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Mère

l'Agenda

Volume 1

20 septembre 1960

A plusieurs reprises, X. m’a dit son peu d’estime pour la plupart des gens de l’Ashram: «Pourquoi Mère garde-t-elle tous ces «empty pots»1, dit-il.

S’il s’imagine un instant que je crois que tous les gens ici font la sâdhanâ, il se trompe grossièrement!

L’idée, c’est qu’il faut préparer le monde tout entier, sous toutes ses formes, même celui qui est le moins prêt à la transformation. Il faut qu’il y ait une représentation symbolique de tous les éléments de la terre, sur laquelle on puisse travailler pour établir la connexion.2 La terre est une représentation symbolique de l’univers, et le groupe une représentation symbolique de la terre.

C’était ce que nous avions dit avec Sri Aurobindo en 1914 (il y a longtemps de cela); parce que nous avions vu les deux possibilités: ce que nous faisons maintenant, ou se retirer jusqu’à ce que l’on ait non seulement atteint le Supramental mais commencé la transformation matérielle, dans la solitude et l’isolement. Et Sri Aurobindo disait avec raison qu’on ne peut pas s’isoler, parce que, à mesure qu’on croît soi-même, on s’universalise, et par conséquent... you take the burden upon yourself,3 n’est-ce pas, de toutes façons.

Et la vie a répondu elle-même en amenant les gens et en formant un noyau. Nous avons bien vu naturellement que cela rendait le travail un peu plus complexe et difficile (cela me fait une grosse responsabilité, un gros travail matériel), mais au point de vue général, pour l’Œuvre, c’est indispensable, inévitable même. Malgré tout, comme on l’a constaté après, chacun représente à la fois une possibilité et une difficulté spéciale qu’il faut résoudre. J’avais même dit, je crois, que chacun ici était une impossibilité!4

Et bien sûr, cette façon de voir est trop loin de l’état d’esprit et de l’éducation spirituelle dans laquelle X. a vécu5 pour qu’il puisse comprendre. Et je ne tiens pas non plus à ce que l’on fasse du prosélytisme [pour convaincre X.]; ça le dérangerait tout à fait inutilement, tout à fait. Il n’est pas venu ici pour cela. Il est venu pour une chose spéciale, que je voulais, et qu’il m’a apportée, et que j’ai apprise. Maintenant c’est très bien, il fait partie du groupe, à sa manière, c’est tout. Et d’une certaine façon, sa présence ici a un très bon effet sur toute une catégorie de gens qui n’était pas touchée et qui, maintenant, devient de plus en plus bienveillante. Il était difficile d’atteindre tous les traditionnalistes, par exemple, les gens attachés aux vieilles formes spirituelles; eh bien, maintenant, c’est comme si quelque chose les avait touchés.

Quand Amrita,6 pris d’ardeur, a voulu lui faire comprendre ce que nous faisions ici et ce que voulait Sri Aurobindo, ça a failli déclencher une histoire désagréable. Après cela, je me suis dit: je vais m’identifier à lui pour voir (je ne l’avais jamais fait parce que généralement je ne le fais que quand j’ai la responsabilité de quelqu’un, pour l’aider vraiment; et je ne me suis jamais sentie de responsabilité à l’égard de X.), je voulais voir la situation intérieure, ce qu’on peut faire ou ne peut pas faire. C’était le jour où tu l’as vu redescendre de notre méditation dans cet état extatique, quand il t’a dit que les séparations de lui à moi étaient tombées – ça devait arriver! je m’y attendais.

Mais quand j’ai fait cela, j’ai vu ce que, lui, X., voulait faire pour moi. Je me suis souvenue en effet que, au commencement, je lui avais dit que, jusque là, tout va bien (Mère désigne ce qui est au-dessus du sommet du crâne), mais que, en dessous, dans l’être extérieur, je voulais hâter la transformation, et qu’il y avait là des choses difficiles à manier.

Quand Sri Aurobindo était là, je ne m’occupais pas de tout cela: j’étais tout le temps là-haut et je faisais ce que l’on recommande de faire dans la Guîtâ et les Ecritures traditionnelles, c’est-à-dire que je laissais cela aux soins de la Nature. En fait, je le laissais aux soins de Sri Aurobindo. Je me disais: «C’est lui qui s’en accommode, il s’arrangera, il en fera ce qu’il veut.» Et j’étais tout le temps là-haut. Et de là-haut je travaillais, en laissant l’instrument tel qu’il était parce que je savais que lui s’en occupait.

