Mère
l'Agenda
Volume 1
8 novembre 1960
(A la suite d’une entrevue avec Z., un lointain «disciple» réputé pour ses mœurs relâchées et l’objet de nombreuses critiques «moralistes» ou même soi-disant «yoguiques» parmi les «vrais disciples» de l’Ashram.)
Le domaine dans lequel il vit (et au fond c’est le domaine dans lequel vit la majorité de l’humanité soi-disant cultivée) est fait d’une sorte de vibration vitale qui pénètre le mental et se sert de l’imagination. Je ne veux pas être sévère ou critique, mais c’est un monde qui se joue la comédie. Ce n’est pas ce qu’on pourrait appeler un cabotinage, ce n’est pas cela: c’est le besoin de se jouer la comédie à soi-même. Alors ce peut être une comédie héroïque, ce peut être une comédie dramatique, ce peut être une comédie tragique, ou une comédie poétique simplement – et quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, c’est une comédie amoureuse. Et alors ce sont des sortes d’«états d’âme» (!) avec leur expression parlée qui vient... (riant: je me retiens de dire les choses!) tu sais, le magasin des décors et costumes? – On a l’impression que c’est tout prêt là: un petit appel et ça vient, sur mesure. Dans tel cas on dit: «Vous êtes la femme de ma vie» (on répète ça autant de fois qu’il faut, n’est-ce pas), et dans tel autre on... C’était tout un monde, tout un mode de vie humaine qui, tout d’un coup, il m’a semblé que je le tenais dans mes bras. Oui, comme une décoration, un agrément, un ornement – un ornement de l’existence pour l’empêcher d’être plate et terne –, et comme le meilleur moyen que le mental humain ait trouvé pour sortir du tamas.1 C’est une sorte d’artifice.
Et alors, pour les gens sévères et graves (il y a deux exemples ici, mais cela m’ennuie de donner les noms)... Il y a les êtres graves, si sérieux, si sincères, qui trouvent que c’est de l’hypocrisie; et quand ça voisine certains (comment dire?) débordements du vital, ils appellent cela du vice. Il y a d’autres gens qui ont vécu toute leur vie dans une discipline yoguique et religieuse: ils regardent cela comme l’obstacle, l’illusion, la malpropreté (Mère fait le geste de repousser avec dégoût), mais surtout c’est cette «illusion terrible qui vous empêche d’approcher le Divin.» J’ai vu les réactions de deux personnes ici justement, et quand j’ai vu cela, je me suis dit mais... J’ai tellement senti que, ça aussi, c’est le Divin, et que ça aussi c’est une façon de sortir de quelque chose qui a eu sa place dans l’évolution, qui a encore sa place individuellement pour certains individus. Naturellement si on reste là, on tourne toujours en rond; ce sera toujours (pas éternellement mais indéfiniment) «la femme de ma vie»! pour prendre cela comme symbole. Mais quand on en est sorti, on s’aperçoit que ça a eu sa place, son utilité; que ça vous a fait sortir d’une sorte de sagesse et d’une quiétude très animales – celle du troupeau, de l’être qui ne voit pas plus loin que sa vie de chaque jour. Il fallait cela. Il ne faut pas le condamner, il ne faut pas employer de vilains mots.
Le tort que l’on a, c’est d’y rester trop longtemps parce que cela veut dire que si on passe sa vie là-dedans, eh bien, il vous en faudra encore beaucoup d’autres probablement. Mais quand on a l’occasion d’en sortir, on peut regarder ça avec un sourire et dire: au fond, oui, c’est cela, c’est l’amour du roman – on aime le roman, on veut le roman, il faut le roman! autrement on s’ennuie, et puis c’est très plat!
Tout cela m’est apparu hier. J’ai gardé Z. plus d’une demi-heure, presque trois quarts d’heure. Il m’a dit des choses très intéressantes, ce qu’il voulait me dire était très bien et je l’ai beaucoup encouragé: une action qui est tout à fait dans la ligne et qui sera très utile, et un livre... malheureusement mélangé par l’influence de ce monde artificiel (mais au fond on peut aussi se servir de ça comme d’un lien pour attirer les gens). Il a dû te parler de cela: il veut écrire une sorte de dialogue pour introduire les idées de Sri Aurobindo – une bonne idée –, comme les conversations des livres de J. Romains dans Les Hommes de Bonne Volonté (Jufanon et je ne sais plus qui). Il veut faire cela, et je lui ai dit que c’était une excellente idée. Et non seulement avec un type mais en prenant tous les types de gens qui sont fermés pour le moment à cette vision de la vie: depuis le catholique, le croyant fervent, jusqu’au matérialiste à tous crins, l’homme de science, etc. Cela pourrait être très intéressant.
