pas d’escalade plus poussée, de pensée plus fine, de méditations plus profondes ni de découvertes qui seraient comme une glorification de l’existant, de sublimation de la vieille peau, de halo sublime autour de la vieille bête – il y a AUTRE CHOSE, radicalement autre chose, un autre seuil à franchir aussi différent du nôtre que pouvait l’être le seuil de la plante du seuil de l’animal, une autre découverte du déjà-là, qui change aussi totalement notre monde que le regard de l’homme a changé le monde de la chenille – et pourtant un même monde, mais sous deux regards différents –, un autre Esprit, oserions-nous dire, qui est aussi totalement différent de l’esprit religieux ou intellectuel ou du grand Esprit nu sur les hauteurs de l’Absolu, que la pensée de l’homme est différente de la première vibration de l’églantine sous le soleil – et pourtant un même Esprit toujours, mais dans une concrétisation plus grande de lui-même, parce que le sens de l’Esprit, en vérité, ne va pas de bas en haut, mais de haut en bas et qu’il devient toujours plus dans la matière, parce qu’il est la Matière même du monde, peu à peu dépouillée de nos faux regards de chenille et de nos faux regards d’homme et de nos faux regards spirituels – ou, disons, peu à peu reconnu par notre vrai regard qui grandit. Ce nouveau seuil de vision, il dépend d’abord d’un moment d’arrêt dans notre mécanique visuelle, normale, mentale – et c’est le Grand Processus, le deuxième retour sur soi –, mais le chemin est intégralement nouveau: c’est une vie nouvelle pour la terre, une autre découverte à faire; et moins nous serons encombrés par les sagesses du passé, les ascensions du passé, les illuminations du passé, les disciplines et les vertus et tout le tintamarre chamarré des vieilles saintetés de l’«Esprit», plus nous serons libres, dessillés pour faire la découverte, et plus le chemin jaillira sous nos pas, comme par enchantement, comme s’il jaillissait même de cette désaération complète.
Ce surhomme, dont nous avons dit qu’il était le prochain but de l’évolution, ne sera donc d’aucune façon un paroxysme de l’humain, une hypertrophie dorée de la capacité mentale, et il ne sera pas non plus un paroxysme spirituel, une sorte de demi-dieu dans une gloire de lumière, roulant une immense conscience, cosmique naturellement, sillonnée d’éclairs et de phénomènes fabuleux et d’«Expériences» qui feraient pâlir le pauvre commun des attardés de l’évolution. Et c’est vrai, l’un et l’autre sont possibles, l’un et l’autre existent, il y a des Expériences fabuleuses, il y a des capacités surhumaines qui feraient pâlir le brave homme. Ce n’est pas un mythe, c’est un fait. Mais la Vérité est simple, comme toujours. La difficulté n’est pas de découvrir la voie nouvelle, elle est de nettoyer ce qui bouche la vue. La voie est nouvelle, toute nouvelle, elle n’a jamais été vue par les humains, jamais foulée par les athlètes de l’Esprit, et pourtant chaque jour foulée par un million d’hommes ordinaires qui ne savent pas le trésor qu’ils touchent.
Nous ne théoriserons pas sur ce qu’est ce surhomme, nous ne voulons pas le penser: nous voulons le faire, si possible, en évitant les vieux murs, les vieilles lumières, en nous gardant aussi totalement que possible en ouverture, en restant aussi fidèles que possible au grand processus de la Nature – en marchant, parce que c’est la seule façon de le faire, solvitur ambulando. Et même si nous n’allons pas très loin, peut-être, d’aventure, déboucherons-nous sur une première clairière qui ensoleillera nos cœurs, et nos âmes et nos corps, parce que tout se tient et tout est sauvé ensemble, ou rien.
Puis d’autres viendront, qui passeront à une deuxième clairière.
Il y a deux voies, disait Sri Aurobindo: la voie de l’effort et la voie ensoleillée. Cette voie de l’effort, nous la connaissons bien, c’est celle qui a présidé à toute notre vie mentale, parce que nous tendons vers quelque chose que nous n’avons pas ou que nous croyons ne pas avoir. Nous sommes des êtres pleins de manques, de trous douloureux, de vides à combler, et ce vide ne se comble jamais, à peine est-il comblé qu’un autre surgit et nous entraîne dans sa nouvelle poursuite. Nous sommes comme une absence de quelque chose, qui ne trouve jamais sa présence, sauf par rares éclairs, qui s’effacent aussitôt et semblent laisser un vide encore plus grand. Nous pouvons dire que ceci nous manque, ou cela, ou cela, mais il n’y a qu’une chose qui manque, et c’est moi qui manque, c’est une absence de moi. Parce que ce qui est moi vraiment, est plein, puisqu’il est: tout le reste passe et va et vient, mais n’est point. Comment ce qui est, pourrait-il avoir besoin d’autre chose? L’animal est parfaitement dans son moi animal, et lorsqu’il a satisfait ses besoins immédiats, il est en équilibre, accordé à l’univers. L’homme mental n’est pas dans son moi, bien qu’il le croie – il croit même à la grandeur de son moi, parce que celui-ci doit se mesurer, comme tout le reste, et il est des moi plus ou moins gros, plus ou moins voraces, plus ou moins habiles ou saints ou réus-sis; et ce faisant, il avoue sa propre faiblesse parce que, comment ce qui est moi pourrait-il être plus ou moins moi? Il est, ou il n’est pas. L’homme mental n’est pas dans son moi: il est dans son grenier à acquisitions, comme la taupe ou l’écureuil.
Mais où donc est-il, ce moi élusif?... Poser la question, c’est frapper à la porte du prochain cercle, c’est opérer le deuxième retour sur soi. Et là aussi, il n’y a pas à théoriser sur ce qu’est ce moi, mais à se mettre en quête et à le découvrir expérimentalement. Or, nous avons dit que la méthode devait se dérouler dans la vie et dans la matière, parce que, en effet, nous pouvons fort bien nous enfermer dans notre chambre et écarter les bruits du monde, écarter ses désirs, ses tensions, ses tentacules innombrables, nous pouvons tenir tout cela à bout de poigne et, dans notre petit cercle intérieur, découvrir, peut-être, quelque éclair de moi, quelque transcendance ineffable, mais de la minute où nous ouvrirons la porte de notre chambre et relâcherons notre poigne, tout retombera sur nous, comme le rideau d’algues sur le plongeur, et nous nous retrouverons comme avant, seulement un peu plus incapables de supporter et ce bruit et ce torrent de petites voracités qui attendent l’heure. Ce n’est pas par la poigne de nos vertus ni de nos méditations exceptionnelles que nous franchirons ce rideau-là, mais par autre chose et d’une autre manière. Car, en vérité, le moi qu’il faut trouver n’est pas un super-moi, c’est tout autre chose. Nous nous prendrons donc là où nous en sommes et comme nous sommes, au niveau physique et très quotidien où nous sommes.
Nous sommes Jean Dupont, un nom qui ne veut rien dire, un artifice légal qui nous rattache à la grande Mécanique et à une vague généalogie dont nous ne savons pas grand-chose, sinon que nous sommes le fils du père qui était le fils du père qui était le fils du père, et que, censément, nous serons le père du fils qui sera le père du fils qui sera le père du fils, et ça continue, on n’en sort pas. Et nous allons, venons, sur le grand Boulevard du monde, ici ou là, dans un Paris qui finit par ressembler à un Tokyo qui finit par ressembler à un Mexico qui finit par ressembler à toutes les villes du monde, comme une termitière à une autre. Nous prenons bien l’avion, mais nous nous retrouvons partout. Nous sommes Français, mais à vrai dire, c’est de l’histoire et des passeports, un autre artifice qui nous ligote à une mécanique ou à une autre, et notre frère de Calcutta ou de Rangoon arpente un même boulevard avec une même question, sous un drapeau jaune ou rouge ou orangé. Tout cela est le résidu des territoires de chasse, mais il n’y a plus grand-chose à chasser, sauf nous-mêmes, et nous sommes bien en voie d’être exclus de là aussi sous le rouleau compresseur de la grande Mécanique. Et nous montons, descendons les escaliers, téléphonons, courons, courons encore pour vacancer ou jouir de la vie, comme notre frère sous une peau jaune ou brune: en français, en anglais et en chinois nous sommes harcelés, éreintés, et nous ne savons pas très bien si nous jouissons de la vie ou si la vie jouit de nous. Mais ça continue et ça continue. Et dans tout cela, il y a quelque chose qui monte et descend, qui court, qui court, et, parfois, une seconde, comme un petit cri là-dedans: qui est moi? qui est moi? où est moi, où suis-je?
Et cette petite seconde-là, si vaine, si futile dans cette immense ruée, est la vraie clef de la découverte, un tout-puissant levier qui n’a l’air de rien – mais la vérité n’a l’air de rien, c’est entendu, si elle avait l’air de quelque chose, nous lui aurions déjà tordu le cou pour la mettre en système et l’atteler à une autre mécanique. Elle est légère, elle file entre les doigts. C’est un souffle qui passe et qui rafraîchit tout.
Et la question s’enfonce un peu plus. Mais à vrai dire, ce n’est pas qu’elle s’enfonce ni qu’elle s’intensifie: c’est comme un premier appel d’air qui soudain nous fait mieux percevoir la suffocation normale dans laquelle nous vivons; et d’autres épaisseurs apparaissent, d’autres enrobements plus subtils. Nous sommes bien Jean Dupont, cet artifice légal et patriforme, ce rouage mécanisé qui voudrait bien sortir de la mécanique, mais derrière, qu’y a-t-il? Il y a cet homme qui marche sur un boulevard, qui monte, descend le grand toboggan mental, qui rumine et rumine un millier de pensées, dont pas une n’importe vraiment ni ne résout sa peine ni son désir; il y a ce que pense le dernier livre, ce que hurle cette affiche ou ce journal, ce que disait le professeur et le maître d’école, et l’ami et le collègue et le voisin – un millier de passants qui grouillent dans la grand-rue intérieure –, mais où est-il celui-là qui ne passe pas, l’habitant de cette demeure? Il y a l’expérience d’hier, qui se raccorde à l’accident d’avant-hier qui se raccorde ... un immense réseau téléphonique avec ses fiches, ses clapets, ses communications-éclair, mais qui ne communique rien vraiment, sauf la même sempiternelle histoire en fermeture qui se gonfle et se gonfle et s’enroule sur elle-même et nous livre une somme de passé qui ne fait jamais un vrai présent, ou un avenir qui est seulement l’addition d’un million d’actes dont le total est nul – où est l’acte, où est l’acte? Où est le je de cette addition, la minute d’être qui n’est pas la résultante d’un passé, le pur coup de soleil qui échappe à cette mécanique, encore plus impitoyable que l’autre? Il y a ce que les pères et les mères ont mis en nous, et les livres, les prêtres, les partisans, et le cancer du grand-père et la luxure du grand-oncle, et le bien de celle-ci, et le moins bien de celle-là; il y a les tables de la Loi de fer, les tu-ne-peux-pas, tu-ne-dois-pas, Newton et les Églises, Mendel et la loi d’incubation des germes – mais qu’est-ce qui germe là-dedans? Où est le Germe, la pure semence inattendue qui éclate tout d’un coup, le Tu-Peux comme un coup de grâce dans cette implacable ronde conditionnée par les pères de nos pères au sein de la forteresse mentale? Il y a ce petit bonhomme qui marche sur un boulevard, qui monte, descend mille fois la même avenue; dedans, dehors, c’est tout pareil, c’est comme rien qui marche dans rien, n’importe qui dans n’importe quoi, Pierre ou Paul avec des différences de cravate: entre ce bec de gaz et cet autre bec de gaz, il ne s’est rien passé. Il n’y a rien eu, pas une seconde existante!
Alors, tout d’un coup, là, sur ce boulevard, c’est comme une suffocation au second degré. On s’arrête, on regarde. On regarde quoi, on ne sait pas, mais on regarde. Tout d’un coup, on n’est plus dans la mécanique; on n’y est plus, on n’y a jamais été! On n’est plus Jean Dupont, ni Français ni Parisien ni le fils de son père ni le père de son fils, ni sa pensée ni son cœur ni ses sentiments ni hier ni demain, ni ce sexe ni rien de tout cela – on est tout autre chose. On ne sait pas quoi, mais ça regarde. On est comme une lucarne qui s’ouvre.
Et puis ça passe, la mécanique reprend.
Mais si l’on fait le compte de la journée, le soir, seul dans sa chambre, si l’on passe en revue ces milliers de gestes et de pas et de visages, ce va-et-vient dans une grisaille tourbillonnante où rien ne semble s’être passé, ce jour parmi des milliers de jours qui sont comme une pénombre inhabitée, on voit, tout à coup, surnager une petite bulle de lumière, oh! si faible, si fugitive que c’est à peine comme une luciole qui passe, et c’est cette seule petite seconde où l’on s’est arrêté au milieu du torrent, cette petite seconde de rien, ce trébuchement inutile, cet achoppement de la pensée, cet accroc de l’être – et c’est tout ce qui reste, c’est la seule seconde existante, le seul instant habité, c’est tout ce qui a été dans un million de minutes comme du vent.
Dès lors, la suffocation devient très active. C’est comme si notre être, dans le noir, avait commencé à toucher quelque imperceptible interstice, quelque faille dont on ne sait même pas qu’elle laisse passer une lumière – et quelle lumière, c’est au contraire encore plus noir qu’avant? Et il y revient malgré lui. C’est comme un autre air qui circule, un impalpable changement de densité, et, en même temps, comme un feu qui s’allume, un obscur feu noir qui ne sait rien sinon qu’il a besoin, besoin, tellement besoin d’autre chose.
Assez, assez du mental et de ses feux de chandelle
Allume, allume les soleils qui ne meurent jamais8!
Et ce Jean Dupont – qui n’est plus rien vraiment, qui est de moins en moins quelque chose, qui s’échappe par tous les pores de sa peau – s’arrête encore, s’arrête de plus en plus souvent dans la grande ruée, et ce n’est même plus une question qu’il pose, même pas une réponse qu’il attend: il est devenu la question, un feu vivant de je ne sais quoi, une pure question qui bat, une absence grandissante, si poignante qu’elle est presque comme une présence. Et il s’arrête ici, s’arrête là, pose un regard aveugle sur cette affiche, cet homme vêtu de brun, ces millions d’hommes comme une ombre; et il n’est même plus une pensée, pas même un sentiment: il est d’un pas en arrière de lui-même, de ce quelque chose qui se meut, qui monte, descend, où passent des pensées, passent des sentiments, des souvenirs, des désirs, et tout est comme une mécanique bien remontée – depuis quand remontée? – qui se déroule et se déroule, dedans, dehors, c’est tout pareil. Mais il est ce point d’arrêt subit, ce cri d’étouffement, cet aveugle regard de nouveau-né d’un monde qui n’est pas encore, semble-t-il, et pourtant qui bat comme la seule chose existante de cette inexistence. Il est dans un no-man’s land d’être, un non-moi déchirant parfois, si déchirant que cette déchirure est comme le seul point d’être là-dedans.
Maintenant les terrains vagues, maintenant le silence
Un mur noir, nu
Et derrière,
Le ciel9
Alors il regarde encore, le soir, seul dans sa chambre et il voit ces petites secondes qui brillent inexplicablement, qui rayonnent même comme si elles avaient débordé autour d’elles, accroché leur goutte de lumière à tout ce qu’elles avaient touché autour; et cet homme en brun, cette absurde affiche, ce coup de soleil sur un banc, sont comme saisis d’une vie particulière, arrêtés, photographiés dans le moindre détail – ils sont là, ils sont. Tout le reste est comme de la poussière, engouffré dans un Tartare d’inexistence. Et pourtant, il n’y a pas eu de pensée là-dedans, pas de sentiment, pas de souvenir, pas même de moi, surtout pas de moi, c’était la seule seconde où il avait décroché de tout ça, trébuché dans un non-moi un peu vertigineux.
Puis ce vain marcheur fait une autre découverte.
Il s’aperçoit que ces petites gouttes de lumière éparpillées (est-ce une lumière? c’est plutôt comme un éclatement subit dans autre chose, une vibration si rapide qu’elle échappe à nos perceptions habituelles et à nos traductions colorées: ça vibre, c’est quelque chose qui vibre, comme une note d’une autre musique pour laquelle nous n’avons pas encore d’oreille, comme le trait de couleur d’un autre pays pour lequel nous n’avons pas encore d’yeux), ces points d’une autre intensité, ces petits repères d’une géographie aveugle, sont comme indestructibles. Ils vivent, ils continuent de vivre longtemps après qu’ils sont passés, comme s’ils ne passaient pas. Et en effet ils ne passent pas, c’est même la seule chose qui ne passe pas. On dirait que cette petite déchirure, là, devant cette affiche ou ce banc, cette béance subite devant rien, conserve son intensité, que cette goutte d’autre chose, ce petit cri tout d’un coup, pour rien, continue d’être, qu’il s’est déposé dans une crique secrète de notre être et qu’il vibre, vibre, et qu’une goutte s’ajoute à une autre sans jamais se décomposer, jamais se perdre, et que ça s’accumule, s’accumule, comme si nous avions là une réserve infaillible, un havre qui s’emplit, un accumulateur qui peu à peu se charge d’une autre intensité de force, et qui est comme un commencement d’être.
Et nous commençons à entrer sur la voie ensoleillée.
Nous ne sommes plus tout à fait dans la mécanique, bien qu’elle nous happe parfois encore, mais seulement pour nous faire sentir son écrasante tension, son obscur roulement dans rien qui engrène rien qui engrène rien – nous avons senti un autre air, même s’il n’a l’air de rien, nous ne pouvons plus supporter cette inexistence qui se meut d’un point à un autre, d’un téléphone à un autre, d’un rendez-vous à l’autre, qui monte, descend l’éternelle mécanique et rien n’arrive jamais, sauf la même sempiternelle histoire avec d’autres visages et d’autres noms et d’autres paroles, sur ce boulevard ou un autre – il faut que ça existe! Il faut qu’entre ce réverbère et l’autre, ce palier du troisième et celui du quatrième, ce neuf heures et ce neuf heures trente d’une pendule qui ne marque rien, quelque chose soit, quelque chose vive, que ce pas ait son sens éternel comme s’il était un unique pas parmi les millions d’heures du cadran, que ce geste soit porté par quelqu’un, ce kiosque qu’on croise, cet accroc du tapis, ce bouton de sonnette qu’on tire, cette seconde – cette seconde – ait sa totalité de vie unique et irremplaçable comme si elle était seule à luire pour l’éternité des temps, oh! pas ce rien qui marche dans rien: que ça existe, que ça existe, que ça existe! ... Nous voulons nous rappeler, nous voulons perpétuellement nous rappeler, pas glisser comme une méduse au long des boulevards – nous rappeler quoi? On ne sait même pas quoi il faut se rappeler – surtout pas soi ni la mécanique ni rien de ce qui vient encore engrener une chose à une autre –, un pur rappel, qui finit par être comme un appel, un feu brûlant pour rien, une petite vibration d’être qui nous accompagne partout et qui imprègne tout, emplit tout, chaque pas, chaque geste, chaque seconde, qui s’étend même derrière nous comme si nous marchions dans une autre étendue avec ce petit bonhomme devant qui va, qui va, mais qui n’est plus totalement là, qui a déjà pris la clef des champs, qui respire un autre air, écoute une autre chanson, qui marche sur un autre rythme – et c’est presque comme un rythme éternel, et vaste et très doux. Alors, tout à coup, il relève la tête au milieu de ce boulevard, il passe la tête au-dessus de ce torrent, et c’est comme un regard si clair, si lumineux, joyeux presque, pétillant, et large, ensoleillé, qui embrasse tout d’un seul coup d’œil-éclair, et si triomphant, si sûr, cristallin: une royauté subite. On est, c’est!
On est sur la voie ensoleillée et comme porté par cette petite vibration d’être qui grandit.
Et nous n’avons pas eu besoin de silence, pas besoin d’une chambre calfeutrée, pas besoin d’écarter les tentacules de la vie – au contraire, plus elles nous enserrent et veulent nous étouffer, plus nous sommes assourdis par tout ce tintamarre de l’existence, plus ça brûle dedans, ça chauffe, plus ça a besoin d’être ça et encore ça, cette autre chose qui vibre, sans laquelle on ne peut pas vivre ni respirer – l’oublier même une seconde, c’est tomber dans la suffocation complète. Nous allons sur la voie ensoleillée au milieu de l’obscurité du monde – dedans, dehors, c’est tout pareil, seul ou dans la foule nous sommes à jamais saufs, rien ni personne ne peut nous enlever ça! Nous promenons partout notre royauté secrète, nous allons à tâtons dans une autre géographie où se dessinent des havres secrets, des fjords inattendus, des continents de paix, et des échappées sur des mers inconnues qui semblent nous apporter l’écho d’une existence plus vaste. Nous n’avons plus de vouloir ni de non-vouloir, de tension pour acquérir ceci, acquérir cela, de lutte pour vivre, lutte pour devenir et pour connaître: nous sommes portés par un autre rythme qui a ses connaissances spontanées, sa vie claire, ses volontés imprévisibles et ses efficacités subites. Nous commençons à accéder à un autre royaume, nous promenons sur le monde un autre regard, encore un peu aveugle et qui ne sait pas bien, mais qui sent et qui est comme gonflé d’une réalité pas encore née, élargi d’une connaissance pas encore formulée, d’un émerveillement qui n’ose pas. Et nous sommes peut-être comme ce frère singe d’il n’y a pas si longtemps qui regardait sa forêt d’un regard étrange, et ceux-là qui couraient, grimpaient, chassaient si bien, mais qui ne connaissaient pas la petite vibration claire, la bizarre merveille, le temps d’arrêt subit qui semblait déchirer des nuées obscures et se prolonger loin, loin là-bas, dans une étendue vibrante de possibilités créatrices.
À partir de là, une bifurcation est possible, et prendre l’une ou l’autre route, entraîne de vastes conséquences qui peuvent s’étendre sur toute une vie. Non pas que l’une soit vraie et l’autre fausse, car, finalement, nous croyons bien que tout est vrai, puisque c’est, mais c’est une vérité qui grandit, et le mensonge est seulement de s’attarder ou de persister dans une vérité qui a passé son temps et son utilité. À partir du moment où nous avons décroché de la mécanique, extérieure et intérieure – et vraiment, l’une est le reflet ou l’expression de l’autre, et quand nous aurons changé dedans, nous changerons dehors nécessairement, quand nous cesserons de «mentaliser» la vie, elle cessera d’être une mécanique mentale et deviendra une autre vie –, à partir de cet instant, nous commençons à avoir une certaine «latitude», littéralement; n’étant plus attaché à cette petite ombre, comme la chèvre au piquet, nous pouvons nous mouvoir dans deux directions principales. Nous pouvons prendre la voie de l’ascension, c’est-à-dire nous subtiliser de plus en plus, nous alléger de plus en plus, partir dans cette petite fusée de soleil charmante que nous commençons à deviner, et toucher des régions de conscience plus libres, explorer des étendues légères, découvrir les plans supérieurs du mental qui sont comme la source pure de tout ce qui se passe ici dans la déformation et l’à-peu-près, qui sont le visage d’ange de ce qui nous semble ici, de plus en plus, comme une caricature10. Et c’est bien tentant, c’est même si tentant que tous les sages et les chercheurs un peu prompts, ou même, simplement, ce que nous appellerions maintenant les esprits avancés ou les génies, ont pris ce chemin – il a duré des millénaires. Malheureusement, quand on arrive là-haut, on a beaucoup de mal à redescendre, et même si l’on veut redescendre, tiré par quelque corde humanitaire ou charitable, on s’aperçoit que les moyens de là-haut n’ont guère de pouvoir ici, il y a comme un gouffre de distance entre cette lumière-là et cette obscurité-ci, et, dans le trajet, ce que nous voulons (ou pouvons) faire descendre de là-haut arrive ici diminué, dilué, défiguré, alourdi, et finalement se perd dans les grandes fondrières de la Mécanique.
Trop brillants étaient nos cieux, trop loin là-bas
Trop fragile leur substance éthérée.
Trop splendide et soudaine, notre lumière ne pouvait pas rester:
Les racines n’étaient pas assez profondes11
C’est l’éternelle histoire de l’Idéal et des «réalités» – l’idéal se réalise, inévitablement, puisqu’il est seulement un avenir un peu avancé, mais le trajet est long et la vérité apparaît bien souvent comme déjouée, bafouée. C’est donc ce trajet qu’il faudrait raccourcir, cette transmission défectueuse entre les «sommets» et les plaines.
Mais peut-être le «sommet» n’est-il pas là-haut, après tout. Peut-être est-il partout ici, au niveau zéro, mais seulement enrobé par la mécanique et les couches successives de notre évolution, comme le diamant dans la gangue. Si la voie de l’ascension est la seule issue possible, alors il ne reste plus qu’à en sortir tous et définitivement. Et si vraiment le saint est le triomphe du singe, on peut douter que l’évolution atteigne jamais son but heureux, ou bienheureux, et que la terre entière se sanctifie – quid des autres, les récalcitrants de la sainteté? Nous ne croyons pas que l’évolution ait pour dessein un ultime partage moral entre les élus et les damnés. L’évolution n’est pas morale: elle est, et elle pousse tout son arbre pour qu’il donne toutes ses fleurs; l’évolution n’est pas ascétique: elle embrasse tout dans une somptueuse opulence; l’évolution n’est pas un transfuge de la terre, sinon elle n’aurait jamais commencé sur la terre. La Nature n’est pas incohérente; elle est plus sage que nos cohérences mentales, plus sage même que nos saintetés.
Mais elle est lente, c’est son défaut.
Nous voulons donc raccourcir le trajet. Nous voulons comprimer l’évolution, faire de l’évolution concentrée, mais en respectant ses méthodes. Et puisque la Nature embrasse tout, nous suivrons sa méthode, puisqu’elle ne cherche pas à s’enfuir d’elle-même mais à faire fructifier son grain, nous tâcherons de faire fructifier ce grain-là, d’épanouir ce qui est déjà dedans, et tout autour et partout. Seulement, il faut trouver ce grain-là, et il est bien des graines folles – bien que celles-là aussi aient leur charme et leur utilité. Nous n’irons donc pas chercher notre sommet là-haut mais tout au fond, parce que, peut-être, notre secret est-il déjà là, dans la simple Vérité infaillible qui un jour jeta cette semence sur notre bonne terre. Alors nous découvrirons peut-être que ce que nous cherchions est si proche qu’il n’y a pas de trajet à parcourir, ni de gouffre de distance, ni de défaut de transmission, ni de dilution du pouvoir dans les espaces de la conscience, et que la Vérité est là, immédiate et toute-puissante, dans chaque atome, chaque cellule, chaque seconde.
En somme, il ne s’agit pas d’une méthode pointue qui rejette tous les encombrements pour filer spirituellement vers le haut, mais d’une méthode globale; pas d’une ascension escarpée mais d’une descente, ou, plutôt, d’un dévoilement de la Vérité partout contenue, jusque dans les cellules de notre corps.
Il y a un fait radicalement nouveau.
Il n’est pas vieux, il remonte à quelques années seulement. C’est un nouveau début terrestre, et peut-être universel, aussi simple, et troublant, que dût l’être l’apparition de la première vibration mentale dans le monde des grands singes.
Un début, ce n’est pas quelque chose qui se sait soi-même, ce n’est pas tonitruant ni prodigieux: c’est simple et tâtonnant, c’est frêle comme une jeune pousse, et on ne sait pas encore si c’est le vent d’hier qui passe, ou quelque nouveau souffle presque pareil, et pourtant si différent, qui nous laisse un moment étonné, incrédule, comme au bord d’une merveille surprise, comme devant un sourire pris au piège, et qui s’efface en un clin d’œil si on le regarde trop. Un début, c’est un millier de petites touches de début, qui passent et repassent, qui frôlent et s’enfuient, qui surgissent on ne sait d’où ni comment, parce que c’est d’une autre loi, qui rient et se moquent, parce que c’est d’une autre logique, qui reviennent quand on les croit perdues, et nous laissent tout penauds quand on s’imagine les avoir saisies, parce que c’est d’un autre rythme, ou, peut-être, d’une autre façon d’être. Et pourtant, pourtant ces petits traits, peu à peu, font un autre tableau; ces petites touches répétées font un je ne sais quoi qui vibre autrement, qui nous change sans en avoir l’air, touchant une corde qui ne connaît pas bien sa note, mais qui finit par faire une autre musique. Tout est pareil, et tout est différent. On naît sans s’en apercevoir.
Nous ne pouvons donc pas dire très bien comment ça fonctionne, pas plus que les anciens singes ne pouvaient dire vraiment ce qu’il fallait faire pour manipuler la pensée. Du moins pouvons-nous dire quelques-unes de ces petites touches hasardeuses, indiquer une direction générale, et suivre pas à pas, avec notre marcheur du nouveau monde, le fil d’une découverte qui semble parfois incohérente, mais qui finit par faire une cohérence. Nous ne connaissons pas le pays, on dirait même qu’il se forme sous nos pas, qu’il grandit presque par notre regard, comme si, d’apercevoir cette courbe, cette lueur presque malicieuse, l’encourageait à croître et à dessiner sous nos pas ce pointillé, cette autre courbe, puis cette colline charmante vers laquelle on s’élance le cœur battant. Notre marcheur du nouveau monde est avant tout un observateur: rien ne lui échappe, pas un détail, pas une infime rencontre, une imperceptible conjonction, une correspondance presque insaisissable – la merveille naît par gouttelettes, comme si le secret était dans l’infinitésimal. C’est un observateur microscopique. Et peut-être n’y a-t-il pas de «grandes» choses, ni de petites, mais une même coulée suprême dont chaque point est aussi suprêmement plein de conscience et de sens que la totalité des univers, comme si, en vérité, la totalité du but était à chaque instant.
Nous avons donc bien rempli chacun des terrains vagues de notre journée – plus rien n’est vague –, nous avons mis de l’être dans cette vacance entre deux actes, et même nos actes ne sont plus aussi totalement engloutis dans la mécanique: nous pouvons parler, téléphoner, écrire, voir des gens, mais derrière, dans un arrière-plan, il y a quelque chose qui continue d’être, qui vibre, vibre très doucement, comme un souffle d’une mer lointaine, comme une coulée d’une petite rivière au loin, et si nous nous arrêtons un instant au milieu de notre geste, si nous faisons seulement un pas en arrière, en un clin d’œil nous sommes dans cette petite rivière toute fraîche, cet air du large, cette étendue aisée, et l’on glisse là comme dans le repos de la Vérité, parce que seule la Vérité est en repos, puisqu’elle est. Tout le reste bouge, passe et se transforme. Mais étrangement, cette sorte de décalage ou de déplacement du centre d’être, ne nous enlève pas notre prise sur la vie, ne nous projette pas dans une sorte de songe dont on serait tenté de dire qu’il est creux; au contraire, nous sommes dans un éveil complet – on dirait même que l’endormi est dans celui qui parle, écrit, téléphone –, nous sommes comme en alerte, mais d’une alerte qui n’est pas tournée vers le déroulement de la mécanique, vers le jeu des physionomies, le calcul du prochain pas, la ruée des apparences: nous sommes attentifs à autre chose, comme à l’écoute, là, derrière notre tête, pourrait-on dire, dans cette étendue qui vibre, vibre, cette coulée large, et nous percevons parfois des variations d’intensité, des changements de rythme, des pressions soudaines, comme si un doigt de lumière pesait là, indiquait quelque chose, nous arrêtait sur un point, braquait son rayon. Alors, sans savoir pourquoi, nous prononçons cette parole, nous faisons ce geste, ou, au contraire, nous sommes retenus de faire ce geste, nous tournons là au lieu d’ici, nous avons ce sourire quand notre interlocuteur a l’air si désagréable, ou, au contraire, nous l’écartons vivement quand il semble si bien intentionné. Et tout est parfaitement exact, à la seconde. C’est exactement ce qu’il fallait faire, dire, là où il fallait tourner, la catastrophe évitée, la rencontre nécessaire – deux jours ou deux heures après, nous comprenons merveilleusement le sens ou l’exactitude de notre geste. On dirait que l’on entre dans un fonctionnement de vérité.
Et un premier phénomène commence à nous frapper. Ces indications qui viennent à nous, ces perceptions, ces pressions, ne ressemblent nullement à celles qui viennent d’en haut quand on suit la voie de l’ascension: ce ne sont pas des révélations, pas des inspirations, des visions, des illuminations, ni tout le grand fracas des plans supérieurs du mental. C’est un fonctionnement très humble, semble-t-il, et très matériel, quelque chose qui s’attache au moindre détail, au plus petit souffle qui passe, à ce coin de rue, ce geste automatique, ces mille mouvements qui vont et viennent. On dirait presque un fonctionnement à ras de terre.
Mais ce fonctionnement n’est pas sûr au début. À chaque instant nous sommes repris par la vieille mécanique, l’habitude de moudre des pensées, juger, déduire, calculer, et, instantanément, c’est comme un voile qui tombe, un écran qui s’interpose entre la clarté tranquille derrière et le tourbillonnement laborieux d’ici: les communications sont brouillées. De nouveau, il faut faire un pas en arrière, retrouver l’étendue spacieuse – et elle est irritante, elle semble ne vouloir rien dire, nous laisser parfaitement tomber, opposant un silence neutre, un blanc immuable à la question que nous lui envoyons et qui pourtant demanderait une réponse immédiate. Alors, nous cédons encore, nous remettons la mécanique en branle – pour nous apercevoir que tout était blanc derrière parce qu’il ne fallait pas bouger devant! et que le moment de la réponse n’était pas venu. Nous trébuchons et nous persistons, nous faisons confiance et nous sommes malhabiles, là, dehors (ou devant), quand les circonstances demanderaient de la prestesse ou de l’à-propos, et ceux-là qui se meuvent avec la vieille raison peuvent se moquer, comme se moquait peut-être le plus valeureux des anthropoïdes devant la niaiserie de l’apprenti homme: on manque sa branche. On tombe et on se ramasse. On continue. Mais peu à peu, à mesure que notre «dé-mécanisation» gagne du terrain, s’affermit, se perfectionne, les communications se font plus claires, les perceptions plus justes, plus précises: on commence à débrouiller tout un réseau confus qui nous semblait autrefois la logique même. Dans la clarté tranquille, on perçoit une multitude de mouvements qui viennent d’en bas, du dehors, de l’autre; c’est un entrecroisement de vibrations, une cacophonie de minuscules pulsions, un champ de bataille, une arène où passent et repassent des combattants obscurs, des poussées sourdes, des éclairs noirs, des volontés microscopiques qui s’agrippent. Et tout à coup, là-dedans, une toute petite goutte tombe de notre rivière tranquille – sans qu’on le veuille, sans qu’on le cherche, sans même qu’on l’appelle – et tout se dénoue, s’aplanit, s’efface, se dissout, et ce visage, là, devant nous, cette petite circonstance raboteuse, ce nœud de dureté, cette résistance obstinée, s’évanouit, fond, se déride, s’ouvre comme par enchantement. On commence à entrer dans la maîtrise.
Mais c’est une curieuse maîtrise: elle ne nous obéit pas du tout! Au contraire, dès qu’on veut la mettre en action, elle se dérobe, file entre les doigts, se moque et nous laisse tout stupides comme un apprenti sculpteur qui veut imiter le coup de ciseau du Maître: on tape à côté. On se tape même sur les doigts. Et on apprend. Peut-être apprend-on à ne pas vouloir. Mais c’est un peu plus compliqué que cela (compliqué de notre point de vue, bien entendu, parce que tout est compliqué de ce côté-ci, c’est la complication même). En fait, c’est simple. On apprend la loi du rythme. Parce que la Vérité est un rythme.
Elle a des coulées vives, des torrents subits, des espaces lents qui s’enfoncent en eux-mêmes comme une mer dans une mer plus profonde, comme un grand oiseau dans l’infini bleu; elle a des insistances soudaines, de minuscules points de diamant qui percent et transpercent, de grands silences blancs comme une steppe dans l’éternité des âges, comme un regard sans fond qui traverse des vies et des vies, des océans de peine et de labeur, des continents de marche, des routes et des routes de prière et d’ardeur; elle a des éclatements brusques, des instantanéités miraculeuses; une longue, immense patience qui va avec chaque pas, chaque geste, chaque tressaillement d’être, comme un murmure d’éternité qui porte la minute. Et toujours, derrière cet instant ou cet éclair de glaive, cette lenteur vaste qui déroule sa traîne d’infini, ce point brûlant qui éclate, ce mot qui commande, cette pression qui contraint, il y a comme une clarté tranquille, une distance de cristal, une petite note de neige qui semble avoir voyagé, voyagé par des espaces de lumière calme, filtré d’un infini de douceur qui regarde, perlé en petites gouttes d’une grande prairie ensoleillée où nul ne souffre, nul n’agit, nul ne devient – une étendue spacieuse qui porte la petite note, porte le geste, porte la parole, et la brutalité de l’acte jaillit d’une insondable Paix où les bruits du temps et la foulée des hommes et le remous des peines revêtent leur manteau d’éternité, déjà guéris, déjà passés, déjà criés. Car la Vérité porte le monde comme dans une grande robe de douceur, comme dans un infini de ciel où fondent nos oiseaux noirs, nos oiseaux de paradis, les peines d’ici, les peines de là, les ailes grises, les ailes roses. Tout s’unit, s’ajuste dans cette note et devient juste, tout est simple et sans tache, sans trace, sans marque, sans doute, parce que tout coule de cette musique-là, et ce geste infime d’un moment s’accorde à une grande houle qui roulera encore quand nous n’y serons plus.
Mais si, une minute seulement, «je» intervient, le petit remous, le petit moi, la petite dureté qui s’accroche, la petite volonté de soi, tout se fausse, et grince et tache et veut ou ne veut pas, hésite, tâtonne – c’est l’embrouillement instantané: la conséquence de l’acte, la conséquence de tout, la mémoire lourde, la trace qui colle, la peine de tout. Car il ne suffit pas d’être clair dans sa tête, il faut être clair partout.