En fait, c’était très différent à ce moment-là, parce que je ne m’apercevais même pas d’aucune résistance ni d’aucune difficulté dans l’être extérieur: c’était automatique, le travail se faisait automatiquement. Et après, quand il a fallu que je fasse les deux – ce qu’il faisait et ce que je faisais –, c’est devenu un peu plus compliqué et je me suis aperçue qu’il y avait beaucoup de... ce qu’on pourrait appeler des «trous»: des choses qui devaient être développées, transformées, arrangées, pour pouvoir faire sans obstacle le travail total. Alors j’ai commencé. Et plusieurs fois je me suis dit qu’il était dommage que je n’aie pas étudié et suivi certaines disciplines anciennes de l’Inde. Parce que, par exemple, quand avec Sri Aurobindo nous faisions un travail de descente des forces supramentales, une descente du mental dans le vital, il me disait tout le temps que tout – tous mes mouvements, tous mes gestes, toutes mes attitudes, toutes mes réactions – étaient absolument tantriques, comme si j’avais suivi la discipline tantrique (quand nous «méditions» ensemble, quand nous travaillions). Mais c’était spontané, cela ne correspondait à aucune connaissance, à aucune idée, aucune volonté, rien; et moi, je pensais que c’était comme cela, simplement parce que lui savait et qu’alors, naturellement, moi je suivais.

Après, quand Sri Aurobindo a quitté son corps, je me suis dit: «Si seulement je savais ce que lui savait, ce serait plus commode!» Et c’est pour cela que quand le Swami est venu, puis X., je me suis dit: «Je vais en profiter.» J’avais écrit au Swami que j’étais en train de travailler à la transformation des cellules du corps et que je m’étais aperçue qu’avec l’influence de X., le travail se faisait plus vite. Il était donc entendu que quand X. viendrait, il aiderait – c’est comme cela que les choses ont commencé, et X. est resté avec cette idée. Mais moi, n’est-ce pas, j’ai galopé – je n’attends pas! J’ai galopé, brûlé les étapes. Et maintenant la situation s’est renversée. Ce que je voulais savoir, je l’ai su. J’ai eu l’expérience que je voulais avoir, mais lui, il en est encore... Il est très gentil, n’est-ce pas, il veut vraiment m’aider. Donc, quand il est venu ce jour-là pour la méditation et que je me suis identifiée à lui, je me suis aperçue qu’il voulait donner le silence, le contrôle et la paix parfaite au mental physique. Pour moi, mon «truc», si je puis dire, c’est d’avoir aussi peu de relations que possible avec le mental physique, de m’en aller là-haut et de rester là – ça, silencieux, immobile (Mère désigne le front), tourné vers le haut; et puis Ça (geste au-dessus) qui voit, qui agit, qui sait, qui décide – tout est là, n’est-ce pas. Et là, on se sent à l’aise.

En cours de route, j’étais descendue une fois dans ce mental physique, pendant une période de temps, pour tâcher de l’arranger un peu et de l’organiser (ça s’est fait assez vite, je n’y suis pas restée longtemps). Alors quand je suis entrée dans X., je me suis aperçue... C’était une chose assez curieuse parce que c’est le contraire du procédé que nous suivons, nous: dans sa conscience matérielle (physique et vitale), il s’est entraîné à être impersonnel, ouvert, sans limite, en communication avec toutes les forces universelles. Dans le mental physique: silence, immobilité. Et dans le mental spéculatif, celui qui est là, tout en haut de la tête... une organisation! ouf!... c’était toute la tradition dans ce qu’elle a de merveilleusement organisée, mais d’une ri-gi-di-té! Et ça avait une jolie qualité de lumière: un bleu argenté, très jolie. C’était très calme, oh! merveilleusement calme et tranquille et immobile. Mais il y avait un de ces plafonds là-dessus: la forme extérieure ressemblait à des cubes, rigide. Tout, dedans, était si joli, et puis ça... Je me souviens, il y avait comme un très grand cube tout en haut, bordé par une ligne violette, qui est une ligne de pouvoir – tout cela, lumineux. C’était comme une pyramide: des cubes plus petits formaient une sorte de base, et le bas de ces cubes se perdait dans quelque chose de nuageux, et c’était imperceptiblement que cela passait au domaine plus matériel, c’est-à-dire au mental physique... Le cube d’en haut était le plus grand et le plus lumineux, et c’était le plus fixe – on pourrait dire ici inflexible. Les autres étaient déjà un peu moins précis; et leur fin, en bas, était très floue. Mais là-haut! – c’est là-haut que je voulais passer, n’est-ce pas.