Et tout est comme cela, on voit ça dans la vie: ça a sa place, ça a sa nécessité. Cela m’a fait voir tout un courant de vie... J’ai été très-très mêlée pendant toute une partie de mon existence aux gens de ce milieu-là – et au fond c’est la première approche de la Beauté. Mais ça se mélange.
(Mère reste silencieuse un moment)
On pourrait, dans la vie, considérer que le tamas, c’est la terre (n’est-ce pas, la terre solide et dure), et cette intervention du vital, c’est l’eau qui coule. Mais quand elle touche la terre, ça fait d’abord de la boue! Il ne faut pas protester, c’est comme ça. Et ça fait que la terre commence à ne plus être aussi dure et résistante, qu’elle commence à recevoir.
C’est une approche, pas du tout mentale ni intellectuelle ni (dieu sait!) le moins du monde morale: aucune notion de Bien et de Mal ni de toutes ces choses-là, absolument rien de tout cela. Il y a un moment, dans la vie, quand on pense un peu et qu’on voit tout cela d’un point de vue général, universel, où les notions morales disparaissent complètement – pour une autre raison. Là, c’était... c’était une manière d’approcher la Beauté qui fait qu’on la trouve là, au-dedans même de ce qui paraît sale et laid à la vision ordinaire. C’était Elle qui essayait de s’exprimer dans ce quelque chose qui, pour la vision ordinaire, est laid, sale, hypocrite. Mais n’est-ce pas, si, soi-même, on a fait beaucoup d’efforts et qu’on s’est beaucoup contenu, on regarde ça avec réprobation.
Instinctivement depuis ma toute petite enfance, je n’ai jamais eu de mépris ou... comment dire... (tiens! j’étais en train de penser en anglais), enfin de recul ou de désapprobation, de critique sévère et de dégoût pour les choses que les gens appellent vice.
(silence)
Je suis passée à travers toutes sortes de choses dans la vie, toujours avec l’impression d’une sorte de lumière, si intangible, si parfaitement pure (pas au sens moral: purement lumière!) qu’elle pouvait aller partout, se mêler à tout sans jamais être mélangée à rien. Toute petite, je sentais ça, cette flamme – flamme blanche. Et jamais je n’ai eu de dégoût, de mépris, de recul, de sentiment d’être salie – par rien ni personne. C’était toujours comme ça, une flamme, blanche – blanche, si blanche que rien ne pouvait l’empêcher d’être blanche. Et j’ai senti ça très loin dans le passé (maintenant, mon approche est toute différente: ça vient d’en haut et j’ai d’autres raisons pour voir la Pureté en toute chose). Mais c’est revenu à l’occasion de cette rencontre avec Z. (le contact, n’est-ce pas): je n’ai absolument rien senti, rien. On m’a dit après: «Oh! comme il était ceci et comme il était cela, et qu’est-ce qu’il est devenu!...» On a même employé le mot de «pourriture» – ça m’a fait sourire. Parce que ça n’existe pas pour moi.
Ce que j’ai vu, c’est ce monde, ce domaine où on est comme ça, où on vit ça, parce qu’il fallait sortir d’en bas et que c’est un moyen – c’est un moyen, c’était le seul moyen. C’était l’entrée indispensable de la formation et de la création vitales dans le monde matériel, dans la Matière inerte. Un vital intellectualisé, n’est-ce pas, un vital qui a des idées, qui est «artiste»; il a même les franges, les premières gouttes de la Poésie – cette Poésie qui tout en haut dépasse le mental et qui est déjà une expression de l’Esprit; eh bien, ces premières gouttes-là, quand ça tombe sur la terre, ça fait de la boue.
Et je me suis demandé pourquoi (un jour je comprendrai aussi cela), pourquoi on était si rigide et si sévère, pourquoi on condamne? Je dis cela parce que, dans mon action, je me heurte très souvent à ces deux états d’esprit (l’esprit grave et sérieux qui voit l’hypocrisie ou le vice, et l’esprit religieux et yoguique qui voit l’illusion qui vous empêche d’approcher le Divin), et que, sans me blâmer, on me blâme... Un jour, je te raconterai ça...
On te blâme?