Dans cette clarté tranquille, derrière, nous découvrons, en effet, un deuxième niveau d’embrouillement, plus bas (c’est décidément une voie de la descente). À mesure que la mécanique mentale s’apaise, nous nous apercevons à quel point elle recouvrait tout – toute l’existence, le moindre geste, le plus petit battement de cil, la moindre vibration, comme une hydre vorace en perpétuelle expansion – et l’on voit apparaître clairement l’étrange faune qu’elle recouvrait. Ce n’est plus une arène, c’est un marécage pullulant où bouillonnent toutes sortes de microbes psychologiques: une nuée de réflexes minuscules, comme les coups de détente du pseudopode, de réactions semi-automatiques, d’impulsions désordonnées, de désirs par milliers, et les plus gros poissons bariolés de nos penchants instinctifs, de nos goûts invétérés et nos dégoûts, nos affinités «naturelles», et tout le jeu cacophonique des sympathies et des antipathies, des attractions, des répulsions – un engrenage qui remonte au Précambrien, un formidable résidu de l’habitude de s’entredévorer, un innombrable tourbillon polychrome où les affinités électives sont à peine un prolongement des affinités gustatives. Il n’y a donc pas seulement une mécanique mentale mais une mécanique vitale. Nous désirons, nous voulons. Et malheureusement, nous voulons toutes sortes de choses contradictoires qui se mélangent aux volontés contradictoires du voisin, qui font un amalgame aveugle, et nous ne savons même pas si le triomphe de cette petite volonté d’aujourd’hui ne prépare pas notre défaite de demain ni si ce désir satisfait, cette vertu austère et justicière, ce noble goût, cet «altruisme» bien intentionné, cet idéal intransigeant, ne façonne pas quelque désastre pire que les maux que nous voulions guérir. Toute cette cacophonie vitale, qui arbore ses étiquettes mentales et ses justifications, qui pérore et philosophe ses merveilleuses raisons implacables, apparaît sous ses vraies couleurs, pourrait-on dire, dans la petite clairière tranquille où nous avons désormais pris position. Et là aussi, peu à peu, nous appliquons le processus de démécanisation. Au lieu de nous précipiter dans nos sensations, nos émotions, nos goûts et nos dégoûts, nos certitudes et nos incertitudes, comme l’animal dans ses griffes (mais sans la sûreté de l’animal), nous faisons un pas en arrière, un temps d’arrêt, nous laissons passer le torrent, le réflexe, le jugement péremptoire, l’émotion trouble, ou moins trouble – mais de toute façon c’est un trouble dans cette petite eau claire qui coule derrière, dans ce rayon de soleil intrompable: tout d’un coup le rythme est brisé, l’eau n’est plus claire, le rayon s’éparpille. Et ces brisures, ces troubles, ces intrusions discordantes deviennent de plus en plus insupportables: c’est comme un manque d’oxygène soudain, une plongée boueuse, un aveuglement intolérable, l’éclatement d’une petite chanson derrière qui faisait la vie si lisse et vaste et rythmée comme une grande prairie sous le souffle d’un alizé d’ailleurs.
Car, vraiment, il est un rythme de vérité derrière, et autour et partout, une vaste coulée tranquille, une étendue de temps légère où les jours et les heures et les ans semblent suivre le mouvement imprescriptible des étoiles et des lunes, monter, descendre comme une houle du fond des âges, se raccorder au déroulement total, et emplir cette petite seconde qui passe d’une éternité d’être.
Nous avons pris position là, dans cette petite clairière; c’est notre base, notre grande vacance claire partout, notre Himalaya des boulevards, notre toute petite chanson inaltérable. Et finalement, nous nous apercevons qu’il n’est pas besoin de «faire» ou de «ne pas faire», d’intervenir ou non, de vouloir ou non, de maîtriser: il suffit d’être là, d’être bien là, et de laisser couler ça, ce petit rythme dans les choses, cette cadence claire dans l’obscurité des circonstances, ce tranquille rayon sur les êtres. Et tout s’arrange, simplement, merveilleusement, sans que l’on sache pourquoi, par le seul fait que l’on est là. C’est comme un dissolvant des ombres, un conducteur d’ordre, un transmetteur de paix et d’harmonie, un rectificateur des rythmes – car il n’est pas de mal vraiment, pas d’ennemi, pas de contradictions: il n’est que des rythmes mal accordés. Et quand nous sommes accordés nous-mêmes, tout s’accorde – mais pas selon nos idées du bien ou du mal, de l’heureux ou du malheureux, de l’échec ou de la réussite: selon un autre ordre, qui peu à peu se révèle infaillible et doué de longue vision – un ordre de vérité.
Et chaque minute devient claire. Chaque visage derrière ses ombres, chaque circonstance derrière son tumulte, chaque pas du hasard, chaque accident, chaque chute révèle son sens et comme un noyau de vérité pure qui cherche à devenir. Alors, il n’est plus de jugement, plus de faux réflexes, plus de hâtes ni de tension ni d’avidité, de crainte de perdre ou de ne pas avoir, d’incertitude troublante ni de certitudes vite détrompées: il y a ça qui coule, et qui est vrai, et qui veut seulement être de plus en plus vrai, parce que la Vérité, c’est la grande douceur de vivre, la paix d’être, la largeur d’être, l’exactitude du geste et la perfection de la minute.
Nous sommes entrés dans une nouvelle conscience, une conscience de vérité.
Et une fois de plus, le même phénomène nous frappe: ce n’est pas une conscience sublime comme celle que l’on découvre sur les pics de l’Esprit, qui sont seulement des paroxysmes de moi; il n’y a pas d’étincellements là-dedans, et pourtant de minuscules étincelles qui peuplent nos secondes d’une douceur d’éternité; pas d’immensités stupéfiantes, et pourtant des petites clairières où l’on respire bien à chaque instant; pas de visions cosmiques mais des petites gouttes de vérité qui semblent emplir chaque point d’un sens total; pas de prophéties ni de vaticinations, pas d’extases, pas de révélations, mais un simple regard clair qui fait ce qu’il faut quand il faut et prépare humblement les merveilles qui viendront; pas de grandes révolutions mais une petite révolution de chaque moment autour d’un imperceptible soleil au cœur des choses; pas de grandes choses, pas de petites: une égalité de vérité qui grandit à chaque pas et dans chaque geste. On dirait presque une conscience de la Vérité de la Matière.
C’est le grand Fait nouveau dans le monde. C’est la nouvelle conscience annoncée par Sri Aurobindo. C’est le microscopique début d’une terre-de-vérité. Et parce qu’ils ne l’avaient pas vue (ou parce que le moment n’était pas venu), les sages d’antan ont escaladé les hauts pics en quête du ciel. Mais le ciel est parmi nous: il grandit par notre regard, il se fortifie par chaque obstacle, chaque geste de vérité, chaque seconde vécue vraiment; il dessine ses gracieuses collines sous nos pas étonnés et vibre imperceptiblement dans ce petit éclatement d’être arraché à nos grands terrains vagues.
Nous nous étions mis en quête d’un moi dans toute cette mécanique dedans, dehors, nous avions tellement besoin de quelque chose qui n’était pas cette somme génétique, cette fiction légale, ce curriculum vitae qui est comme un curriculum de mort, cette addition de nos faits et gestes dont le total est nul ou en perpétuel espoir de je ne sais quoi, cette crête d’existence qui se dérobe sans cesse sous nos pas et file là-bas, vers une autre vague, qui est seulement la répétition plus ou moins heureuse d’une même histoire, d’un même «programme» enclenché dans l’ordinateur avec les chromosomes des parents, les études, les formations et les déformations; quelque chose qui n’était pas cette serviette qu’on promène sous le bras ni ce stéthoscope ni ce stylo, ni la somme de nos sentiments, ni la somme de nos pensées toujours pareilles ni le total d’un millier de visages et de rendez-vous qui nous laissent toujours semblables et seuls dans notre petite île de moi qui n’est pas moi, qui est un million de choses déversées du dehors, d’alentour, d’en haut, d’en dessous, par la vie, le monde, les êtres – où est moi, qui est moi là-dedans, où suis-je? Et cette question était devenue si suffocante qu’un jour nous avions fait un pas dehors – un pas dans rien, qui était peut-être quelque chose, mais c’était tout, la seule sortie de l’île de plomb. Et peu à peu, dans cette petite distance vide entre cette ombre de moi mécanique et ce quelque chose, ou ce rien, qui regarde tout ça, nous avons vu une flamme de besoin grandir en nous, un besoin qui devenait de plus en plus intense et criant à mesure que l’obscurité s’épaississait en nous, autour de nous, une flamme de je ne sais quoi qui brûlait dans cette nullité écrasante. Et lentement, lentement, comme une vague aurore sous la nuit, comme une cité lointaine sous la brume, nous avons vu surgir des petites lueurs clignotantes, de vagues indices, si vagues qu’ils étaient comme des feux sur une mer obscure, dont on ne sait pas s’ils sont à vingt mètres ou à dix milles, ou si ce n’est le reflet de quelque étoile, la phosphorescence des noctiluques sous la vague. Mais même ce rien-là était déjà quelque chose dans un monde où il n’y avait formidablement rien. Et nous avons persévéré. Cette flamme de besoin s’est installée en nous (ou en dehors de nous ou à la place de nous?) c’était devenu notre compagnon, notre présence dans l’absence de tout, notre point de référence, notre intimité qui brûle et qui brûle, et c’est tout. Et plus elle grandissait, appelait en nous, appelait tellement dans ce rien vide et suffocant, plus les signes se précisaient, se multipliaient, s’allumaient un peu partout sous nos pas, comme pour nous dire: «Tu vois, tu vois», comme si d’appeler le nouveau monde, le faisait naître, comme si quelque chose répondait. Et les petits feux fragiles se sont reliés, affermis, ont tracé des lignes, des coordonnées, des passes, et nous avons commencé à entrer dans un autre pays, une autre conscience, un autre fonctionnement d’être – mais où est moi dans tout cela, où est-il celui-là qui dirige et possède, ce voyageur singulier, ce centre qui n’est pas du singe ni de l’homme?
Alors, nous avons bien regardé à droite et à gauche: où est moi, qui est moi? ... Il n’y a pas de moi! Pas une trace, pas une ride, à quoi ça sert? Il y a cette petite ombre devant qui accaparait, entassait des sentiments, des pensées, des pouvoirs, des plans, comme un mendiant qui a peur d’être volé, peur de ne pas avoir; qui thésaurisait dans son île, et crevait de soif, toujours soif, au milieu de la belle nappe d’eau; qui tirait des lignes de défense et dressait ses châteaux contre cette immensité trop grande pour lui. Mais nous sommes sortis de l’île de plomb, nous avons laissé tomber le château fort, qui n’était pas si fort que cela. Et nous sommes entrés dans un autre courant qui semblait inépuisable, un trésor qui se prodiguait sans souci: qu’avions-nous à retenir de cette minute – la minute suivante était une autre richesse; qu’avions-nous besoin de penser et de prévoir – la vie s’organisait selon un autre plan, qui déjouait tous les vieux plans et laissait entrevoir, parfois, une seconde, dans une fusée qui était comme un rire, un merveilleux inattendu, une liberté subite, un désenchaînement complet du vieux programme, une petite loi légère qui filait entre les doigts, ouvrait les portes, faisait basculer d’une pichenette les conséquences inéluctables et toutes les vieilles lois de fer, et nous laissait, un instant, interdits, sur le seuil d’un inconcevable ensoleillement, comme si nous étions passés dans un autre système solaire – qui n’est peut-être pas un système du tout –, comme si le déchirement des limites mécaniques du dedans avait provoqué un même déchirement des limites mécaniques du dehors. Peut-être parce que nous sommes devant une seule et même Mécanique: le monde de l’homme est ce qu’il le pense; ses lois sont l’enchaînement de son propre enchaînement.
Pourtant, il y a une logique dans cette autre façon d’être, et c’est cette logique-là qu’il nous faudrait prendre au piège, si possible, si nous voulons opérer consciemment le passage à l’autre état, non seulement dans notre vie du dedans mais dans notre vie du dehors. Il faut connaître les règles du passage.
À vrai dire, elles ne se livrent pas facilement – parce qu’elles sont trop simples. Il faut expérimenter, regarder, observer infatigablement, et surtout – surtout – regarder dans le microscopique.
Et nous supposons que les grands primates d’autrefois qui s’essayaient à devenir hommes, durent peu à peu découvrir le secret de l’autre état par un millier de petites secondes-éclair où ils s’apercevaient que cette mystérieuse petite vibration qui venait s’interposer entre eux et leur acte mécanique, avait le pouvoir de façonner autrement le geste et le résultat du geste : un principe non-matériel se mettait subrepticement à changer la matière et les lois de l’escalade des arbres. Et, supposons-le encore, ils finissaient peut-être par être frappés par l’insignifiance du mouvement qui déclenchait de si vastes conséquences (et c’est sans doute pour cela qu’il leur échappait si longtemps, c’était trop simple): «ça» ne s’en prenait pas à de vastes opérations, de grandes affaires de singe, mais à de tout petits gestes, à ce caillou qu’on ramasse par hasard au bord du chemin et qu’on retient un instant dans sa main, à ce petit jeu de soleil sur cette jeune pousse parmi les millions de pousses de la forêt, tellement semblables et vaines. Mais cette pousse et ce caillou, on les regarde avec une différence. Et tout est dans cette différence-là.
Il n’y a donc pas de trop petites choses pour le chercheur du nouveau monde, et la moindre fluctuation du mode vibratoire intérieur est notée soigneusement avec le geste qui l’accompagne, avec la circonstance qui surgit, le visage qui passe – mais nous disons bien «vibration»: la pensée a très peu à voir là-dedans, elle appartient à la vieille gymnastique mentale et n’a guère plus d’effet pour la nouvelle conscience que l’escalade des arbres n’en avait pour la première pensée. C’est plutôt comme un changement de coloration intérieure, un jeu d’ombres fugaces et de petits coups de soleil, de légèretés et de lourdeurs, une variation infime dans le rythme – des saccades ou des coulées tranquilles, ou des pressions soudaines qui font lever un regard, des éclaircies, des malaises, des plongées inexplicables. Et il n’y a pas d’inutilités, pas de vaines pousses dans la forêt, pas d’«encombrements», pas de choses à écarter, pas de circonstances fâcheuses, de lieux défavorables, de rencontres intempestives, d’accidents malheureux – tout est bon pour le chercheur du nouveau monde, tout est son terrain d’études ... on dirait presque que tout est donné pour qu’il apprenne le métier. Et le chercheur commence à mettre le doigt sur la première règle du passage: tout va dans le sens. Tout abonde dans le sens! Il n’y a pas d’encombrements! Pas d’adversaires, pas d’obstacles, pas d’accidents, pas de choses négatives – tout est suprêmement positif, tout nous fait signe, nous pousse à la découverte. Il n’y a pas de choses infimes, il n’y a que des moments d’inconscience. Il n’y a pas de circonstances contraires, il n’y a que des attitudes fausses.
Mais quelle est-elle, cette attitude qui fait jaillir la nouvelle conscience, quel est ce regard qui fait toute la différence? L’attitude est simple, nous l’avons dite: il faut d’abord s’être désengrené de la mécanique et vivre dans cette étendue derrière. Nous disons «derrière», mais à vrai dire nous ne savons pas très bien s’il y a un avant, un arrière, un haut, un bas; c’est seulement une distance avec «nous-mêmes», la vieille ombre, une sorte de position dominante et en retrait, comme si cette ombre faisait partie d’un tableau que l’on regardait parmi beaucoup d’autres choses – mais qui regarde? où est-il ce moi qui regarde? ... Et là aussi, c’est un étrange moi, qui n’est pas moi. On dirait que «moi» n’est plus dans le corps, au centre de la toile d’araignée mentale et vitale, mais que le corps est dans moi, avec beaucoup d’autres choses. Et plus le désengrènement se fait complet, plus ce moi semble s’étendre, toucher beaucoup de points, être capable de vivre à de nombreux endroits différents, sans difficulté de distance, comme s’il ne dépendait plus des sens, et, peut-être, pouvait-il vivre innombrablement ici ou là selon que le rayon s’oriente ... C’est un moi innombrable.
La condition de base semble être ainsi cette petite étendue claire «derrière», cette coulée qui grandit: il faut que le milieu soit clair, sinon tout se brouille et il n’y a plus de regard du tout mais le vieux méli-mélo habituel. Mais cette clarté est seulement une condition de base pour autre chose: l’outil est nettoyé pour servir. Et nous revenons à notre question: quelle est cette sorte de regard qui «déterre» la nouvelle conscience? ... Car il s’agit bien de «déterrer»: c’est là, ce n’est pas à des millions de kilomètres dans les cieux ni dans les espaces. C’est si proche qu’on ne le voit pas, ça n’a l’air de tellement rien qu’on passe à côté, comme le singe qui passe mille fois à côté de la rivière sans voir le torrent d’énergie qui pourrait transformer son monde.
Notre regard est faux parce qu’il voit tout à travers le prisme déformant de sa mécanique, et elle est innombrable et subtile, cette mécanique, elle est faite de millénaires d’habitudes qui sont tout aussi déformantes dans leur diablerie que dans leur sagesse: c’est le résidu de l’anthropoïde qui a dû dresser des barrières pour protéger sa petite vie, sa petite famille, son petit clan, tracer des lignes ici, des lignes là, des bornes-frontières, et d’une manière générale assurer sa vie précaire en la solidifiant dans une carapace de moi, individuelle et collective. Il y a donc ce qui est bien et ce qui est mal, le bon, le mauvais, l’utile, le nuisible, le permis, le défendu – et peu à peu nous nous sommes encroûtés dans un formidable réseau policier où nous avons à peine la liberté spirituelle de respirer; et encore, même cet air-là est-il vicié par d’innombrables décalogues qui sont juste d’un degré au-dessus de l’air vicié par le carbone de nos mécaniques. En somme, nous sommes constamment en train de «rectifier» le monde. Mais cette rectitude, nous commençons à nous apercevoir qu’elle n’est pas si droite. Pas une seconde, nous n’arrêtons de poser nos lunettes multicolores sur les choses pour les voir dans le bleu de nos espoirs, le rouge de nos désirs, le jaune de la morale et des lois toutes faites, et le noir, la grisaille sans fin de la mécanique qui tourne et qui tourne à perpétuité. Le regard – le vrai regard – qui aura le pouvoir de sortir de cet envoûtement mental, est donc celui qui pourra se poser clairement sur les choses, sans les «rectifier» instantanément: se poser là, sur ce visage, cette circonstance, cet objet, comme on pose son regard sur la mer infinie, sans rien chercher à savoir ni à comprendre – surtout pas comprendre, parce que c’est encore la vieille mécanique qui veut solidifier –, se laisser porter par cet infini tranquille, fluide, baigner dans ce qu’on voit, couler dans la chose, jusqu’à ce que, lentement, comme de très loin, comme du fond d’une mer tranquille, émerge une perception de la chose vue, de la circonstance troublante, du visage près de nous; une perception qui n’est pas une pensée, pas un jugement, à peine une sensation, mais qui est comme la teneur vibratoire de la chose, son mode d’être particulier, sa qualité d’être, sa musique intime, sa relation avec le grand Rythme qui coule partout. Alors, lentement, le chercheur du nouveau monde verra comme une petite étincelle de vérité pure au cœur de la chose, de la circonstance, du visage, de l’accident, un petit cri d’être vrai, une vibration vraie sous tous les enrobements noirs et jaunes et bleus et rouges – quelque chose qui est la vérité de chaque chose, chaque être, chaque circonstance, chaque accident, comme si la vérité était partout, à chaque instant, chaque pas, mais seulement enrobée de noir. Alors, le chercheur aura posé le doigt sur la deuxième règle du passage et le plus grand de tous les simples secrets: regarde la vérité qui est partout.
Armé de ces deux règles, solidement établi dans sa position ensoleillée, cette clairière silencieuse, le chercheur du nouveau monde va au sein d’un moi plus grand, infini peut-être, qui embrasse cette rue et ces êtres et tous ces petits gestes de l’heure; il va tranquille et comme porté par un grand rythme, qui porte aussi ces êtres et toutes ces choses autour de lui, ces mille rencontres surgies on ne sait d’où et qui s’en vont là-bas; il regarde cette petite ombre qui va, et qui semble aller depuis si longtemps, qui marche depuis des existences, peut-être, répétant les mêmes petits gestes, trébuchant ici et là, échangeant les mêmes paroles sur l’air du temps, et tout est si semblable, si mêlé de douceur, que cette rue et ces êtres et ces rencontres qui passent, semblent fondus dans une même coulée, jaillis du fond des nuits, revenus d’une même histoire pareille, sous un ciel d’Égypte ou de l’Inde ou de la Loire, aujourd’hui ou hier, ou il y a cinq mille ans – et qu’y a-t-il de changé vraiment? Il y a ce petit être qui marche avec son feu de vérité, son feu de besoin si intense au milieu de cette ruée du temps – un feu, c’est peut-être tout ce qui est lui vraiment, un appel d’être du fond des temps, un cri toujours pareil dans cette immense coulée des choses. Et qu’appelle-t-il, que crie-t-il, cet être? N’est-il pas dans ce vaste ensoleillement qui grandit, ce rythme qui porte tout? Il est et il n’est pas, il a un pas dans une éternité tranquille et l’autre qui trébuche et tâtonne – l’autre dans un petit moi de feu qui voudrait emplir cette seconde du temps, ce vain geste, ce pas parmi des milliers d’autres pareils, d’une totalité d’existence vraie aussi complète que les millénaires réunis, d’une exactitude aussi nécessaire que l’entrecroisement des étoiles sur sa tête, et que tout soit vrai, vrai, totalement vrai et plein de sens dans cet énorme tourbillon de vanité; que cette ligne qu’il croise, cette rue qu’il traverse, cette main qu’il tend, cette parole qui tombe, se rattachent à la grande coulée des mondes, au rythme des étoiles, aux lignes, aux innombrables lignes qui sillonnent cet univers et font un chant total, une vérité pleine du tout et de chaque parcelle du tout. Alors, il regarde ces petites choses qui passent, il les emplit de son feu d’appel, il regarde et regarde cette petite vérité qui est partout comme si elle allait jaillir, forcée d’être, par son feu.
Et il est vrai que le monde se met à changer sous nos yeux, et que plus rien n’est infime, plus rien n’est séparé du reste. Nous assistons à une grande naissance totale. Notre simple regard a d’étranges prolongements, notre petit geste un écho qui s’étend. Mais là aussi, c’est une naissance timide, ce sont des petites touches de naissance éparpillées. Le chercheur est en arrêt devant des petits jaillissements épars, des faits sans rapport apparemment, un peu comme l’ancien hominien qui regardait cette branche souple et cette liane et ce silex éparpillés, avant de les réunir en un arc et de frapper sa proie en pleine course. Il ne connaît pas les rapports – ils sont presque à inventer. Mais nos inventions sont seulement une découverte de ce qui est déjà là, comme la rivière et comme la liane dans la forêt. Un monde nouveau, c’est une découverte de nouveaux rapports. Or, nous sommes à l’âge du deuxième retour sur soi, et l’invention, la vraie invention, n’est plus celle qui mettra en rapport deux objets matériels par le phénomène subtil d’une pensée; c’est celle qui saura mettre en rapport cette même matière avec le phénomène plus subtil d’un deuxième degré de conscience, silencieux et sans pensée. Notre âge n’est plus de perfectionner la matière par la matière, plus d’élargir la matière en additionnant d’autres matières – nous étouffons déjà sous cette pléthore monstrueuse qui nous enchaîne et qui, au fond, n’est qu’une «amélioration» de la technique du singe –, mais de transformer la matière par ce pouvoir plus subtil, ou, plutôt, peut-être, de lui faire révéler le propre pouvoir de vérité qu’elle contient.
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Il est difficile de choisir des exemples parmi ces milliers de petites expériences microscopiques dont on sait à peine si elles sont des expériences, des coïncidences ou des imaginations. Pourtant, elles se répètent, elles insistent, comme si un invisible doigt de lumière guidait nos pas, arrêtait notre geste, faisait une subtile pression sur un point ou un autre, jusqu’à ce que nous ayons compris – alors, la pression se relâche et l’on passe à un autre point, qui semble revenir et revenir avec la même insistance. Une expérience, c’est un millier d’expériences qui ne se savent pas: il n’y a pas de recette, pas de notice explicative, il faut marcher, trébucher, marcher encore, jusqu’à ce que, tout d’un coup, il y ait un petit ah! qui bouche un millier de trous.
Elles sont de deux sortes, ces «expériences», positives et négatives, et elles partent de la petite unité subjective que nous sommes pour s’étendre à la grande unité objective où nous nous mouvons. Puis il est un point où cette subjectivité et cette objectivité se fondent, cette petite matière avec la grande matière, et tout se meut d’un seul mouvement. C’est le déchirement des limites.
Parmi ces innombrables petits jaillissements de début, celui qui revient le plus constamment, c’est l’interpénétration ou l’interfusion de l’intérieur et de l’extérieur, mais dans le sens inverse de celui qui a cours dans la mécanique matérialiste. Là, un coup sur les doigts provoque un trouble dans notre substance interne; ici, un trouble dans notre substance interne provoque un coup dans la matière. Et l’expérience se répète à des milliers d’exemplaires et à tous les étages de notre être pour que nous comprenions bien le processus. Elle est négative tout d’abord, elle nous attrape par le défaut de notre cuirasse, comme si l’erreur était toujours la porte d’une vérité plus grande. Nous sommes donc sortis de notre petite clairière, happés de nouveau par la mécanique (on devrait dire par la douleur, car c’est vraiment un moi de douleur), et toutes les circonstances se mettent subrepticement à changer, parfois même d’une façon éclatante qui peut aller jusqu’à l’accident physique. Et pourtant, il n’y a pas eu de vilaines pensées là-dedans, pas de vieux désirs ni d’agitation mécontente: il y a eu seulement une légère glissade dans la vieille habitude d’être sous un poids anxieux, un obscurcissement sans raison apparente, une perte du petit rayon clair. Et tout se met à grincer, rien ne s’accorde, rien ne se rencontre, les gestes sont à côté, le pied se tord dans l’escalier: on retombe dans une sorte d’effort lourd comme si tout le temps nous étions en train de peser contre un mur. Puis on s’arrête un instant, on fait le silence, un pas en arrière, on rallume ce feu de besoin, qui est vraiment comme un cri d’asphyxie, et tout s’aère subitement, s’allège, se détend – le mur tombe. On a repris pied dans le grand espace, retrouvé le rythme, la petite musique au fond des choses; et toutes les circonstances se mettent imperceptiblement à basculer dans un autre sens, inattendu, léger, fortuit, plein de petits sourires épars qui semblent jaillir d’ici, jaillir de là, et nous faire signe. Parfois, même, c’est comme un arrangement miraculeux; mais de minuscules miracles qui n’ont pas la vantardise de montrer leur pouvoir, qui ne tiennent même pas à ce que nous les reconnaissions, et qui sourient, simplement, si nous mettons le doigt dessus, d’un air de dire: comme tu es bête!
Et en effet, on se trouve tout bête, on débouche tout d’un coup sur un incroyable territoire, comme si, partout, s’allumaient des petits feux vivants, fantasques, légers, des clins d’œil ravis et presque malicieux, comme si des portes s’ouvraient en des milliers de coins, des gouttes de trésor perlaient partout, et tout semble, subitement, suivre une autre loi, vivre dans un autre rythme, à croire que nos yeux avaient mal vu pendant des siècles, et puis ils voient juste, le monde devient vrai, tout se révèle, tout est une révélation! Il suffirait presque de dire «c’est comme ça», et la circonstance devient exactement comme nous l’avons vue à cette seconde, elle obéit à l’ordre, elle adhère inexplicablement, comme s’il y avait une coïncidence parfaite, instantanée, entre la matière et ce coup d’œil qui s’est ouvert en nous – tout est possible, tout devient possible. On dirait un miracle, mais ce n’est pas un miracle, il n’y a pas de miracle, il y a seulement des rapports que nous ne saisissons pas. Et l’expérience se répète pour que nous la saisissions bien: elle est fugace, fantasque et s’esquive quand nous voulons l’attraper; elle dépend d’autre chose. Et nous revenons encore et encore sur cette autre chose, qui n’a l’air de rien, qui est simple comme un sourire, légère comme le vent, consentante comme la fleur sous le soleil – peut-être est-ce cela, un consentement total, une sorte d’adhésion pleine de soleil, à tout, à chaque seconde? Mais, toujours, c’est comme une éclosion du dedans, quelque chose qui s’ouvre et qui communique instantanément et directement avec la matière, comme si le point de vérité en nous avait rejoint, touché, les mêmes points de vérité dans la matière: ça coule sans séparation, ce que «ça» veut là, dans ce point de «moi», est voulu là aussi dans ce point de matière, parce que c’est une seule et même substance, une seule et même volonté, un seul et même moi global, un seul et même rythme. Des horizons fabuleux s’ouvrent devant nous, une seconde, puis disparaissent. Le chercheur a heurté un élusif secret qui contient en germe la merveille du nouveau monde aussi sûrement que la première pensée du singe contenait en germe les merveilles d’Einstein – mais une merveille libre, totalement démécanisée, totalement indépendante de tous les mécanismes extérieurs, une sorte de jaillissement spontané du dedans. Il a posé le doigt sur la troisième règle d’or du passage: du dedans au dehors. La vie n’est plus l’effet d’une manipulation des phénomènes extérieurs, d’une addition et d’une combinaison des matières par le pouvoir de la mécanique mentale, mais le déroulement d’un phénomène intérieur qui manie la vérité de la matière par la vérité intérieure – c’est un déroulement de vérité, dans la vérité et par la vérité.
Et une fois encore, nous sommes frappés par un même phénomène. Ces petits jaillissements fugaces ne s’en prennent pas à de «grandes cho-ses», de grandes affaires d’homme époustouflantes et sensationnelles: ce sont d’humbles miracles, on pourrait dire de minutieux miracles de détail, comme si la clef était là, dans cette toute petite quotidienneté trébuchante, à ras de terre, surprise, comme si, en vérité, une victoire gagnée sur un infime point de matière, était plus lourde de conséquences que tous les voyages sur la lune et les immenses révolutions des hommes – qui ne révolutionnent rien, finalement.
Et ce fonctionnement nouveau nous apparaît, en effet, radicalement nouveau; il ne ressemble en rien aux pouvoirs dits spirituels ou occultes que l’on peut obtenir lorsqu’on grimpe l’échelle de la conscience: ce ne sont pas des pouvoirs prophétiques, pas des pouvoirs de guérison, des pouvoirs de lévitation – les mille et un pauvres pouvoirs qui n’ont jamais guéri la pauvreté du monde –, ce ne sont pas des feux éclatants qui viennent un instant s’imposer au regard des hommes, pour les laisser après tels qu’ils étaient avant, somnolents et doués de cancer, pas de brèves impositions d’en haut qui viennent bouleverser les lois de la matière pour la laisser retomber le moment suivant dans son épaisse obstination récalcitrante. C’est une nouvelle conscience – nouvelle, entièrement nouvelle comme une jeune pousse sur l’arbre du monde –, un pouvoir direct, de matière à matière, sans intervention d’en haut, sans circuit descendant, sans intermédiaire déformant, sans trajet diluant. La vérité ici répond à la vérité là, instantanément et automatiquement. C’est une conscience globale, innombrablement et infinitésimalement consciente de la vérité de chaque point, chaque chose, chaque être, chaque moment. Nous pourrions dire que c’est une conscience divine de la matière, celle-là même qui un jour a jeté cette graine dans notre bonne terre, et ces millions de graines folles, et ces millions d’étoiles, connaissant parfaitement et à chaque moment tous les degrés de son déroulement, jusqu’à la plus minuscule foliole – tout s’accorde lorsqu’on s’accorde à la Loi. Parce qu’il n’y a qu’une Loi, en vérité, une Loi de Vérité.
La Vérité est la suprême efficacité.
Mais qu’est-ce que cette nouvelle conscience apparue soudain en l’an de grâce 1969 de notre évolution (reste à savoir s’il n’y a pas eu bien d’autres ans de grâce disparus sous les décombres de la terre et d’autres cycles humains arrivés au point où nous sommes, et anéantis, peut-être pour les raisons mêmes qui nous menacent aujourd’hui – sommes-nous la crête suprême de la grande vague évolutive, ou une répétition à n exemplaires d’une tentative qui a eu lieu bien des fois, ici ou en d’autres univers)? Cette nouvelle conscience n’est peut-être pas si nouvelle, après tout, mais elle est devenue nouvelle pour nous et elle est entrée dans le champ des réalisations pratiques du jour où nous avons pu établir un rapport avec elle – peut-être faudrait-il dire un nouveau rapport avec elle. Parce qu’il s’agit peut-être, éternellement, depuis le commencement des temps, ici ou en d’autres terres, d’une éternelle même Chose avec laquelle nous établissons des rapports différents suivant notre degré de préparation. Ce qui paraissait loin et divin pour l’orang-outang est déjà proche et beaucoup moins divin pour nous, mais les divinités de l’avenir restent encore à saisir et il y aura un toujours plus à incarner. Ce toujours plus est le sens de l’évolution et le «Dieu» mal compris que nous poursuivons en forme d’orang-outang ou en forme religieuse ou scientifique, et si nous ne le baptisions pas, peut-être ne s’en trouverait-il pas plus mal, ni nous. Mais c’est une même Chose, qui est là, toujours là – seulement, il y a des points de rupture au sein des espèces, des moments d’accession à un autre état ou à un autre rapport. Il est simplement évident que le caméléon laissé à lui-même, ne saurait imaginer autre chose (en admettant qu’il imagine) qu’un super-caméléon doué de couleurs plus superbes et de possibilités prédatrices plus habiles; de même, la reine des taupes élargirait-elle son grenier et ses tunnels – ce que nous sommes en train de faire à notre façon humaine. Quel est-il donc ce «point d’autre chose», ce «moment d’imagination» où nous débouchons dans un ailleurs qui était là toujours, dans une autre chose qui était une même chose, vue et appropriée différemment?
Si l’on en croit la mécanique matérialiste, rien ne peut sortir d’un système qui n’y soit déjà contenu, il s’agit seulement de perfectionner ce qui est là, dans le petit ballon. En un sens, ils ont raison, mais on peut se demander si un âne perfectionné pourra jamais donner autre chose qu’un âne? Il semblerait que le système clos du matérialiste se soit voué à la pauvreté définitive et qu’en ramenant tout à un degré de développement des chromosomes et de perfectionnement de la substance grise, ils se soient voués à une super-mécanisation de la mécanique d’où ils sont partis (de la mécanique, seule la mécanique peut sortir), mais le singe, ni la taupe ni le caméléon ne font autre chose, ils additionnent et soustraient, et notre mécanique n’est fondamentalement pas plus avancée que la leur, même si elle envoie des pétards sur la lune. En somme, nous sommes du protoplasme perfectionné avec des capacités englobantes plus larges et des tropismes plus malins (?) et bientôt nous saurons mesurer tout ce qu’il faut pour produire des Napoléon biologiques et des Einstein en éprouvettes. Mais tout de même, notre terre ne serait pas plus heureuse avec des légions de tableaux noirs et des super-généraux qui ne sauraient plus où donner de la tête – ils iront coloniser d’autres terres ... et les emplir de tableaux noirs. On n’en sort pas, en vérité et par définition, puisque le système est clos, clos, clos.
Nous suggérons un meilleur matérialisme, moins appauvrissant, et que la matière est moins bête qu’on ne le dit. Notre matérialisme est une survivance de l’âge des religions, on pourrait presque dire son inévitable compère, comme le mal et le bien, le blanc et le noir et toutes les dualités issues d’une vision linéaire du monde qui voit une touffe d’herbe après l’autre, un caillou après un creux, et dresse les montagnes contre les plaines, sans comprendre que tout cela ensemble est également et totalement vrai, et fait une géographie parfaite où il n’y a pas un trou à boucher, pas un caillou à enlever sans appauvrir tout le reste. Il n’y a rien à supprimer, il y a tout à voir dans la vérité globale; il n’y a pas de contradictions, il y a seulement des visions courtes. Nous disons donc que la matière – notre matière – est capable de merveilles plus grandes que tous les miracles mécanisés que nous essayons d’en extraire de force. La matière ne se laisse pas violenter impunément, elle est plus consciente que nous ne la croyons, moins enfermée que notre forteresse mentale – elle se laisse faire pendant un temps, parce qu’elle est lente, puis elle se venge, impitoyablement. Seulement, il faut connaître le levier. Nous avons essayé de le trouver, ce levier, en la décortiquant scientifiquement ou religieusement; nous avons inventé des microscopes et des scalpels et toujours plus de microscopes qui allaient plus profond, voyaient plus gros, et découvraient un plus petit après un plus petit et encore un autre plus petit qui semblait toujours la clef convoitée et ouvrait seulement la porte sur un autre plus petit, reculant sans fin les limites enfermées dans une autre limite qui en enfermait une autre, et la clef nous échappait toujours, quand bien même elle nous livrait quelques monstres en route. Nous voyions de plus en plus gros une fourmi qui continuait d’avoir perpétuellement six pattes en dépit des super-acides et des super-particules que nous découvrions dans son abdomen de fourmi. Peut-être pourrons-nous en fabriquer une autre, et même une fourmi à trois pattes – la belle avance! Nous n’avons pas besoin d’une autre fourmi, même améliorée: nous avons besoin d’autre chose. Religieusement aussi, nous avons voulu la décortiquer, cette matière, et la réduire à une fiction de Dieu, une vallée de transit, un royaume du diable et de la chair, et les mille et une particules de nos télescopes théologiques. Nous voyions de plus en plus haut et de plus en plus divinement, mais la fourmi continuait toujours d’avoir six pattes, ou trois, douloureusement, entre une naissance et une autre naissance éternellement pareilles. Nous n’avons pas besoin du salut de la fourmi, nous avons besoin d’autre chose qu’une fourmi. Et finalement, peut-être, n’avons-nous pas besoin de voir plus gros ni plus haut ni plus loin, mais là, simplement, sous notre nez, dans ce petit agglomérat vivant qui contient sa propre clef, comme la graine du lotus dans la boue, et de suivre un troisième chemin, qui n’est pas celui de la science ni de la religion – et, qui sait, les réunira peut-être un jour dans sa vérité ronde, et tous nos blancs avec nos noirs, nos biens avec nos maux, nos ciels et nos enfers, nos bosses avec nos creux, dans une nouvelle géographie humaine, ou surhumaine, que tous ces biens et tous ces maux, ces creux et ces bosses, préparaient minutieusement, exactement.