Quand je me suis trouvée là, j’ai eu une demi-seconde d’angoisse: j’ai eu l’impression qu’il n’y avait rien à faire. Pas pour lui particulièrement, mais universellement, pour tous les gens de sa catégorie – que c’était hopeless.7 Et que si ça, c’était la perfection, alors il n’y avait plus rien à faire. Cela n’a duré qu’une seconde mais c’était pénible. Et alors j’ai essayé. C’est-à-dire que j’ai voulu amener ma conscience – cette conscience éternelle et universelle, infinie, qui est l’expression première de la manifestation – et... rien à faire. C’était impossible. J’ai essayé pendant quelques minutes et j’ai vu que c’était tout à fait impossible. Alors j’ai dû faire un curieux mouvement (je n’ai pas pu traverser, c’était intraversable), j’ai dû redescendre dans la conscience soi-disant inférieure (qui n’est pas inférieure, et qui, elle, était vaste, impersonnelle) et, de là, je suis sortie et j’ai retrouvé... mon équilibre. C’est cela qui m’a donné ce mal de tête fou dont je t’ai parlé. Je suis sortie de là comme si j’avais eu le poids... le poids d’un absolu irréductible – c’était effrayant. Malheureusement je n’ai pas pu me reposer après: il y avait des gens qui m’attendaient; il a fallu que je parle – une chose très fatigante pour moi. Et il a commencé à se produire un bouillonnement dans cette tête, c’était comme un... il y avait cette lumière bleu foncé du pouvoir dans la Matière, qui était là, traversée par des éclairs blanc et or, et tout cela passait et repassait dans ma tête comme ça et comme ça et comme ça – je croyais que j’allais avoir un transport au cerveau! (Mère rit)

Ça a duré une bonne demi-heure avant que je puisse calmer ça, faire tranquille, tranquille. Et je me suis rendu compte que cela venait de ce qu’il voulait, lui, amener le Pouvoir, me transmettre le Pouvoir dans le mental physique! Mais dès qu’on me met en rapport avec le Pouvoir, tu comprends, ça fait tout éclater! (Mère rit) J’avais tout à fait l’impression que mon cerveau allait éclater!

La nuit a été meilleure parce que j’étais concentrée, mais la tête était encore un peu pénible. Alors le lendemain, je me suis dit, ou plutôt je lui ai dit à part moi: «Que tu le veuilles ou ne le veuilles pas, moi, je fais descendre ce qui est là-haut; c’est seulement comme ça que je suis à mon aise!» Et je t’ai raconté ce qui s’est passé: dès que je me suis assise, j’ai été tellement étonnée qu’il ne fasse pas comme la veille; parce que moi, j’ai fait la même chose, je me suis... associée si je puis dire, à sa volonté (pour savoir) mais avec la résolution de rester consciemment en contact avec la conscience la plus haute, comme je fais toujours, et de faire descendre. Et alors, ça a été un flot merveilleux. Et lui était tout à fait content, il n’a pas protesté!... Tout le mal était parti, plus rien, c’était parfait. C’est seulement à la fin de la méditation qu’il a voulu recommencer son petit truc pour enfermer mon mental physique dans cette construction, mais ça n’a pas duré – je voyais cela d’en haut.

Et lui ne sent pas, n’est-ce pas, il ne sent pas. Si on lui disait cela, il protesterait absolument – pour lui, c’est l’ouverture sur l’Infini!... D’ailleurs c’est toujours comme cela: on est toujours enfermé, chacun – chacun est enfermé dans une certaine limite et ne le sent pas, car s’il le sentait, il en sortirait! Moi, je sais bien, quand j’étais avec Sri Aurobindo, j’étais ouverte comme ça (geste vers te haut), et j’avais toujours l’impression que, «Oui mon enfant...», il me tolérait telle que j’étais et il attendait que ça change. C’est comme cela, n’est-ce pas. Et maintenant je sens ma limite, qui est la limite du monde tel qu’il est actuellement, et qu’il y a par-delà une immensité, une éternité, un infini non manifesté, et qu’on est fermé, comme ça. Seulement ça entre par infiltrations – ce n’est pas la grande ouverture. Ce que j’essaye de faire, c’est la grande ouverture. Et c’est seulement quand la grande ouverture sera faite qu’il y aura là vraiment la chose... (comment dire) irréductible, et que toute la résistance du monde, toute son inertie, son obscurité même, ne pourra pas l’engloutir – la chose qui déterminera et qui transformera... Je ne sais pas quand ça viendra.