Oui, sans oser me blâmer naturellement, officiellement. Mais je sais. D’un côté on considère que c’est (oh! pas seulement pour cela, mais pour beaucoup de choses), une sorte de looseness (relâchement) de ma part. Et de l’autre côté,2 tu le sais bien: c’était pour d’autres raisons et c’était dans un domaine un petit peu à côté, ce n’était pas le même, mais dans ce domaine-là aussi on est sévère. On m’a même dit qu’il y a des gens qui ne devraient pas être à l’Ashram.
J’ai répondu que tout le monde doit être à l’Ashram!
Et comme je ne peux pas contenir le monde tout entier, je dois au moins contenir un représentant de chaque espèce.
On trouve aussi que je donne beaucoup de temps et beaucoup de force (et peut-être beaucoup d’attention) à des gens ou des choses que l’on devrait regarder avec plus de sévérité. Ça ne m’a jamais beaucoup gênée! Ça ne fait rien, on peut dire ce qu’on veut.
Mais depuis hier avec la visite de Z., et ce matin au balcon, oh! ça a été... N’est-ce pas, j’avais déjà vu cela autrefois, tout ce milieu pas bien joli-joli, et j’avais dit: «Bien, c’est bon, c’est comme ça», et puis je ne l’avais pas discuté: «C’est comme ça et tout le monde tout entier appartient au Seigneur – c’est le Seigneur. Et c’est le Seigneur qui l’a fait et c’est le Seigneur qui le veut ainsi, et c’est très bien.» Puis j’avais laissé ça de côté. Mais hier avec cette visite, ça a pris une place, n’est-ce pas, si souriante! Et c’est tout un monde de choses dans la vie, comme ça, qui sont bien placées, là – avec un sourire!
(silence)
Comme si tout d’un coup quelque chose s’ouvrait merveilleusement: ça a classifié toute une partie de la vie terrestre. C’était vraiment intéressant.
(silence)
Comme c’est curieux!... On a l’impression de son ascension, de son progrès dans la conscience, et toutes les choses se suivent avec une logique indiscutable: les événements de la vie, les circonstances; on voit la Volonté divine qui se déroule avec une logique merveilleuse. Et puis, de place en place, il y a un petit «ensemble» de circonstances (ou isolées ou qui se répètent) et qui sont comme... des accidents sur la route, qu’on ne s’explique pas – on les laisse de côté «pour plus tard». Il y en a qui ont eu une importance considérable mais qui ne paraissent pas suivre cette ligne ascendante qui est celle de l’individualité présente. Et ce sont des choses comme cela, dispersées, parfois avec des rappels, parfois une fois seulement, et puis c’est fini. Et quand on passe à travers ça, on a l’impression: ça, ce sont des choses mises de côté, pour plus tard. Et puis, tout d’un coup (surtout depuis ces deux dernières années où je suis redescendue pour reprendre tout ça), tout d’un coup, l’un après l’autre, tous ces «accidents» reviennent. Mais ils ne suivent pas la même courbe, ce n’est pas cela: c’est que tout d’un coup on est arrivé à un certain état quelque part et à une certaine ampleur impersonnelle qui dépasse l’individualité de beaucoup, et que cet état nouveau entre en rapport avec l’un de ces «accidents» anciens qui est resté dans le plus profond du subconscient; ça le fait resurgir, les deux se rencontrent – et c’est une explosion de lumière. Tout s’explique, tout se comprend, tout est clair! Il n’y a pas besoin d’explication: c’est évident.
Ça, c’est une tout autre manière de comprendre – ce n’est pas une ascension, ce n’est même pas une descente, ce n’est pas une inspiration... ce doit être ce que Sri Aurobindo appelle la «révélation». C’est la rencontre de cette notation subconsciente, de ce quelque chose qui est resté enfermé là-dedans, maintenu pour que ça ne se manifeste pas, et qui tout d’un coup jaillit et rencontre la lumière qui vient d’en haut, l’état de conscience très vaste qui n’exclut rien... et il en jaillit une lumière – oh! un éblouissement – comme une explication nouvelle du monde, ou de cette partie du monde qui n’était pas expliquée.
Ça, c’est la vraie manière de savoir.
Ces choses-là sont comme des jalons sur la route ascendante: on va petit à petit, quelquefois péniblement, quelquefois joyeusement, ou avec un certain labeur qui prouve encore la présence de la personnalité, de l’individualité et de ses limitations (ces Entretiens, c’est plein de cela), mais l’autre chose, c’est différent, tout à fait différent: l’autre chose c’est une joie débordante, non seulement la joie de savoir mais la joie d’être. Une joie débordante.3
Voilà petit.