Ce nouveau matérialisme a un très puissant microscope: c’est un rayon de vérité qui ne s’arrête à aucune apparence et navigue loin, loin, partout, saisissant la même «fréquence» de vérité dans toutes les choses, tous les êtres, sous tous les revêtements et les interférences qui viennent brouiller les choses. Il a un infaillible télescope: c’est un regard de vérité qui se rencontre lui-même partout et sait, parce qu’il est ce qu’il touche. Mais cette vérité, il faut d’abord la désembrouiller de nous-mêmes pour pouvoir la désembrouiller partout: si le milieu est clair, tout est clair. Et nous avons dit que l’homme avait un moi de feu, au centre de son être, une petite flamme, un cri d’être pur sous les décombres de la mécanique. C’est ce feu-là qui clarifie. C’est ce feu-là qui voit. Parce que c’est un feu de vérité au centre de l’être, et c’est un même Feu partout, dans tous les êtres, toutes les choses, tous les mouvements du monde ou des astres, et dans ce caillou au bord du chemin et dans cette graine ailée qu’emporte un souffle. Il y a cinq mille ans déjà les rishi védiques le chantaient: «Cette splendeur de toi, Ô Feu, qui est dans les cieux et dans la terre et dans les plantes et dans les eaux ... est un vivant océan de lumière qui voit avec une vision divine12... Il est le fils des eaux, le fils des forêts, le fils des choses stables et le fils des choses qui se meuvent. Même dans la pierre il est là pour l’homme, il est là au milieu de sa maison13... Ô Feu, tu es le nœud ombilical de toutes les terres et de leurs habitants14.» Ce feu-là, les rishi l’avaient découvert cinq mille ans avant les savants – même dans les eaux ils l’avaient découvert, ils l’appelaient le «troisième feu», celui qui n’est ni des flammes ni des éclairs: saura agni, le feu solaire15, ce «soleil dans l’obscurité16». Et ils l’avaient trouvé par le seul pouvoir de vision directe de la Vérité, sans instruments, par la seule connaissance de leur propre Feu au-dedans – de l’identique à l’identique. Mais sous leurs microscopes, les savants n’ont découvert que le revêtement matériel, atomique, de ce Feu fondamental qui est au centre des choses et au commencement des mondes. Ils ont trouvé l’effet, non la cause. Et parce qu’ils ont trouvé seulement l’effet, les savants n’ont pas la vraie maîtrise, ni la clef qui pourrait transformer la matière – notre matière – et lui faire rendre le vrai miracle qui est le but de toutes les évolutions, le «point d’autre chose» qui ouvrira la porte d’un nouveau monde. C’est ce Feu-là qui est le pouvoir des mondes, l’ignition première de l’évolution, la force du caillou, la force de la graine, la force «au milieu de la maison». C’est lui, le levier; lui, le voyant; lui qui peut rompre le cercle, et tous les cercles de nos envoûtements successifs, matériel, animal, vital, mental. Nulle espèce, même poussée à son maximum d’efficacité et d’intelligence et de lumière, n’a le pouvoir de dépasser ses limites – ni le caméléon ni le singe ni l’homme – simplement par le fiat de ses chromosomes améliorés. C’est ce feu-là qui peut. C’est le point d’autre chose, le moment d’imagination suprême qui met le feu aux vieilles limites, comme un jour, un même moment d’imagination suprême mit un même feu au cœur des mondes et jeta sur les eaux du temps cette semence solaire, et toutes ces ondes, ces cercles autour d’elle pour l’aider à mieux grandir, jusqu’à ce que chaque radicelle, chaque rameau, chaque brindille de la grande efflorescence, puisse toucher son infini, délivré par sa propre grandeur.
Et nous revenons à notre question: qu’est-ce que cette nouvelle conscience, d’où est-elle sortie si elle n’est pas le fruit de son précieux cerveaux? ... Au fond, la hantise du matérialiste est de se trouver soudain, sans avertissement, devant un Dieu à adorer, et nous le comprenons bien quand nous regardons les images si puériles que les religions en ont fait. Les singes aussi, s’ils en avaient l’idée, se faisaient probablement une image tout aussi enfantine des pouvoirs surnaturels et divins de l’homme. Est à adorer ce qui nous fait plus larges, plus beaux, plus ensoleillés; et finalement, cette largeur et cette beauté et cet ensoleillement ne nous sont accessibles que parce qu’ils sont déjà là, en nous, sinon nous ne les reconnaîtrions pas – seul le semblable reconnaît le semblable. Cette similitude qui grandit est la seule divinité adorable. Mais nous voulons croire qu’elle ne s’arrête pas à la pauvreté dorée de nos prodiges scientifiques, pas plus qu’elle ne s’arrêtait aux prouesses du pithécanthrope. Cette «nouvelle» conscience n’est donc pas si nouvelle: c’est notre regard qui est nouveau, c’est la similitude qui devient plus juste (nous devrions peut-être dire l’exactitude du monde qui se rapproche). Ce monde, nous le savons tous maintenant, n’est pas comme il nous semble; cette matière si solide sous nos yeux, ces eaux cristallines, cette rose exquise, s’évanouissent en autre chose, et la rose ne fut jamais rose ni les eaux cristallines; ces eaux coulent et bouillonnent autant que cette table et ce caillou, et rien n’est immobile. Nous avons élargi notre champ de vision. Mais qui a détruit la rose? Qui a raison, du microscope ou de nos yeux? L’un et l’autre, sans doute, et aucun des deux complètement. Le microscope n’annule pas ni ne dément notre vision de surface; simplement il touche un autre étage de la réalité, un deuxième niveau de la même chose. Et parce que le microscope voit autrement, il peut autrement et nous livre toute une gamme de rayons qui vont changer notre surface. Et peut-être existe-t-il un troisième niveau inexploré de la même Chose toujours – un autre regard, car qu’y a-t-il de nouveau sous les étoiles sinon notre regard des étoiles? Et sans doute existe-t-il d’autres niveaux encore, infiniment d’autres qui attendent notre découverte, car qui peut mettre un point final à la grande efflorescence? Il n’y a pas de point final, pas de But là-bas; il y a notre regard qui grandit et un But qui est là, à chaque instant. Il y a une grande éclosion qui peu à peu dépouille sa merveille, pétale après pétale. Et chaque regard nouveau transforme notre monde et toutes les lois de la surface aussi complètement que les lois d’Einstein ont transformé le monde de Newton. Voir autrement, c’est pouvoir autrement. Ce troisième niveau, c’est la nouvelle conscience. Et elle n’annule pas plus la rose que le microscope – rien n’est annulé, en définitive, sauf notre sottise peu à peu; elle rattache seulement cette rose à la grande éclosion totale, et ces eaux légères, ce caillou du hasard, ce petit être tout seul dans son coin, à la grande coulée d’un même Pouvoir unique qui peu à peu nous façonne à la similitude dorée d’un grand Regard dedans. Et peut-être nous ouvrira-t-elle la porte à des miracles moins monstrueux: de tout petits miracles naturels qui font éclater le grand But à chaque instant et découvrent la totalité de la merveille en un point.
Mais où est-elle, la clef mystérieuse de ce troisième niveau? En vérité, elle n’est pas mystérieuse, bien qu’elle soit pleine de mystères; elle ne dépend pas d’instruments compliqués, elle ne se cache pas sous des connaissances secrètes ni ne tombe du ciel pour les élus – elle est là, presque visible à l’œil nu, elle est toute simple, toute naturelle. Elle était là depuis le commencement des temps, dans cette semence qui couvait un feu: un besoin de s’étendre et de prendre; elle était là, sous cette grande nébuleuse qui amassait ses grains d’atome: un besoin de grandir et d’être; sous ces eaux endormies qui grouillaient déjà d’un feu de vie impatient: un besoin d’air et d’espace. Et tout s’est mis à bouger, poussé par un même feu: l’héliotrope vers le soleil, la colombe vers sa compagne et l’homme vers on ne sait quoi. Un immense Besoin au cœur des mondes et jusque dans les galaxies, là-bas, aux confins d’Andromède, qui s’embrassent dans l’étreinte d’une gravitation mortelle. Ce besoin, nous le voyons à notre niveau, il est petit ou moins petit, il demande de l’air ou du soleil, il demande une compagne et des enfants, il demande des livres, des arts ou de la musique, des objets et des millions d’objets – mais il n’a qu’un objet vraiment, il ne demande qu’une musique, un seul soleil et un seul air. C’est un besoin d’infini. Parce qu’il est né de l’infini. Et tant qu’il n’aura pas touché son unique objet, il ne cessera point, ni les galaxies de s’entredévorer, ni les hommes de se battre et de peiner pour saisir l’unique chose qu’ils croient ne pas avoir et qui pousse, qui pousse dedans, qui tisonne son feu insatisfait jusqu’à ce que nous ayons touché l’ultime satisfaction – et la plénitude en même temps des millions d’objets vains et de cette rose d’un instant et de ce petit geste de rien. C’est ce Feu-là qui est la clef, parce qu’il est né du suprême Pouvoir qui mit le feu au monde; c’est ce Feu-là qui voit, parce qu’il est né de la suprême Vision qui conçut cette semence; c’est ce Feu-là qui connaît, parce qu’il se reconnaît partout, dans les choses et dans les êtres, dans ce caillou et les étoiles. C’est le Feu du nouveau monde qui brûle dans le cœur de l’homme, «c’est lui qui est éveillé dans ceux qui dorment», dit l’Oupanishad17. Et il n’aura de cesse que tout soit restitué à sa vérité ronde, et le monde à sa joie, parce qu’il est né de la Joie et pour la Joie.
Mais ce moi de feu, il est tout d’abord mélangé à ses obscures besognes; il peine et désire, lutte et se tend; il rampe avec le ver, cherche l’odeur de sa proie dans le vent. Il doit se conserver et survivre. Il palpe le monde avec ses petites antennes, il voit des fragments, il voit selon son besoin. Et dans l’homme – l’animal conscient – il élargit sa ronde, il palpe encore, il additionne ses morceaux, systématise ses données: il fait des lois, des recueils de connaissance, des évangiles. Mais, derrière, il y a ce moi de feu qui pousse, ce quelque chose qui ne s’arrête pas, qui s’impatiente des lois, des systèmes, des évangiles, qui sent le mur derrière chaque vérité saisie, chaque loi conçue, qui sent le piège se refermer sur chaque découverte, comme si, saisir, c’était être saisi, piégé; il y a ce quelque chose qui dirige l’antenne, qui s’impatiente même de l’antenne, s’impatiente des leviers et de toute cette mécanique pour appréhender le monde, comme si cette mécanique et cette antenne et ce regard jetaient un dernier voile sur le monde et l’empêchaient de toucher sa réalité nue. Il y a ce cri d’être au fond qui veut voir, qui a tellement besoin de voir vraiment et de jaillir enfin à l’air libre: le maître de l’antenne et non l’esclave de l’antenne. Comme si, vraiment, depuis toujours, un maître était emprisonné là qui tant bien que mal avait lancé ses pseudopodes, lancé ses tentacules et tous ses réseaux multicolores pour tenter de rejoindre le dehors. Puis, un jour, sous la pression de ce feu de besoin, la mécanique commence à craquer. Tout craque: les lois, les évangiles, les connaissances et toutes les jurisprudences du monde, on n’en veut plus! Même du meilleur on ne veut plus, c’est encore un emprisonnement, un piège – les pensées, les livres, les arts et dieu-le-père –, autre chose, autre chose! Oh! quelque chose dont on a tellement besoin et qui n’a pas de nom sauf son aveugle besoin ... Et l’on démécanise avec la même rage que l’on avait mécanisé. Tout brûle, il ne reste rien, sauf ce feu pur. Ce feu qui ne sait pas, qui ne voit rien, plus rien du tout, pas même les petits bouts de fragments qu’il avait soigneusement amassés. C’est un feu presque douloureux: il se tend et peine et cherche et se cogne; il veut la vérité, il veut l’autre chose, comme autrefois il voulait les objets, les millions d’objets du monde et se tendait pour saisir. Et peu à peu tout est consumé. Même le désir de l’autre chose, même l’espoir d’étreindre jamais cette impossible vérité pure, même l’effort se dissout, tout nous glisse des mains.
Il reste une petite flamme pure.
Une flamme qui ne sait pas, qui ne voit pas, mais qui est; et c’est comme une douceur d’être simplement cette flamme, cette toute petite flamme sans objet – elle est, simplement elle est, purement. On dirait même qu’elle n’a pas besoin d’autre chose. On coule dedans, on vit dedans, c’est comme un amour pour rien, pour tout. Et parfois, on plonge très profondément dedans; alors, là-bas, tout au bout; de ce feu tranquille – si tranquille – il y a comme un sourire d’enfant, quelque chose qui regarde le monde dans une transparence, et puis, si l’on ne fait pas attention, voilà que ce regard s’éparpille, il coule avec les choses, respire avec la plante, s’en va dans l’infini partout, sourit dans celui-ci, sourit dans celui-là, et tout est immédiat. Il n’y a plus rien à prendre, rien à saisir, rien à vouloir: c’est là, c’est tout là! C’est partout là. C’est un regard sans mur, une vision qui n’enchaîne pas, une connaissance qui ne prend rien – tout est connu, immédiatement connu, et ça passe au travers, ça file comme une anguille, c’est léger comme du pollen, libre comme le vent, ça sourit partout comme si l’on se souriait à soi-même derrière tout. Et où est l’«autre», où est le non-moi, le dehors, le dedans, le près, le loin: ça fusionne avec tout, ça communique instantanément, comme si c’était la même chose partout. Et voici que cette petite flamme commence à reconnaître son monde: cette nouvelle géographie commence à prendre des reliefs, des teintes, des variations. C’est une même chose, et pourtant chaque chose est comme unique; c’est un même feu, mais chaque feu a une intensité particulière, une fréquence spéciale, une vibration qui domine et comme une musique toute différente. Chaque être a sa musique, chaque chose a son rythme, chaque moment sa couleur, chaque événement sa cadence, et tout commence à se relier. Tout prend un autre sens, et c’est comme un sens total où chaque infime exécutant a son irremplaçable position, sa présence unique, sa note unique, son geste indispensable. Alors, un vaste déroulement miraculeux commence à se révéler à nos yeux. Le monde est un miracle – une découverte à chaque pas, une révélation du microscopique, un voyage infini dans le fini. On est dans la nouvelle conscience, on a saisi le feu du nouveau monde: «Ô Feu, tu es la suprême croissance de notre être et sa suprême expansion, toute gloire et toute beauté sont dans ta couleur désirable et dans ta vision parfaite. Ô Vastitude, tu es la plénitude qui nous porte au bout du chemin, tu es une multitude de richesses répandues de tous côtés18.»
Ce changement de vision n’est pas spectaculaire ni instantané, il se produit par petites gouttes de nouvelle vue, on sait à peine que c’est une nouvelle vue, on passe à côté sans voir, comme l’homme des grottes, peut-être, qui passe à côté d’une pépite d’or et la regarde, un instant, parce qu’elle brille, puis la jette – à quoi ça sert, de l’or? Il faut passer et repasser cent fois sur le même point futile, qui brille un peu tout de même, qui a un je ne sais quoi de particulier, avant de comprendre que l’or est de l’or – il faut inventer l’or, il faut inventer le monde entier, et trouver ce qui est déjà. La difficulté n’est pas de découvrir les secrets cachés, mais de découvrir le visible, et cet or insoupçonné parmi les banalités – en vérité, il n’y a pas de banalité, il y a seulement des inconsciences. Il y a une habitude millénaire de voir le monde selon notre besoin et par rapport à nous, tel le prospecteur dans la forêt, qui voit le bois de rose et seulement le bois de rose. Une certaine somme d’«excentricité» est nécessaire pour faire la découverte, et l’on s’aperçoit finalement que cette excentricité est le premier pas d’une centricité plus vraie et la clef de tout un nouveau monde de rapports. Notre forêt se peuple d’essences inconnues et tout est une découverte.
Nous avons été faussés aussi par ce que nous pourrions appeler la «tradition du visionnaire». Il nous a toujours semblé que le privilégié parmi les hommes était celui qui avait des «visions», celui qui pouvait voir en rose et vert et bleu la grisaille de notre quotidienneté, voir des apparitions, des phénomènes surnaturels – une sorte de super-cinéma privé que l’on pouvait s’offrir gratuitement en chambre en tournant le bouton psychique. Et tout cela est fort bien, il n’y a rien à dire, mais l’expérience prouve que ce genre de vision ne change rien à rien: demain, des millions d’hommes, par un coup de grâce, pourraient être dotés du pouvoir de vision, et ils tourneraient, retourneraient leur petite télévision psychique, ils verraient des dieux croulants d’or (mais peut-être aussi des enfers qui correspondraient mieux à leurs affinités naturelles), des fleurs plus superbes qu’aucune rose (et quelques redoutables serpents), des êtres volants, des êtres auréolés (mais les diables imitent très bien les auréoles, ils sont plus «voyants» que les dieux, ils aiment le grand clinquant), des paysages de «rêve», des fruits somptueux, des demeures de cristal – mais finalement, au bout de la centième fois, ils s’embêteraient autant qu’avant et se jetteraient avidement sur le dernier faits divers. Dans tout ce tintamarre surnaturel, il manque quelque chose. Et en vérité, ce quelque chose est tout. Si notre naturel ne devient pas plus vrai, aucun surnaturel ne pourra y remédier; si notre demeure intérieure est laide, nul cristal miraculeux n’éclaircira nos jours, nul fruit n’étanchera jamais notre soif. Le paradis est à faire sur terre, ou il ne sera nulle part. Parce que nous nous emportons partout avec nous, même dans la mort, et tant que cet instant «stupide» ne sera pas plein de ciel, aucune éternité ne s’allumera d’aucune étoile. C’est dans le corps et dans le quotidien qu’il faut transmuer, sinon aucun or ne brillera, ici ni ailleurs et pour les siècles des siècles. Il ne s’agit pas de voir en rose, ni en vert ni en or, mais de voir la vérité du monde, qui est tellement plus merveilleuse que tous les paradis, artificiels ou non, parce que la terre, cette toute petite terre parmi les millions de planètes, est le lieu expérimental où la suprême Vérité de tous les mondes a choisi de s’incarner dans ce qui semble le contraire d’elle-même, et par la vertu même de cette contrariété, de devenir la toute-lumière dans l’obscurité, la toute-largeur dans la petitesse, l’immortalité dans la mort et la plénitude vivante dans chaque atome et chaque instant.
Mais c’est à nous de collaborer.
Cette «contrariété», le chercheur de la vérité terrestre la rencontre à chaque pas. Et c’est la clef de la vision nouvelle. Il la rencontre en lui-même, dans les autres, dans les circonstances: rien ne «marche» comme cela devrait. Où est la vérité dans ce chaos, cette confusion, ce mensonge? Sûrement, elle n’est pas là, il faut se battre, rejeter, rectifier les circonstances et se tendre vers quelque chose qui est là-bas, plus loin, demain ou après-demain. Et la vérité nous échappe, complètement – d’autres avant nous ont rectifié les circonstances, à Babylone, à Thèbes, à Kapilavastou –, voilà dix mille ans que nous passons d’une civilisation à l’autre, et c’est sans doute une illusion de croire que la nôtre ne passera pas, et que l’Europe, avec toutes ses vérités scientifiques ou culturelles, est à jamais le centre du monde. Parce que, en vérité, demain ou après-demain, c’est jamais. Si, en cette seconde, la vérité n’est pas, elle ne sera jamais. C’est la simple mathématique du monde.
La vérité est toute naturelle, c’est pourquoi nous ne la voyons pas. C’est même la seule chose naturelle au monde. Elle était là dès le premier coup de canon des atomes, sinon d’où surgirait-elle jamais, à quelle date d’Andromède ou du Crabe, ou de la galaxie locale que nous habitons, apportée par quel prophète, quelle découverte, quel miracle? Les prophètes sont venus, ont passé; les découvertes s’ajoutent et les miracles iront demain faire quelque couche archéologique nouvelle pour les citoyens d’un autre monde. Nous n’y sommes pas encore, et pourtant nous y étions depuis toujours, en plein dans le miracle. Seulement, il y a un moment où l’on ouvre les yeux au miracle. Et c’est le seul moment du monde, le Grand Moment de tous les âges et toutes les terres – parce que tout se tient, il n’y a qu’un corps au monde et qu’un regard pour tous les univers. On ne peut pas changer un point du monde sans tout changer, ouvrir un regard ici sans ouvrir le regard là, on ne peut pas toucher un centre de vérité sans toucher tous les centres, instantanément et sans distance, parce qu’il n’y a qu’une Vérité et qu’un centre.
Est-ce à dire que personne n’a jamais touché cette Vérité? Certes, on l’a touchée, mais sur les hauteurs du mental, dans les rares illuminations qui ont laissé cette trace ici et là sur un visage de Bouddha en Indonésie, une Athéna du Parthénon, un sourire de Reims, dans quelques Oupanishad merveilleuses, quelques paroles de la grâce qui surnagent comme un anachronisme doré et adorable, à peine réel, parmi nos structures de béton et nos sauvageries civilisées; on l’a touchée dans les profondeurs du cœur, balbutiée avec saint François ou Shrî Râmakrishna; et puis les eaux roulent et nous savons tous que le dernier mot est à la bombe et au triomphe du dernier héros démocratique, qui ira bientôt rejoindre l’autre sous la même couche d’inanité. Mais on ne l’a jamais touchée dans la matière, on ne l’a jamais touchée là, et tant qu’elle ne sera pas touchée là, elle restera ce qu’elle a toujours été, une brillante rêverie sur le chaos des âges, et le monde continuera de tourbillonner en vain, additionnant ses découvertes qui ne découvrent rien et ses pseudo-connaissances qui finissent toutes par nous étrangler. En vérité, une étrange illusion nous fait œuvrer: nous réparons une injustice ici pour en faire surgir une autre là, nous colmatons une fissure là pour voir la plaie béer ailleurs; et c’est la même plaie toujours, il n’y a qu’une plaie au monde, et tant que l’on ne voudra pas guérir de ce mal-là, nos millions de médecines et de parlements et de systèmes et de lois – par millions, les lois, à tous les coins de rue et jusque sous le paillasson de notre porte –, ne guériront rien à nous-mêmes et à la blessure du monde. Nous bienfaisons et nous altruisons, nous distribuons, nous partageons, nous égalisons; mais nos bienfaits semblent aller de pair avec nos méfaits, et la misère, la grande misère du monde, s’infiltre partout et ronge subrepticement nos foyers fonctionnels et nos cœurs vides; nos égalisations sont l’énorme uniformité grise qui descend sur la terre et étouffe pareillement le bon et le moins bon, le riche avec le pauvre, les foules d’ici, les foules de là – la grande foule humaine mécanisée, désincarnée, suggestionnée par un millier de radios et de journaux qui hurlent et trépident jusque dans les villages de l’Himalaya. Et pas une nouvelle. Dans ces milliards de nouveautés, il n’y a pas une nouvelle! Pas un sou de nouveauté sous les étoiles: les hommes souffrent et meurent dans leurs superhôpitaux qui ne guérissent rien et leurs super-cités qui regorgent d’aliénations mentales. Mais demain, croit-on, sera mieux, avec davantage de mécanismes, de médicaments, de croix rouges ou vertes ou bleues, de lois et encore de lois pour rectifier le cancer du monde. Et nous croyons entendre, là-bas, loin, loin là-bas, il y a six mille ans, la petite voix émouvante de Lôpâmoudrâ, la femme du rishi Agastya: «Bien des automnes j’ai peiné nuit et jour; les aurores me vieillissent, l’âge diminue la gloire de nos corps19...», et celle de Maitréyi qui lui fait écho: «À quoi me sert tout cela par quoi le nectar d’immortalité n’est pas obtenu20?»
Est-ce à dire que nous n’avons pas progressé? – Nous n’avons certainement pas progressé comme nous l’entendons. Nous ne sommes pas plus humains que le Thébain ou l’Athénien, pas plus «avancés» qu’eux en dépit de toute notre mécanique. Sri Aurobindo le disait: «Les machines sont nécessaires à l’humanité moderne en raison de son incurable barbarie21.» Nous croyons maîtriser, mais nous n’avons rien maîtrisé du tout! Notre mécanique est un aveu d’impuissance, un innombrable appareil de paralytique pour remplacer notre incapacité à voir loin, à entendre loin, à entrer au cœur des choses et à saisir directement et immédiatement; nous ne savons pas plus qu’il y a dix mille ans (et encore, peut-être le savait-on mieux autrefois) modifier la matière par la volonté, éclairer par la conscience et comprendre par la vision. Sous notre appareillage, nous sommes moins avancés que l’animal avec son sixième sens ou le pygmée d’Afrique centrale. Nos machines voient mieux que nous, sentent mieux que nous, comptent mieux que nous, et peut-être finiront-elles par vivre mieux que nous. La matière nous échappe totalement. Il suffit d’une panne de courant pour nous retrouver à l’âge des cavernes. Car, progresser, ce n’est pas améliorer l’existant ni découvrir des utilisations nouvelles: c’est changer de conscience et de vision.
Du moins, avons-nous progressé dans une direction, et ce n’est pas celle que nous croyons. Nous avons fini le circuit du singe; nous avons poussé jusqu’à son extrême conséquence le simple petit geste qui mettait bout à bout cette liane et cette branche pour faire un arc, nous avons gonflé et surgonflé la baudruche mentale à son point d’éclatement, et le dessein de la Nature est rempli, qui n’était pas seulement de faire l’inventaire du monde mais de conduire l’espèce tout entière au point nul, à cet instant suprême où il ne reste plus une forêt vierge à explorer, plus une mer à sonder, plus un Himalaya, quand bientôt même il ne restera plus un arpent de terre pour nos structures de béton et d’acier, quand les dieux mêmes ont rendu tout leur suc et peuplent de poussière nos bibliothèques, quand la vie s’effondre sous son propre poids et nous livre de nouveau, comme l’homme d’autrefois sous les étoiles, seuls et face à face avec le mystère de la terre pour trouver le nom des choses, leur pouvoir d’être, la vibration vraie qui nous habite et nous rattache au monde: le mystère nu de cet instant sans histoire, et une première musique des choses qui est peut-être leur ultime vérité et leur ultime pouvoir, une première vision qui est une nouvelle naissance du monde, et peut-être la promesse de sa transformation. Nous sommes à la fin du monde mental. Nous sommes devant la matière nue. Nous sommes au temps de la grande Invention.
Et nous sommes presque dérisoires pour une si fabuleuse aventure, qu’avons-nous? Un petit feu dedans, dont nous ne savons même pas le but, mais qui brûle avec nous, qui accompagne nos pas, nos milliers de pas dans la grande mécanique vaine; une petite clairière qui parfois semble si charmante et légère, et si fragile dans la grande cohue vide – c’est tout ce qu’on a, c’est enfantin, c’est transparent, c’est presque ridicule au milieu de la foulée des colosses caparaçonnés du mental.
Et que découvrons-nous? Un souffle, un rien, un grain d’or qui brille un moment, puis s’esquive. Il n’y a rien de sensationnel, c’est le contraire du sensationnel, c’est un microscopique sans histoire, c’est peut-être rien, et c’est tout. C’est aussi fluide que l’homme qui se penche pour la première fois sur la première rivière du monde et regarde ce fétu puis cet autre – venu d’où, emporté où? – et ce reflet de ciel un moment et cette autre petite cascade dans son cœur. Mais tout cela fait un tout et, une fraction de seconde, comme un regard qui s’arrête et traverse d’infini cette goutte et ce fétu, et le là-bas d’où il vient, le là-bas où il s’en va, comme si tout était déjà arrivé, comme si rien n’arrivait, rien ne passait vraiment: un éternel croisement de ce rose du ciel, ce battement de cœur, cette paille légère; et d’autres pailles peuvent venir, d’autres roses ou des bleus, des noirs passer, mais c’est toujours la même chose qui se croise, au même point, avec d’autres visages et d’autres noms. Alors, quelque chose commence à demeurer à ce croisement des mondes, comme un même regard qui regarde une même histoire et tout est tranquille, tout est semblable et clair: il n’y a pas à se tendre vers demain, pas à saisir ce rose ou ce bleu, cette paille, cette autre; il n’y a pas d’autres points là-bas, ou c’est le même et les mêmes choses qui se croisent; il n’y a qu’un point, à chaque instant, et le monde entier passe là, avec le Sagittaire et Bételgeuse et cette brindille. Tout est contenu là, pour les siècles des siècles. Il n’y a qu’à écouter la musique de ce point et toutes les autres musiques y sont, il n’y a qu’à être là et tous les êtres du monde sont là, passés, présents, futurs – il n’y a qu’une histoire au monde et qu’un moment et qu’un seul être. C’est là, nous y sommes. Il n’y aura rien de plus, rien autre, dans trois mille ans ou dans cent mille.
Dès lors, chaque chose est, simplement, absolument. Nous sommes à cette croisée d’être et nous regardons le grand monde, tout neuf. Il n’y a pas d’espoir de quelque chose d’autre, pas d’attente, pas de regret ni de désir – si ce n’est pas là en cette seconde, ce ne sera jamais là! Tout y est, la totale totalité de tous les avenirs possibles. Les eaux peuvent rouler, les visages et les tonnerres du monde, les affublements de la minute, le cri du passant, la graine qui vole; le grand kaléidoscope se renverse et éparpille les êtres, les événements, les pays et leurs rois, et cette seconde qui passe, les colore de bleu, de rouge, d’or, mais c’est toujours un même regard à la croisée, une même seconde et une même chose sous d’autres couleurs, les mêmes êtres avec leurs peines, en peau blanche ou brune, en ce siècle ou en d’autres. Il n’y a rien de nouveau sous les étoiles, rien à attendre! Il y a cette seule petite seconde à creuser, creuser, approfondir, à vivre totalement comme pour les siècles des siècles; il y a cette unique chose qui passe, cet être unique, ce grain de pollen ou de poussière, cet unique événement du monde. Alors, tout commence à s’emplir d’un sens si complet, à se prolonger, se ramifier aux quatre coins du monde, à vibrer d’une signification totale, comme si ce visage, cette rencontre du hasard, ce bleu qui passe ou ce noir, cet achoppement soudain de nos pas, cette plume d’oiseau qui passe, nous apportait un message – chaque chose est un message, un signe de notre position et de la position totale. Plus rien n’existe par rapport à cette petite ombre, par rapport à son besoin, son désir, son attente des choses ou des êtres – tout est clair, tout passe par notre clairière tel que c’est, sans plus, sans moins, sans bien, sans mal, sans rejet ni choix ni préférence ni volonté de quoi que ce soit: qu’est-il à vouloir, nous avons tout déjà, et pour toujours, quoi d’autre! Alors, chaque chose qui passe nous livre sa clef, sa musique pure, son sens intime, sans addition ni soustraction, sans fausse couleur des yeux – à travers les êtres et les choses nous regardons une même éternité tranquille qui se déroule. Nous sommes dans notre point d’éternité, nous sommes dans un regard de vérité. Nous sommes à cette croisée d’être, et cette croisée, pour un moment, semble s’ouvrir innombrablement partout. Une petite seconde pleine. Où est le manque, le vain, le non là? Où, le grand, l’infini, l’utile, l’inutile? Nous y sommes, en plein dans la Chose. Il n’y a plus de «quête du bois de rose» dans la forêt du grand monde: tout est le bois de rose et chaque chose est l’essence unique. Il y a comme un or chaud qui commence à briller partout.
Et le chercheur a posé son doigt sur la quatrième règle d’or du passage: chaque seconde totalement et clairement.
*
Mais en quoi ces petites secondes claires aident-elles à changer le monde? Peut-être en rien autre que cette petite seconde distraite du singe – distraite de ses intérêts immédiats – aidait à naître la première pensée? Car c’est tout un monde qui se met à affluer dans cette transparence, mais par petits souffles imperceptibles, par petites gouttes de rien – en vérité, l’«inutilité» des choses est un terrible piège, c’est la trappe de chaque instant, la vieille bévue qui engouffre le monde dans son obscure vision fausse. À chaque instant, le chercheur doit lutter contre la vieille façon de voir, se reprendre, se pincer sur le fait. C’est un long apprentissage de la vision neuve, on ne sait pas où l’on va ni à quoi ça sert. À quoi servait cette réflexion du singe, sinon à troubler sa gymnastique immédiate? Et pourtant, le chercheur y revient, comme poussé malgré lui; il reçoit des petits signes, des démonstrations sur le fait: on dirait que quelqu’un est là, ou quelque chose, qui veille et s’empare des moindres failles dans la vieille mécanique pour y glisser une goutte de lumière – il faut un trou, il faut une faille dans la carapace, une défaillance de la vieille habitude d’être, pour que le nouveau monde puisse entrer! Et peu à peu, le chercheur cède. Il se laisse aller, il arrête son regard sur les mille inutilités quotidiennes, les incidents dépourvus de sens, les rencontres sans objet, la multitude microscopique des choses «sans rapport». Il est dans son feu d’être et il regarde, il regarde chaque chose comme une révélation qui attend, une vérité qui se cache; et si rien ne se révèle, il persiste, il observe tout, enregistre tout: les pas vains, les détours inutiles, les visages clos, les accidents sans raison. Au lieu de se précipiter sur le désirable, il le regarde passer, suivre sa courbe et toucher son but; au lieu de rejeter cette rencontre désagréable, il la regarde entrer, l’accueille, la laisse déposer sa petite goutte de vrai, son message sous le mensonge ou le chaos; au lieu de fuir cette obscurité, ce mal, cette négation qui se jette sur lui, il attend, tranquille, que cette obscurité ait découvert sa leçon pour lui, ce mal, sa goutte de bien sous le venin, cette négation, son oui plus vaste qui attend l’heure. Et finalement, il découvre un Oui partout, un bien partout, un sens partout, et que tout monte, tout va dans le Grand Sens, sous le bien et sous le mal, le noir et le blanc, l’utile et le nuisible. Peu à peu, le monde fourmille d’un millier de petites vérités qui s’allument, ici, là, là, qui comblent ce vide, bouchent ce creux inutile, jettent un pont entre les choses, font tomber en place la pièce manquante du puzzle, et tout se relie dans une continuité de message – à chaque instant les choses murmurent à notre oreille, et le destin parle dans une plume de colombe qui s’envole.
Et une fois de plus, un même phénomène nous arrête. Ce que nous découvrons, ce ne sont pas des vérités éternelles et sublimes, pas des triomphes du mental géométrique qui enferme le monde dans une équation, pas des semences de dogme ni des révélations sur les Sinai du monde, mais des petites vérités minuscules, vivantes, légères, des sourires de vérité au bord du chemin et dans les banalités qui passent – une minuscule vérité contagieuse qui semble s’allumer de proche en proche et faire briller même les cailloux: une vérité de la terre, une vérité de la matière. Et quand nous avons pris au piège un seul de ces petits sourires fantasques, nous sommes plus comblés que par toutes les illuminations des sages réunis, parce que nous avons touché la vérité les yeux grands ouverts et avec notre corps – peut-être parce que la Vérité suprême est là aussi, dans un infinitésimal fétu de paille autant que dans la totalité des ères.
Mais, plus encore que tous les sens délivrés de leur cachette, le chercheur touche un mystère plus grand, quelque chose de si insaisissable, et si sûr, qui l’emplit d’émoi chaque fois qu’il croit l’apercevoir – oh! quelque chose qui se cache bien, qui ne veut pas se laisser prendre ni mettre en pensée ou en code mental: un suprême Chiffre qui déchiffre tout et qui est comme la vraie clef du nouveau monde. Derrière tous ses tâtonnements, ses trébuchements, ses fausses routes par dizaines tous les jours, ses cris dans le noir, il perçoit comme une Aide – quelque chose répond ... Il faut vraiment avoir longtemps marché dans le noir pour comprendre la merveille de cette réponse-là. Ça répond, ça bouge, ça entend, ça sait où nous allons! Comme si le nouveau monde était tout là, déjà fait, tracé innombrablement sous nos pas et sous chaque pas de chaque être et sous chaque instant – et peu à peu nous entrons dans sa géographie. Et c’est le signe vraiment du nouveau monde: il est là, il n’y pas de distances à parcourir, pas d’attentes en prière, pas de cris à jeter à travers des espaces vides pour séduire la divinité voilée dans les nuages, pas d’intensité de concentration ni de longues années ni de longs efforts et de répétitions ardentes pour tenter de mouvoir une Force sourde – c’est là, c’est la réponse instantanée, l’exaucement dans les faits, le signe vivant, la démonstration sur le vif. Il suffit d’un simple appel. Il suffit d’un petit cri de vérité pure. En fait, nous ne cherchons pas: nous sommes cherchés; nous n’appelons pas: nous sommes appelés. Et nous tâtonnons aussi longtemps que nous voulons faire tout par nous-mêmes. Il n’y a rien à faire! Il y a tout à défaire, et laisser passer le nouveau monde, laisser couler ses rivières et ses chemins inattendus sous nos pas. Une petite seconde d’abandon, et ça entre, c’est là, ça sourit. Tout est déjà là! Et le singe, un jour, qui croyait faire tant d’efforts pour saisir cette petite vibration subtile, qui attrapait une pensée, par hasard, sans savoir comment ni pourquoi, au moment où sa mécanique simiesque n’allait plus comme d’habitude, marchait lui aussi, peut-être, déjà, dans une nouvelle géographie mentale qui attendait ses défaillances de singe et une petite seconde d’abandon au mystère du nouveau monde. Nous croyons que tout sort de nos merveilleux cerveaux, mais nous sommes les outils d’un moi plus grand, les traducteurs d’une merveille qui s’approche, les transmetteurs d’une musique qui grandit. Seulement il faut laisser couler la musique, il faut que l’instrument soit clair.
Et l’on peut concevoir que si le monde accordait son instrument à cette autre musique, il s’en trouverait radicalement changé.
Qu’est-ce que ce moi plus grand?