Mais cette expérience avec X. était vraiment intéressante. Ce jour-là j’ai appris beaucoup de choses, beaucoup... N’est-ce pas, sur n’importe quel point, si l’on se concentre suffisamment, on trouve l’Infini (et c’est cet infini-là qu’il a trouvé, dans son expérience propre), c’est ce que l’on pourrait appeler son propre Infini. Mais ce que nous voulons, ce n’est pas cela: c’est le contact direct et intégral entre l’univers manifesté et l’Infini dont cet univers est sorti. Alors ce n’est plus un contact individuel ou personnel avec l’Infini: c’est un contact total. Et Sri Aurobindo insiste là-dessus, il dit qu’il est tout à fait impossible d’avoir la transformation (pas le contact: la transformation supramentale) sans être universalisé, que c’est la condition première. On ne peut devenir supramental qu’après avoir été universalisé. Et universalisé, cela veut dire admettre tout, être tout, devenir tout – admettre tout, c’est cela. Et tous les gens qui sont enfermés dans un système, quand bien même serait-ce dans la partie la plus haute de la pensée, ce n’est pas ça.

Mais chacun son destin, chacun son travail, chacun sa réalisation, et vouloir changer le destin de quelqu’un ou la réalisation de quelqu’un, c’est très coupable. Parce que simplement ça le désaxe – c’est tout ce que l’on fait.

Mais, pour nous qui Voulons une réalisation intégrale, tous ces mantras, ce japa quotidien, est-ce vraiment une aide, ou est-ce s’enfermer aussi?

Ça vous discipline. C’est une discipline presque subconsciente du caractère plus que de la pensée.

N’est-ce pas, ici, surtout au commencement quand Sri Aurobindo était là, il cassait toutes les idées morales (tu sais, les «Aphorismes»). Toutes ces choses-là, il les cassait, cassait, cassait. Alors il y a toute une troupe de youngsters8 ici, qui a été élevée là-dedans avec l’idée qu’«on peut faire tout ce qu’on veut, ça n’a aucune importance!» et que tout cela, ce sont des idées de moralité ordinaire et que ce n’est pas la peine de s’en occuper. J’ai eu beaucoup de peine à leur faire comprendre qu’on ne peut quitter celle-ci que pour en avoir une plus haute... Alors il faut faire attention de ne pas leur donner du Pouvoir trop tôt.

C’est une discipline presque physique. Et puis, j’ai vu, le japa a un effet d’organisation sur le subconscient, l’inconscient, la Matière, les cellules du corps, tout cela – ça prend du temps, mais c’est par sa répétition, par son obstination que cela finit par agir. Ça a le même effet que les exercices quotidiens quand on travaille le piano, par exemple. On répète mécaniquement, et ça finit par vous remplir les mains de conscience – ça remplit le corps de conscience.

Quand je suis avec X., j’ai beaucoup de mal à lui faire comprendre que j’ai du travail. Il ne comprend pas qu’on puisse travailler.

Bien sûr! Ce qui nous paraît important, un travail discipliné, est pour lui une ignorance, au fond. Une vie contemplative extatique, c’est ça la vraie chose pour ces gens-là – avec un sentiment de compassion et de charité, ce qui fait que vous prenez un peu de votre temps, malgré tout, pour aider les pauvres bougres! Mais la vraie chose, c’est la contemplation extatique. Et alors ceux qui sont avancés et qui attachent encore de l’importance au travail – c’est déraisonnable!

Ma seule façon de lui faire comprendre que j’ai un travail, c’est de lui dire: «Mère m’a demandé de le faire», alors il ne dit plus rien!

Oui, il n’ose plus rien dire... Il ne comprend pas très bien. Quelles drôles d’idées, hein! Il doit penser que j’ai de drôles d’idées, mais enfin... Au fond, il se dit comme ça: «Oh! c’est parce qu’elle est née en France; alors elle porte encore ce fardeau»!

C’est très amusant.

Sri Aurobindo, lui, avait vu plus clair. Il a dit – c’est même la première chose qu’il ait dite aux garçons autour de lui quand je suis arrivée en 1914 (il m’avait vue juste une fois) –, il leur a dit que, moi, Mirra (il m’a tout de suite appelée par mon nom), «elle est née libre».