...Si tu n’étais pas là, toutes ces choses ne seraient jamais dites.
Je ne sais pas pourquoi. Je ne sais pas pourquoi, je ne les dirais pas. Je sais pourquoi je te les dis – ça, je t’ai déjà dit un mot là-dessus, donné un hint (une allusion). Je t’ai dit, n’est-ce pas, qu’il y avait une raison.
Oui, mais tu ne m’as pas dit laquelle!
(Mère rit) Parce que ce ne sont pas des raisons comme ça, ce ne sont pas des raisons qui s’expliquent!! Non, c’est une... c’est la même chose: c’est un contact.
Je sais, je t’ai dit que j’avais eu une vision, mais tu n’as pas compris ce que je t’ai dit ce jour-là. J’avais eu une vision de la place que tu as dans mon être et du travail que nous avions à faire ensemble. Mais enfin, c’est comme ça. C’est-à-dire que ces choses [que je te dis] ont leur utilité et elles ont leur vie concrète, et je les vois très puissantes pour la transformation du monde – n’est-ce pas, c’est ce que j’appelle «une expérience» (qui est beaucoup plus qu’une expérience parce que ça déborde l’individualité de partout) – et que ce soit dit ou que ce ne soit pas dit, c’est la même chose: l’Action se fait. Mais le fait que ce soit dit, de le formuler ici, que ce soit gardé, c’est exclusivement pour toi, parce que tu étais fait pour ça et que nous nous sommes rencontrés pour ça.
Il n’y a pas besoin de beaucoup d’explications.
Mais même, même Sri Aurobindo, je ne lui disais pas, parce que je ne pouvais pas lui perdre son temps et que je trouvais que c’était tout à fait inutile de l’embarrasser avec tout ça. Il m’est arrivé de lui dire... Je lui disais toujours quand j’avais des visions, des expériences la nuit – ça, je lui racontais toujours. Et il s’en souvenait (moi, j’oubliais; le jour suivant c’était tout parti), lui se souvenait; et alors quelquefois, longtemps après, des années après, il disait: «Ah! oui, vous aviez vu ça à ce moment-là.» Il se souvenait admirablement. Moi, j’avais déjà oublié. Mais c’étaient les seules choses que je lui disais, et seulement quand je voyais que c’était d’une qualité très sûre, n’est-ce pas, très supérieure. Je ne l’ennuyais pas avec tout un fatras de mots. Mais autrement... même Nolini4 qui comprend bien... je n’ai jamais, jamais senti même (ce n’est pas le besoin) mais même la possibilité. Voilà.
Je ne veux pas te le dire d’une façon trop précise, t’expliquer, parce que ça n’a pas d’explications ces choses-là. Je veux que tu – pas que tu le saches, pas que tu le penses, mais que tout d’un coup ça vienne, comme ça, comme le petit choc électrique intérieur, que tu le sentes.
Ça viendra.
On est bien plein d’épaisseurs, tu sais...
C’est ce Mental qui est terrible. Il est embêtant. Pour avoir une expérience comme celle dont je t’ai parlé tout à l’heure, il faut lui dire: «Allons, tais-toi. Allons, tais-toi, reste tranquille.» Mais si on le laisse et qu’on a le malheur de l’écouter, il gâte tout. C’est ça qu’il faut apprendre à faire.
Mais l’effort ne sert pas à grand-chose, mon petit, c’est... (long silence) c’est... on peut appeler ça une grâce, ou on peut appeler ça un «truc» – deux choses très différentes, et pourtant ça tient des deux.
Si je pouvais faire taire ma tête!
Ça, c’est horrible. C’est douloureux, fatigant.
Et plus on essaie, plus ça s’énerve.
C’est ça, parfaitement. C’est ce que je te dis, ce n’est pas le résultat d’un effort... Au fond, quelquefois, quand on n’y pense plus, ça vient tout seul. Peut-être un jour, pourrais-je t’aider.
1 Tamas: inertie.
2 Le côté du tantrisme traditionnaliste.
3 Quelque temps plus tard, revenant sur l’expérience qui vient d’être relatée, Mère a ajouté le commentaire suivant: C’est une expérience très intéressante. C’est un levier très puissant pour abolir le point de vue moral dans ce qu’il a d’étroit. Et c’est justement cela que je rencontre tout le temps chez les gens: n’est-ce pas, tous ces gens qui font un effort spirituel, ils m’amènent des tombereaux de moralité!
4 Le plus ancien disciple.