En fait, le moi a toujours été grand, autant demander: qu’est-ce que cette lune plus grande? Parce que nous voyons ce premier quartier, puis ce deuxième, nous disons, dans notre vision géocentrique, que la lune grandit. Nos yeux voient les choses l’une après l’autre, et pour eux, les choses grandissent et se révèlent, à moins d’être encore assez enfantins pour dire qu’elles tombent du ciel ou sont mangées par les dragons – les êtres et les choses «meurent», croyons-nous, emportées, comme la lune, par le dragon de la mort, mais elles sont toujours là, seulement cachées à notre vision, et rien ne meurt ni ne disparaît, pas plus que rien ne naît ni n’apparaît, comme la pleine lune et la nouvelle. Il y a quelque chose qui éclipse notre vision, c’est tout. Et quand nous disons que ce moi plus ou moins grand est le résultat de nos capacités plus ou moins merveilleuses, nous sommes peut-être aussi vains que le sauvage qui regarde dans le télescope pour la première fois et dit que ces étoiles inconnues et ces phares clignotants au bord de l’univers sont le résultat de nos instruments. Le monde n’«arrive» pas et rien n’arrive: c’est nous qui arrivons peu à peu à la vision complète. Et plus cette vision s’arrondit, plus le monde touche à la perfection qu’il a toujours été.
Mais qu’est-ce qui éclipse notre vision? Autant demander: qu’est-ce qui éclipse la vision linéaire du mille-pattes? Ou qu’est-ce qui éclipse le lotus dans la semence? L’univers est peu à peu pour nos yeux, mais nos yeux sont vraiment le Regard suprême qui se cache à lui-même pour regarder dans l’éternité des âges et par nos millions d’yeux, et sous nos millions de couleurs et de visages, l’unique perfection qu’il a vue en une éternelle seconde blanche. Le monde est un, c’est une globalité unique, même les savants nous le disent, et ils essayent bien de trouver cette équation-là, et pour retrouver cette unité, ils ont subdivisé et resubdivisé à l’infini, ou presque, ils ont touché un infinitésimal et un plus petit infinitésimal, une vastitude et une vastitude encore plus grande. Mais cette unité n’est pas une somme ni une réduction au microscopique, pas plus que l’éternité n’est un nombre d’années à l’infini ni l’immensité un nombre de kilomètres plus un. Cette unité, elle est là, totalement, en chaque point de l’espace et chaque fraction du temps, autant que dans les infinitudes réunies et les vastitudes additionnées. Chaque point contient le tout, chaque seconde est une éternité qui se regarde. Et nous qui sommes à ce point-là et en cette seconde-là, nous sommes éternels et complets, et toutes les terres, toutes les galaxies passent par notre point essentiel, un lotus éternel brille dans notre cœur – seulement nous ne le savons pas, nous le savons peu à peu. Et il ne suffit pas de le savoir dans notre tête et dans nos cœurs, il faut le savoir dans notre corps. Alors, la merveille sera vraiment complète et l’éternel lotus sur les sommets de l’esprit brillera à jamais dans notre matière et dans chaque seconde du temps.
Cette perfection, cette unité de substance et de conscience et d’être, est comme la mémoire d’or du monde, c’est l’obscure image que chacun et chaque chose s’efforce de tailler et de saisir, c’est l’aiguillon de la grande Soif du monde, le moteur de son immense Besoin d’être et d’embrasser et de grandir; c’est comme un souvenir tenace qui jette les êtres et les choses, et même les galaxies, dans une étreinte mortelle qui voudrait être une étreinte d’amour, qui voudrait tout comprendre, tout tenir et posséder et engloutir dans sa circonférence. Chaque chose à tâtons s’y efforce: l’actinie dans ses filets, l’atome dans sa gravitation, et l’homme dans son intelligence ou dans son cœur. Mais notre soif ne pourra être satisfaite qu’elle n’ait tout saisi, tout englouti dans son être et qu’il ne reste plus une parcelle d’univers qui ne soit devenue notre substance, parce que, en vérité, tout était toujours notre substance et notre être et notre propre visage sous des millions de sourires, ou de peines qui cherchent leur sourire – mais qui ne peuvent pas vraiment sourire tant qu’elles n’ont pas trouvé ce qu’elles étaient depuis toujours. Il n’est pas d’autre souffrance au monde, pas d’autre hiatus, pas d’autre manque, et tant que ce besoin-là ne sera pas comblé, nous irons et nous irons, et les atomes continueront de tourbillonner pour faire des matières de plus en plus pures et légères, les actinies de saisir sans trêve et les hommes d’additionner leurs trésors, de brigander ou d’aimer – mais une seule chose est aimable, et tant qu’ils n’aimeront pas tout, ils n’aimeront rien vraiment et ne posséderont que leur ombre.
Ce moi, ce grand moi qui est nous, pourquoi donc s’est-il divisé, multiplié, atomisé dans un million d’êtres et de choses? Pourquoi ce long parcours de retour à soi? Mais il ne s’est pas divisé vraiment, il n’est jamais parti en poudre d’astres séparés par des années-lumière, en vibrions de conscience séparés par des téguments, des pellicules, des cuirasses d’être, en petits hommes séparés d’un autre par une peau blanche ou noire et quelques pensées vagues. Rien n’a jamais été séparé et nos étoiles se rejoignent en une seule petite étoile qui brille au cœur de l’homme et en chaque chose, chaque caillou de l’univers. Comment pourrions-nous jamais reconnaître le monde si nous n’étions déjà ce monde – on ne connaît que ce que l’on est, et tout ce qui n’est pas nous, est tout simplement inexistant ou invisible pour nos yeux; on ne peut prévoir demain, sentir cet accident qui vient, cette peine ou cette pensée à dix mille kilomètres, ce trésor caché dans un champ, cette toute petite vie qui frémit dans une feuille sous nos yeux, que parce que nous sommes reliés, nous sommes un, et que tout est déjà là, immédiatement et sans séparation, demain et après-demain, ici et là, sous nos yeux ou hors de nos yeux – il n’y a pas de séparation, il y a seulement des yeux qui voient mal. Il y a une somme d’invisibilités qui peu à peu deviennent visibles, du protoplasme à la chenille et à l’homme, et nous n’avons pas épuisé toute la gamme. Demain, nous verrons peut-être que la distance entre un pays et un autre, un être et un autre, entre aujourd’hui et demain, est aussi fragile et illusoire que la touffe d’herbe qui sépare une chenille d’une autre dans un même champ. Et nous enjamberons le mur du temps et de l’espace comme aujourd’hui nous enjambons la touffe d’herbe de la chenille.
Dans cette grande unité indivisible, dans cette rondeur du monde, ce moi global, nous avons taillé des petits morceaux, découpé des petits bouts d’espace, de temps, des particules de moi et de non-moi, un proton, un électron, un plus, un moins solidement agrippés, un bien, un mal, un jour, une nuit enchaînés l’un à l’autre, incomplets l’un sans l’autre, jamais complets l’un avec l’autre, car toutes les nuits ensemble et tous les jours ensemble ne feront jamais un jour complet, tous les plus et les moins additionnés, les biens, les maux, les moi et les non-moi ne feront une beauté ronde, un être unique. Et nous avons remplacé l’unité par une foule, l’amour par des amours, le rythme par des accords qui se brisent et se renouent, mais notre fusion n’est jamais qu’une addition, et la vie naît de la mort comme s’il fallait sans cesse détruire pour être, scinder pour resouder et faire encore une fois une apparence d’unité, qui est seulement la somme d’une même séparation, d’un même bien et d’un même mal, d’un plus, d’un moins, d’un moi qui est un million de moi passés, mais qui n’est pas une seule petite goutte pleine. Nous avons tracé un petit cercle dans la grande Vie indivisible, enfermé une parcelle d’être dans une bulle de gélatine, séparé une note du grand rythme sous une carapace de bête ou d’homme et saisi quelques pensées dures et tranchantes dans le grand courant d’arc-en-ciel qui laissait prendre ses fils aux buissons du monde. Nous avons découpé le grand Regard au cœur des choses et fait mille facettes irréductibles. Et comme nous ne pouvions plus rien voir du grand monde cuirassé, morcelé, syncopé, nous avons inventé des yeux pour voir ce que nous avions éloigné, des oreilles pour entendre ce qui murmurait partout, des doigts pour toucher quelques fragments d’une beauté ronde que nous avions tronquée, et la soif, le désir, la faim de tout ce qui n’était plus nous – des antennes et des antennes par milliers pour capturer cette seule note qui remplirait nos cœurs. Et nous avons cru, puisque nous ne pouvions plus rien saisir sans ces artifices, sans ces yeux, ces sens, ces cellules grises – oh! si grises –, que le monde était inaccessible sans eux; qu’il ressemblait à la lecture de nos petits cadrans, et peut-être même que nous étions les inventeurs des quelques ondes brisées qui passaient par nos antennes. Nous avons dit moi, les autres, et encore moi et moi toujours à travers les siècles des siècles, sous une peau noire ou jaune, une carapace athénienne, thébaine, sous les ruines d’ici, les ruines de là, sous les mêmes vieilles ruines des petits moi qui meurent sans comprendre, qui vivent par fragment, jouissent sans jamais jouir vraiment, et reviennent encore et encore pour comprendre ce qu’ils n’avaient pas compris, et faire, peut-être, enfin, la Cité ronde du grand moi. Et quand nous aurons touché cette rondeur-là, alors notre bien ne se battra plus avec notre mal, nos plus avec nos moins, parce que tout sera notre bien et tout coulera dans le même sens; nos nuits ne seront plus le contraire de nos jours, nos amours une fraction de tous les amours, nos petites notes un cri déchiré de la grande Note, parce qu’il n’y aura plus qu’une musique par nos millions d’instruments, et qu’un amour sous un million de visages et qu’un grand jour avec ses ombres fraîches et ses cascades d’arc-en-ciel sous le grand arbre du monde. Alors, il ne sera peut-être plus nécessaire de mourir, parce que nous aurons trouvé le secret de la vie qui renaît de sa propre joie – on ne meurt que par manque de joie et pour trouver une joie toujours plus grande.
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Ce tout, ce grand tout, des sages en ont eu la vision et quelques rares poètes ou penseurs: «Tout ceci est Brahman immortel, et rien autre. Brahman est devant nous, Brahman est derrière nous, et au sud et au nord, et en dessous et au-dessus: il s’étend partout. Tout ceci est Brahman seul, tout ce magnifique univers22... Tu es l’homme et la femme, le garçon et la fille; vieux et usé, tu marches, penché sur ton bâton; tu es l’oiseau bleu et le vert, et celui aux yeux écarlates23... Tu es Cela, ô Shvétakétou24.» Ce grand tout qui est nous, il a rayonné au sommet des consciences, laissé quelques traces hiéroglyphiques aux murs de Thèbes et nourri les initiés d’ici et là – parfois, nous sommes entrés dans un flamboiement blanc au-dessus des mondes, ou, dans un éclair, nous avons dissous le petit moi et émergé dans une conscience cosmique ... Et tout cela n’a rien changé au monde. Nous ne tenions toujours pas le fil qui relierait cette vision à cette terre et ferait un monde nouveau avec un nouveau regard. Nos vérités restaient fragiles, la terre restait rebelle – et elle avait raison. Pourquoi se plierait-elle aux illuminations d’en haut si cette lumière-là ne touche pas sa matière, si ce n’est pas elle qui voit et elle qui s’illumine? En vérité, la sagesse est très sage et l’obscurité de la terre n’est pas une négation de l’Esprit, pas plus que la nuit n’est une négation du jour, elle est une attente et un appel de lumière, et tant que nous n’aurons pas appelé la lumière là, pourquoi se dérangerait-elle de ses sommets? Tant que nous n’aurons pas orienté notre moitié nocturne vers son soleil, pourquoi s’emplirait-elle de lumière? Si nous cherchons la totalité solaire sur les sommets du mental, nous aurons la totalité là, dans une jolie pensée; si nous la cherchons dans le cœur, nous aurons la totalité là, dans une tendre émotion – si nous la cherchons dans la matière et à chaque instant, nous aurons la même totalité dans la matière et à chaque instant de la matière. Il faut savoir où l’on regarde. On ne peut pas raisonnablement trouver la lumière dans ce que l’on ne regarde pas. Et, peut-être, après tout, nous apercevrons-nous que cette terre n’était pas si obscure: c’était notre regard qui était obscur, notre absence d’être qui faisait l’absence des choses. La résistance de la terre est notre propre résistance – et la promesse d’une vérité solide: une innombrable éclosion d’arc-en-ciel dans les myriades incarnées, au lieu d’un flamboiement vide sur les hauteurs de l’Esprit.
Mais le chercheur du nouveau monde n’est pas parti en ligne droite dans sa quête, il n’a pas fermé ses portes, pas rejeté la matière, capitonné son âme: il a promené sa quête partout avec lui, sur les boulevards et dans les escaliers, dans la foule et l’obscurité vide des millions de gestes pour rien. Il a mis de l’être dans tous les terrains vagues, fait brûler son feu dans toutes les vanités, et attisé son besoin à l’inanité même qui l’étouffait. Il n’était pas une petite concentration pointue qui s’en allait tout droit vers les hauteurs, puis s’endormait dans la paix blanche de l’Esprit; il était ce chaos et cette cohue et cette errance à droite, à gauche, dans rien, et il tirait tout dans son filet – les montées et les descentes, les noirs et les moins noirs et les soi-disant blancs, les chutes et les rechutes –, il tenait tout dans sa petite circonférence, avec un feu au centre, un besoin de vrai dans tout ce chaos, un cri d’appel dans le rien. Il était un circuit enchevêtré, un interminable méandre dont il ne savait rien, sauf qu’il promenait son feu là et là aussi – son feu pour rien, pour tout. Et il n’attendait même plus rien de rien, il était seulement comme une douceur de brûler, comme si ce feu était le but en soi, l’être dans tout ce vide, la seule présence dans cette immense absence. Ça finissait même par devenir comme un amour tranquille, de rien, de tout, ici et là. Et, peu à peu, ce rien s’allumait, ce vide prenait feu à son regard, cette futilité s’animait d’une petite chaleur semblable. Et tout commençait à répondre; le monde commençait à vivre partout, à luire partout, dans le noir, dans le blanc, dans le haut, dans le bas. C’était comme une naissance partout, mais infinitésimale, microscopique: un poudroiement de petites vérités qui dansaient ici et là, dans les faits, les gestes, les choses et les rencontres, on aurait même dit qu’elles venaient à sa rencontre. C’était une étrange multiplication, une sorte de contagion dorée.
Peu à peu, il entrait dans un tout, mais un bizarre tout, oh! qui n’avait rien d’une conscience cosmique ni transcendante ni éclatante – et qui pourtant était comme un million de petits éclatements d’or, fugitifs, insaisissables, moqueurs presque – peut-être faudrait-il dire une conscience microcosmique? – et chaleureuse: une douceur de rencontre subite, une éclosion de reconnaissance, une bouffée de tendresse incompréhensible, comme si ça vivait, vibrait, répondait dans tous les coins et tous les sens. Étrangement, quand il avait une question, un doute, une incertitude de quelque chose ou de quelqu’un, un problème d’action, une anxiété de ce qu’il fallait faire ou ne pas faire, on aurait dit qu’il recevait une réponse dans les faits – pas une illumination, pas une inspiration, une révélation ni une pensée, rien de tout cela: une réponse matérielle dans les circonstances, comme si la terre, la vie elle-même se mettaient à répondre. Comme si les circonstances elles-mêmes venaient le prendre par la main pour lui dire: tu vois. Et pas de grandes circonstances, pas d’éclats sensationnels: de tout petits faits, le temps d’aller d’un bout de la rue à l’autre. Tout d’un coup, la chose venait à lui, la personne, la rencontre, l’argent, le livre, le fait inattendu – la réponse vivante. Ou, au contraire, quand il espérait tant cette nouvelle (s’il n’était pas encore guéri de la maladie de l’espoir), quand il attendait cet arrangement, cette paix tranquille, cette solution claire, tout d’un coup il sombrait dans un chaos encore plus grand, comme si tout se mettait de travers – les gens, les choses, les faits – ou il tombait malade, était victime d’un «accident», rouvrait la porte à une vieille faiblesse et semblait reprendre une fois de plus le vieux circuit de la souffrance. Et puis, deux heures ou deux jours ou deux mois après, il s’apercevait que cette adversité était exactement la chose qu’il fallait, ce qui conduisait, par un détour, à un but plus vaste qu’il ne l’avait prévu; que cette maladie purifiait sa substance, brisait une fausse course, et le ramenait, allégé, sur le sentier ensoleillé; que cette chute démasquait de vieux repaires et clarifiait son cœur; que cette rencontre fâcheuse était une perfection d’exactitude pour faire surgir tout un réseau de possibilités nouvelles ou d’impossibilités à vaincre; et que tout préparait minutieusement sa force, son élargissement, sa rapidité extrême par un millier de détours – tout le préparait au tout. Alors, il commence à entrer dans une succession de petits miracles incroyables, d’étranges hasards, de coïncidences inquiétantes ... comme si, vraiment, tout savait, chaque chose savait ce qu’elle avait à faire et allait droit à son but microscopique au milieu d’un million de passants et de faits divers. Le chercheur commence à ne pas croire, il hausse les épaules et passe outre, puis il ouvre un œil, il ouvre encore un œil et doute de son émerveillement. C’est d’une telle exactitude microscopique, d’une précision si fabuleusement incroyable au milieu de cet entrecroisement gigantesque de vies et de choses et de circonstances, que ce n’est pas possible – c’est comme un éclatement de savoir total qui embrasserait d’un seul coup cette fourmi dans la grand-rue et les milliers de passants et toutes leurs lignes de déplacement, toutes leurs circonstances particulières, passées, présentes, à venir, pour faire cette conjonction unique, cette incroyable petite seconde juste où tout s’accorde, concorde, est inévitablement, et donne l’unique réponse à une unique question.
Puis les faits se répètent, les «coïncidences» se multiplient – le hasard, peu à peu, dévoile un innombrable sourire; ou, peut-être, un autre moi, un grand moi, qui connaît sa totalité et chaque fragment de sa totalité et chaque seconde de son monde, autant que notre corps connaît le moindre frémissement de ses cellules, et cette mouche qui passe, et ce rythme de son cœur. Alors, le chercheur commence à entrer les yeux grands ouverts dans un innombrable émerveillement. Le monde est un corps unique. La terre, une seule conscience qui se meut. Mais un corps dont la conscience ne serait pas centrée dans quelques cellules grises là-haut: une innombrable conscience partout centrée et aussi totale dans cette petite cellule éphémère que dans ce geste qui va bouleverser la destinée des nations. En chaque point, la conscience répond à la conscience. Le chercheur a quitté les petites vérités pointues du mental, les lignes géométriques et dogmatiques de la pensée: il entre dans une rondeur de vue indicible, une vérité pleine où chaque fragment a son sens et chaque seconde son sourire, chaque obscurité sa lumière, chaque dureté sa douceur qui attend. Il découvre à tâtons «le puits de miel couvert par le roc25». Chaque chute est un degré de l’élargissement, chaque pas, une éclosion de l’inévitable efflorescence, chaque adversité, un levier du futur. Le mal est une faille dans notre cuirasse par où brille une flamme d’amour pur qui comprend tout.
Nous serions tentés de dire que ce sont là des imaginations, d’incroyables miracles. Mais en fait, c’est très simple.
Il n’y a pas de miracles, il y a une vaste Harmonie qui gouverne le monde avec une précision et une délicatesse aussi grandes dans la rencontre des atomes et le cycle des floraisons et le retour des oiseaux migrateurs, que dans la rencontre des hommes et l’éclosion des événements à cette croisée du temps. Il y a un vaste, unique mouvement dont nous nous sommes crus séparés parce que nous avions dressé nos petites guérites mentales aux frontières de notre compréhension, et des pointillés noirs sur la douceur d’une grande colline terrestre, comme d’autres avaient dressé leurs territoires de chasse, et les mouettes leurs archipels blancs sur les eaux brisées d’écume. Et parce que nous avions mis ces œillères ou d’autres pour nous garder de la grandeur redoutable de nos terres, posé ces barrières de nains pour exploiter notre petit arpent, la petite vague d’énergie prise au piège de nos lignes, les petites lucioles dorées (ou moins dorées) saisies au filet de notre intelligence, la petite note captée à la trop grande Harmonie, nous avons pensé que le monde se conformait à nos lois, ou du moins nos lois à la sagesse véridique de nos instruments et de nos calculs, et que tout ce qui excédait ce quadrillage du monde ou filait entre les mailles, était impensable ou inexistant, «miraculeux», hallucinatoire. Et nous nous sommes pris à notre propre piège. Et par une gracieuse obligeance – qui reste l’un des plus puissants mystères, peut-être, à élucider –, le monde s’est mis à ressembler à nos dessins d’enfants savants, nos maladies à suivre la courbe du docteur, nos corps à obéir à la médecine prescrite, nos vies à engrener le sillon voulu entre deux murailles d’impossibilités, et même nos événements à s’incliner devant nos statistiques et devant notre pensée des événements. En fait, le monde s’est mentalisé d’un bout à l’autre et de fond en comble: la pensée est le dernier mage sur la liste chronologique, après le chaman mongolien, l’occultiste thébain ou le sorcier bantou. Reste à savoir si notre magie est meilleure que les autres – mais magie, c’en est une, et nous ne connaissons même pas encore tout son pouvoir. Mais, en vérité, il n’y a qu’un Pouvoir, qui se sert tout aussi bien d’une amulette, d’un yantra26 tantrique ou d’une incantation, que d’une équation du second degré – ou même de notre simple petite pensée futile. Que voulons-nous? telle est la question.
Nous manipulons la pensée n’importe comment; généralement, même, nous ne la manipulons pas: elle nous manipule. Nous sommes envahis par un millier de pensées inutiles qui traversent et retraversent notre place intérieure, automatiquement, futilement, dix fois, cent fois, le temps de descendre un boulevard ou de monter les escaliers. C’est à peine une pensée, c’est une sorte de courant pensant qui a pris l’habitude de suivre quelques-unes de nos convolutions et circonvolutions, et, selon nos goûts ou nos penchants, ou notre hérédité, notre milieu, se teinte d’une couleur plus ou moins neutre, plus ou moins chatoyante, et se traduit par des mots préférés ou coutumiers, des philosophies bleues ou grises dans une langue ou une autre – mais c’est un même courant qui passe partout. C’est la mécanique mentale qui tourne et vire et malaxe sempiternellement un même degré ou une même intensité du courant général. Cette activité voile tout, enveloppe tout, obnubile tout de son nuage épais et collant. Mais le chercheur du nouveau monde a fait un pas en arrière de cette mécanique, il a découvert cette petite clairière silencieuse, derrière, il a allumé un feu de besoin au centre de son être, il promène partout son feu avec lui. Et tout est différent pour lui. Il commence à voir le fonctionnement mental clairement, désobnubilé dans sa petite clairière; il assiste au grand jeu, il découvre pas à pas les secrets de la magie mentale, qu’il faudrait peut-être appeler l’illusion mentale, mais si c’est une illusion, elle est très efficace. Et toutes sortes de phénomènes commencent à se livrer à son observation, un peu en pagaille, par petits flux réitérés, qui finissent par faire un tableau cohérent. Plus il voit clair, plus sa prise augmente.
Cette clarté est progressive. Mais il ne cherche pas à voir clair, si l’on peut dire, car «chercher», c’est encore risquer de mettre en branle les vieux processus, de prendre la mécanique pour lutter contre la mécanique, sa main droite pour maîtriser sa main gauche. Et, de plus, nous ne savons même pas ce qu’il faut chercher ni trouver! Si, au départ, nous avons une «idée», nous irons seulement dans le sens de cette idée, un peu comme le médecin qui s’enferme (et le malade) dans son diagnostic: nous dressons des murs d’avance, un piège pour ce qui est impiégeable – «ça» se donne, ou ne se donne pas, c’est tout. Le chercheur (peut-être faudrait-il dire simplement l’aspirant à naître) ne se préoccupe pas d’arrêter la mécanique: il se préoccupe seulement de son feu. Il fait brûler son feu. Il est centré sur ce besoin au fond, ce poignant appel d’être au milieu de la grande dérive, cette soif presque douloureuse dans le désert des choses et des êtres qui passent et des jours qui tournent comme s’ils n’existaient pas. Et son feu brûle, il grandit. Et plus il grandit, plus il dévore la mécanique, dissout le nuage, les pensées vaines, fait place nette dedans et alentour. C’est la naissance de la petite clairière. C’est le commencement d’une petite coulée claire qui semble vibrer derrière sa tête, serrer sa nuque, parfois même presser solidement – puis il apprend à laisser couler ça à travers lui, à ne pas bloquer le passage en résistant, à se faire souple, poreux. Il laisse la coulée l’emplir, la petite vibration claire qui continue et continue et semble couler sans trêve, comme une petite chanson sourde qui l’accompagne, comme un rythme qui monte et va sans fin, comme deux ailes d’oiseau légères qui battent par son azur intime et le portent partout et font comme une douceur de vue tranquille, comme si la vie s’éloignait, s’élargissait, s’enfonçait dans un infini clair où vibre seulement ce rythme, seulement cette cadence douce, et légère et transparente. Et tout commence à devenir extraordinairement simple.
Dans ce silence en lui – un silence qui n’est pas vide, qui n’est pas l’absence de bruit, pas l’atonie d’un blanc froid, mais l’ampleur lisse du large, le comble d’une douceur qui l’habite et n’a pas besoin de mots ni de pensée ni de compréhension: c’est la compréhension immédiate, l’embrassement de tout, le là tout de suite et absolu, et qu’est-ce qui manque? – le chercheur, le naissant, commence à voir le jeu du mental. Et d’abord, il voit que ces pensées, mille et une, grises ou bleues, ou plus légères, ne sortent vraiment d’aucun cerveau, qu’elles flottent dans l’air, si l’on peut dire, que ce sont des courants, des vibrations qui se traduisent en pensée dans nos têtes lorsque nous les captons, comme les ondes se traduisent en musique ou en mots ou en images dans nos télévisions, et que tout bouge, se meut, virevolte à des niveaux différents, et coule universellement par-dessus nos petites frontières bigarrées: pris en anglais, en allemand, en français; coloré de jaune, de noir ou de bleu selon la hauteur de notre antenne; rythmé, brisé, éparpillé en poudre de pensées microscopiques selon notre niveau de réception; musical, grinçant, désordonné suivant notre clarté ou notre complication. Et lui, le chercheur, l’écoutant, il n’essaye pas de prendre ici ou là, pas de tourner les boutons de sa mécanique pour saisir ceci ou cela – il est à l’écoute de l’infini, il est tourné vers une petite flamme au centre, si douce, si pleine, sans trouble et sans vouloir. Il n’a besoin que d’une chose: que cette flamme brûle et brûle encore qui l’emplit; que cette coulée passe et passe encore par sa clairière, sans mots, sans sens mental, et pourtant pleine de sens et de tous les sens comme si c’était la source même des sens. Alors, parfois, sans qu’il y songe ou qu’il le veuille, quelque chose vient frapper: une petite vibration, une petite note qui tombe sur ses eaux tranquilles et qui dessine tout un train d’ondes. Et s’il se penche un peu, pour voir, s’il se tend vers ce remous (ou vers cette note légère, ce point d’appel, cet accroc dans son étendue d’être), une pensée naît, un sentiment, une image, une sensation – comme s’il n’y avait pas de frontière entre ce mode de traduction ou un autre: c’est simplement quelque chose qui vibre, un rythme plus ou moins clair, une lumière plus ou moins pure qui s’allume en lui, une ombre, une lourdeur, un malaise, parfois une petite fusée scintillante, dansante, légère comme une poudre de soleil sur la mer, une éclosion de tendresse, un sourire qui passe – parfois un grand rythme grave qui semble monter du fond des âges, immense, poignant, éternel, et faire comme un unique chant sacré du monde. Ça coule tout seul; il n’est pas besoin de penser ni de vouloir, il est seulement besoin d’être et d’être encore, et de brûler à l’unisson d’une seule petite flamme qui est comme le feu même du monde. Et quand c’est nécessaire, juste une seconde, une petite note vient cogner à son carreau, et c’est exactement la pensée juste, l’impulsion de l’acte voulu, le détour à droite ou à gauche qui va ouvrir un sentier inattendu et tout un train de réponses et de croisements nouveaux. Alors, le chercheur, l’ardent, comprend intimement l’invocation du chantre védique d’il y a cinq ou six mille ans: «Ô Feu, que soit créée en nous la pensée juste qui jaillit de Toi27.» Mais les fausses pensées sont aussi une étonnante source de découvertes. Et à vrai dire, de plus en plus, il s’aperçoit que cette sorte de distinction est dépourvue de sens: qu’est-ce qui n’est pas notre bien, finalement, qu’est-ce qui ne tourne pas, toujours, en notre plus grand bien – les faux chemins font partie du bon et préparent une voie plus large, une vision plus complète de notre indivisible domaine. La seule fausseté, c’est de ne pas voir, c’est la vaste grisaille des terra incognita de nos cartes bornées. Or, nous avons bien borné nos cartes. Ces pensées, ces sentiments, ces réactions, ces désirs, nous les avons attribués au petit Rhône qui coulait sur nos terres, à nos Loire bien dressées et flanquées de châteaux forts, et en effet, ils ont pris l’habitude de couler par ces canaux, de cascader ici ou là, de bouillonner un peu plus bas ou de s’étaler dans nos vasières. C’est une très vieille habitude, qui ne date même pas de nous ni du singe, ou c’est une habitude à peine plus récente qui remonte à notre école, nos parents ou au journal d’hier. Nous avons frayé des chemins et le courant passe là – il y passe très obstinément. Mais pour le chercheur démécanisé, les méandres et les points d’irruption commencent à devenir plus visibles. Il commence à distinguer divers niveaux dans son être, divers centres de coulée, et, quand le courant passe au plexus solaire ou dans la gorge, les réactions ou les effets sont différents; mais surtout, il découvre avec étonnement que c’est un seul et même courant partout, en haut, en bas, à droite ou à gauche, et que ce que nous appelons «pensée» ou «désir», «volonté», «émotion», sont diverses infiltrations d’une seule et même chose, qui n’est ni une pensée ni un désir ni une volonté ni rien de tout cela, mais un filet, une goutte, une cataracte d’une même Énergie consciente qui entre ici ou là, par nos petites Loire ou nos Styx bourbeux, et fait un désastre ou un poème, un frémissement de mille-pattes, une révolution, un évangile ou une pensée vaine sur le boulevard – nous pourrions presque dire «à volonté». Tout dépend de la qualité de notre ouverture et de son niveau. Mais le fait fondamental, c’est que nous sommes en présence d’une Énergie, c’est-à-dire d’un Pouvoir. Et nous avons là, très simplement, tout simplement, la formidable source de tous les changements possibles du monde. C’est comme nous voulons! Nous pouvons nous brancher ici ou là, faire une harmonie ou une cacophonie, mais rien n’empêche, pas une seule circonstance du monde, pas un seul événement fatidique, pas une seule loi soi-disant inéluctable, que nous tournions l’antenne ici ou là et que nous changions ce flot bourbeux et catastrophique en une coulée limpide, instantanément. Il s’agit de savoir où l’on s’ouvre. Et à chaque moment du monde, en chaque seconde, chaque abominable circonstance, chaque prison où nous nous sommes enfermés vifs, nous pouvons, un instant, dans un seul cri d’appel, une seule trouée de prière, un seul regard vrai, une seule flambée de la petite flamme dedans, renverser tous nos murs et renaître de fond en comble. Tout est possible. Parce que ce Pouvoir-là, c’est la suprême Possibilité.
Mais si nous croyons seulement en notre petit Rhône ou notre petite Loire, évidemment c’est sans espoir. Or, nous croyons passionnément, millénairement, en la vertu de nos vieux circuits. Et ils ont un formidable pouvoir aussi – celui de l’habitude. Et c’est étrange, car c’est apparemment aussi solide que du béton armé, aussi convaincant que toutes les vieilles raisons du monde, les vieilles habitudes de couler dans un sens ou un autre, aussi irréfutable que la pomme de Newton, et, pour l’œil qui commence à se dessiller, aussi insubstantiel qu’un nuage – on souffle dessus, et ça tombe. C’est l’Illusion mentale, la formidable illusion qui nous aveugle.
*
Pour le chercheur, l’illusion se démystifie à petites doses, par petites touches élusives mais qui se répètent, en de toutes petites expériences qui le tentent d’ouvrir un œil et d’essayer, après tout. Mais il faut essayer bien souvent avant de trouver le levier, il faut se tromper interminablement, suivre les vieux circuits erronés pour démasquer leur pouvoir faux. Comme toujours, l’expérience se situe dans le microscopique quotidien. Et il découvre le pouvoir de la pensée. Plus exactement il découvre la valeur d’énergie qui se traduit par une toute petite pensée futile, en apparence, qui passe et entre «comme ça», comme dans un moulin.
Il est clair, il est bien centré dans son feu, porté par sa cadence, puis, par habitude, il rouvre la mécanique, arrête son regard ici ou là, laisse tout ce train d’ondes déclencher de vieux réflexes, ouvrir ce clapet, presser sur ce bouton, et sillonner en un éclair tout un réseau qui se met à vibrer de proche en proche, soulever une réponse là, un désir ici, une crainte un peu plus loin – le vieux circuit est rallumé, il retrouve une vieille appréhension, une angoisse, une crainte, un défaitisme sans cause. En fait, on dirait vraiment un circuit de la souffrance. Et s’il regarde cette microscopique catastrophe – qui n’est rien, qui est un souffle qui passe –, s’il y ajoute le poids d’une réflexion (pas même d’une réflexion: d’un simple regard qui s’attarde), voici que la petite ébullition se gonfle, se cramponne, s’installe – on dirait une toute petite bulle de pouvoir vivant, peut-être pas plus grosse qu’une mouche, mais qui colle. Et le plus remarquable, c’est qu’elle est douée d’une force de propulsion indépendante: elle va à son but obstinément, mécaniquement, automatiquement. Et sous les yeux surpris du chercheur, qui est resté assez clair pour suivre tout le mouvement dans le détail, deux jours, ou deux heures ou deux minutes après, apparaissent dans les faits, le résultat de son appréhension ou de son désir, de sa pensée futile: il se tord le pied «par hasard», il tombe sur la vieille rencontre, reçoit la mauvaise nouvelle, entre dans le chaos qu’il avait prévu, tout se ligue, concorde dans le mauvais sens, converge vers cette petite bulle noire ou grise, comme si elle attirait les circonstances et les faits exactement conformes, sympathiques pourrait-on dire, à la qualité de vibration qu’elle émane. C’est comme une opération chimique quasi-instantanée: cette goutte de tournesol va tourner tout en rouge ou en bleu, ou en noir. C’est le phénomène exactement inverse de la «pensée juste» qui fait jaillir la circonstance favorable. On dirait presque une microscopique magie.
Et en effet, c’est une magie. Dix fois, cent fois, le chercheur recommence l’expérience; alors il commence à ouvrir des yeux très intéressés, il commence, à travers une minuscule expérience, à se poser un formidable pourquoi? ... Oh! les secrets du monde ne sont pas cachés dans le tonnerre et les flammes: ils sont là, ils attendent un simple regard consentant, une simple façon d’être qui ne dresse pas à chaque minute ses barrières habituelles, ses «possibles», ses «impossibles», ses «tu-ne-peux-pas», «tu-ne-dois-pas», ses «mais» et encore mais, ses inéluctabilités et tout le train de ses lois de fer, ses vieilles lois d’homme-animal qui tourne en rond dans la cage bâtie de ses propres mains. Il regarde autour de lui, et l’expérience se met à se multiplier, comme si elle lui était jetée à la figure, comme si ce simple petit effort de vérité soulevait une innombrable réponse, précipitait les circonstances, les rencontres, les démonstrations, comme pour lui dire: tu vois, tu vois, c’est comme ça. Une indicible conscience pose son doigt de lumière sur chaque rencontre. Le vrai tableau émerge derrière les apparences. Une touche de vérité ici allume la vérité semblable dans chaque chose et dans chaque mouvement. Et il voit ... Il ne voit pas des miracles – ou plutôt il voit de sordides petits miracles aveuglément concoctés par d’aveugles magiciens. Il voit de pauvres humains par centaines qui tissent la jolie bulle, qui la gonflent patiemment, inlassablement, ajoutent chaque jour leur petit souffle de défaite ou de désir ou d’impuissance, leur miasme de doute de soi, leur petite pensée délétère, qui tendent et choient la bulle irisée de leurs connaissances et de leurs petits triomphes, la bulle implacable de leur science, la bulle de leur charité ou leur vertu, et ils vont, chacun prisonnier d’une bulle, enfermés dans le réseau de force qu’ils ont soigneusement tissé, additionné, entassé jour après jour: chaque acte est la résultante de cette poussée-là, chaque circonstance l’obscure gravitation de cette attraction-là, et tout se meut mécaniquement, inéluctablement, mathématiquement comme nous l’avons voulu dans une petite bulle noire ou jaune ou vermoulue. Et plus on se débat, se tend, cogne, tire cette force dedans pour briser la paroi jolie, ou moins jolie, plus elle se durcit, comme si notre ultime effort venait encore lui apporter une ultime force. Et on se dit victime des circonstances, victime de ceci, victime de cela; on se dit pauvre, malade, infortuné; on se dit riche, vertueux et triomphant – on se dit un millier de choses sous un millier de couleurs et de bulles, et il n’y a rien de tout cela, pas un riche, pas un pauvre, pas un malade, pas un vertueux ni une victime: il y a quelque chose d’autre, oh! radicalement autre, qui attend l’heure. Il y a un dieu secret qui sourit.