Et c’était vrai, je le sais, je le savais. C’est-à-dire que tout ce travail qu’on est obligé de faire pour se libérer, c’était fait avant, il y a longtemps – c’est commode!

Il m’avait vue une demi-heure le lendemain. Je me suis assise (il était dans la véranda du Guest-house). J’étais assise dans la véranda, là; il y avait une table devant lui et puis il y avait Richard en face. Ils se sont mis a parler. Moi, je me suis assise à Ses pieds, toute petite. J’avais la table comme ça, devant moi, à hauteur du front, qui me faisait une sorte de petite protection... Je n’ai rien dit, je n’ai rien pensé, rien essayé, rien voulu – je me suis simplement assise près de lui. Quand je me suis levée, une demi-heure après, il avait mis le silence dans ma tête, c’était tout, sans même que je le demande – peut-être même sans qu’il l’essaie!

J’avais essayé – oh! pendant des années j’essayais d’attraper le silence dans la tête... Je n’avais jamais pu. Je pouvais m’en détacher mais ça continuait à marcher... Alors toutes les constructions mentales, toutes les organisations mentales, spéculatives, tout cela, il n’y avait plus rien – un trou.

Et un trou si paisible, si lumineux!

Je me suis tenue comme ça, après, pour que rien ne le dérange. Je ne parlais pas, je me gardais bien de penser et je tenais ça serré, tout serré contre moi – je me disais: pourvu que ça dure, pourvu que ça dure, pourvu que ça dure...

Quelque temps après, j’ai entendu Sri Aurobindo dire qu’il avait fait cela pour deux personnes ici, et que dès qu’elles ont eu le silence dans la tête, elles ont-été. prises de panique! «Mon Dieu, je suis devenu stupide!!» Et ils ont tout jeté par-dessus bord! Ils ont recommencé à penser.

Une fois que c’était fini, c’était fini. C’était bien établi.

Pendant des années, depuis 1912 jusqu’à 1914, j’avais fait des exercices et des exercices, toutes sortes de choses, même le prânâyama9 – que ça se taise! vraiment que ça se taise!... Je pouvais sortir (ça, sortir, ce n’était pas difficile), mais dedans ça continuait à marcher!

Ça a duré à peu près une demi-heure. Je suis restée là, tranquille – j’entendais le bruit de leur conversation mais je n’écoutais pas. Et puis quand je me suis levée, je ne savais plus rien, je ne pensais plus rien, je n’avais plus aucune construction mentale – tout parti, absolument parti, blanc! comme si je venais de naître.

*
*   *

Peu après

L’autre jour, je suis allée inaugurer la sucrerie10 là-bas. J’ai eu une amusante expérience.

Au point de vue matériel, c’est presque infernal: le bruit, l’odeur – une odeur écœurante. J’étais tout entière comme cela, sur ma volonté de ne pas être dérangée physiquement: on me faisait grimper des petits escaliers étroits, descendre, remonter, regarder dans des trous profonds; et il n’y avait même pas de barrières à certains endroits, alors il fallait se tenir, n’est-ce pas.

Et je regardais toutes ces cannes à sucre – ces monceaux de cannes à sucre – qu’on jette, qui arrivaient comme cela, et puis qui tombent: broyées, broyées, et encore broyées. Et elles remontent pour être distillées. Et alors j’ai vu (toutes ces choses, elles sont vivantes quand on les jette là-dedans, elles sont pleines de leur force vitale: elles viennent d’être coupées, n’est-ce pas), et ce broyage tout d’un coup projette la force vitale hors de la substance avec une violence extrême, et cette force vitale sort de là... le mot anglais est très expressif: angry.11 Pas ce que nous appelons «fâché», ce n’est pas cela, c’est «angry», comme un chien qui aboie. Quelque chose entre fâché et agressif: an angry force.12

Et j’ai vu ça – j’ai vu ça circuler. Et ça vient et ça vient et ça vient, et ça s’accumule, ça s’accumule (ils travaillent 24 heures sur 24, pendant six jours sans arrêt; le septième, ils se reposent). Et alors je me suis dit: mais ça doit avoir une action sur les gens, cette chose fâchée; c’est peut-être cela qui crée les accidents? Parce que je voyais, quand c’était fini d’être broyé et que ça remontait sur la pente, c’était là, contre ça, cette force tapée. Et cela m’a un peu inquiétée, j’ai pensé: mais ce n’est pas sans danger de faire des choses pareilles!... Ce qui les sauve, c’est leur ignorance et leur insensibilité. Mais les Indiens ne sont pas, ne sont jamais tout à fait insensibles comme le sont les gens de l’Ouest; ils sont beaucoup plus ouverts dans leur subconscient.

