Mère
Pensées et Aphorismes de Sri Aurobindo
Traduction et commentaires. Tape recordings (1958)
8 — Ne donne pas le nom de connaissance à tes seules croyances et celui d’erreur, d’ignorance ou de charlatanisme aux croyances des autres, ou bien ne raille pas les dogmes des sectes et leur intolérance.
Les dogmes des sectes et l’intolérance des religions viennent de ce que les sectes et les religions considèrent que leurs croyances seules sont la connaissance et que les croyances des autres sont des erreurs, de l’ignorance ou du charlatanisme.
C’est ce simple mouvement qui fait qu’ils érigent en dogme ce qu’eux pensent être vrai et qu’ils condamnent violemment ce que les autres pensent être vrai. Voilà le sens de la phrase. Penser que sa connaissance est la seule vraie, que sa croyance est la seule vraie et que la croyance des autres n’est pas vraie, c’est justement faire ce que font toutes les sectes et toutes les religions.
Alors, si vous faites exactement comme les sectes et comme les religions, vous n’avez pas le droit de vous moquer d’elles. Et vous faites la même chose sans vous en apercevoir, parce que cela vous paraît tout à fait naturel. Sri Aurobindo veut justement vous faire comprendre que quand vous dites: «Nous détenons la vérité, et ce qui n’est pas cela est une erreur» (bien que vous n’osiez tout de même pas le dire d’une façon aussi crue), vous faites exactement la même chose que toutes les religions et toutes les sectes.
Si vous vous objectivez un peu, vous verrez que tout ce que vous avez appris ou tout ce que vous avez pensé, et qui vous a donné l’impression d’être particulièrement vrai et d’une importance capitale, vous l’avez érigé en connaissance, spontanément, sans vous en rendre compte, et vous êtes tout à fait prêt à contredire une notion différente chez ceux qui vous disent: «Non, non, c’est comme ceci, ce n’est pas comme cela.»
Si vous vous regardez faire, vous comprenez le mécanisme de cette intolérance et immédiatement vous pouvez faire cesser toutes les discussions oiseuses. Nous en revenons à ce que je vous ai déjà dit une fois: le contact que vous avez eu avec la vérité des choses, votre contact personnel — un contact plus ou moins clair, plus ou moins profond, plus ou moins vaste, plus ou moins pur —, a pu vous donner, à vous, en particulier, une expérience intéressante et parfois décisive, mais ce n’est pas parce que ce contact vous a donné une expérience d’importance décisive qu’il faut vous imaginer que c’est une expérience universelle et que ce même contact donnerait la même expérience à d’autres. Et si vous comprenez cela, que c’est une chose purement personnelle, individuelle, subjective, que ce n’est pas du tout une loi absolue et générale, alors vous ne pouvez plus mépriser la connaissance des autres ou vouloir leur imposer votre point de vue et votre expérience. Cela évite toutes les querelles mentales qui sont toujours complètement inutiles.
Évidemment, on peut prendre cette première phrase comme un conseil, mais ce n’est pas dans ce sens-là que Sri Aurobindo l’a écrite; c’est pour rendre conscient de l’erreur que l’on commet soi-même et que l’on raille chez les autres. C’est une habitude que l’on a, non seulement sur ce point particulier mais sur tous les points. Il est assez remarquable que quand on a une faiblesse, par exemple, un ridicule, un défaut ou une imperfection, comme on l’a plus ou moins naturellement, on la considère comme très naturelle, elle ne vous choque pas, mais dès que cette même faiblesse, cette même imperfection, ce même ridicule est chez un autre, cela vous paraît tout à fait choquant et vous dites: «Comment! il est comme ça!» Mais on ne s’aperçoit pas que soi-même on est «comme ça». Et alors, à la faiblesse et à l’imperfection, on ajoute justement le ridicule de ne pas s’en apercevoir.
Il y a une leçon à en tirer: quand quelque chose chez un autre vous paraît tout à fait inacceptable ou ridicule — «Comment! il est comme ça, il se conduit comme ça, il dit des choses comme ça, il fait ça» —, il faut se dire: «Tiens, tiens, mais peut-être que je fais la même chose sans m’en apercevoir. Je ferais bien de regarder au-dedans de moi, d’abord, avant de critiquer l’autre, pour être bien sûr que je ne fais pas, avec une légère nuance différente, exactement la même chose.» Et si on a le bon sens et l’intelligence de faire cela chaque fois que l’on est choqué par la conduite d’un autre, on s’apercevra que, dans la vie, le rapport avec les autres est comme un miroir qui nous est présenté pour que l’on voie plus facilement et d’une façon plus clairvoyante les faiblesses que l’on porte en soi.
D’une façon générale et presque absolue, ce qui vous choque chez les autres, c’est justement quelque chose que vous portez en vous-même, plus ou moins voilé, plus ou moins caché, peut-être sous une apparence un petit peu différente qui vous permet de vous illusionner vous-même; et ce qui chez vous ne vous paraît pas très choquant, dès que vous le voyez chez les autres, cela devient monstrueux.
Faites-en l’expérience, cela vous aidera beaucoup, beaucoup, à vous changer vous-même, et en même temps cela apportera dans vos relations avec les autres une tolérance souriante, la bonne volonté qui vient de la compréhension, et cela mettra fin très souvent à de bien inutiles querelles.
On peut vivre sans se disputer. Cela paraît drôle à dire parce que, telles que sont les choses, il semblerait au contraire que la vie est faite pour la dispute, en ce sens que la principale occupation des gens qui sont ensemble, c’est de se quereller, ouvertement ou secrètement. On n’en vient pas toujours aux mots, on n’en arrive pas toujours aux coups, heureusement, mais au-dedans de soi il y a un état d’irritation perpétuelle parce qu’on ne rencontre pas tout autour de soi la perfection que l’on voudrait soi-même réaliser — et que l’on trouve assez difficile à réaliser —, mais on trouve tout à fait naturel que les autres la réalisent. «Comment se fait-il qu’ils soient comme ça?»... On oublie les difficultés que l’on trouve en soi-même pour ne pas être «comme ça»!
Essayez, vous verrez!
Regardez tout avec un sourire bienveillant, prenez comme une leçon pour vous-même les choses qui vous irritent, et vous vivrez beaucoup plus paisiblement, et aussi plus efficacement, car certainement un grand pourcentage d’énergie est gaspillé dans l’irritation que l’on éprouve à ne pas trouver chez les autres la perfection que l’on voudrait réaliser soi-même.
On s’arrête à la perfection que les autres devraient réaliser, et la fin que l’on devrait soi-même poursuivre, on n’en est pas souvent conscient. Si vous en êtes conscient, eh bien, commencez par faire le travail qui vous est donné à vous, c’est-à-dire réaliser ce que vous avez à faire sans vous occuper de ce que les autres font, parce que, au fond, cela ne vous regarde pas. Et la meilleure façon de prendre la vraie attitude, c’est simplement de se dire: «Tous ceux qui m’entourent, toutes les circonstances de ma vie, tous les gens qui sont près de moi, sont le miroir que la Conscience divine me présente pour me montrer les progrès que je dois faire. Tout ce qui me choque chez les autres, c’est du travail qu’il faut que je fasse en moi.»
Et peut-être que si l’on portait en soi une vraie perfection, on la découvrirait plus souvent chez les autres.
7 novembre 1958