Et la bulle grandit, elle couvre des familles, couvre des peuples, des continents, prend toutes les teintes, toutes les sagesses, toutes les vérités et les enrobe: il y a ce souffle de lumière, cette note de beauté, ce miracle de quelques lignes enfermées dans une architecture ou dans une géométrie, cet instant de vérité qui guérit et qui délivre, cette jolie courbe de nos yeux qui un moment relie cet astre à ce destin, cette asymptote et cette hyperbole, cet homme et cette chanson, ce geste et cet effet, puis viennent d’autres hommes – des hommes par milliers – qui viennent souffler, gonfler la petite bulle, faire des religions roses et bleues et perpétuelles, des saluts infaillibles dans la grande bulle, des sommets de lumière qui sont la somme de leur petit espoir multiplié, des abîmes d’enfer qui sont l’addition de leurs craintes choyées; qui viennent ajouter cette note et cette idée, ce grain de connaissance et cette minute de guérison, cette rencontre et cette courbe, ce moment d’efficacité sous la poudre des myriades de galaxies, et qui dressent leur temple noir, leur temple jaune, leur temple polychrome, qui font des médecines indubitables sous la grande bulle, des sciences irréductibles, des géométries implacables, des courbes de maladie, des courbes de guérison, des courbes du destin, et tout tourne et vire sous la grande Bulle fatidique comme le médecin l’a voulu, comme le savant l’a voulu, comme cette minute de coïncidence parmi l’innombrable myriade des lignes de l’univers en a décidé pour l’éternité des temps. Nous avons pris une minute du monde et nous en avons fait la loi sublime. Nous avons saisi une étincelle et nous en avons fait la grande lumière d’électrum qui nous aveugle et nous suffoque dans la grande bulle mentale. Et il n’y a rien de tout cela – pas une loi, pas une maladie, pas un dogme médical ou scientifique, pas un temple de vrai, pas une courbe perpétuelle, pas une seule destinée sous les étoiles – il y a un formidable hypnotisme mental, et, derrière, loin, loin derrière, et pourtant là, tellement là, immédiatement là, quelque chose d’imprenable, insaisissable par aucun piège, inenfermable par aucune loi, invulnérable à toutes les maladies et tous les hypnotismes, insauvable par nos saluts, insouillé par nos péchés, insouillé par nos vertus, libre de toutes les destinées et toutes les courbes, de toutes les bulles dorées ou noires – un pur oiseau infaillible qui peut refaire le monde en un clin d’œil. On change de regard, et tout change. Finie la jolie bulle. C’est là – si nous voulons.
*
Quand la bulle éclate, on commence à entrer dans le surhomme. On commence à entrer dans l’Harmonie. Oh! elle n’éclate pas par nos efforts, elle ne cède pas par une somme de vertus et de méditations, qui au contraire viennent durcir encore la bulle, la colorer d’un si joli brillant, d’une lumière si captivante qu’elle nous captive en effet, et nous sommes encore plus solidement prisonniers que la bulle est plus belle, plus captifs de notre bien que de nos maux – il n’y a rien de plus solide au monde qu’une vérité prise au piège: elle change le piège en paradis forcé. Mais la Vérité, la Grande Vérité, l’Harmonie belle ne se laisse pas prendre à nos traquenards, elle n’a que faire de nos vertus ni de nos mérites entassés, que faire de nos capacités géniales, ni même de nos petitesses obscures – et qui est grand, qui est petit et obscur, ou moins obscur, sous la dérive des galaxies qui sont comme la poussière d’un grand Soleil? La Vérité, l’ineffable Douceur des choses et de chaque chose, le Cœur vivant des millions d’êtres qui ne savent pas, ne demande pas que nous devenions vrais pour nous livrer sa vérité – et qui pourrait devenir vrai, qui pourrait devenir autre qu’il n’est, que pouvons-nous, en vérité? Nous pouvons la misère et la peine à satiété, nous pouvons la petitesse et encore la petitesse, l’erreur qui se pare d’un grain de lumière, la connaissance qui trébuche dans ses propres fondrières, le bien qui est l’ombre lumineuse de son mal secret, la liberté qui s’enferme dans son propre salut – nous pouvons souffrir et encore souffrir, et même notre souffrance est un délice secret. La Vérité, la Vérité légère échappe à nos lacets obscurs, ou lumineux, elle court, elle court, elle souffle avec le vent, elle cascade avec la source, cascade partout car elle est la source de tout, elle murmure même au fond de notre mensonge, cligne un œil dans notre obscurité et se moque; elle nous tend ses pièges légers, si légers que nous n’y voyons rien, nous fait mille signes à chaque instant et partout, mais si fugaces, si inattendus, si contraires à notre habitude de voir, si peu sérieux, que nous passons à côté. Nous n’y voyons que du feu. Ou nous mettons dessus une belle étiquette pour la prendre à notre magie. Et elle se moque encore. Elle joue à notre magie, elle joue à notre souffrance et à notre géométrie, elle joue au mille-pattes et au statisticien, elle joue à tout – elle joue à ce que nous voulons. Et puis, un jour, nous ne voulons plus vraiment, nous ne voulons plus rien de tout cela, ni de nos misères dorées, ni de nos lumières captives, ni de notre bien ni de notre mal ni de tout cet arroi polychrome où chaque couleur se change en l’autre, l’espoir en désespoir, l’effort en contrecoup, le ciel en prison, le sommet en abîme, l’amour en haine, et chaque victoire arrachée en défaite nouvelle, comme si chaque plus tirait son moins, chaque pour son contre, et tout allait indéfiniment en avant, en arrière, à droite, à gauche, cogner contre le mur d’une même prison, blanche ou noire, verte ou brune, dorée ou moins dorée. Nous ne voulons plus de tout cela, nous sommes seulement ce cri de besoin au fond, cet appel d’air, ce feu pour rien, cette toute petite flamme inutile qui va avec nos pas, va avec nos peines, qui marche et marche dans la nuit et dans le jour, dans le bien et dans le mal, dans le haut et dans le bas et partout. Et voici que ce feu est comme notre goutte de bien dans le mal, notre grain de trésor dans la misère, notre lueur dans le chaos, le tout ce qui reste d’un millier de gestes et de lumières qui passent, le tout petit rien qui est comme tout, la minuscule chanson d’une grande misère qui va – nous n’avons plus de bien, plus de mal, plus de haut, plus de bas, plus de lumière, plus d’obscurité, ni de demain, ni d’hier, c’est tout pareil, c’est misérable en noir et blanc, mais nous avons ce tout petit feu qui va, ce demain d’aujourd’hui, ce murmure de douceur au fond de la peine, cette vertu de notre péché, cette goutte d’être chaud dans le haut et dans le bas, dans le jour et la nuit, dans la honte, dans la joie, dans la solitude et la foule, l’approbation, la désapprobation, c’est tout pareil, ça brûle, ça brûle: c’est demain, c’est hier, c’est maintenant et toujours, c’est notre unique chanson d’être, notre petite note de feu, notre paradis d’une petite flamme, notre liberté d’une petite flamme, notre connaissance d’une petite flamme, notre sommet de flamme dans un trou d’être, notre immensité d’une toute petite flamme qui chante, on ne sait pas pourquoi. C’est notre compagnon, notre ami, notre femme, notre porteur, notre pays – c’est. Et c’est bon. Alors on lève la tête, un jour, et puis il n’y a plus de bulle. Il y a ce Feu qui brûle doucement partout et qui reconnaît tout, qui aime tout, qui comprend tout, et c’est comme un ciel sans histoire; c’est si simple qu’on n’y avait jamais pensé, c’est si tranquille que c’est comme un océan dans chaque goutte, si souriant, si clair que ça passe à travers tout, ça entre partout, ça se glisse partout – ça joue ici, joue là, c’est transparent comme l’air, c’est comme un rien qui change tout, et c’est peut-être tout.
Alors, on est dans l’Harmonie du nouveau monde.
Cette Harmonie, des poètes, des sages l’ont touchée, de rares musiciens l’ont entendue et tenté de traduire quelques notes de cette immensité de chant. Elle coule, là-haut, sur les sommets de la conscience, c’est un rythme qui va sans fin, sans haut ni bas, par des éternités bleues, qui coule et coule comme une joie qui se chanterait elle-même, qui roule son fleuve immense par d’éternelles collines, qui porte ces cailloux d’astres et toutes ces terres et toutes ces mers, qui porte tout dans son éclatante ruée tranquille: un indicible son qui serait tous les sons et toutes les notes en une, une fusion de musique, un éclatement doré d’une seule fois, jailli du fond des temps, d’un cri d’amour ou d’un cri de joie; un pur triomphe qui d’un seul regard a vu tous ces mondes et tous ces âges, et la peine d’un enfant au bord de ce fleuve bleu et la douceur des rizières et la mort de ce vieillard, la toute petite tranquillité d’une feuille qui vibre au vent du sud, et d’autres, infiniment d’autres qui sont toujours les mêmes, qui vont et viennent sur le grand fleuve, traversent ici, traversent là, qui passent sans jamais passer, qui grandissent et vont là-bas vers une grande mer dorée d’où ils étaient venus, portés par un petit rythme du grand rythme, une petite étincelle du grand feu d’or qui ne meurt pas, une petite note persistante qui traverse toutes les vies, toutes les morts, et les peines et les joies; un ineffable gonflement d’espace bleu qui emplit les poumons comme d’un bol d’air éternel, comme d’une résurrection; une éclosion de musique partout comme si l’espace était rien que de la musique, rien que du bleu qui chante – une puissante coulée triomphante qui nous emporte à jamais comme enveloppés dans ses ailes de gloire. Et tout est comblé, l’univers est un miracle.
Mais la terre, la petite terre tourne en dessous, tourne dans sa peine, elle ne sait pas, elle ne voit pas la joie qui la porte, et qu’elle est – car, qui pourrait être sans cette joie qui tient tout, sans cette mémoire de joie qui persiste et tire au cœur des êtres et des choses?
Moi, la Terre, j’ai un pouvoir plus profond que les Cieux
Ma douleur solitaire surpasse ces joies roses
Elle est ma rouge semence amère des septuples extases
Mon épaisseur est peuplée d’échos d’une Voix lointaine
Par moi, l’ultime fini, brûlant, s’élance
Pour toucher l’ultime inconnu de l’infini
L’Éternel est brisé en petites vies fugitives
Et la Divinité, mûrée dans la pierre et la boue28
Et le Rythme, le grand Rythme, s’est éparpillé, décomposé, pulvérisé pour entrer au cœur de son monde et se faire à la taille du mille-pattes ou d’une petite feuille qui vibre au vent; pour se faire comprendre d’un cerveau, aimer d’un passant. Nous en avons tiré des musiques syncopées, des tableaux multicolores, des joies, des peines, puisque nous ne pouvions plus tenir toute sa coulée sans brisure. Nous en avons fait des équations, des poèmes, des architectures, nous l’avons pris au piège de nos machines, enfermé dans une amulette ou dans une pensée, puisque nous ne pouvions plus supporter la pression de sa grande coulée directe. Et nous avons fait des caves, des enfers qui étaient l’absence de ce rythme, le manque du grand bol d’air éternel, l’étouffement du petit homme qui croit seulement en sa peine, seulement en ses boutons de machine et ses murs d’intelligence. Nous avons quadrillé, multiplié, décomposé, atomisé à l’infini, et nous n’y voyions plus rien, nous n’y comprenions plus rien puisque nous avions perdu le seul petit souffle du grand souffle, le seul petit rayon du grand Sens, la petite note qui aime tout, comprend tout. Et comme nous avions tout fermé autour de nous, barricadés dans une coquille, cuirassés dans notre logique pensante, pourvus de casques et d’antennes indubitables, nous avons dit que cette Harmonie-là, ce Rythme-là n’existait pas, qu’il était loin, loin, là-haut, le paradis de nos vertus, ou qu’il était le grésillement de nos petites antennes, le songe d’un inconscient collectif, le produit du ver de terre évolué, la rencontre de deux molécules énamourées – tel le sauvage d’autrefois qui découpait les terres inconnues, nous avons découpé l’espace et le temps, rejeté dans une autre géographie les Gange et les Eldorado que nous n’avions pas encore franchis, les gués jolis de cette petite rivière-là. Mais ce Gange et cet Eldorado sont là, et bien d’autres merveilles, bien d’autres courants du grand Courant, et tout est là, sous nos pas, si nous ouvrons la petite coquille et cessons de rejeter au ciel ou aux calendes grecques ce qui chante dans chaque minute du temps et chaque caillou de l’espace.
C’est l’Harmonie du nouveau monde, la joie du Moi plus grand, elle est là, tout de suite là, si nous voulons. Il suffit d’enlever les œillères. Il suffit d’un vrai regard, un simple regard sur le grand monde. Il suffit d’un petit feu dedans qui brûle toutes les coquilles et toutes les peines et toutes les bulles – car il n’est de peine que d’être enfermé là.
Mais en vérité, cette Harmonie du nouveau monde ne se traduit pas par de grandes musiques ni des joies extatiques, elle est beaucoup plus discrète que cela, et beaucoup plus efficace – peut-être faudrait-il dire beaucoup plus exigeante.
Il n’y a qu’une Harmonie, de même qu’il n’y a qu’une Conscience et qu’un seul corps terrestre, et ce sont ceux du Moi plus grand, mais cette Harmonie et cette Conscience se dévoilent peu à peu à mesure que nous grandissons et que nos yeux se dessillent, et leurs effets sont différents selon le niveau où nous les saisissons. Elle chante sur les hauteurs et elle est grande et sublime, mais elle a chanté pendant des millénaires et des âges sans guère changer le monde et le cœur des hommes. Et l’évolution a tourné ses cycles, elle est descendue, semble-t-il, dans une grossièreté et une épaisseur toute matérielle, une ignorance, une obscurité qui se paraient de tous les artifices des dieux et voulaient nous faire croire que nous étions les maîtres, alors que nous étions les serviteurs d’une mécanique, les esclaves d’un petit boulon mal serré qui suffisait à faire sauter la belle machine et démasquer en dessous le vieux sauvage, intact. Mais elle est descendue, cette évolution, elle nous a jetés bas de nos hauteurs fragiles et de nos âges d’or, qui n’étaient peut-être pas si dorés qu’on le dit, pour nous contraindre à trouver là aussi cette Lumière et cette Harmonie et cette Conscience, dans ce bas-là qui n’est bas que pour nous. En vérité, il n’y a pas de descente, pas de chute, pas de retour en arrière, il y a une inlassable précipitation de vérité et d’harmonie qui se saisit de couches de plus en plus profondes pour leur révéler la lumière et la joie qu’elles ont toujours été – si nous n’étions pas tombés, jamais la lumière ne serait entrée dans notre trou, jamais la matière ne serait sortie de sa nuit. Chaque descente est une trouée de lumière, chaque chute, un degré de l’épanouissement. Par notre mal, la substance se transmue. Et notre mal est peut-être tout simplement la terre inconnue que nous arrachons à son «inexistence», comme les marins de Colomb arrachaient les Indes périlleuses à leur «nuit».
Mais le passage est périlleux.
En fait, le premier effet de la Vérité lorsqu’elle touche une nouvelle couche, est de provoquer un épouvantable désordre, à ce qu’il nous semble. Les premiers effets de la vérité mentale lorsqu’elle a touché les primates, devaient être traumatisants, nous pouvons le croire, et infiniment subversifs de l’ordre et de l’efficacité simiesques; il suffit qu’un paysan prenne pour la première fois un livre pour voir bouleversée toute sa paix champêtre, déséquilibrée sa saine et simple notion des choses. La Vérité est une grande perturbatrice, et en effet, si elle n’était pas là à aiguillonner, presser le monde, la pierre serait à jamais restée dans sa béatitude minérale et l’homme dans son économie satisfaite – et c’est pourquoi nulle super-économie, nul triomphe de l’ingéniosité politique, nulle perfection de l’égalitarisme et de la distribution des richesses humaines, ni même nul paroxysme de charité et de philanthropie, ne pourront satisfaire le cœur de l’homme et arrêter l’irrésistible ruée de la Vérité. La Vérité ne peut s’arrêter qu’à la totalité de la Vérité – à la totalité de la Joie et de l’Harmonie dans chaque parcelle et l’univers entier – et encore ne s’arrêtera-t-elle nulle part, car la Vérité est infinie et ses merveilles sont inlassables. Nous avons la tendance toute naturelle et anthropocentrique à déclarer que nous faisons de grands efforts pour trouver la lumière et la vérité, et ceci et cela, mais c’est peut-être une outrecuidance, et la semence du lotus monte inévitablement vers sa lumière, s’arrache à la boue et éclate au soleil, en dépit de tous ses efforts en route, peut-être, pour faire un nénuphar ou une super-tulipe – et ce Soleil-là presse, presse, triture, malaxe et fait fermenter sa terre rebelle, bouillonner ses ingrédients chimiques et éclater la cosse jusqu’à ce que tout soit rendu à son ultime beauté, en dépit de tous nos efforts en route, peut-être, pour faire seulement un bonhomme social et intelligent. Et le grand Soleil de l’évolution presse son monde, fait craquer ses vieux moules, fermenter les hérésies du futur et bouillonner les pâles sagesses en pot des législateurs du mental. Était-il époque plus désespérée, plus vide, plus atrocement emprisonnée dans ses maigres triomphes et ses vertus ripolinées que ladite «belle époque»? Il craque, ce ripolin-là, et c’est tant mieux; elle craque, la belle machine, et c’est tant mieux; elles dégringolent, toutes nos vertus et nos assurances mentales et nos rêveries d’une grande kermesse économique sur la terre, et c’est encore tant mieux. La Vérité, la grande Harmonie qui doit être, tourne son écrou, impitoyablement, sur nos casques intellectuels, démasque chaque saleté, chaque faiblesse, fait jaillir le poison et baratte son humanité, tel l’«océan d’inconscience» des légendes pourâniques, jusqu’à ce qu’elle ait rendu tout son nectar d’immortalité.
Et le chercheur s’aperçoit – à sa toute petite échelle, dans le microcosme qu’il représente – que l’Harmonie du nouveau monde, la conscience nouvelle qu’il a touchée à tâtons, est un formidable Pouvoir transformateur. Elle pouvait chanter là-haut, autrefois, faire de jolis poèmes et des cathédrales de sagesse et de beauté, mais quand elle touche la matière, elle a le visage rude de la Mère en colère qui fustige ses enfants et les sculpte sans pitié à l’image de sa Droiture exigeante – et la compassion, la grâce infinie qui s’arrête juste à temps, donne juste la dose nécessaire et ne fait pas couler une peine de plus qu’il n’est indispensable. Quand le chercheur commence à ouvrir les yeux à cette Compassion-là, cette infinie sagesse dans le détail infime, ces impensables détours pour arriver à la perfection plus complète et plus large, ces obscurités étudiées, ces rébellions concertées, ces chutes dans une lumière plus grande, et l’infini cheminement d’une Beauté qui ne laisse nulle tache cachée, nul grain d’imperfection, nul refuge de faiblesse ou de petitesse déguisée, nul repli de mensonge, il est dans un émerveillement qui dépasse toutes les grandeurs sidérales et les magies cosmiques, car, vraiment, pour toucher un point de matière si microscopique, si futile sous les étoiles, si compliqué dans son embrouillement de douleur et de révolte, dans son obscure résistance qui menace d’un désastre à chaque instant, et ces milliers de petits désastres à sauver chaque jour et à chaque pas, ces millions de petites peines à transmuer sans faire craquer le monde, il faut, en vérité, un pouvoir comme la terre n’en a jamais connu encore: partout la maladie éclate, dans chaque pays, chaque conscience, chaque atome du grand corps terrestre – c’est la révolution sans merci, la transmutation à pas forcés – et, pourtant, ici et là, dans chaque conscience, chaque pays, chaque parcelle du grand corps déchiré, c’est la catastrophe évitée à la dernière minute, le bien qui sort lentement du pire, la conscience qui s’éveille, et nos pas trébuchants qui vont heurter malgré eux à l’ultime porte de délivrance. Telle est la redoutable Harmonie, l’impérieux Pouvoir que le chercheur découvre à chaque pas et dans sa propre substance.
Nous sommes donc arrivés à un nouveau changement de pouvoir. Un nouveau pouvoir comme il n’y en avait jamais eu depuis les premiers anthropoïdes, un raz de marée de pouvoir qui n’a plus rien à voir avec nos petites méditations philosophiques et spirituelles des âges passés, un phénomène terrestre, collectif, et peut-être universel, aussi radicalement neuf que le premier déferlement de la pensée sur le monde quand le mental a pris la place de l’ordre simiesque et bouleversé ses lois et ses mécanismes instinctifs. Mais ici, et c’est vraiment la caractéristique du nouveau monde en gestation, ce n’est pas un pouvoir d’abstraction, pas une habileté à survoler et à réduire en équation les données éparses du monde afin d’en faire quelque synthèse, qui boîte toujours – le mental a tout abstractionné, il vit dans une image du monde, un reflet jaune ou bleu de la grande bulle, c’est l’homme dans une statue de verre –, pas un pouvoir au second degré qui additionne et déduit, pas une collection de connaissances qui ne font jamais un tout: c’est un pouvoir direct de la vérité de chaque instant et de chaque chose, accordée à la vérité totale des millions d’instants et des millions de choses, un «pouvoir d’entrer dans» la vérité de chaque geste et de chaque circonstance, qui s’harmonise à tous les autres gestes et toutes les autres circonstances parce que la Vérité est une et le Moi est unique, et ceci étant touché, tout le reste est instantanément touché, comme la cellule et la cellule d’un même corps; c’est un formidable pouvoir de concrétisation de la Vérité qui agit directement sur la même Vérité contenue dans chaque point de l’espace et chaque seconde du temps, ou, plutôt, qui contraint chaque moment, chaque circonstance, chaque geste, chaque cellule de la matière, à rendre sa vérité, sa note juste, son propre pouvoir enseveli sous les couches de nos additions mentales et vitales – c’est une formidable mise en vrai du monde et de chaque être. Nous pourrions dire un formidable Mouvement de «réalisation» – le monde n’est pas réel! C’est une apparence déformée, une approximation mentale, qui ressemble plutôt à un cauchemar, une traduction en noir et blanc de quelque chose que nous n’avons pas encore saisi: nous n’avons pas encore nos vrais yeux! Car, en définitive, il n’y a qu’une réalité, et c’est la réalité de la Vérité – une vérité qui a grandi, qui avait besoin de se protéger de murs, de se limiter, s’engrisailler sous une carapace ou une autre, une bulle ou une autre, pour se faire sentir d’une chenille ou d’un homme, puis qui éclate dans son propre Soleil lorsque s’ouvrent les ailes du grand Moi que nous avions toujours été.
Mais ce changement de pouvoir, ce passage des vérités indirectes et abstraites du mental à la Vérité directe et concrète du grand Moi, ne s’opère pas sur les hauteurs de l’Esprit, c’est évident – il n’a que faire de la gymnastique mentale, de même que l’autre pouvoir n’avait que faire des habiletés du singe. Il s’opère à ras de terre, dans le quotidien, dans le minuscule, dans le futile du moment, qui n’est futile que pour nous si l’on comprend qu’un grain de poussière contient autant de vérité que la totalité des espaces, et autant de pouvoir. Il s’en prend donc à des mécanismes extraordinairement matériels: le jeu se déroule dans la substance. Il se heurte donc à des résistances vieilles comme les âges, à une bulle qui est peut-être la première bulle défensive du protoplasme dans son trou d’eau. Mais il se révèle finalement que «les résistances aident par leur résistance beaucoup plus qu’elles n’entravent l’intention de la Grande Exécutrice29», et nous ne savons pas finalement s’il est une seule résistance, une seule microscopique défense, un seul jeu d’ombre et de douleur qui ne bâtisse pas secrètement le pouvoir même que nous voulons délivrer. Jaillie trop tôt, la vérité serait incomplète, ou insupportable pour les autres animalcules qui partagent notre trou d’eau et auraient vite fait de la déglutir – nous sommes un seul corps d’homme, nous l’oublions toujours, et nos erreurs ou nos lenteurs sont l’erreur et la lenteur du monde. Mais si nous remportons une victoire là, dans ce petit point de matière, nous la remportons sur tous les points du monde. En vérité, chacun de nous, êtres humains, a une formidable tâche à accomplir, s’il le comprend. Notre naissance au monde est un plus puissant mystère que nous l’avions pensé.
*
Il y a longtemps que le chercheur s’est débarrassé de la mécanique mentale, il a mis de l’ordre aussi dans la mécanique vitale, et si de vieux désirs, de vieilles volontés, vieilles réactions viennent encore troubler sa clairière, c’est plutôt comme une image de cinéma qui vient se projeter sur l’écran, par habitude, mais qui n’a pas de substance réelle: le chercheur a perdu l’habitude de s’asseoir dans l’écran et de se prendre pour un personnage ou un autre – il regarde, il est clair, il observe tout, il est centré dans son feu qui dissout tous ces nuages. Dès lors, et de plus en plus, un autre niveau d’embrouillement se révèle, un autre degré de la mécanique (c’est décidément une «voie de la descente»), une mécanique matérielle, subconsciente. Et tant qu’il n’est pas clair, il n’y voit rien, il est incapable de démêler ces fils-là qui sont tellement fondus à nos activités habituelles, «mentalisés» comme tout le reste, qu’ils font comme une trame toute naturelle. Cette mécanique matérielle, subconsciente, devient alors très concrète, comme le tourniquet des cyprins dans l’aquarium. Mais entendons bien qu’il ne s’agit pas du petit fretin subconscient des psychanalystes; ce fretin-là fait partie de la bulle mentale, c’est simplement l’envers du petit bonhomme de surface, l’action de ses réactions, le nœud de ses désirs, l’étranglement de sa petitesse choyée, le passé de sa vieille petite histoire dans une bulle, la corde de chèvre de son petit ego séparé et attaché au piquet social, familial, religieux, et les innombrables piquets qui attachent les hommes dans une bulle. Et nous soupçonnons fort que ces rêveurs-là vont rêver dans la bulle psychanalytique, comme d’autres vont rêver dans la bulle religieuse, d’enfers et de paradis qui n’existent que dans l’imagination mentale des hommes – mais tant que l’on est dans la bulle, elle est implacable, irréfutable: ses enfers sont de vrais enfers, ses saletés de vraies saletés et on est prisonnier d’un petit nuage, brillant ou noir. Nous disons donc, en passant, qu’on ne se délivre pas de la boue en creusant dans la boue et en labourant malsainement les détours du polichinelle – autant prendre un bain d’eau sale pour se laver –, on ne se délivre pas de la bulle par les lumières de la bulle, ni du mal par un bien qui est seulement son envers, mais par autre chose qui n’est pas de la bulle: un petit feu dedans, et partout, tout simple, qui est la clef des champs, et de tous les champs, et du monde.
Cette résistance subconsciente, il est bien difficile de la décrire: elle a mille visages, autant que d’individus, et pour chacun la couleur est différente, le «syndrome», si l’on peut dire, est différent, chacun a son théâtre particulier avec sa mise en scène, ses «situations» préférées, son grand ou son petit guignol. Mais c’est un même guignol sous toutes les couleurs, une même histoire derrière tous les mots et une même résistance partout. C’est la résistance. C’est le point qui dit non. Il ne se révèle pas tout de suite, il est fugace, malin. En fait, nous croyons bien qu’il aime le théâtre, c’est sa raison d’être, sa saveur de la vie, et s’il n’avait plus de drame à moudre, il en créerait de toutes pièces – c’est le dramaturge par excellence. Et c’est peut-être bien le grand dramaturge de toute cette vie chaotique et douloureuse que nous voyons. Mais chacun abrite son petit bonhomme du grand «bonhomme de douleur30» comme l’appelait Sri Aurobindo. Le drame du monde cessera quand nous commencerons par cesser notre petit drame.
Et il glisse entre les doigts, ce guignol-là: chassé de la scène mentale où il tournait sa mécanique explicative et questionnante – c’est un inlassable poseur de questions, il pose des questions pour le plaisir d’en poser, et si l’on répondait à toutes, il en inventerait d’autres, car c’est un grand douteur aussi –, délogé du mental, il s’enfonce d’un degré et va jouer son numéro sur la scène vitale. Là, il est déjà plus solide (plus il s’enfonce, plus il devient solide et, tout au fond ou en bas, c’est la solidité même, le nœud par excellence, le point irréductible, le non absolu). Sur la scène vitale, nous connaissons tous plus ou moins ses trucs, son grand jeu de passion et de désir, de sympathie et d’antipathie, de haine et d’amour – mais en fait, ce sont les deux visages de sa même nourriture, et le mal lui est aussi savoureux que le bien, la souffrance autant que la joie: c’est une façon de déglutir dans un sens ou dans un autre. Même la charité et la philanthropie lui servent très bien, il se gonfle d’une façon ou de l’autre. Plus il est vertueux, plus il est dur. L’idéalisme et les patries, les causes sacrées ou moins sacrées sont sa provende très habile. Il a l’art de s’habiller de merveilleux motifs, on le trouve dans les ouvroirs des dames de charité et les conférences de la Paix – mais la Paix n’y est jamais, c’est entendu, car s’il y avait la Paix, par miracle, ou la guérison de tous les pauvres de la terre, que ferait-il pour vivre? Chassé de cette scène-là, il s’enfonce d’un autre degré et disparaît dans les oubliettes du subconscient. Pas pour longtemps. Là, il commence à se préciser, si l’on peut dire, à révéler son vrai visage; il est devenu tout petit, dur, une sorte de caricature grimaçante: «l’elfe macabre», comme l’appelle Sri Aurobindo.
(L’homme) abrite en lui un Elfe macabre
Énamouré de la douleur et du péché
...
L’Elfe gris a horreur de la flamme du ciel
Et de tout ce qui est pur et joyeux;
Par le plaisir seulement et la passion et la peine
Son drame peut durer31...
Il est prêt à tout, s’accroche à n’importe quoi, profite de la plus petite faille pour réenvahir la scène, du moindre prétexte pour cracher son nuage de seiche et tout recouvrir en un instant. C’est le nuage instantané, épais, noir, collant. Et c’est une lutte à mort, car il sait bien qu’il va mourir. C’est son dernier grand jeu. C’est celui-là même qui joue sa dernière carte dans le monde. Au fond, tout au fond, c’est un nœud de douleur microscopique, quelque chose qui a peur du soleil et de la joie, quelque chose qui étouffe et qui a peur du vaste. C’est dur comme de la pierre, peut-être aussi dur que la première pierre de la terre. C’est un NON obscur à la vie et NON à tout. Ça ne veut pas. C’est là et ça ne veut pas. C’est peut-être l’essence de la mort, la racine de la nuit, le premier cri de la terre sous l’aiguillon du Soleil de Vérité.
Et il est là jusqu’au bout – c’est même le bout du bout –, il est là peut-être pour nous contraindre à descendre tout au fond et à découvrir notre visage immortel sous ce masque de mort. S’il n’était pas là, peut-être nous serions-nous déjà tous enfuis dans les cieux de l’Esprit. Mais il est dit que notre immortalité et notre ciel doivent se faire dans la matière et par notre corps.
Cet elfe douloureux – car c’est la souffrance même –, si nous l’attrapons dans ses avant-derniers degrés d’enfouissement, nous révèle toute une mécanique imperceptible, matérielle, quotidienne. C’est la grande résistance au changement de pouvoir, le mur de taupe qui veut endiguer la loi d’Harmonie. C’est donc là que se déroule la bataille, pour le moment, dans le microcosme et le macrocosme. Et c’est comme la caricature (ou le visage plus exact) des activités policées et civilisées de l’elfe brillant des niveaux supérieurs: le doute, la peur, l’avidité, le resserrement sur soi – toutes les contractions, préhensions et appréhensions du pseudopode mental. C’est un fonctionnement minuscule, ridicule, et si, par hasard, nous nous en apercevons, nous l’écartons d’un haussement d’épaule ou nous n’y attachons pas d’importance.
Mais nous avons tort. Nous regardons tout de notre hauteur mentale comme si ces billevesées étaient sans conséquence. Elles ont des conséquences formidables. Nous ne nous en apercevons pas parce que nous vivons dans nos nuages logiques et symétriques, mais la vie grince, c’est un immense grincement universel qui a sa source dans ces ridicules petits grains de sable. Au niveau de la matière, il n’y a pas de «petites choses», parce que tout est fait de petites choses, et cette absurde réaction de doute ou de peur est l’équivalent incalculable d’une erreur de jugement mental qui nous fait fermer la porte à l’occasion brillante. Nous sommes constamment à fermer la porte à l’Harmonie, nous tournons le dos au miracle, cadenassons les possibilités, et nous rendons malades par-dessus le marché. Parce que cette Harmonie, au niveau matériel, elle ne coule pas en vastes symphonies par les grandes artères de l’esprit; elle se sert de ce qu’elle a: elle s’infiltre par de minuscules canaux, de fragiles fibrilles qui vibrent dans notre conscience matérielle, elle entre par petites gouttes, par jets, par quanta discrets qui n’ont l’air de rien – un souffle qui passe, une lueur de sourire, une vague d’aise sans raison – et qui changent tout. Nous ne nous apercevons pas que cela change tout parce que nous vivons dans le chaos normal, la suffocation habituelle, mais le chercheur, qui s’est un peu éclairci, commence à voir, à palper ces infimes changements de densité, ces obstructions soudaines, ces minuscules expansions, ces trouées d’air dans sa substance matérielle. Il voit l’effet quasi instantané de cette toute petite émanation de doute, de cette crainte absurde, cette crispation sans cause apparente, cette ridicule imagination morbide qui vient traverser son air. Il découvre un millier de petits battements sournois, de palpitations mensongères, de pulsions obscures dans la grande mare matérielle. Il touche du doigt la peur, cette grande Peur vorace et rétractile qui coiffe le monde comme le protoplasme dans sa membrane de gélatine – un rien qui touche, le moindre souffle, le plus petit rayon de soleil, et ça se contracte, ferme la porte, se roule en boule dans la membrane. La réaction instantanée, à tout, c’est NON, d’abord; puis, parfois, un oui qui se rue comme mû par la même peur de ne pas avoir. Il découvre la fantastique imagination morbide et défaitiste de la matière, comme si la vie, pour la matière, représentait une sorte d’invasion redoutable dont elle ne s’était jamais remise, une défaite, peut-être, de sa première béatitude de pierre, une irruption de la mort dans son circuit tranquille. Tout est un sujet de catastrophe – la grande catastrophe de la Vie –, une appréhension du pire, une prévision du pire, presque un souhait et un appel du pire pour que cesse enfin cette tragédie de la vie et que tout s’apaise à nouveau dans l’immobilité béate de la poussière.
Il découvre comment naissent les maladies, se décompose la matière, vieillit la substance – la grande peine de vivre, la contraction sur soi, l’étouffement dedans, la solidification de toutes les petites artères par où pourrait se glisser une goutte d’harmonie qui guérit tout. Il écoute à satiété les petits gémissements, les petites rancœurs, les négations blessées de la matière, et surtout – surtout – son leitmotiv désespérant: «Ça, ce n’est pas possible, ça, ce n’est pas possible ...» Tout est «pas possible» pour elle, parce que la seule possibilité sûre est l’immobilité inviolable du caillou. Parce que tout geste de vie et d’espoir est encore une agitation de la mort. Et elle ferme la porte, ferme la lumière, elle refuse le miracle – nous refusons tous le miracle, nous sommes assis solidement sur notre cancer, nous sommes les douteurs de la grande Harmonie immortelle, les nains de la terre qui croient en la peine, croient en la maladie, croient en la souffrance, croient en la mort: ce n’est pas possible, pas possible, pas possible ...
Alors, le chercheur apprend la leçon de l’Harmonie. Il l’apprend pas à pas, à force de coups et d’erreurs, de toutes petites erreurs qui sèment la maladie et la confusion: à ce stade-là, l’expérience ne se déroule plus dans la connaissance ni dans le cœur, elle se déroule dans le corps. C’est un infime jeu de sensations, aussi fugaces que pouvait l’être le premier frémissement du radiolaire sous les changements de température du gulf-stream, et aussi lourds de conséquences physiques qu’un orage sur les jolis champs de blé du mental ou un typhon sur les mers bourbeuses du vital. Nous sommes si lourds et si épais aux niveaux «supérieurs» que nous avons besoin d’un coup sur la tête pour comprendre que cet homme est en colère et que le meurtre rôde dans ces yeux si transparents; mais la substance est fine; plus on l’observe, plus on découvre ses incroyables réceptivités, hélas dans les deux sens. Cent fois, mille fois, le chercheur est mis en présence de ces micro-typhons, ces minuscules tourbillons qui tout d’un coup renversent l’équilibre de l’être, ennuagent tout, donnent un goût de cendre et de cafard au moindre geste, décomposent l’air qu’on respire et décomposent tout – c’est une décomposition générale, instantanée, une seconde, dix secondes. Un durcissement de tout. Et le chercheur est comme soudain terrassé de fatigue, il voit la maladie qui arrive – et en effet, elle arrive au galop. Quelle maladie? – La Maladie. Et la mort qui guette derrière. En une seconde, dix secondes, on va droit au fait, on touche la chose, c’est là, irréfutable, tout le mécanisme démasqué. C’est comme un appel de mort soudain. Et là, dehors, tout est pareil. Les circonstances sont pareilles, les gestes sont pareils, l’air est aussi ensoleillé et le corps va et vient comme d’habitude. Mais tout est changé. C’est une mort-éclair, un choléra instantané. Et puis, ça fond, se dissout comme un nuage, on sait à peine pourquoi. Mais si l’on cède, on tombe vraiment malade, on se casse la jambe, on a un accident réel. Et le chercheur se met à apprendre le pourquoi de ces minuscules renversements d’équilibre. Il est sur la piste d’un infime enfer, qui est peut-être la première semence du grand Mal aux millions de visages, la première dureté de la grande pétrification béate de la mort. Tout est contenu là, dans une étincelle noire. Mais le jour où nous aurons saisi cette toute petite vibration empoisonnée, nous aurons le secret de l’immortalité, ou tout au moins de la prolongation de la vie à volonté. On meurt parce qu’on cède, et on cède des milliers de petites fois. À chaque instant, il faut répéter son choix entre la mort et l’immortalité.