Je n’ai rien dit à personne, mais cela m’a un petit peu occupée. Et juste le lendemain, la machine s’est détraquée! Quand on me l’a dit, ah! j’ai tout de suite pensé... Ça s’est raccommodé – encore redétraqué: trois fois. Et la nuit suivante, juste un peu avant dix heures... Il faut dire que dans la journée j’avais pensé: mais pourquoi ne pas attirer ces forces, les prendre, les satisfaire, leur donner la paix et la joie et les utiliser? J’avais pensé, concentré un petit peu, et je ne m’en étais plus occupée. A dix heures du soir, elles arrivaient sur moi – en flot! et ça venait et ça venait; et tout le temps je faisais le travail... Ce n’était pas vilain (pas très lumineux, il s’en faut!) mais c’était sain, c’était honnête: des forces honnêtes. Et alors je travaillais là-dessus. Ça a commencé exactement à 9 heures et demie, j’ai travaillé pendant une heure. Au bout d’une heure j’en ai eu assez: «Ecoutez, c’est très bien, vous êtes bien gentilles, mais je ne peux pas passer mon temps comme ça! On verra ça» – parce que ça absorbait toute ma conscience, cette chose: ça venait et ça venait (tu comprends ce que ça peut représenter par rapport à un corps!). Alors à dix heures et demie, je leur ai dit: «Ecoutez mes petites, tenez-vous tranquilles, c’est assez pour aujourd’hui...» A dix heures et demie, la machine s’est détraquée!

Je l’ai su naturellement parce qu’on note tout à l’usine, et le lendemain matin, quand on est venu m’annoncer la panne, j’ai demandé l’heure précise – c’était à dix heures et demie exactement.

Après cela, j’ai fait une sorte d’entente avec elles – ce sont toujours des nouvelles, n’est-ce pas, c’est cela la difficulté! Si encore c’étaient les mêmes! Ça revient toujours en flot nouveau. Il fallait qu’il y ait une formation en permanence là-bas. Alors j’ai essayé de faire ça, cette formation permanente, pour les prendre, les absorber, les calmer, les répandre un peu, que cela ne fasse pas une concentration qui finirait par être dangereuse.

J’ai trouvé cela très amusant.

Le dernier incident s’est produit il y a quelques jours, parce qu’il y avait comme une excitation dans cette usine, à cause de la visite officielle du ministre qu’on attendait dans la journée. Ce jour-là, à trois heures et demie exactement, j’ai eu l’impression qu’il fallait que je fasse ma petite concentration. Alors j’ai fait attention et j’ai vu que ce pauvre L.13 me faisait des prières. Il priait, priait, il m’appelait – il m’appelait si fort que je me sentais tirée. J’étais en train de prendre mon bain (tu sais comment cela fait quand on est très fort tiré: ça vous laisse en panne au beau milieu d’un geste, et puis la conscience va se promener! alors on ne fait plus rien, on s’arrête. C’était exactement comme cela dans la salle de bains). Quand j’ai vu cela, j’ai bien arrangé tout. Puis ils ont dû commencer leur cérémonie, parce que tout d’un coup j’ai senti: ah! maintenant c’est calmé, ça va bien. Et je me suis occupée d’autre chose.

Le lendemain, L. est venu me trouver et il m’a raconté qu’un peu avant trois heures et demie, la machine s’était arrêtée encore une fois, mais que cela s’était tout de suite arrangé cette fois-là; on a su tout de suite ce qu’il fallait faire. Et il m’a dit qu’à quatre heures moins le quart, il avait commencé à me prier pour que tout aille bien – j’ai dit: oh! je le sais!

On peut faire des choses comme cela. Au fond, on peut faire beaucoup – c’est l’ignorance des hommes qui les met en difficulté.

 

1 Ces «pots vides».

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2 Avec le monde supramental.

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3 «On prend le fardeau sur soi.»

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4 Entretiens suivis de Quelques Paroles, p. 251-52.

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5 Le tantrisme traditionnel.

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6 L’un des secrétaires de l’Ashram.

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7 Sans espoir.

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8 «De gamins.»

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9 Prânâyama: exercices respiratoires.

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10 New Horizon Sugar Mills, qui appartient à un disciple, inauguration le 15 septembre.

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11 En colère.

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12 Une force en colère.

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13 Le disciple qui dirige la sucrerie.

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