Mais c’est encore là une façon négative et humaine d’aborder l’expérience. En fait, l’Harmonie, la merveilleuse Harmonie qui conduit les choses, ne veut pas nous apprendre les lois de l’enfer, fût-ce un infime enfer, elle veut la loi ensoleillée. Elle ne nous jette ses typhons, ses maladies, ne nous précipite dans le trou noir qu’autant qu’il est nécessaire pour apprendre la leçon, pas une minute de plus, et de la seconde où nous avons raccroché le grain de soleil, la petite note, la miraculeuse petite coulée tranquille au cœur des choses, tout change, guérit, bascule dans la lumière: c’est un miracle instantané. En fait, ce n’est pas un miracle; le miracle est partout, à chaque instant, c’est la nature même de l’univers, son air, son soleil, sa respiration d’harmonie; seulement nous bouchons cette voie-là, nous dressons nos murs, nos sciences, nos millions d’appareils qui «savent mieux» que cette Harmonie-là. Il faut savoir laisser couler, il faut savoir laisser faire, il n’y a pas d’autre secret. Elle ne nous «enfonce» pas pour nous écraser ni nous punir, mais pour nous apprendre le mécanisme de la maîtrise. Elle veut que nous soyons les maîtres vraiment de son Secret solaire, elle veut que nous soyons vraiment ce que nous avons toujours été, libres et rois et joyeux, et elle pilonnera et pilonnera nos misérables secrets jusqu’à ce que nous soyons contraints de frapper à sa porte ensoleillée, d’ouvrir les mains et de laisser couler sa douceur sur le monde et dans nos cœurs.
Car il est un Secret encore plus grand. Nous sommes devant cet énorme univers hérissé de difficultés et de problèmes et de négations et d’obstacles – tout est une sorte d’impossibilité continue qu’il faut vaincre à force d’intelligence, de volonté, de muscles spirituels ou matériels. Mais ce faisant, nous prenons le parti de la chenille, nous prenons le parti du gnome effaré dans son trou macabre. Et parce que nous croyons en la difficulté, nous sommes obligés de croire en nos muscles d’acier ou non – qui craquent toujours. Et nous croyons en la mort, nous croyons au mal, croyons en la souffrance, comme la taupe croit en la vertu de ses tunnels; et par notre foi macabre, notre foi millénaire, notre regard d’elfe gris, nous avons solidifié la difficulté, nous l’avons armée d’une nuée d’appareils et de remèdes qui la gonflaient encore plus, la fixaient dans son implacable sillon. Une formidable illusion d’elfe enveloppe le monde. Une formidable Mort l’étreint, qui est seulement notre peur de l’immortalité. Une formidable souffrance la déchire qui est notre refus de la joie et du soleil. Et tout est là, tous les miracles possibles au grand soleil libre, toutes les possibilités rêvées et jamais rêvées, toutes les maîtrises simples, spontanées, naturelles, tous les simples pouvoirs de la Grande Harmonie. Elle ne demande qu’à se déverser sur le monde, à couler par nos canaux et par nos corps, elle demande seulement qu’on lui ouvre le passage. Et si, une seconde, dans notre petit agglomérat de chair, nous nous laissons envahir par cette légèreté-là, cette aise divine, ce sourire solaire, tout fond, les obstacles se dissolvent, les maladies s’évanouissent, les circonstances s’arrangent comme par miracle, l’obscurité s’illumine, le mur s’abat – comme s’ils n’avaient jamais été. Et encore une fois, ce n’est même pas un miracle: c’est le rétablissement du simple. C’est la remise en place du réel. C’est ce point d’harmonie ici qui contacte l’Harmonie partout et, spontanément, automatiquement, immédiatement, amène (ou ramène) l’harmonie là, dans ce geste, cette circonstance, cette parole, cette conjonction des choses – et tout est une merveille de conjonction parce que tout coule selon la Loi. Les murs n’ont jamais été, les obstacles n’ont jamais été, le mal, les souffrances, la mort n’ont jamais été, mais nous avons eu ce regard de mal, ce regard de souffrance et ce regard de mort, et ce regard d’elfe emmuré – le monde est comme nous le voyons, le monde est comme nous le voulons, un autre Regard nous habite et tout peut être transfiguré. «Mes enfants, disait Celle qui continue l’œuvre de Sri Aurobindo, vous vous trouvez tous dans une mer de vibrations formidable, et vous ne vous en apercevez même pas! Parce que vous n’êtes pas réceptifs. Il y a en vous une telle résistance que si quelque chose arrive à pénétrer, les trois quarts de ce qui entre, sont rejetés violemment au-dehors, parce qu’on ne peut pas le contenir ... Simplement, prenez la conscience des Forces, comme la force d’amour ou la force de compréhension ou la force de création (pour tout, c’est la même chose: la force de protection, la force de croissance, la puissance de progrès, pour tout), prenez la Conscience, simplement, cette Conscience qui couvre tout, qui pénètre tout, qui est partout, qui est en tout, elle est presque sentie comme une violence qui veut s’imposer à l’être, qui ne peut pas! ... Alors que si l’on était ouvert et que, simplement, on respirait – c’est tout, on ne fait que cela –, on respirerait la Conscience, la Lumière, la Compréhension, la Force, l’Amour et tout le reste32.» Tout est là sous nos yeux, la totale merveille du monde, attendant seulement notre consentement, notre regard de foi en la beauté, foi en la liberté, foi en la suprême possibilité qui frappe à nos portes, frappe à nos murs d’intelligence et de souffrance et de petitesse. C’est le suprême «changement de pouvoir» qui cogne aux portes du monde et martèle les nations, martèle les Églises et les Sorbonne, martèle les consciences et toutes nos certitudes géométriques et bien pensantes; et si, une fois, une seule, la conscience de l’homme s’ouvrait à un rayon de ce miracle vivant, la conscience d’une seule nation seulement parmi toutes nos nations aveugles, à un éclat de cette Grâce-là, alors, cette civilisation implacable, murée dans sa science, murée dans ses lois, murée dans un elfe de terreur et de souffrance, cette formidable bâtisse dans laquelle nous sommes nés et qui nous semble si inévitable, si indestructible et triomphante dans ses épais miracles d’acier et d’uranium, cette prison savante où nous tournons en rond s’écroulera aussi vite qu’elle est née, laissant derrière elle un tas de rouille. Alors, nous serons l’homme enfin, ou le surhomme plutôt, nous aurons la joie, l’unité naturelle, la liberté sans murs et le pouvoir sans artifice. Alors, il se révélera que toute cette souffrance et ces murs et ces difficultés qui assiègent notre vie, étaient seulement l’aiguillon du Soleil de Vérité, un premier emprisonnement pour faire grandir notre force et notre besoin d’espace et notre pouvoir de vérité, un voile d’illusion pour protéger nos yeux d’une trop forte lumière, un passage obscur de la spontanéité instinctive de l’animal à la spontanéité consciente du surhomme, et que tout est simple, finalement, inimaginablement simple comme la Vérité elle-même et inimaginablement aisé comme la Joie même qui conçut ces mondes, car, en vérité, «le chemin des dieux est un chemin ensoleillé sur lequel les difficultés perdent toute réalité33.»
Ce changement de pouvoir, en soi, ne suffirait pas à changer le monde s’il se bornait à quelques individus. En fait, dès le début, dès les premiers pas, il est bien apparu évident au chercheur que ce yoga du surhomme n’était pas un yoga individuel, bien que l’individu fût le point de départ et l’instrument du travail, mais un yoga collectif, une forme d’évolution concentrée dont l’individu était seulement le poste avancé, le diffuseur de la possibilité, l’incarnant et le transmetteur de la vibration nouvelle. C’est un yoga de la terre. Et qu’importe un admirable surhomme s’il est seul assis sur son vain trône d’harmonie! Mais nous pouvons bien penser que les premiers primates qui faisaient le yoga du mental sans le savoir, ne devaient pas courir les pistes, et pourtant, de l’un à l’autre, la possibilité mentale s’est répandue. Elle était là, «dans l’air», et elle faisait pression sur les vieilles structures simiesques. Et de même, la possibilité surhumaine est là, dans l’air, son temps est venu, elle martèle abondamment les consciences et les pays – les hommes font le yoga du surhomme sans le savoir ni le vouloir. Nous n’avançons pas une théorie ici, mais un fait évolutif, qu’il nous plaise ou non. Seulement, la différence capitale entre l’époque pré-mentale et la nôtre, c’est que les consciences, même murées, même récalcitrantes, même obscures et petites, sont devenues capables de percevoir le sens de leur propre évolution, et donc d’accélérer la marche et de se prêter au processus. C’était là toute l’utilité vraie de l’époque mentale, elle nous conduisait irrésistiblement au point où nous devions passer dans autre chose, tous ensemble, par le développement même de notre conscience et par la force même que nous avions chacun, et chaque pays, entassée dans une petite bulle individuelle. Et le nouveau niveau d’intégration nous prouvera que le surhomme n’est pas un rejet de l’homme mais son accomplissement, pas un rejet du mental mais sa mise en place parmi les nombreux outils, connus et encore inconnus, que l’homme doit utiliser, jusqu’au jour où il entrera en possession du pouvoir direct de la Vérité.
Cette compréhension du grand But – ou disons plutôt du prochain but, car le déroulement est infini –, est l’une des clefs de la réalisation collective. Il suffit d’une petite faille dans les consciences, d’un infime appel d’air, d’une toute petite prière, un jour, comme ça, sans que l’on sache pourquoi, pour que la Possibilité nouvelle se précipite et change toute notre manière de voir et de pouvoir: elle n’attend pas de grands efforts ni de disciplines ardues, nous l’avons dit, elle attend un moment d’abandon, un tout petit cri là-dedans, une petite flamme qui se réveille. Et quand les hommes – quelques hommes – auront une fois goûté de ce vin-là, ils ne pourront plus jamais reprendre la vieille routine de la souffrance.
Quel est donc le rôle de ceux qui commencent à comprendre, peut-être à expérimenter? Comment insérer leur travail dans le yoga inconscient de l’humanité? Comment faire tache d’huile et accélérer le mouvement? Quelle sorte de réalisation collective peuvent-ils apporter au monde comme un échantillon de ce qui sera?
La première vague de cette nouvelle conscience est très visible, elle est chaotique à souhait, elle s’est emparée des êtres sans qu’ils y comprennent rien, partout nous voyons son flux et son reflux: les hommes ont été pris d’errance, ou d’aberrance, ils se sont mis en quête de quelque chose qu’ils ne comprenaient pas mais qui poussait, pressait dedans, ils se sont mis en route vers n’importe quoi, ils ont frappé à toute les portes, les bonnes, les mauvaises, enfoncé des murs et des moulins à vent, ou, tout d’un coup, pris de rire, ils ont laissé leurs cliques et leurs claques et dit bonsoir au vieil établissement. Il est bien normal que la première réaction soit aberrante puisque, par définition, elle sort du vieux circuit, comme le primate, tout d’un coup, est sorti de la sagesse instinctive du troupeau. Chaque passage à un équilibre supérieur est d’abord un déséquilibre et une corruption générale du vieil équilibre. Ces apprentis surhommes, qui ne se connaissent pas eux-mêmes, se rencontreront donc plus probablement parmi les éléments hétérodoxes de la société, les «bons à rien», soi-disant, les bâtards, les récalcitrants de la prison générale, les révoltés d’on ne sait quoi sinon qu’ils n’en veulent plus; ce sont les nouveaux croisés d’aucune croisade, les partisans sans parti, les «contre» tellement contre qu’ils ne veulent même plus des contre ni des pour, qu’ils veulent tout autre chose, sans plus, sans moins, sans offensive ni défensive, sans noir, sans bien, sans oui, sans non, complètement autre chose et complètement en dehors de toutes les pirouettes et retournements de la Mécanique qui voudrait encore les attraper dans les filets de ses négations comme dans les filets de ses affirmations. Ou bien, à l’autre extrémité du spectre, ces apprentis surhommes se rencontreront peut‑être parmi ceux qui ont parcouru le long chemin du mental, ses labyrinthes, sa ronde sans fin, ses réponses qui ne répondent à rien, qui lèvent une autre question et une autre encore, ses solutions qui ne solutionnent rien, et toute sa peine en rond – sa futilité tout d’un coup, au bout de la route, après un millier de questions et un millier de triomphes toujours ruinés, ce petit cri au bout, d’un homme devant rien, qui soudain se retrouve comme un enfant désarmé, comme si tous ces jours et ces ans et ce labeur n’avaient jamais été, comme s’il ne s’était rien passé, pas une seconde de vraie pendant trente ans! Alors, ceux-là aussi se mettent en route. Là aussi il y a une faille pour le Possible.
Mais les conditions mêmes de l’arrachement au vieil ordre risquent de falsifier pendant longtemps la quête du nouvel ordre. Et d’abord, cet ordre n’existe pas: il est à faire. C’est tout un monde à inventer. Et l’aspirant surhomme – ou disons, simplement, l’aspirant à «autre chose» – doit se mettre devant une première évidence: la loi de la liberté est une loi exigeante, infiniment plus exigeante que toutes les lois imposées par la Mécanique. Ce n’est pas une glissade dans n’importe quoi mais un arrachement méthodique à un millier de petits esclavages, ce n’est pas un abandon de tout mais, au contraire, une prise en charge de tout puisque nous ne voulons plus être pris en charge par qui que ce soit ni quoi que ce soit. C’est un suprême apprentissage de la responsabilité – celle d’être soi, qui finalement est d’être tout. Ce n’est pas une fuite, mais une conquête; pas une grande vacance de la Mécanique mais une grande Aventure dans l’inconnu de l’homme. Et tout ce qui risque d’entraver cette suprême liberté, à n’importe quel niveau et sous n’importe quel visage, doit être combattu aussi farouchement que les policiers et les législateurs du vieux monde. Nous ne quittons pas l’esclavage du vieil ordre pour tomber dans le pire esclavage de nous-mêmes – dans l’esclavage d’une drogue, l’esclavage d’un parti, l’esclavage d’une religion ou d’une autre, d’une secte ou d’une autre, d’une bulle dorée ou blanche; nous voulons cette seule liberté qui est de sourire à tout et d’être léger partout, semblable dans la nudité comme dans l’apparat, dans une prison comme dans un palais, dans le vide comme dans le plein – et tout est plein parce que nous brûlons d’une seule petite flamme qui possède tout pour toujours.
Que feront-ils, ces errants, ces transhumants d’une nouvelle patrie qui n’existe pas encore? Et d’abord, ils ne bougeront peut-être pas du tout. Ils auront peut-être compris que le changement est à faire dedans, et que si rien n’est changé dedans, jamais rien ne sera changé dehors pour les siècles des siècles. Ils resteront peut-être là où ils sont, dans cette petite rue, ce pays gris, sous un humble déguisement, une vieille routine, mais qui ne sera plus une routine parce qu’ils feront tout avec un autre regard, un autre sens, une autre attitude – un sens dedans qui change tous les sens. Et s’ils persévèrent, ils s’apercevront que cette seule petite goutte de lumière vraie qu’ils portent en eux, a le pouvoir, subrepticement, de tout changer autour d’eux. Dans leur petit cercle sans prétention, ils auront travaillé au nouveau monde et précipité un peu plus de vérité sur la terre. Mais en vérité, nul cercle n’est petit, quand il a ce centre-là, puisque c’est le centre de tout. Ou bien, un jour, peut-être, se sentiront-ils poussés à rejoindre leurs semblables du nouveau monde, à bâtir avec eux quelque vivant témoignage de leur aspiration, comme d’autres bâtissaient des pyramides ou des cathédrales, peut-être une cité du nouveau monde? Et là commence une grande entreprise, et un grand danger.
Nous avons été tellement mécanisés, extériorisés, projetés en dehors de nous-mêmes par notre habitude de dépendre d’une mécanique ou d’une autre, que notre premier réflexe est toujours de chercher le moyen extérieur, c’est-à-dire l’artifice, parce que tous les moyens extérieurs sont des artifices, c’est-à-dire le vieux mensonge. Nous serons donc tentés de répandre l’idée, l’Entreprise, par les moyens publicitaires que nous connaissons tous, bref de réunir le plus grand nombre d’adhérents au nouvel espoir – qui deviendra vite une nouvelle religion. Ici, il convient de citer Sri Aurobindo et de faire entrer positivement et énergiquement dans toutes les têtes, sa déclaration catégorique: «Je ne crois pas en la propagande, sauf pour la politique et les produits pharmaceutiques. Mais pour le travail sérieux, c’est un poison. Cela signifie un coup de publicité ou la célébrité; or, les célébrités ou les coups publicitaires épuisent ce qu’ils portent sur la crête de leur vague et l’abandonnent sans vie, brisé sur les rivages de nulle part. Ou cela veut dire un “mouvement”. Un mouvement, dans le cas d’un travail comme le mien, signifie la fondation d’une école ou d’une secte, ou quelque autre damné non-sens. Cela veut dire des centaines ou des milliers de gens inutiles qui viennent se mettre de la partie et corrompre le travail ou le réduire à une farce pompeuse d’où la Vérité qui commençait à descendre se retire dans le secret et le silence. C’est ce qui est arrivé aux “religions”, et c’est la raison de leur faillite34.» Certes, tous les hommes, en définitive, la terre entière est de la partie surhumaine, mais le b-a ba de la nouvelle conscience, son principe-clef, est la diversité dans l’Unité; et vouloir enfermer d’avance le surhomme dans un cadre tout fait, un milieu privilégié, un lieu qui se dise unique et plus éclairé que les autres, c’est retomber dans la vieille farce et bouffir une fois de plus le vieil ego humain. Il faut compter sur la loi d’Harmonie pour travailler d’un millier de façons et sous un millier de masques, et finalement pour réunir dans un espace plus vaste et sans frontières, les myriades de notes de sa grande coulée indivisible. L’Entreprise naîtra partout à la fois – elle est déjà née, elle balbutie ici et là, elle cogne aux murs sans savoir – et peu à peu dévoilera son vrai visage, à l’heure seulement où les hommes ne pourront plus la prendre au piège d’un système ou d’une logique, ou d’un haut-lieu: à l’heure où tout sera le haut-lieu ici-bas, dans chaque cœur, chaque pays. Et les hommes ne sauront même pas comment ils ont été préparés à cette Merveille-là.
Ceux qui savent un peu, qui devinent, qui commencent à percevoir la grande Vague de Vérité, ne tomberont donc pas dans le piège du «recrutement surhumain». La terre est inégalement préparée, les hommes sont spirituellement inégaux en dépit de toutes nos protestations démocratiques – bien qu’ils soient essentiellement égaux et vastes en le grand Moi, et un seul corps aux millions de faces –, ils ne sont pas tous devenus la grandeur qu’ils sont: ils sont en route, et les uns traînent, d’autres semblent aller plus vite, mais les détours de ceux-là font aussi partie de la grande géographie de notre indivisible domaine, leur retard ou le frein qu’ils semblent appliquer à notre mouvement, font partie de la rondeur de perfection à laquelle nous tendons et nous contraignent à une plus vaste minutie de vérité. Ceux-là aussi y vont, par leur chemin, et qu’est-ce qui est en dehors du chemin, finalement, puisque tout est le Chemin? Ceux qui savent un peu, ceux qui devinent, savent d’abord, pour l’avoir expérimenté dans leur propre substance, que les hommes ne se rejoignent pas vraiment par des artifices – et lorsqu’ils persistent dans leurs artifices, tout s’écroule finalement et la «rencontre» est brève, la belle école, la jolie secte, la petite bulle irisée d’un moment d’enthousiasme ou de foi –, ils se rejoignent par une loi plus fine et plus discrète, par un tout petit phare dedans, clignotant et qui se sait à peine, mais qui traverse le temps et les espaces et qui touche ici ou là son rayon semblable, sa fréquence jumelle, son foyer de lumière d’intensité pareille – et il va. Il va sans savoir, il prend le train, l’avion, court ce pays et cet autre, croit qu’il cherche ceci ou cela, qu’il est en quête d’une aventure, d’un pittoresque, d’une drogue ou d’une philosophie. Il croit. Il croit beaucoup de choses. Il pense qu’il faut avoir ce pouvoir ou cette solution-là, cette panacée-ci ou cette révolution-là, ce slogan ou cet autre; il croit qu’il est parti parce qu’il avait cette soif ou cette révolte, cet amour déçu ou ce besoin d’action, cet espoir ou ce vieil embrouillement insoluble dans son cœur. Et puis, il n’y a rien de tout cela! Il s’arrête un jour, sans savoir pourquoi, sans avoir voulu arriver là, sans avoir cherché ce lieu ou ce visage, cette insignifiante bourgade sous les étoiles d’un hémisphère ou d’un autre, et c’est là: il y est. Il a ouvert sa porte unique, trouvé son feu semblable, ce regard toujours connu, et il est exactement là où il faut, à la minute où il faut, pour faire le travail qu’il faut. Le monde est une fabuleuse horlogerie, si seulement nous savions le secret de ces petits feux-là qui brillent dans un autre espace, qui palpitent sur une grande mer au-dedans où nos barques vont comme poussées par un invisible phare.
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Ils sont dix ou vingt, ou cinquante peut-être, ici ou là, sous cette latitude ou une autre, qui veulent labourer un coin de terre plus véridique, labourer un coin d’homme pour faire pousser en eux-mêmes un être plus vrai, faire peut-être ensemble un laboratoire du surhomme, poser une première pierre de la Cité de la Vérité sur la terre. Ils ne savent pas, ils ne savent rien, sinon qu’ils ont besoin d’autre chose et qu’il existe une Loi d’Harmonie, un merveilleux «quelque chose» du Futur qui demande à s’incarner. Et ils veulent trouver les conditions de cette incarnation, se prêter à l’épreuve, livrer leur substance à cette expérience dans le vif. Ils ne savent rien, sinon que tout doit être autre: dans les cœurs, dans les gestes, dans la matière et la culture de cette matière. Ils ne cherchent pas à faire une nouvelle civilisation, mais un autre homme; pas une super-cité parmi les millions de buildings du monde, mais un poste d’écoute des forces du futur, un suprême yantra de la Vérité, un conduit, un chenal pour tenter de capter et d’inscrire dans la matière une première note de la grande Harmonie, un premier signe tangible du nouveau monde. Ils ne se posent en champions de rien, ils ne sont les défenseurs d’aucune liberté, les agresseurs d’aucun isme: simplement, ils essayent ensemble, ils sont les champions de leur propre petite note pure, qui n’est celle d’aucun voisin, et qui pourtant est la note de tout le monde. Ils ne sont plus d’un pays, plus d’une famille, d’une religion ou d’un parti: ils ont pris le parti d’eux-mêmes, qui n’est le parti d’aucun autre, et pourtant le parti du monde parce que, ce qui devient vrai en un point, devient vrai pour tout le monde et rejoint tout le monde; ils sont d’une famille à inventer, d’un pays qui n’est pas encore né. Ils ne cherchent pas à redresser les autres ni personne, à déverser sur le monde des charités glorifiantes, à soigner les pauvres et les lépreux: ils cherchent à guérir en eux-mêmes la grande pauvreté de la petitesse, l’elfe gris de la misère intime, à conquérir sur eux-mêmes une seule petite parcelle de vrai, un seul petit rayon d’harmonie, car, si cette Maladie est guérie dans notre propre cœur ou dans quelques cœurs, le monde s’en trouvera plus léger, et, par notre clarté, la Loi de Vérité entrera mieux dans la matière et rayonnera autour spontanément. Quelle délivrance, quel soulagement au monde peut apporter celui-là qui peine dans son propre cœur? Ils ne travaillent pas pour eux-mêmes, bien qu’ils soient le terrain premier de l’expérience, mais en offrande, pure et simple, à cela qu’ils ne connaissent pas vraiment mais qui frémit au bord du monde comme l’aurore d’un nouvel âge. Ils sont les prospecteurs du nouveau cycle. Ils se sont donnés à l’avenir, corps et biens, comme on se jette dans le feu, sans un regard derrière soi. Ils sont les serviteurs de l’infini dans le fini, de la totalité dans l’infime, de l’éternel dans chaque instant et dans chaque geste. Ils créent leur ciel à chaque pas et taillent le nouveau monde dans la banalité du jour. Et ils n’ont pas peur de l’échec, car ils ont laissé derrière eux les échecs avec le succès de la prison – ils sont dans la seule infaillibilité d’une petite note juste.
Mais ces constructeurs du nouveau monde prendront bien garde de ne pas bâtir une nouvelle prison, fût-ce une prison idéale et bien éclairée. En fait, ils comprendront, et vite, que cette Cité de la Vérité ne sera pas et ne peut pas être tant qu’ils ne seront pas eux-mêmes et totalement dans la Vérité, et que cette terre à bâtir est d’abord et avant tout le terrain de leur propre transmutation. On ne triche pas avec la Vérité. On peut tricher avec les hommes, faire des discours et des déclarations de principe, mais la Vérité s’en moque: elle vous attrape sur le fait et à chaque pas vous jette votre mensonge à la figure. C’est un impitoyable phare, même s’il est invisible. Et c’est très simple, elle vous attrape dans tous les coins et à tous les tournants, et comme c’est une Vérité de la matière, elle démolit vos plans, entrave votre geste, vous met subitement devant un manque de matériaux, un manque d’ouvriers, un manque d’argent, suscite cette révolte, dresse les gens les uns contre les autres, sème l’impossibilité et le chaos, – jusqu’à ce que, soudain, le chercheur comprenne qu’il faisait fausse route, qu’il construisait la vieille bâtisse mensongère avec des briques neuves et secrétait son petit égoïsme, sa petite ambition, son petit idéal, sa mince idée du vrai et du bien. Alors, il ouvre les yeux, il ouvre les mains, il se raccorde à la grande Loi, laisse couler le rythme et se fait clair, clair, transparent, souple à la Vérité, au n’importe quoi qui veut être – n’importe quoi mais que ce soit ça, le geste exact, la pensée juste, le travail vrai, la vérité pure qui s’exprime comme elle veut, quand elle veut, de la façon qu’elle veut. Une seconde, il s’abandonne. Une seconde, il appelle ce monde nouveau – si nouveau qu’il n’y comprend rien mais qu’il veut servir, incarner, faire pousser dans cette terre rebelle, et qu’importe ce qu’il en pense, ce qu’il en sent, ce qu’il en juge, oh! qu’importe, mais que ce soit la vraie chose, la seule chose voulue et inévitable. Et tout bascule dans la lumière – en une seconde. Tout devient possible instantanément: les matériaux arrivent, les ouvriers, l’argent, le mur s’écroule, et cette petite bâtisse égoïste qu’il était en train d’édifier, se change en une possibilité dynamique qu’il n’avait même pas soupçonnée. Cent fois, mille fois, il fait l’expérience, à tous les niveaux, personnels, collectifs, dans ce battant de fenêtre qu’il ajuste pour sa chambre ou dans le million subit qui «tombe du ciel» pour construire un stade olympique. Il n’y a pas, jamais de «problèmes matériels», il y a seulement des problèmes intérieurs. Et si la Vérité n’y est pas, même les millions pourriront sur place. C’est une fabuleuse expérience de toutes les minutes, une mise à l’épreuve de la Vérité, et, plus merveilleusement encore, une mise à l’épreuve du pouvoir de la Vérité. Il apprend pas à pas à découvrir l’efficacité de la Vérité, la suprême efficacité d’une petite seconde claire – il entre dans un monde de petites merveilles continues. Il apprend à avoir confiance en la Vérité, comme si tous ces coups, ces ratages, ces querelles, cette confusion, le conduisaient savamment, patiemment, mais impitoyablement, à prendre l’attitude juste, découvrir le vrai ressort, le regard vrai, le cri de vérité qui renverse les murs et fait éclater tous les possibles dans l’impossible chaos. C’est une transmutation accélérée et comme multipliée par les résistances de chacun autant que par ses bonnes volontés – comme si, en vérité, et les résistances et les bonnes volontés, le bien autant que le mal, devaient se changer en autre chose, une autre volonté, une volonté-vision de Vérité qui à chaque instant décide du geste et du fait. C’est la seule loi de la Cité de l’Avenir, son seul gouvernement: une vision claire qui s’accorde à l’Harmonie totale et qui traduit spontanément en actes la Vérité perçue. Les faussaires sont automatiquement éliminés, par la pression même de la Force de Vérité, refoulés, comme le poisson, par excès d’oxygène. Et si, un jour, ces dix ou ces cinquante, ou ces cent-là, pouvaient bâtir une seule petite pyramide de vérité dont chaque pierre aurait été posée avec la note juste, la vibration juste, l’amour simple, le regard clair et l’appel du futur, en vérité la cité entière serait bâtie, parce qu’ils auraient bâti en eux-mêmes l’être du futur. Et peut-être la terre entière s’en trouverait-elle changée, parce qu’il n’y a qu’un corps; parce que cette difficulté de l’un est la difficulté du monde, cette résistance, cette obscurité de l’autre, sont la résistance et l’obscurité du monde entier, et que cette toute petite entreprise d’une petite ville sous les étoiles est peut-être l’Entreprise même du monde, le symbole de sa transmutation, l’alchimie de sa douleur, la possibilité d’une terre nouvelle par la seule transfiguration d’un coin de terre et d’un coin d’homme.
Il est donc probable que pendant longtemps cette Cité en construction sera un lieu où les possibilités négatives seront comme exacerbées autant que les possibilités positives, sous l’impitoyable pression du phare de Vérité. Et le mensonge a l’art de s’accrocher à d’infimes détails, la résistance de s’agglutiner à des banalités insignifiantes, qui de viennent le signe même du refus – le mensonge sait faire de grands sacrifices, il sait se discipliner, idéaliser, entasser des mérites et des bons points, mais il se trahit dans le minuscule, c’est son dernier repaire. C’est dans la matière vraiment que la partie se joue. Cette Cité de l’Avenir est vraiment un champ de bataille, c’est une difficile aventure. Ce qui se décide là-bas avec des mitrailleuses, des guérillas ou des hauts-faits, se décide ici avec de sordides détails et une invisible guérilla du mensonge. Mais une seule victoire sur un petit égoïsme humain est plus lourde de conséquences pour la terre que le remaniement de toutes les frontières de l’Asie, car cette frontière-là et cet égoisme-là sont le barbelé originel qui divise le monde.
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Aussi bien, l’apprenti surhomme pourra-t-il commencer sa bataille très tôt, non seulement en lui-même mais dans ses enfants, et non seulement à la naissance de l’enfant mais dès sa conception.
Nous naissons sous une cloche de plomb. Elle nous entoure bien, elle est hermétique et invisible, mais elle est là, elle coiffe nos moindres gestes, nos moindres réactions. Nous naissons «tout faits», pourrions-nous dire, mais cette facture-là n’est pas la nôtre, ni dans le meilleur ni dans le pire. C’est un million de sensations, qui ne sont pas encore des pensées mais comme des semences de désir ou de répulsion, des odeurs de crainte, des odeurs d’angoisse comme un subtil salpêtre qui tapisse nos caves: des couches et des couches de défenses et d’interdits, et quelques rares permissions qui sont comme la même fuite d’une même ruée obscure dans nos tunnels; et puis, là-dedans, un petit regard étonné qui n’y comprend rien, mais à qui l’on a vite fait d’apprendre la «vie», le bien, le mal, la géométrie et les tables de la loi – un petit regard qui se voile, qui se voile, et qui n’y comprend définitivement plus rien quand on lui a tout fait comprendre. Parce que le principe évident, naturel, est qu’un enfant ne comprend rien et qu’il faut lui apprendre à vivre. Mais il se pourrait fort bien que l’enfant comprenne très bien, même si ce n’est pas conforme à nos structures, et que nous lui apprenions seulement à enterrer sa connaissance pour la remplacer par une science toute faite, qui l’enterre pour de bon. Et nous passons trente ans de notre vie à défaire ce qu’ils ont fait, à moins que nous ne soyons un sujet particulièrement réussi, c’est-à-dire un emmuré définitif, consentant, poli et diplômé. Une bonne partie du travail consiste donc, non pas à «faire» mais à défaire cet envoûtement. On nous dira que cette lutte est fructueuse, qu’elle nous enrichit, fait nos muscles et notre personnalité – c’est une fausseté. Elle nous durcit, elle nous fait des muscles militants et risque de nous enfoncer dans un «contre» aussi nocif que le «pour». Et par-dessus le marché, elle ne nous fait pas une personnalité, mais un masque, car la vraie personne est là, toute là, candide et grande ouverte, dans le regard d’un enfant qui vient de naître – on y ajoute seulement la misère de la lutte. Nous croyons formidablement, intensément, aveuglément en le pouvoir de la souffrance: c’est le sceau subconscient de toute notre civilisation occidentale depuis deux mille ans. Et peut-être était-elle nécessaire, vu l’épaisseur de notre substance. Mais la loi de la souffrance est une loi du Mensonge – ce qui est vrai sourit, c’est tout. La souffrance est le signe de la fausseté, elle va avec elle, elle est le produit de la fausseté. Et croire que cette souffrance nous enrichit, c’est croire que la tuberculose est un bienfait des dieux, encore que la tuberculose puisse nous aider aussi à briser la carapace de mensonge. Cette vertu négative, comme toutes les vertus, laisse à jamais sur nous une ombre; et même le soleil découvert est encore taché par cette ombre-là. Les coups, en vérité et par nécessité physique, laissent leur contrecoup, et font des délivrés au cœur brûlant qui se souviennent d’avoir souffert. Ce souvenir-là est encore un voile sur le regard candide. La loi des dieux est une loi ensoleillée. Et peut-être toute l’œuvre de Sri Aurobindo et de la Mère est-elle d’avoir apporté au monde la possibilité d’une voie ensoleillée où il ne soit plus besoin de souffrance ni de douleur ni de catastrophe pour progresser.
L’apprenti surhomme ne croit pas en la souffrance, il croit en l’enrichissement de la joie, il croit en l’Harmonie; il ne croit pas en l’éducation, il croit en le pouvoir-de-vérité qui est au cœur de toute chose et de tout être – il aide seulement cette vérité à croître avec le moins d’entraves possibles. Il a confiance en le pouvoir de cette vérité. Il sait que l’homme va toujours, inexorablement, à son but, en dépit de tout ce qu’on peut lui dire ou lui apprendre – il cherche seulement à supprimer ce «en dépit». Il arrose seulement cette petite pousse de vérité; et encore, avec prudence, car il est des pousses qui aiment les sables et les rocailles. Mais déjà, dans cette Cité – disons plutôt dans ce laboratoire de l’avenir –, l’enfant naîtra dans des conditions moins étouffantes; il ne sera pas suggestionné, guetté à tous les coins de rue par des affiches hurlantes, pas vicié par la télévision, empoisonné par les cinémas vulgaires, pas encombré par toutes les vibrations d’angoisse ou de crainte ou de désir que sa mère a pu soigneusement entasser dans son ventre avec les lectures «distrayantes» ou les films débilitants ou un foyer anxieux – car tout s’inscrit, la moindre vibration, le moindre choc, tout rentre comme chez soi dans l’embryon, et y reste et s’y entasse. Les Grecs le savaient bien, les Égyptiens, les Indiens, qui entouraient la mère de conditions exceptionnelles d’harmonie et de beauté, afin que le souffle des dieux passe sur chaque jour et chaque respiration de l’enfant, et que tout soit une inspiration de vérité. Et quand la mère et le père décidaient d’avoir un enfant, ils le faisaient comme une prière, un sacrifice pour que s’incarnent les dieux de l’avenir. Il suffit d’une étincelle d’aspiration, d’une flamme d’appel, d’une bouffée lumineuse dans le cœur de la mère, pour que réponde et se précipite la même lumière, la flamme identique, l’intensité de vie semblable – et si nous sommes gris et neutres, nous appellerons seulement la grisaille et la nullité des millions d’hommes éteints.
L’enfant de cette Cité naîtra avec une flamme, il naîtra consciemment, volontairement, sans avoir à défaire des millénaires d’animalité ou des abîmes de préjugés; on ne lui dira pas à chaque instant qu’il doit gagner sa vie, parce que personne ne gagnera sa vie dans la Cité de l’Avenir, personne n’aura d’argent: on la vivra au service de la Vérité, chacun selon ses capacités et son art, et on n’y gagnera que de la joie; on ne lui répétera pas sur tous les tons qu’il faut ou ne faut pas: on lui montrera seulement la tristesse instantanée de ne pas écouter la petite note juste; on ne le harcèlera pas avec l’idée du métier à découvrir, de la réussite à faire, de la victoire sur autrui, du premier de classe et du dernier de classe, parce que personne ne réussit ni n’échoue dans la Cité de l’Avenir, personne ne fait un métier, personne ne triomphe des autres: on fait le seul métier d’une petite note claire qui éclaircit tout, fait tout pour nous, dirige tout pour nous, réunit tout dans son harmonie tranquille, et réussit la seule réussite d’être en accord avec soi-même et avec tout; on ne lui apprendra pas à dépendre d’un maître, dépendre d’un livre, dépendre d’une machine, mais à se fier à cette petite flamme dedans, cette petite coulée joyeuse qui guide les pas, amène la découverte, fait trébucher par hasard sur l’expérience et vous livre la connaissance comme en se jouant, et il apprendra à cultiver les pouvoirs de son corps comme d’autres aujourd’hui cultivent le pouvoir des boutons de machine; on n’enfermera pas ses facultés dans un moule de vision et de compréhension tout fait: on encouragera sa vision qui n’est pas des yeux, sa compréhension qui n’est pas des livres, ses rêves des autres mondes qui préparent celui de demain, ses communications directes et ses intuitions immédiates, ses sens subtils; et si l’on se sert encore de machines dans la Cité de l’Avenir, on lui dira que ce sont des béquilles provisoires en attendant de trouver dans notre propre cœur la source du Pouvoir pur qui transmuera un jour cette matière comme nous transmuons la feuille blanche, d’un coup de crayon, en une jolie prairie. On lui apprendra le Regard, le vrai regard qui peut, le regard qui crée, le regard qui change tout – on lui apprendra à pouvoir par lui-même et à croire en son propre pouvoir de vérité, et que plus on est pur et clair, en harmonie avec la Loi, plus la matière obéit à la Vérité. Et au lieu d’entrer dans une prison, l’enfant entrera dans un monde ouvert où tout est possible – et où tout est effectivement possible, car il n’est d’impossibilité que celle que nous croyons. Et finalement, l’enfant grandira dans une atmosphère d’unité naturelle où il n’y aura pas de «toi», «moi», «tien», «mien», où on ne lui aura pas appris à chaque instant à mettre des écrans et des barrières mentales, mais à être consciemment ce qu’il est inconsciemment depuis toujours: à se prolonger dans tout ce qui est, dans tout ce qui vit, à sentir dans tout ce qui sent, comprendre par une même respiration profonde, par un silence qui porte tout, à reconnaître partout la même petite flamme, à aimer partout la même petite coulée claire, et à être moi partout sous un millier de visages et dans un millier de musiques qui sont une seule musique.
Alors, il n’y aura plus de frontières dedans, dehors, plus de je veux, je prends, plus de manque, plus d’absence, plus de moi tout seul et enfermé, plus de contre, plus de pour ni de mal ni de bien: il y aura une seule, suprême Harmonie aux milliers de corps qui touche sa note dans celui-ci, dans celui-là, cette circonstance et cet accident-là, ce geste ici, ce geste là, et qui accorde tout dans un unique mouvement dont chaque minute est parfaite et chaque acte véridique, chaque parole exacte, chaque pensée juste, chaque écrit rythmique, chaque cœur à l’unisson – et la Vérité modèlera la matière selon sa vision juste. Et cette petite cité sans frontières rayonnera autour par son simple pouvoir de vérité, attirant ce qui doit être attiré, écartant ce qui doit être écarté, simplement par sa propre force de concentration, touchant ce point de l’univers ou cet autre, cette âme ici, cette âme là, répondant aux mille appels invisibles, émettant sans cesse sa haute note claire qui éclaircira le monde et allégera les cœurs sans même qu’ils en sachent rien.
Car telle est la Vérité, si simple que personne ne la voit, si légère qu’elle court le monde en un instant, dénoue les nœuds, traverse les frontières, et déverse sa merveilleuse possibilité au milieu de toutes les impossibilités, au moindre appel.
Nous n’avons pas le pouvoir parce que nous n’avons pas la vision totale. Et c’est très simple, si par quelque miracle le pouvoir nous était donné, n’importe quel pouvoir, à n’importe quel niveau, nous en ferions instantanément une jolie prison conforme à nos petites idées et à notre petit bien, et nous y enfermerions toute notre famille, et si possible le monde. Et que savons-nous du bien du monde? Que savons-nous même de notre propre bien, nous qui crions aujourd’hui contre cette misère, pour nous apercevoir demain qu’elle frappait à la porte d’un plus grand bien? Voici deux mille ans, et davantage, que nous faisons des systèmes bénéfiques, qui s’écroulent l’un après l’autre – heureusement. Même le sage Platon bannissait les poètes de sa République, comme nous bannirions peut-être, aujourd’hui, ces inutiles extravagants qui rôdent de par le monde et frappent aveuglément aux portes du futur. Nous nous plaignons de notre incapacité (à soigner, à aider, à guérir, à sauver), mais elle est exactement, minutieusement, à la mesure de notre capacité de vision – et ce ne sont pas les philanthropes qui sont les plus doués. Nous butons toujours sur la même erreur: nous voulons changer le monde sans nous être changés nous-mêmes.
Le surhomme a perdu son petit moi, perdu ses petites idées de famille et de patrie, de bien, de mal – il n’a plus d’idées, en vérité, ou il les a toutes, à la minute où il faut. Et quand elles viennent, elles s’exécutent, tout simplement, parce que c’est leur heure et leur moment. Les idées et les sentiments, pour lui, sont simplement la traduction impérieuse d’un mouvement de force – une idée-volonté ou une idée-force – qui s’exprime ici par ce geste, là par cet acte ou ce plan, ce poème, cette architecture ou cette cantate, mais c’est une seule et même Force, en langues variées, picturale, musicale, matérielle ou économique. Il est à l’écoute du Rythme, et il traduit, selon son rôle et son art dans le tout. C’est un traducteur du Rythme.
Là, chaque pensée, chaque sentiment est un acte
Et chaque acte, un symbole et un signe
Et chaque symbole cache un pouvoir vivant35
Et quand rien ne pousse ici ou là, il est parfaitement tranquille et immobile, comme le lotus sur l’étang qui s’épanouit au soleil, sans une vibration, sans un trouble, sans un souffle de «je veux» nulle part – il ne veut rien que ce que ça veut. Et pour le reste, il rayonne au soleil, et butinent ceux qui veulent (ou ne veulent pas, car il rayonne pour tout le monde). C’est l’état simple par excellence, la simplicité de la Vérité. Et c’est l’efficacité instantanée de la Vérité sans écran.
Mais son silence tranquille n’est pas une inactivité – rien n’est inactif au monde, «pas même l’inertie de la motte de terre, pas même le silence du Bouddha au bord du Nirvana36». Il ne se distingue pas des autres par des méditations extatiques sur un gaddi37 festonné, ni par une barbe et des vêtements immaculés: il vaque aux mille riens de la vie et nul ne sait qui il est, il n’a que faire d’être reconnu, lui qui reconnaît tout; et ces riens-là sont l’infime levier par lequel il manie toutes les substances semblables à travers le monde, car rien ne s’arrête nulle part, sauf dans nos têtes et dans notre petit corps prisonnier – la vie se prolonge infiniment, et ce cri d’oiseau ici répond au cri d’oiseau là-bas, cette peine répond à un millier de peines. Toute sa vie est une méditation.
Son immobilité porte les voix du monde38
Ses gestes sont le symbole d’un grand Rite qui embrasse les étoiles et le mouvement des foules avec cette jeune pousse d’acacia et cette rencontre au bord du chemin.
Et il sera peut-être, aussi, à la tête d’une révolution ou d’un haut-fait qui frappe l’imagination des peuples, si telle est la coulée de Vérité en lui. Il est imprévisible, il est insaisissable comme la Vérité même, et se joue quand il a l’air grave, et sourit quand il est penché sur la misère du monde, car il écoute les appels invisibles et travaille sans cesse à faire couler le Rythme sur les blessures de la terre. Il ne fait pas de miracles qui brillent un instant comme un feu de paille, puis laissent la terre à son obscurité impénitente; il ne jongle pas avec des siddhi39 occultes qui viennent bouleverser un moment les lois de la matière, puis la laissent retomber dans ses vieux plis routiniers et douloureux; il n’a nul besoin de convertir les hommes ni de prêcher les nations, car il sait trop bien qu’on ne convertit pas les hommes par des idées ni des paroles, ni par des démonstrations sensationnelles, mais par un changement de densité intérieure, qui fait tout à coup comme un petit souffle d’aise et de soleil dans le noir – il souffle une autre loi sur le monde, il ouvre la lucarne d’un autre soleil, il change la densité des cœurs par la coulée tranquille de son rayon. Il ne frappe pas, il ne brise pas, il ne condamne ni ne juge: il tente de délivrer la même parcelle de vérité contenue dans chaque être et chaque chose, chaque événement, et de convertir chacun par son propre soleil. Son pouvoir est un pouvoir de vérité à vérité, de matière à matière, et sa vision embrasse tout, parce qu’il a trouvé le petit point dedans qui contient tous les points et tous les êtres et tous les lieux, et il voit dans ce mendiant qui passe, ce nuage teinté de rose, cet accident du moment, ce rien qui heurte sa maison ou cette jeune pousse qui monte, toute la terre et ses millions de bourgeons qui montent vers leur Vérité semblable, et la position exacte du monde dans un trébuchement du hasard ou la réflexion du passant. Tout est son champ d’action: par l’infime, il agit sur le tout; dans l’infime, il déchiffre le tout. D’un bout à l’autre du monde, il touche son propre corps.
Mais le travail n’est pas fini. L’évolution n’a pas touché son sommet, elle n’est pas même entrée dans sa Vérité solaire. Si l’Œuvre devait s’arrêter là, nous aurions touché le sommet de l’homme, produit un super-homme, mais pas l’être du prochain âge; notre conscience élargie, nos perceptions immédiates, nos sens raffinés, nos gestes et nos mouvements exacts, nos actes parfaits, nos pensées justes, nos volontés justes, notre joie inaltérable, reposeraient encore sur un corps animal – un corps vieillissant, précaire, pourrissant à son heure, et qui à chaque instant menacerait notre équilibre lumineux d’une chute brutale, enrayant d’un tout petit grain de sable le fonctionnement de notre conscience de vérité – et qu’est-ce que cette vérité si elle est aussi fragile? La Vérité est ou elle n’est pas, et elle est immortelle, infinie, invulnérable. Elle est légère et lumineuse, incorruptible, et elle ne peut pas s’empêcher d’être tout ce qu’elle est, pas plus que le manguier ne peut s’empêcher d’être tout son arbre et toutes ses fleurs et chacun de ses fruits dorés. Elle ne s’arrêtera pas à cet accomplissement tronqué et n’aura de cesse que toute la terre et tous les êtres soient à son image, puisque, en vérité, toute la terre et tous les êtres sont sa semence. Le surhomme, lui aussi, est un «être de transition», il est le préparateur d’un autre être sur la terre, aussi différent de l’homme que nous sommes différents du singe, et peut-être davantage car l’homme est encore de la substance du singe tandis que l’être nouveau sera d’une autre substance, immortelle, lumineuse et légère comme la Vérité même. Il est l’élaborateur de l’«être supramental» annoncé par Sri Aurobindo, et sa substance est l’obscur laboratoire d’une périlleuse aventure.
Les cellules de notre corps doivent contenir la flamme de l’Immortel
Sinon l’esprit rejoindrait seul sa source
Laissant un monde à moitié sauvé à son douteux destin40
Car il ne s’agit pas de faire un esprit doué de pouvoirs miraculeux et lumineux, pas d’imposer à ce corps une loi supérieure à la sienne, pas même de pousser le physique à son suprême degré de raffinement, mais de «créer une nouvelle nature physique41», et pourtant en partant de ce corps, ce pauvre petit corps fragile et animal, puisque c’est lui, notre base, notre instrument d’évolution. L’être nouveau ne tombera pas du ciel, tout fait: il faut le faire! Il faut trouver dans notre substance la clef de sa propre transmutation, il faut trouver le Secret de tous les secrets, dans l’infinitésimal, dans la toute petite cellule. C’est dans notre corps que doit s’opérer la transition, le difficile passage. Et peut-être, si nous touchons ce Secret-là, aurons-nous la clef divine de la matière, et la clef du long périple de la terre, et le puissant coup d’œil radieux qui un jour mit en route notre voyage. Il faut frapper à la porte de la mort et délivrer son puissant secret – car là aussi se cache la Vérité, puisque tout ce qui est, est la Vérité. Il faut desceller le roc de l’Inconscient et trouver la première base, l’assise solaire sur laquelle repose tout ce qui est. Il faut aller tout au fond pour toucher le suprême Soleil. Dans une cellule de notre corps, repose le mystère pareil de toutes les galaxies et toutes les terres. Dans un point, un infime point, tout est contenu, le suprême Pouvoir et la Vérité radieuse à jamais, et la suprême obscurité, la mort à jamais (semble-t-il), noués ensemble dans une étreinte périlleuse, lourde d’une inconcevable Possibilité. Un autre mystère nous appelle.
Une voix s’est levée, si douce et si terrible
Saisissant le cœur d’amour et de douleur
Comme si tout l’enfer était mêlé à tous les cieux
En une seule note inextricable.
Née des profondeurs abyssales pour flotter sur les hauteurs suprêmes,
Elle portait toute la tristesse que partagent les âmes des créatures
Et pourtant suggérait toute l’extase que les dieux peuvent contenir42
C’est à nous de démêler ce nœud-là, ce mortel mélange, à nous de trouver la clef et de tenter la suprême aventure.
La voie de la descente n’est pas terminée.
Le chercheur a suivi pas à pas le processus de démécanisation; de degré en degré, il a dénoué, éclairci les divers niveaux d’embrouillement qui empêchaient la coulée d’Harmonie; il est sorti de la mécanique mentale, de la mécanique vitale; jusqu’à un certain point, il est sorti de la mécanique subconsciente; l’elfe gris est encore là mais comme une ombre sur un écran de cinéma, comme un souvenir de douleur qui persiste, une sorte de vieille blessure encore sensible: il n’a plus de prise vraiment, sauf par cette ombre qui vient teinter la joie, laisser un sourd malaise au fond, un je ne sais quoi de non guéri, une sorte de Menace sans visage et sans nom qui rôde – quelque chose est encore là, comme le souvenir d’une catastrophe qui peut à chaque instant faire surgir la catastrophe, comme si, en vérité, tout était infiniment précaire et qu’une seconde d’oubli pouvait tout faire basculer dans une vieille habitude mortelle. Il reste un point, un redoutable point, et tant que ce point-là n’est pas gagné, rien n’est gagné, rien n’est définitivement sûr. Ce moment de bascule de l’autre côté, du côté mortel, du côté douloureux, du vieux côté d’angoisse et de menace (c’est une menace, c’est la menace de tout, le manteau de plomb instantané, la vieille chose sans nom qui serre la gorge, comme si, en une seconde – une petite seconde suffocante –, des millénaires de nuit et de peine et de honte venaient crever le décor, et tout est comme un décor brillant plaqué sur cette obscure densité noire, intacte, qui vous happe dans son vertige destructeur), cette ténébreuse bascule, on ne sait pas très bien ce qui la déclenche, elle s’abat soudain sans raison, vous dépouille de tous vos soleils et vous laisse nu, comme aux premiers âges, devant le vieil Ennemi, peut-être le premier ennemi de l’homme et de la vie sur la terre: un indicible mystère qui vous prend dans son étreinte, une terrible chute verticale qui a comme la teinte de l’amour et de la grande Peur. On ne sait pas ce qui la provoque – apparemment nulle erreur, nulle baisse de tension, nul mouvement faux dans la conscience qui viendrait rouvrir cette oubliette, mais elle bée. Et en effet, quelque chose a été oublié; et tant que cet oubli-là ne sera pas désoublié, la grande Mémoire d’or de la Vérité ne pourra pas faire briller tout son Soleil sur tout notre être. Et peut-être cet Ennemi-là, cette ombre-là, est-il l’Amant déguisé qui nous entraîne à sa suprême poursuite, son ultime découverte. Nous sommes conduits tout du long; une infaillible Main dessine ses méandres pour nous amener directement, par un millier de détours, à son heureuse totalité:
L’inévitable résultat suprême
Qu’aucune volonté ne peut enlever, aucun destin changer
La couronne d’immortalité consciente
La divinité promise à nos âmes en lutte
Quand pour la première fois, le cœur de l’homme
Osa la mort et souffrit la vie43
Ce n’est donc pas par une décision arbitraire et morbide que le chercheur entreprendra cette ténébreuse descente – il y a longtemps qu’il a cessé de vouloir, il y a longtemps qu’il obéit au petit rythme, à la coulée qui grandit, et l’infléchit ici ou là selon qu’elle presse. La descente s’effectue progressivement, presque à son insu, mais elle est comme jalonnée par un certain nombre de phénomènes qui deviennent de plus en plus clairs et qui marquent les «conditions physiologiques» de la descente, pourrions-nous dire. Ces conditions physiologiques sont triples. Il y a cette petite «coulée» dont nous avons souvent parlé, il y a ce «rythme», il y a ce «feu» d’être qui ouvre les portes du nouveau monde. On serait tenté de croire qu’il s’agit là d’une fiction poétique, d’une image à l’usage des enfants – mais il n’en est rien, et le monde entier est un poème qui devient vrai, une image qui s’élucide, un rythme qui prend corps. Peu à peu, un Enfant regarde avec des yeux de Vérité et découvre la belle Image qui était là depuis toujours, il écoute un Rythme qui ne meurt pas, et, accordé au Rythme, il entre dans l’immortalité qu’il n’avait jamais cessé d’être. En fait, cette coulée grandit, ce rythme se précise, ce feu s’intensifie à mesure que les premiers niveaux mental et vital s’éclaircissent. Et d’abord, ce n’est plus simplement une «coulée», c’est une sorte de courant continu, de masse descendante qui enveloppe le sommet du crâne et la nuque, pour commencer, puis la poitrine, le cœur, puis le plexus solaire, l’abdomen, le sexe, les jambes, et qui semble même descendre sous les pieds comme s’il y avait là aussi un prolongement d’être, un abîme d’existence, et, plus ce courant descend, plus il devient chaud, compact, dense, presque solide: on dirait une cataracte immobile. La descente est proportionnelle à notre degré d’éclaircissement et à la puissance d’enfoncement de la Force (qui grandit avec notre éclaircissement). Aucune mécanique mentale ni psychanalytique n’a le pouvoir de s’enfoncer dans ces couches-là. C’est un mouvement d’une puissance irrésistible, qui parfois même peut vous plier en deux et comme vous aplatir sous sa pression; et en même temps, c’est d’une stabilité qui semble grandir aussi avec la puissance, comme si, finalement, au bout de la descente, c’était une masse d’énergie immobile – ou d’une vibration si intense, si prompte, si instantanée, qu’elle est comme solidifiée, arrêtée, et pourtant dans un inconcevable mouvement sur place: «un poudroiement d’or chaud», dit la Mère. C’est ce que Sri Aurobindo a appelé la Force supramentale. Il semblerait presque qu’elle devienne «supramentale», ou revête les caractéristiques supramentales, à mesure qu’elle descend dans la matière (c’est-à-dire à mesure que nous consentons à la laisser passer, que les résistances tombent sous sa pression et qu’elle entre victorieusement jusqu’en bas). Nous disons «supramental», mais il en est de ce mot comme de tout le reste, il n’y a qu’une Force, de même qu’il n’y a qu’une lune, qui peu à peu devient pleine pour nos yeux – mais la lune était toujours pleine, et la Force toujours pareille: c’est notre réceptivité qui change et lui donne l’air de devenir autre qu’elle n’était depuis toujours. C’est cette «coulée»-là qui, spontanément, automatiquement, sans que nous le voulions ou décidions quoi que ce soit (toutes nos volontés sont un embrouillement de plus), opère la descente, renverse les obstacles, fait surgir les faussetés sous son impitoyable phare, surgir l’elfe gris, surgir toutes nos caves au grand jour, nettoie, déblaie, élargit et met de l’infini à chaque niveau et dans chaque recoin, et ne cesse point, ne s’arrête pas une seconde jusqu’à ce que tout, dans le moindre détail, le plus petit mouvement, soit restitué à sa joie, son infinitude, sa lumière, sa vision claire, sa volonté juste et son assentiment divin. C’est la Force du yoga, la Conscience-Force dont parlait Sri Aurobindo. C’est elle qui forge le surhomme, elle qui forgera l’être supramental – elle qui forgera elle-même dans cet oubli d’elle-même.
Ta Lumière d’or est descendue dans mon cerveau
Et les chambres grises du mental se sont ensoleillées ...
Ta Lumière d’or est descendue dans ma gorge
Et toutes mes paroles sont maintenant un chant divin
...
Mes mots sont ivres d’un vin immortel.
Ta Lumière d’or est descendue dans mon cœur
Forgeant ma vie par Ton éternité .
Ta Lumière d’or est descendue dans mes pieds
Ma terre est maintenant ton terrain de jeux et ta demeure44
Puis il y a ce «feu». Ce n’est pas un mythe non plus: «Sa masse ardente est visible, dit le Véda45, Agni (le feu) est large de lumière et de corps concret46.» Mais ce corps, au début, n’est qu’une petite étincelle; sa masse ardente, une flamme vacillante qui parfois s’allume et souvent s’éteint, et qu’il faut rallumer encore et encore; c’est un petit cri de suffocation dans la nuit du monde, un besoin d’on ne sait quoi qui se promène avec nous, monte et descend nos méandres, qui nous suit tenacement comme une mémoire d’autre chose, comme un souvenir doré dans la grisaille des jours, comme un appel d’air, un besoin d’espace, un besoin d’aimer, un besoin d’être vrai. Et il grandit, ce feu, ce cri:
L’homme est une étroite passerelle, un appel qui grandit47
C’est d’abord une petite flamme dans le mental, quelque chose qui tâtonne vers une inspiration plus vaste, une vérité plus grande, une connaissance plus pure, et qui monte, qui monte, qui voudrait même couper toutes les lourdeurs du monde, les entraves, les attaches, les encombrements de la terre, qui s’élève et débouche, parfois, pure, aiguë, sur des sommets de lumière blanche où tout est à jamais connu et vrai – mais la terre, elle, reste fausse; la vie, le corps restent dans la mêlée obscure, et meurent et se décomposent. Alors, cette petite flamme blanche commence à prendre dans le cœur: elle voudrait aimer, guérir, sauver, et elle tâtonne ici, tâtonne là, aide le prochain, secourt, se donne et chante quelque chose qui voudrait tout embrasser, tout contenir et prendre la vie entière dans son cœur. Déjà, c’est une flamme plus chaude, plus dense, mais ses minutes d’embrasement sont comme une pâle luciole fragile sur un océan de vie obscur, à chaque instant elle est étouffée, noyée, roulée sous la vague et sous nos propres vagues d’obscurité – rien n’est changé et la vie continue sa ronde. Alors, le chercheur veut faire entrer ce feu, cette vérité ardente dans chaque instant et dans chaque geste, dans son sommeil et dans ses jours, dans son mal et dans son bien, dans toute la vie, et que tout soit purifié, dévoré par ce feu – que quelque chose d’autre naisse enfin, une vie plus vraie, un être plus vrai. Il entre sur la voie du surhomme. Et ce feu grandit encore, il descend, descend les étages de l’être, s’enfonce dans les caves subconscientes, déloge l’elfe gris, déloge la misère dedans, et brûle de plus en plus continûment, puissamment, comme attisé par la pression obscure. C’est déjà presque un corps à notre semblance et c’est d’une couleur rouge-vermillon qui déjà tire sur l’or. Mais c’est encore fluctuant et précaire, il manque une assise fondamentale, une base de permanence. Alors, le chercheur veut faire entrer ce feu dans sa substance et dans son corps, il veut que sa matière reflète la Vérité, incarne la Vérité, il veut que ça rayonne dehors comme au-dedans – il entre sur la voie de l’être supramental. Car, en vérité, ce moi de feu qui grandit, ce corps ardent qui ressemble de plus en plus à notre archétype divin, à notre frère de lumière sur les hauteurs, qui semble nous déborder de toutes parts et même rayonner autour dans une vibration déjà orange, est le corps même qui formera l’être supramental. C’est la prochaine substance de la terre: «plus dure que le diamant, et pourtant plus fluide qu’un gaz», disait Sri Aurobindo48. C’est la condensation spirituelle de la grande Énergie avant qu’elle se transforme en matière.
Mais comment engrener ce feu dans notre matière, comment opérer le passage ou la transfusion de ce corps obscur et mortel à ce corps ardent et immortel? L’expérience est en cours, il est difficile d’en parler, personne ne saura vraiment comment cela se fait jusqu’à ce que ce soit fait. Nul ne connaît le pays ni le chemin puisque personne n’est jamais allé là, personne n’a jamais fait un corps supramental! Mais ce sera fait, aussi inévitablement que l’homme et le singe, et le mille-pattes, étaient déjà faits dans la grande Semence d’or du monde. C’est la dernière aventure de la terre, ou peut-être la première d’une série plus merveilleuse sur une nouvelle terre de vérité. Nous ne connaissons pas le secret, nous savons seulement dans quel sens il faut marcher – et peut-être, savoir le sens, est-ce déjà connaître le secret, puisqu’il se déroule sous nos pas et se forge en marchant.
Du moins, pouvons-nous dire le sens, le simple sens, car, comme toujours, les secrets sont simples. Le feu se forme par la parcelle de conscience que nous mettons dans une inconscience. Vu d’en haut, c’est l’inconscience qui résiste et chauffe sous la friction de la conscience nouvelle qui veut entrer: c’est ce geste futile et automatique qui a du mal à détordre son habituel sillon pour tourner d’une autre façon, sous une autre impulsion, et il faut mille fois détordre la vieille tournure, insister et persister jusqu’à ce qu’une petite flamme de conscience se produise là au lieu d’une obscure ronde; vu d’en bas, c’est cette inconscience qui suffoque et qui appelle et qui cogne et qui cherche. Et les deux sont vrais. C’est la mémoire dedans qui appelle le rayon d’or, c’est le grand Soleil de toujours qui fait germer cet appel de soleil. Et le processus, le grand Processus est simple: il faut allumer ce petit feu de proche en proche, mettre le rayon dans chaque geste, chaque mouvement, chaque respiration, chaque fonction du corps; au lieu de faire comme d’habitude, automatiquement, mécaniquement, il faut se rappeler là aussi la Vérité, vouloir là aussi la Vérité, infuser là aussi la Vérité. Et ça résiste, oublie, se disloque, la mécanique fait la grève, tombe malade, refuse de suivre le processus de lumière. Il faut recommencer mille fois et mille fois, point par point, geste par geste, fonction par fonction. Il faut se rappeler encore et encore. Et puis, tout d’un coup, sur un petit point du corps, dans ce petit souffle qui passe, il y a quelque chose qui ne vibre plus de la vieille façon, qui ne tourne plus comme d’habitude, et la respiration, soudain, suit un autre rythme; elle s’élargit, s’ensoleille, est comme un gonflement d’aise, l’inspiration d’un air jamais connu, jamais goûté, qui rafraîchit tout, guérit tout, nourrit même comme si l’on aspirait le nectar des immortels. Puis tout retombe dans la vieille habitude. Il faut recommencer encore et encore, sur un point, sur un autre, à chaque minute – la vie devient pleine d’une préoccupation infinie, d’une absorption intense. Une minuscule victoire d’une seconde nous affermit pour une autre découverte, une autre victoire. Et l’on commence à travailler dans tous les coins, tous les mouvements, on voudrait que tout s’emplisse de vérité et de ce soleil-là qui change tout, qui donne un autre goût à tout, un autre rythme, une autre plénitude. Alors, le corps lui-même commence à s’éveiller, commence à vouloir la vérité, le soleil, il commence à allumer son feu d’aspiration ici et là, il commence à ne plus vouloir oublier; et quand il oublie cette petite vibration nouvelle, il sent soudain comme une suffocation, comme s’il glissait de nouveau dans la mort. Le processus est simple, infini, perpétuel: chaque geste, chaque opération accomplie avec une parcelle de conscience, agglutine cette conscience, ce petit feu d’être, au geste et à l’opération, et peu à peu la transforme. C’est une infusion de conscience, une infusion de feu microscopique, méthodique, innombrable, jusqu’à ce que la matière elle-même, sous cette pression consciente, finisse par s’éveiller au besoin de la conscience comme la semence s’éveille au besoin du soleil. Alors, tout finit par pousser ensemble, inévitablement, irrésistiblement, sous cette attraction dorée. De proche en proche, le feu s’allume, la vibration rayonne, la note se répand, les cellules répondent à l’Influx: le corps entre dans un nouveau fonctionnement, un fonctionnement de vérité consciente.
Et la vertu du corps, c’est sa permanence obstinée; une fois qu’il a appris quelque chose, il ne l’oublie plus – il répète son fonctionnement lumineux vingt-quatre heures sur vingt-quatre, nuit et jour, avec la même obstination qu’il répétait autrefois ses maladies, ses craintes, ses faiblesses et tout son fonctionnement obscur d’animal millénaire.
Cette «démécanisation» corporelle ressemble donc à celle des niveaux supérieurs, mental et vital, mais au lieu d’un terrain vague d’inconscience mentale à combler entre ce réverbère et cet autre, d’un bout de cette rue à l’autre, c’est un terrain vague d’inconscience corporelle à combler entre ce souffle et cet autre, ce mouvement et cet autre, d’un bout du corps à l’autre; au lieu d’une mécanique mentale qui déroule un millier de pensées futiles, c’est une mécanique corporelle qui secrète un millier de craintes imperceptibles, d’appréhensions, de mémoires morbides, et tourne en rond dans ses vieilles artères obscures. Et chaque «rappel», chaque moment d’arrêt dans la mécanique pour porter le regard de la conscience sur cet obscur déroulement, crée, agglutine sa petite goutte de lumière, son petit moment d’être, son petit feu, qui s’ajoute à une autre goutte et à une autre, et finalement commence à faire une autre coulée dans ces veines-là, un autre rythme et une autre chanson, et une ardeur du corps qui fait comme un autre corps dans le corps, une sorte de double lumineux qui devient le support, l’«impulseur», pourrait-on dire, du vieux corps d’ombre. C’est ce double lumineux qui finalement devra remplacer l’autre (?) ou transmuer l’autre. C’est le prochain corps de la terre. C’est «le fils du corps49» dont parlaient les rishi védiques.
En somme, il s’agit de remplacer le «programme» automatique engrené dans nos cellules et tout ce code ribonucléique inexorable qui secrète et secrète ses petits signaux de détresse et ses appels glandulaires, par un «programme» conscient, un appel de lumière, un code solaire dans tout ce cliquetis de valves et de pistons et d’enzymes vagabondes qui, s’ils suppléent à nos faiblesses et bouchent les trous de notre impuissance à absorber directement le grand courant d’Harmonie réparatrice, nous enferment et nous cadenassent dans un donjon d’énergie microscopique qui s’épuise et se décompose.
Une nouvelle culture spirituelle du corps est à inventer.
Ce changement de programme corporel, cellulaire, comme les autres changements de programme, mental, vital et subconscient, est terriblement perturbateur du vieil équilibre, on s’en doute, car le premier travail de la Vérité est toujours de jeter le désordre, c’est-à-dire de déloger le mensonge, braquer son phare et faire surgir tous les petits rats qui se terraient dans les replis du corps, les mille et un vibrions de mort, devrions-nous dire. Et si les pensées fausses, les impulsions fausses, sont les mensonges du mental et du cœur, les maladies sont les mensonges du corps – et la mort, le premier mensonge de tous les mensonges. Mais comme toujours, il se révèle que nos mensonges ne sont pas tant une erreur foncière ni une fausseté foncière, qu’une résistance à un ordre supérieur. Cette résistance est la protection de la vie – et son enterrement. Nous regardons toujours les maladies comme une lutte contre un agent nocif et destructeur, mais c’est peut-être, d’abord, le signe superficiel d’une lutte contre la vérité et d’un refus de la vérité, qui, spontanément, automatiquement appelle la mort. Le chercheur va donc se trouver aux prises avec les mensonges du corps: les maladies et la mort deviennent son champ de bataille quotidien, peut-être même heure par heure et minute par minute – des maladies-éclair et des morts-éclair – pour apprendre le métier de la Vérité et le code immortel dans cette mortalité.
Mais la mort est un mot pour quelque chose qui n’existe pas. On ne meurt pas plus quand on passe d’une chambre dans une autre ou que l’on change de vêtement, que quand on quitte son corps. En fait, la mort n’est pas «de l’autre côté»: elle est ici, à chaque instant, elle est toute mélangée à la vie, nous la promenons partout avec nous et, parfois, elle devient la mort. C’est ce «parfois», ce moment, ou ce mouvement plus complet de la mort en nous, qu’il faudrait saisir au piège. La mort n’est pas un «autre état», un accident qui vient tout à coup nous précipiter dans autre chose: elle est engrenée dans la vie même, c’est sa base, son fondement obscur; et si nous pouvions démêler ces fils étroitement noués, ce mort dans le vif, ce moi de mort qui bat doucement avec nous et tente de supplanter jour par jour, presque heure par heure et à chaque instant, notre moi de vérité, nous aurions la clef de la prolongation de la vie à volonté. On ne meurt que par insuffisance de vérité. C’est la seule insuffisance au monde. Si nous étions totalement vrais, nous serions totalement immortels. La mort est la dissolution du mensonge – car le mensonge est d’essence pourrissante – et nous ne mourrons qu’aussi longtemps que nous ne serons pas véridiques, des pieds à la tête et dans chaque cellule de notre corps. En somme, la mort est la gardienne de la Vérité, l’ange obscur sur le seuil immortel qui détruit tout ce qui n’est pas capable de passer purement dans la Vérité. Nous avons déjà franchi le seuil dans notre esprit purifié, nous l’avons peut-être franchi dans notre cœur et dans nos sentiments – il faut le passer dans notre corps. Il faut que le moi de vérité prenne totalement la place du moi de mort. Le processus d’immortalisation se fait de haut en bas, d’abord dans le mental, puis dans le cœur et dans les sens, puis dans le corps, mais la suprême résistance est la suprême victoire.
Et en effet, c’est une résistance. La mort est une résistance à la loi de Vérité, à la coulée toujours neuve de l’Harmonie. Tout au fond, nous sommes bâtis sur le «roc de l’Inconscient50» dont parlaient les rishi védiques, ce roc qui est peut-être le premier moment où la grande Énergie s’est solidifiée, tournée en matière, plongée dans une obscure contradiction d’elle-même, «abîmée» dans un inerte repos de sa triomphante coulée, perdue dans une immobile extase noire qui était comme l’inversion de son extase solaire sur les sommets. Ceux qui ont eu l’expérience de la descente dans l’Inconscient matériel savent en effet que l’image des rishi védiques n’est pas une image, mais un fait assez redoutable à traverser. C’est vraiment un roc – immense, sans fond semble-t-il –, une chute à pic dans une trouée de basalte dont on ne peut même pas dire qu’elle est noire, parce qu’il n’y a pas une étincelle de noir là-dedans, pas un rayon qui permettrait de dire que c’est noir – c’est le Noir – absolu, sans un souffle, sans une vibration de quoi que ce soit: une suffocation instantanée, un étouffement mortel. Un monde totalement immobile, totalement clos et comme étranglé sur lui-même, sans un son, sans un mouvement, sans un écho de quoi que ce soit. Le vide total, et pourtant comme une existence noire, asphyxiante, quelque chose qui est malgré tout, mais qui est comme une densité de négation absolue, comme un formidable refus qui dresse ses parois de basalte et qui s’enfonce, s’enfonce comme un abîme dans l’abîme, comme une mort dans la mort. Et en effet, descendre là, c’est comme une mort. C’est la mort. C’est l’Inconscient. On ne peut pas être là, on ne doit pas être là, c’est comme une suprême intolérance de tout ce qui bouge et respire, tout ce qui traîne avec soi une parcelle de lumière qui fait que l’on vit. Ça ne bouge pas. Ça ne respire pas. C’est NON. Un formidable NON à tout et de tout, qui vous engloutit ou vous expulse – ou vous contraint à appeler une lumière plus grande que ces Ténèbres-là.
Et il n’y a qu’une lumière plus grande que cette suffocante épaisseur de Noir: c’est la suprême Lumière, c’est le Grand Soleil de Vérité.
C’est pourquoi il est dit dans les Oupanishad que Yama, le dieu de la mort, est le fils du Soleil51.
Le suprême soleil est au fond de la suprême obscurité. La «mort» est le passage de l’immortalité, la gardienne du Grand Soleil total, l’ultime contrainte à la Vérité intégrale. Tout ce qui n’est pas capable, à ce moment-là, d’appeler la Lumière, tous les fragments d’être non purifiés sont instantanément happés par ce Non-là, dissous en lui, figés dans son extase noire, parce qu’ils sont eux-mêmes une petite étincelle de ce Non, un petit refus de ce grand Refus, un grain de roc de ce formidable Roc.
Et du même coup, nous avons la clef de tout ce qui fait la mort dans la vie – nos innombrables petites morts de toutes les minutes. Et nous comprenons que ce corps, ce petit corps si fragile, si dérisoire, que d’autres rejettent comme une guenille ou comme une entrave aux suprêmes ébats de l’Esprit libéré, est en vérité le lieu d’une suprême conquête et d’une suprême délivrance, et que c’est sur la terre et dans notre corps que se taille le paradis du Soleil de Vérité, à chaque minute, par notre adhésion ou notre refus de la lumière, par notre choix, minute par minute, entre notre moi de lumière et notre moi de mort.
L’être supramental est un délivré de la mort à jamais, et, par sa délivrance, la terre sera délivrée, contrainte à son suprême Soleil par sa suprême obscurité.
Le chercheur de la vérité intégrale est donc comme un batailleur de la mort, mais en fait, c’était son travail tout du long depuis l’instant où il s’était arrêté une minute sur ce boulevard pour transpercer d’un cri d’appel cette obscure ruée de la mécanique. Il a fait sa lutte contre le mensonge de l’inconscience dans son mental, dans son cœur, dans sa vie et dans chaque geste, et dans son subconscient, et maintenant le mensonge revêt son vrai visage: c’était la mort qui paradait sur les boulevards du mental, dans les replis du cœur, les caves de l’elfe gris, qui appelait sourdement les pensées décomposantes, les glissades obscures du désir, l’étreinte de l’ego; mais derrière cette quête inlassable de la soif et de la possession, derrière les mille questions du mental, les milliers de gestes avides, il y avait comme deux bras mortels qui voulaient se refermer pour toujours sur eux-mêmes et serrer sur un cœur enfin muet le grand assouvissement du «rien» sans désir, sans un souffle, sans une tension de peine nulle part. L’elfe gris a pris son visage de pierre, l’ego mental a posé sa dernière brique à son inexpugnable forteresse: nos maîtrises brillantes sont des maîtrises de la mort, elles nous le jettent à la figure, un jour, quand l’emprisonnement est complet – le mort dedans vient se superposer au mort dehors, exactement, tel que nous l’avons bâti geste par geste. On ne passe pas de l’autre côté: on était depuis toujours du côté de la mort. Mais pour le batailleur de la Vérité, le jeu devient clair; dix fois, cent fois par jour, il s’attrape à passer du côté de la mort; il passe et repasse la ligne, bascule imperceptiblement dans le mensonge avec les minuscules riens où elle se réfugie, fait le va-et-vient de la vie à la mort dans les artères de son corps: il apprend le mécanisme du passage, il débrouille le mortel mélange.
J’ai quitté les dieux de surface du mental
Et les mers insatisfaites de la vie
Et plongé par les allées aveugles du corps
Vers les mystères souterrains52
C’est un long, immense travail, chaque victoire se change en défaite, chaque défaite devient une victoire plus large, et il faut recommencer sur un autre point, et un autre encore, indéfiniment. Et nous croyons entendre la voix émouvante de Sri Aurobindo au bout du long voyage, son cri de certitude indomptée qui vient résonner à travers les frêles parois de la mort:
J’ai pris rendez-vous avec la Nuit ...
J’ai traversé l’obscure vastitude aveugle
Jusqu’au rivage gris où roulent ses eaux ignorantes
Je marche au long de la vague glacée, par les limons épais
Et toujours, ce fastidieux voyage ne connaît pas de fin
Perdue, la divinité brillante au-dessus du Temps
Nulle voix de l’Ami céleste ne vient
Et pourtant je sais que les traces de mes pas
Seront le sentier de l’Immortalité53
Mais c’est encore une façon négative de dire les choses, car le voyageur de la voie ensoleillée ne cherche pas les enfers ni la Nuit, il ne cherche pas les minuscules morts-éclair, encore qu’elles tombent sur lui parfois, dans un cri de suffocation: il cherche à rester toujours branché sur la grande coulée d’Harmonie et de Lumière et de Vérité, dans tout ce qu’il fait, toutes ses fonctions, chaque respiration qu’il prend, chaque battement de cœur; c’est un minutieux colonisateur de la Lumière, il la pousse dans chaque coin et recoin du corps, dans le sommeil comme dans la veille, dans chaque activité, chaque mouvement, chaque obscure allée du corps, comme autrefois sur les boulevards dehors, et il gagne du terrain pas à pas, cellule par cellule. Il allume le feu de besoin – besoin de vérité, besoin de lumière, besoin d’espace – dans chacune de ces infimes forteresses et repousse toujours plus loin la ligne d’inconscience. Les maladies tombent sur lui, ses forces s’en vont54, la mort grimace un instant, mais ce n’est même plus un piège ni une chute, car il a les yeux grands ouverts et il voit qu’une infaillible Main le conduisait dans cet abîme pour allumer là aussi un feu de vérité, un cri d’appel, un besoin d’espace et d’infini – et de la seconde où le cri vrai jaillit, tout s’évanouit, la maladie, la mort en une seconde, comme un voile irréel. Il apprend l’irréalité de la mort – c’est la suprême irréalité, elle s’effondre en un clin d’œil sous un seul petit souffle de vérité. Et si l’on y croit, c’est la mort instantanée, l’implacable coulée de basalte qui vous engloutit dans son rien – qui est rien vraiment, ça n’existe pas, un cri d’enfant la transperce en se jouant! Il n’y a qu’une réalité, c’est la Vérité immortelle, c’est le Soleil de toujours, la grande coulée douce qui meut les mondes et les corps – si nous voulons y croire, si nous voulons nous laisser porter par Elle, si nous consentons à la voie ensoleillée. C’est la seule Réalité. La mort n’existe pas, elle est seulement l’oubli de Ça. Une seconde de rappel et tout brille au soleil – tout n’a jamais cessé de briller au soleil, il n’y a jamais eu d’ombre, jamais eu de mort: il y a eu ce regard faux. La mort est un regard faux. Le monde grandit vers son vrai Regard qui changera tout en ce qu’il est réellement, il grandit vers son Feu qui transmuera tout en ce qu’il est réellement; la Vérité d’un point dévoilera la Vérité de tous les points, la Vérité de la matière agira sur chaque matière – et la mort et l’ombre et le non enfoui au cœur du monde révéleront leur visage immortel, leur lumière de toujours, leur Oui consentant et glorieux, parce qu’ils auront touché leur fond suprême et achevé leur mission, qui était de nous conduire aux portes du Soleil, dans notre corps et sur une terre de vérité.
Mais cette chasse aux mensonges et à l’inconscience du corps ne nous livrerait pas encore l’immortalité, elle nous livrerait seulement la prolongation de la vie à volonté, et «qui se soucie, disait Sri Aurobindo, de porter le même vêtement pendant une centaine d’années, ou d’être enfermé dans un étroit logement invariable pendant une longue éternité55?» Éterniser la vie dans son épais fonctionnement actuel, serait vraiment un effroyable fardeau dont nous souhaiterions vite être débarrassés. Aussi bien, cette prolongation de la vie à volonté est-elle seulement une première étape de travail afin de nous donner le temps de fabriquer l’être supramental dans notre corps. Il faut le temps de le faire, c’est une course entre la rapidité de la mort et la rapidité de la transformation. Sri Aurobindo estimait qu’il fallait trois cents ans pour former cet être. Mais il semble bien que le mouvement s’accélère de plus en plus, et, peut-être, cette suprême transformation ne dépend-elle pas tellement d’une longueur de temps de préparation individuelle, que de la préparation même du corps de la terre dans son ensemble et de son aptitude à accepter le nouveau monde. Or, la Force du Nouveau Monde pilonne la terre sans merci, elle avance à pas de géant, les coutures craquent, et ce qui nous semblait un carillon lointain devient un formidable glas des morts, qui cache une résurrection prochaine. Nous arrivons au fond du trou, nous sommes à la porte de la Nuit profonde qui voile l’inattendu.
Tout est miracle ici-bas et par miracle peut changer56
*
Cette genèse de l’être supramental n’est pas vraiment une étape distincte, elle est en tous points mêlée à celle du surhomme, et seul le mental nous oblige à tracer des lignes de séparation. En fait, c’est un long périple à travers des vies, des âges, des corps et des corps, une lente poussée d’un petit feu dedans qui se cachait déjà dans l’atome, la pierre, la plante, pas plus grand qu’une luciole, qui est devenu conscient de lui-même dans l’homme, qui a grandi par la lutte et la douleur, des expériences et des expériences sous cette peau d’homme brun ou blanc, cette latitude ou une autre, qui a émergé dans le mental comme un froid rayon, divisé l’obscurité en mille faisceaux contradictoires, battu dans le cœur comme une petite flamme chaude, poussé et poussé contre vents et marées, peiné dans l’amour, peiné dans la peine, peiné dans le plaisir; qui a percé cette carapace de vie, brillé pour rien, pur, comme un feu de la Saint-Jean sur les grèves du monde, cherché ici, cherché là, attisé sa flamme de mille riens qui ne faisaient jamais une plénitude, embrasé les jours et les heures, pris les minutes, les grands gestes et les petits, les saisons froides, les saisons chaudes, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’une seule saison de feu, un seul chant de flamme ici et là; et il est devenu le corps de notre corps, le cœur de notre cœur, la haute pensée qui jaillit des flamboiements blancs de l’Esprit, la pure vision qui transperce la douleur des apparences, le pur amour comme une neige de vermillon sur les champs tristes de la terre, la pure musique, le rythme pur qui s’accorde à tout – il est devenu notre corps de prière pour le monde, notre corps de lumière pour les hommes, notre corps ardent pour l’avenir de la terre, notre bûcher vivant pour la transfiguration de la matière. Et plus il s’enfonçait dans cette obscurité dense, cette négation au fond, cette petitesse d’un millier de gestes et de battements pour rien et de routines de la mort, plus il éclatait, rayonnait, se dorait comme un soleil, se concrétisait comme s’il était au bord d’une ultime transfusion, d’une invasion dorée de la matière, d’un dernier cri d’amour qui allait renverser les murs et livrer la gloire vivante du corps nouveau, du Maître de toute cette évolution. «Ô Feu, les rayons flamboyants de ta puissance éclatent impétueusement de tous côtés, dit le Véda ... Ô Flamme aux cents trésors ... Ô fils du corps ... Tu fondes le mortel dans une suprême immortalité57.»
Il émergera un jour, le Maître du long périple de feu, le but de toutes ces peines, l’épitomé des âges, et toute la terre s’en trouvera changée, saisie par son irrésistible rayon de joie et de beauté, convertie au sourire par un sourire. Et toutes les ombres seront dissoutes comme si elles n’avaient jamais été.
La perfection d’un seul homme peut encore sauver la terre58
Son Regard vrai ouvrira le vrai regard en chacun de nous. Sa Vérité pure fera briller la même Vérité dans chaque cœur et chaque atome. Sa Réalité réalisera le monde. La terre sera transfigurée par l’irrésistible rayonnement de son propre Soleil.
Seule la joie peut convertir à la joie.
*
Comment sera ce corps supramental, cette «vie divine» sur la terre? Là aussi, les miracles révéleront qu’ils sont la simple nature du monde et que cette vie nouvelle suit une logique divine, une logique de la vérité divine de la matière. Ce qui sera, est déjà là, fruste, grossier, mal connu de soi-même, borné par notre propre vision bornée, car vraiment le monde est une vision qui se dévoile. Cette Énergie formidable, innombrable, inépuisable, cette Conscience-Force, cette Harmonie immense dont nous nous sommes coupés, barricadés dans un petit corps égoïste, enfermés dans un petit tressaillement de désir et de peine, coulera sans entraves à travers nous, parce que notre moi sera devenu le moi du monde, notre pensée, la transmettrice du grand rythme, notre cœur, le diffuseur du grand battement d’union, notre loi, la seule Loi ensoleillée qui fait mouvoir les mondes, et notre corps, le symbole du grand corps de la terre. Il n’y aura plus de fausse note en nous, plus d’écran personnel, plus de verre déformant, plus de volonté égoïste, mais la seule Volonté qui meut les mondes et la seule note qui fait chanter les sphères. Alors, l’Harmonie pourra couler à tous les étages de notre corps, directement, tout-puissamment, purement. Les petits centres de conscience59 – les chakra des divers plexus – seront devenus les puissants condensateurs de l’Énergie cosmique, ses projecteurs sur la matière; ils alimenteront notre propre corps directement comme aujourd’hui la nourriture nous alimente indirectement et lourdement; ils recevront chacun la vibration exacte correspondant à leur fonction, la «fréquence» de lumière correspondant à leur action: les rayons de la pensée-volonté immédiate qui exécute, les éclairs de la vision de vérité qui met les choses en place et ouvre, délivre la vérité de chaque être, chaque objet, chaque circonstance, le soleil du cœur qui guérit, le torrent de la Force de Vie qui balaye les obstacles, le grand rayon de la Force originelle qui façonne la matière par la vérité de la matière. Tous les nerfs, tissus, cellules que nous avons démécanisés, purifiés, délivrés de leur engorgement d’inconscience, deviendront les libres chenaux de la Force supramentale et irradieront notre corps des lumières de l’Esprit, de la Joie de l’Esprit, du nectar immortel – jusqu’au jour où cet Influx doré sera assez hautement concentré et individualisé pour remplacer le fonctionnement épais des organes et transparaître par tous les pores de la vieille peau, imprégnant, transmuant le corps grossier, ou le résorbant dans son flamboiement solaire, comme la puissante gravitation des atomes résorbe les particules et délivre leur corps d’énergie radiante.
Nous ne savons pas, nous ne savons rien de l’ultime mouvement! Mais il se fera, aussi inévitablement que la cosse de la cytise éclate et livre sa cascade d’or. Le corps mortel aura fini son œuvre, qui était d’engendrer par son propre cri un corps immortel sur la terre et de révéler l’Esprit qu’il contenait depuis toujours dans ses obscures cellules.
Alors, l’être supramental, délivré, pourra se mouvoir dans sa propre substance solaire, fluide, légère, lumineuse; se déplacer à volonté, se retirer dans une invisible concentration de lui-même ou se projeter victorieusement au-dehors, changer de couleur et de forme selon son état d’âme ou son niveau de concentration ou son besoin d’exécution, communiquer directement, musicalement, manier la matière à volonté, la modifier à volonté, la recréer ou la reformer à volonté, par la simple manipulation directe de la vibration de vérité dans les choses, bâtir à volonté, dissoudre à volonté et opérer simplement, immédiatement toutes les opérations que nos machines accomplissent indirectement par une lourde traduction de notre pouvoir mental. Car, en vérité, c’est un être «supramental», non pas parce qu’il est doté d’un super-mental qui se situerait d’un degré au-dessus du mental et posséderait un pouvoir plus impérieux de s’imposer à la matière, mais parce qu’il est doué d’un degré de pouvoir plus intérieur, qui ne s’impose pas à la matière ni ne lui arrache de violents miracles, mais la délivre de son propre pouvoir créateur, de sa propre joie créatrice, et lui fait chanter sa propre note de lumière comme le berger fait chanter son pipeau.
Et la vie du dehors obéira à la vie du dedans.
Ce sera la fin de l’Artifice. Ce monde fabuleux, énorme, bardé de machines à tous les étages et tous les degrés, engrené dans une mécanique qui nous engrène et engrène le moindre mouvement de la vie, le plus petit souffle de la pensée, le plus léger battement de cœur et nous roule sous son énorme char où les plus riches de faux pouvoirs, les plus armés de fausses paroles, les plus lourds de carapace d’inconscience triomphante, les plus parés de fausses couleurs et de clinquants et de lumières télévisées, truquées, conditionnées, dominent une masse hypnotisée, consentante à ce barbare sacrifice de Moloch, à cet esclavage universel, total, détaillé jusque dans la plus petite réaction subconsciente, où même les hommes les plus éclairés sont encore mus par la sourde réverbération de la Machine, aliénés de leur propre pouvoir de voir et de sentir et de communiquer, étouffés sous un gigantesque appareil qui conditionne leur pensée, conditionne leurs sentiments, conditionne leur foi, enrégimentés par la science, enrégimentés par la loi, enrégimentés par la Machine qu’il faut faire tourner pour vivre, tourner pour manger, tourner pour respirer et voyager, qu’il faut faire vivre pour pouvoir vivre – s’évanouira comme un cauchemar irréel sous le regard tranquille de la Vérité, qui mettra chaque chose à sa place, dotera de pouvoir le plus vrai, vêtira chacun selon sa lumière, illuminera chacun de sa vraie couleur, fera transparaître la vibration intime sans subterfuge, sans vêtement faux, hiérarchisera les êtres spontanément, automatiquement, visiblement, selon leur qualité de flamme et leur intensité de joie, prêtera son rythme puissant au plus clair, donnera à chacun un monde à sa mesure, une demeure à sa couleur, un corps immortel selon sa joie, une étendue d’action conforme à l’étendue de son propre rayon, un pouvoir de modeler la matière et d’user de la matière selon son intensité de vérité et sa capacité de beauté et son degré d’imagination véridique; car, en définitive, la Vérité est la Beauté, est l’Imagination suprême qui, à travers tous ces millions d’années et ces milliards de peines, voulait nous faire retrouver notre propre pouvoir d’aimer et de créer et de déraciner la mort par la joie immortelle.
Mais comment cette matière, si lourde, si rebelle, ce caillou insensible, obéira-t-il au pouvoir de l’Esprit? Comment la matière de la terre se laissera-t-elle transformer sans être concassée, violentée, pulvérisée par quelque mécanisme frappant, chauffée à quelques milliers de degrés par nos bouilloires nucléaires? Nous pourrions aussi bien demander comment ce caillou pourrait un jour échapper à l’escalade tortueuse de la chenille – nous ne voyons pas plus loin que notre conditionnement mental; mais notre vision est fausse et la matière que nous écrasons sans pitié est aussi vivante, active, «responsive» que la coulée des étoiles sur nos têtes ou l’invisible frémissement du lotus sous le soleil de mai. La matière aussi est vivante, la matière aussi est une substance de l’Éternel, et elle peut répondre, autant que le mental et que le cœur ou la plante. Seulement, il faut trouver le point de contact, il faut connaître le vrai langage, de même que nous avons trouvé le langage des chiffres, seulement pour extraire quelques monstres. Il y a une autre langue à trouver pour une autre vision, une langue concrète qui donne l’expérience de ce qu’elle nomme, qui fait voir ce qu’elle dit, qui touche ce qu’elle exprime et ne traduit pas mais concrétise les vibrations et meut les choses par l’émission de la note semblable. Il y a toute une magie du Verbe à retrouver.
Car il existe un Rythme aussi, et ce n’est pas une fiction non plus, pas plus que ce «feu» ni cette «coulée». Et c’est une seule même chose sous un triple visage60, sous sa forme individuelle et universelle, dans sa condensation humaine ou ses espaces interstellaires, dans cette pierre ou cet oiseau. Chaque chose, chaque être a son rythme, de même que chaque événement et le retour des oiseaux du Nord. C’est le grand Rite du monde, son indivisible symphonie dont nous nous sommes séparés dans un petit corps mental. Mais il est là, ce rythme, au cœur de tout et en dépit de tout, car, sans lui, tout se désintégrerait, s’éparpillerait: c’est l’agglutinant primordial, le réseau musical qui relie les choses, leur vibration intime, leur couleur d’âme et leur note. Les anciens textes tantriques disaient: «Le nom naturel des choses est le son produit par le mouvement des forces qui les constituent61.» C’est le vrai Nom de chaque chose, son pouvoir d’être, et notre vrai nom unique parmi les milliards d’apparences. C’est ce que nous sommes et c’est ce qui est derrière tous les vocabulaires et les pseudonymes dont la science et les lois nous affublent et affublent le monde. Et, peut-être, toute cette quête du monde, cette évolution tourmentée, cette bataille des choses et des êtres, est-elle une lente quête de son vrai nom, son identité singulière, sa musique vraie sous cette formidable parodie. Nous ne sommes plus personne! Nous sommes n’importe qui dans un brouhaha mental qui passe de l’un à l’autre; et pourtant, nous sommes une note unique, une petite note qui peine vers sa grande musique et qui se cogne et qui grince, et qui souffre parce qu’elle ne peut pas se chanter; nous sommes une irremplaçable personne derrière ce carnaval des faux noms, nous sommes un Nom qui est notre tonalité unique, notre petit phare d’être, notre simple sacre dans le grand Sacre du monde, et qui pourtant nous relie secrètement à tous les autres phares et tous les autres noms. Connaître ce Nom-là, c’est connaître tous les noms. Nommer, c’est pouvoir refaire une chose par sa musique, saisir les forces semblables dans leur réseau d’harmonie. L’être supramental est avant tout «le connaisseur du Verbe» dont parlaient les rishi védiques, «le prêtre du Mot62», «celui qui fait» par la simple invocation de la vérité des choses, poiêtês – c’est le Poète de l’âge futur. Et son poème est une coulée de vérité dont chaque syllabe créatrice de faits et de matières s’accorde à la grande Harmonie: une re-création de la matière par la musique de vérité de la matière. C’est le Poète de la Matière. Par cette musique, il transmue; par cette musique, il communique; par cette musique, il connaît et il aime – parce que, en vérité, ce Rythme-là est la vibration même de l’Amour qui conçut les mondes et les porte à jamais dans son chant.
Nous avons oublié cette petite note, la simple note qui emplit les cœurs et qui emplit tout comme si le monde s’embuait soudain d’une tendresse orange, vaste et profonde comme un amour sans fond, si vieille, si vieille qu’elle semble embrasser les âges, monter du fond des temps, du fond des peines et de toutes les peines de la terre et de toutes ses nuits, ses errances, ses millions de chemins douloureux par des vies et des vies, ses millions de visages disparus, d’amours dissous, engloutis, et qui reviennent soudain nous saisir dans cet éclatement orange, comme si nous avions été toutes ces peines et tous ces visages et tous ces êtres sur les millions de chemins de la terre, et tous leurs chants d’espoir et de désespoir, tous leurs amours perdus, séparés, toute leur musique jamais éteinte, dans cette seule petite note d’or qui éclate un instant avec la folle écume, et emplit tout d’une indicible communion orange, d’une compréhension totale, d’une musique de douceur triomphante derrière la peine et le chaos, d’une instantanéité comble, comme si l’on était dans le But pour toujours.
Alors on a touché la rive.
L’être supramental ou le surhomme sont seulement la perfection de cette petite note-là. Ils sont là, ils viennent! Ils frappent à la porte de notre âge:
Je les ai vus traverser le crépuscule d’un âge
Les enfants aux yeux de soleil d’une aube merveilleuse
Puissants briseurs des barrières du monde ...
Architectes de l’immortalité
Corps resplendissants de la lumière de l’Esprit
Porteurs du mot magique, du feu mystique
Porteurs de la coupe dionysiaque de la joie63
Et ils renverseront nos murs.
Reste l’irritant secret du passage de ce corps de lumière à ce corps d’ombre, de ce corps de vérité à ce corps mortel. Nous avons parlé de «transfusion» ou de résorption peut-être de l’un dans l’autre, ou de transmutation encore de l’un par l’autre. Mais ce sont des mots qui cachent notre ignorance. Comment cette «écorce», comme disait Celle qui continue l’œuvre de Sri Aurobindo (et qui tente la périlleuse aventure, le grand saltus final de l’évolution matérielle), comment va-t-elle s’ouvrir, céder la place à cette fleur de feu longtemps mûrie, comment cette nouvelle substance matérielle – la substance du nouveau monde – va-t-elle apparaître, se concrétiser? Car elle est déjà là, elle ne va pas tomber du ciel; elle rayonne déjà pour ceux qui ont la vision de vérité, elle s’est bâtie, condensée par la flamme d’aspiration de quelques corps; on dirait presque qu’il suffirait d’un rien pour qu’elle transparaisse au grand jour, visible et tangible pour tous – mais ce «rien»-là, cet impalpable voile, cet ultime écran, nous ne savons pas quel il est ni ce qui le fera tomber. Ce n’est rien, vraiment, c’est tout juste une écorce, et, derrière, palpite et vitre le monde nouveau, si intense, si radiant, chaleureux, d’un rythme si rapide et d’une lumière si vivante, tellement plus vivante et plus vraie que la lumière actuelle de la terre, que l’on se demande vraiment comment on peut encore vivre dans cette vieille substance racornie, étroite, épaisse, maladroite, et que la vie entière telle qu’elle est, apparaît en effet comme une vieille écorce sèche, mince, plate, sans couleur, une sorte de caricature de la vraie vie, une image en deux dimensions d’un autre monde matériel plein de profondeurs et de «vibrance», de richesses de sens superposés, fondus, de vie réelle, de joie réelle, de mouvement réel. Là, dehors, ce sont comme des petits pantins d’être qui se meuvent, des ombres chinoises qui passent, éclairées par quelque chose d’autre, projetées par quelque chose d’autre qui est la vie de leur ombre, la lumière de leur nuit, le sens sacré de leur petit geste futile, le corps vrai de leur silhouette blafarde. Et pourtant, c’est un monde matériel, matériel, matériel, ce n’est pas une fiction glorieuse, pas une hallucination des yeux clos, pas une vague auréole de petits saints: c’est là, c’est comme la «vraie matière», disait Sri Aurobindo, ça cogne à nos portes, ça veut être à nos yeux et dans nos corps, ça martèle le monde, comme si la grande Image de toujours voulait entrer dans la petite, le vrai monde entrer dans cette caricature qui craque de tous les côtés, la Vérité de la matière entrer dans ce revêtement mensonger et illusoire – comme si, vraiment, l’illusion était de ce côté-ci, dans ce faux regard de la matière, cette fausse structure mentale qui nous empêche de voir les choses comme elles sont. Car elles sont déjà vraiment, comme la rondeur de la lune est déjà, seulement cachée à notre regard d’ombre.
Cette solidité de l’ombre, cette efficacité de l’illusion, est probablement le petit «rien» qui empêche. Est-ce que la chenille pouvait s’empêcher de voir un monde linéaire, tellement concret et objectif pour elle, tellement incomplet et subjectif pour nous? Notre terre n’est pas complète, notre vie n’est pas complète, notre matière même n’est pas complète: elle cogne, elle cogne pour devenir entière et ronde. Il se pourrait bien que tout le mensonge de la terre soit dans son regard faux, qui entraîne une vie fausse, une action fausse, un être faux qui n’est même pas, qui crie pour être, qui cogne, qui cogne à nos portes et aux portes du monde. Et pourtant, cette «écorce», elle existe – elle souffre, elle meurt. Ce n’est pas une illusion, même si, derrière, se trouve la lumière de son ombre, la source de son geste, le vrai visage de son masque. Qu’est-ce qui empêche la jonction? ... Peut-être, simplement, quelque chose dans la vieille substance qui se prend encore pour son ombre au lieu de se prendre pour son soleil – peut-être s’agit-il seulement d’une sorte de transfert de notre conscience matérielle, de son passage total et intégral de la petite ombre à la grande Personne? Un passage qui est comme une mort, une bascule dans une «autreté» si radicale que c’est comme la désintégration du vieux bonhomme: une mort-résurrection instantanée? Une autre vue soudaine, une précipitation dans le Vif, le vrai vif, qui abolit ou «irréalise» la vieille ombre?
Tout le chemin, le simple chemin, est peut-être seulement de s’apercevoir de ce qui est déjà là – et d’apprendre à avoir confiance.
Mais cette écorce obstinée, cette vieille matière illusoire partout sous nos pieds, continue d’être, au moins pour les autres. Le critère de l’objectivité, ce que nous appelons le monde comme il est, est sa perception généralisée. Faut-il concevoir qu’une poignée d’êtres plus avancés, de pionniers du nouveau monde, vivront de cette vraie manière, dans ce vrai corps (invisible pour les autres) tandis que les autres continueront de vivre et de voir dans la vieille ombre et de trébucher avec elle, de mourir et de souffrir avec elle, jusqu’à ce qu’ils soient, eux aussi, capables de l’ultime transfert et d’entrer dans le nouveau monde qui deviendra l’objectivité générale, et pourtant sur cette terre et dans cette matière, mais vue avec le vrai regard. La vieille écorce tomberait quand tout le monde pourrait voir du même regard – quand tout le monde, précipité dans une «saison» plus avancée, verrait l’arbre en fleurs au lieu de la vieille cosse? ... L’arbre est en fleurs parce que la saison est venue; peut-être faut-il attendre que les hommes se rendent compte que la saison est venue et que toutes les fleurs sont là, sur le bel arbre – mais elles sont déjà là, en vérité, sauf pour ceux qui s’attardent à l’hiver quand le printemps tressaille partout. En fait, la conscience supramentale, le rythme supramental est un rythme extraordinairement rapide – la terre actuelle paraît statique et stagnante à côté de ce rythme-là – et peut-être est-ce cette simple «accélération» qui fait toute la différence, qui révèle la douceur orange du rayonnement supramental, sa profondeur chaude et vivante, sa terre légère, comme l’accélération des galaxies allume de rouge ou de violet les étoiles selon leur sens. Et comment cette vision nouvelle, aussi concrète que celle de tous les Himalaya réunis, plus concrète même parce qu’elle révèle toutes les profondeurs intimes de l’Himalaya et sa paix vivante, son éternité solide, ne changerait-elle pas radicalement toute la vie de l’humanité, du moins pour ceux qui peuvent voir, et peu à peu pour tout le monde, aussi radicalement que la perception de l’homme a changé le monde tel qu’il était perçu par la chenille? ... Car, finalement, cette vision nouvelle n’abolit pas le monde, elle le fait voir tel qu’il est (et encore, ce «tel qu’il est» supramental est-il susceptible de grandir aussi avec d’autres âges – où est la fin?). Il n’est pas vrai que la matière devienne «autre» subitement, par quelque coup miraculeux et transmutateur – elle devient (pour nos yeux) ce qu’elle était toujours: elle cesse d’être ce tortueux raidillon de chenille pour étendre ses prairies ensoleillées, qui s’étendent de plus en plus avec notre regard. La vraie matière, la matière supramentale, attendait depuis toujours notre vrai regard – seul le semblable reconnaît le semblable. La saison divine nous attend sur la terre, si nous consentons à reconnaître ce Semblable dont nous sommes seulement une semblance.
Et tout le problème de la transmutation se repose: s’agit-il d’une transmutation de la matière ou d’une transmutation de la vision? ... Il s’agit des deux, sans doute, mais c’est le changement de vision qui déclenche le changement de matière, le changement de vision qui permet une nouvelle manipulation de la matière, comme nos yeux d’homme ont permis une nouvelle manipulation du monde; et ce changement de matière, semble-t-il, n’est possible que si l’humanité dans son ensemble, ou une proportion suffisamment puissante du grand corps terrestre – parce que nous sommes un seul corps, nous l’oublions toujours – consent à respirer le nouvel air, à s’imprégner de cette sève-là, à cesser de croire à ses fantômes et à ses peurs et à ses vieilles impossibilités mentales. Et nous pouvons croire – nous pouvons voir même que ce changement de vision est contagieux; il y a une contagion de la Vérité, une irrépressible expansion de la Vérité: c’est elle qui fait craquer nos moules et nos consciences et nos lois et nos systèmes, nos pays sous son invisible pression dorée – il y a un coup de saison solaire sur le monde, qui fait vibrer notre âge et l’affole sous son afflux de vigueur, et la Vérité de quelques-uns contraindra tout le reste à changer, aussi simplement, aussi inévitablement que la première touche du printemps se propage de branche en branche et éclate de bourgeon en bourgeon.
Les secrets sont simples, nous l’avons dit, et nous nous demandons si cette «difficile» transmutation, cette alchimie compliquée et ces épais grimoires et ces mystérieuses initiations, ces austérités savantes et ces gymnastiques spirituelles, ces méditations et ces retraites et ces souffles torturés et tout ce labeur de l’esprit, ne sont pas en fait le labeur du mental qui veut que ce soit difficile, infiniment difficile, afin de se gonfler encore et d’avoir la gloire de dénouer un formidable nœud qu’il avait lui-même noué? Si c’est trop simple, il n’y croit pas, parce qu’il n’a rien à faire – parce qu’il veut faire, à tout prix, c’est sa nourriture et son gagne-pain, son gagne-ego. Mais cette enflure et cette boursouflure mentales nous voilent peut-être une infinie simplicité, une suprême facilité, un suprême non-faire qui est l’art de tout faire. Nous avons dû faire et refaire, et bourlinguer sur les voies du mental pour individualiser une parcelle de cette formidable, immense Conscience-Force, cette Énergie-Harmonie universelle, pour lui donner conscience d’elle-même, en quelque sorte, dans une forme et sous des milliards de formes, mais au bout du long périple de la petite flamme, le temps ne vient-il pas de faire craquer le moule qui nous avait aidé à grandir, et de retrouver, dans un petit centre d’être, un petit point de matière, dans une petite note claire, la totalité de la Conscience et de l’Énergie et de l’Harmonie, et de laisser Ça faire et Ça changer nos yeux, et Ça imprégner nos tissus, et Ça élargir notre substance – de laisser jouer un suprême Enfant en nous qui court par les grandes prairies du monde et qui ne demande qu’à jouer avec nous et pour nous, si nous voulons, parce qu’il est nous. Cette difficile transmutation n’est peut-être pas si difficile, après tout, elle doit être simple comme la vérité, simple comme le sourire, simple comme l’enfant qui joue. Il s’agit peut-être seulement de savoir si nous voulons prendre le parti de la difficulté – le parti du mental qui se gonfle désespérément pour tenter de s’élargir à la taille de l’univers, le parti du «mais» et du «pourquoi» et du «comment» et de toutes les lois implacables qui nous étranglent et nous étranglent dans notre camisole de force mentale –, ou le parti d’un je ne sais quoi qui glisse dans l’air, qui pétille dans l’air, qui cligne de l’œil à tous les coins et sous toutes les rencontres, toutes les choses, toutes les vétilles de la banalité du jour, comme pour nous entraîner dans un indicible sillage d’or où tout est simple et facile et miraculeux – nous sommes en plein dans le miracle! Nous sommes en pleine saison supramentale, elle cogne à toutes nos vitres closes, dans nos pays, dans nos cœurs, dans nos systèmes qui s’écroulent, nos lois qui branlent, nos sagesses trébuchantes, dans nos milliers de maux qui sortent et qui sortent, nos milliers de petits mensonges qui quittent la barque en détresse –, elle glisse doucement sa barque d’or sous les vieilles apparences spécieuses, elle pousse ses bourgeons inattendus sous la vieille loque, elle attend une toute petite faille là-dedans pour jaillir, un tout petit cri d’appel. La transmutation n’est pas difficile, elle est toute là, elle est toute faite, elle attend seulement que nous ouvrions notre regard à l’irréalité de la misère, à l’irréalité du mensonge, à l’irréalité de la mort, à l’irréalité de notre impuissance – à l’irréalité du mental et des lois du mental. Elle attend notre saltus radical dans cet avenir de vérité, notre rébellion en masse contre la vieille cage, notre grande grève de la Mécanique. Ah! laissons aux aînés, aux vieux aînés du vieux monde, aux vieux croyants de la misère et de la souffrance et de la bombe et de l’évangile et des millions d’évangiles qui se disputent le monde, le soin de faire tourner encore quelques jours leur vieille machine grinçante, de disputer des frontières, disputer des réformes de la pourriture, disputer des accords du désaccord, d’empiler des bombes, empiler des faux savoirs, empiler des bibliothèques et des musées, de prêcher le bien, prêcher le mal, prêcher l’ami, prêcher l’ennemi, la patrie et la non-patrie, de fabriquer, fabriquer des machines et des super-machines et des fusées pour la lune et des misères pour toutes les bourses – laissons-leur les derniers soubresauts du mensonge, les derniers cris de la pourriture, nous qui nous moquons des patries, moquons des frontières, moquons des machines et de tout cet avenir d’emmurés, nous qui croyons en quelque chose d’indicible et de léger qui cogne aux portes du monde, qui cogne dans nos cœurs, en un avenir tout neuf, tout clair, tout vibrant et merveilleux, sans frontières, sans lois, sans évangiles, par-delà toutes leurs possibilités et leurs impossibilités, leurs biens et leurs maux, leurs petits pays et leurs petites pensées – nous qui croyons en la Vérité, la suprême beauté de la Vérité, la suprême joie de la Vérité, le suprême pouvoir de la Vérité. Nous sommes les fils d’un Avenir plus merveilleux qui est déjà là, et par notre cri de confiance, il jaillira sous nos yeux, balayant toute cette vieille mécanique comme un rêve irréel, un cauchemar du mental, une vieille outre qui n’a pas plus d’air que celui que nous voulons encore lui prêter. La transmutation est à faire dans nos cœurs, la dernière révolution à accomplir: la révolution supramentale de l’espèce humaine – comme d’autres avaient fait la révolution humaine parmi les singes –, sa grande révolte contre la Mécanique, sa grande grève du savoir mental et du pouvoir mental et des fabrications mentales – de la prison mentale –, sa défection en foule du vieil engrenage de la douleur, et son cri d’appel à ce qui doit être, son simple cri de vérité dans les décombres de l’âge mental: la vérité, la vérité, la vérité, et rien que la vérité.
Alors la Vérité sera.
Parce qu’elle est simple comme un enfant et qu’elle répond au moindre appel.
Et elle fera tout pour nous.
Pondichéry
20 août-13 novembre 1970
1 Savitri, II X 290
2 Sri Aurobindo, The Life Divine, II XX 680 (éd. amér )
3 Sri Aurobindo, The Life Divine, II XXIII 754 (éd. amér.)
4 Sri Aurobindo, The Bases of Yoga, IV 119 (éd 1952)
5 Sri Aurobindo, Savitri, IV III 420
6 Sri Aurobindo, The Hour of God, p. 3
7 The Synthesis of Yoga, I III 101
8 Sri Aurobindo, Musa Spiritus
9 Sri Aurobindo, Collected Poems and Plays
10 Cette voie de l’ascension a déjà été décrite dans Le Sannyasin et les plans supérieurs du mental ont été étudiés dans Sri Aurobindo ou l’Aventure de la Conscience
11 Sri Aurobindo, A God’s Labour
12 Rig-Véda, III 22. 2
13 Rig-Véda, I. 70 2
14 Rig-Véda, I. 59
15 En effet, il a fallu attendre 1938 et le cycle de Bethe pour découvrir ce «troisième feu», celui qui accompagne les réactions nucléaires; et c’est bien le feu du soleil, dont l’énorme radiation est libérée lors de la fusion des noyaux d’hydrogène en hélium. Avant cela, la science ne connaissait que les deux premiers feux le feu des réactions chimiques, ou se détruisent et se reconstruisent des molécules sans que changent les atomes constitutifs, et le feu qui provient de modifications dans les niveaux périphériques de l’atome (ceux des électrons), modifications qui sont à la source de tous les phénomènes électro-magnétiques. (Note établie par P B Saint-Hilaire)
16 Rig-Véda, III. 39 5
17 Katha Oupanishad, V 8
18 Rig-Véda, II 1 12
19 Rig-Véda, I 179 1
20 Brihadâranyaka Oupanishad, IV 5 4
21 Thoughts and Aphorisms, n° 383
22 Moundaka Oupanishads II 12
23 Shvétâshvatara Oupanishad, IV. 3 4
24 Chhândôgya Oupanishad, VI. 8 7
25 Rig-Véda II 24 4
26 Figure géométrique dont se servent les occultistes tantriques pour matérialiser certaines forces.
27 Rig-Véda, III 7 II
28 Sri Aurobindo, The Life Heavens
29 Sri Aurobindo, The Ideal of Human Unity, XXXVI 382
30 Correspondence with Sri Aurobindo, II 112 by Nirodbaran
31 Sri Aurobindo, A God’s Labour
32 La Mère, Entretien du 16 septembre 1953
33 La Mère, Quelques Paroles, p. 31
34 Sri Aurobindo, On Him-self, p 350
35 Sri Aurobindo, Savitri, II VI 207
36 Sri Aurobindo, The Synthesis of Yoga, I XII 304
37 Trône (en particulier pour les chefs spirituels)
38 Sri Aurobindo, Savitri, IX I 645
39 Pouvoirs
40 Sri Aurobindo, Savitri, I III 40
41 Sri Aurobindo, On Himself, p 172
42 Sri Aurobindo, More Poems, p 47
43 Sri Aurobindo, Savitri, I IV. 67
44 Sri Aurobindo, Last Poems, p 11
45 Rig-Véda, V 1 2
46 Rig-Véda, V I. 9, IV 6 9 etc.
47 Sri Aurobindo, More Poems, p 65
48 Evening Talks with Sri Aurobindo, by A B Purani, II 291
49 Rig-Véda, III 4 2
50 Rig-Véda, I 71 2
51 Katha Oupanishad, I I 7
52 Sri Aurobindo, A God’s Labour
53 Last Poems, p. 5
54 Et en effet, il est beaucoup plus conscient des vieilles forces vitales qu’il perd, que des forces nouvelles qui viennent, plus subtiles, inhabituelles pour son corps, et dont il ne connaît pas très bien le fonctionnement – qui semblent s’évanouir en une seconde, par une minuscule bascule de conscience, et revenir en une seconde aussi le rafraîchir, par une autre bascule de conscience qu’il saisit mal encore. Mais cette petite seconde de fraîcheur-là est indiciblement plus vivifiante que des heures de repos matériel et semble remettre de l’ordre de fond en comble comme un renouvellement de l’être.
55 Thoughts and Aphorisms, n 376
56 Sri Aurobindo, Savitri, I V, 97
57 Rig-Véda, I 97, I 59 7, III 4 2, I 31 7
58 Sri Aurobindo, Savitri, VII V 603
59 Voir L’Aventure de la Conscience
60 En effet, dans l’un de ses raccourcis saisissants, le Rig-Véda ne dit-il pas «Ô Feu, toi qui as le verbe de la Vérité» (I 59. 7)
61 The Serpent Power, by Arthur Avalon, p 98
62 Rig-Véda, I 10 1
63 Sri Aurobindo, Savitri, III. IV 389