Mère
l'Agenda
Volume 4
(À propos des «joies» de la discipline tantrique, quand le disciple en était encore au sept millième, ou peut-être sept cent millième yantram tantrique. Nous n'avons malheureusement pas gardé le début de cette conversation.)
... C'est vrai, d'ailleurs, de temps en temps j'ai des coups de révolte, mais de plus en plus, je m'installe dans une sorte de néant – pas beaucoup de choses n'ont de sens. J'étais très attaché à la vie, j'aimais la vie, je trouvais que la vie était belle – c'est parti.
Ah oui! je comprends!
Mais pourtant, il y avait quelque chose de bien dans cet amour de la vie?
Oui... pour plus tard, quand elle sera différente de ce qu'elle est.
Maintenant, c'est parti, on me dirait: «Vous mourrez demain», ça me serait égal, tout à fait.
Eh bien, je comprends!
Mais d'ailleurs, c'est la condition presque essentielle pour pouvoir vivre une autre vie, tout en restant ici. C'est essentiel, mon petit, tant qu'on a le «goût de la vie», on est ballotté, secoué... Je considère ça comme un GRAND progrès.
Ça, ça va bien.
Le goût de la vie, on pourrait dire que c'est comme un avant-goût de ce qui sera, mais ce n'est pas du tout adapté à ce qui est.
(silence)
N'est-ce pas, quand on a la certitude – la certitude – que l'Ananda, la joie, l'épanouissement, c'est ça la Vérité de l'être; quand on a cette certitude intérieure et que l'on regarde la vie telle qu'elle est, ça paraît une chose incroyable (non la certitude mais la vie telle qu'elle est!) comme déformation.
Justement ces jours-ci, je constatais cela. À part Sri Aurobindo, je n'ai jamais rencontré et eu autour de moi que des gens pas satisfaits. Et dans certains cas (des cas de vies plus constamment intimes avec moi): ou des révoltés, ou des gens terriblement amers contre la vie telle qu'elle est – ce qui est tout l'opposé de ma nature. Je suis plutôt du côté de ceux qui prennent très philosophiquement les choses telles qu'elles sont, même quand j'étais toute petite enfant. Et alors je me suis demandé (je voyais cela ces jours-ci): «Pourquoi est-ce comme cela?»
J'ai vu que cette attitude ou cette manière de sentir est comme une forteresse pour ce qui s'oppose à la transformation.
(silence)
J'avais noté deux constatations ce matin, et je les avais mises sur la table avec l'idée de te les lire (c'étaient des «remarques», des «observations»), et très clairement il m'a été dit que ce sens de discernement très aigu qui s'aperçoit de tout ce qui est contraire à la Vérité divine, il est très bon de l'avoir, de ne pas être déçu ni trompé (ni de se tromper soi-même surtout), mais que chaque fois que l'on insiste là-dessus, on lui donne un POUVOIR D'ÊTRE, une sorte de pouvoir qui augmente ou qui perpétue son existence. Alors j'ai pris mes notes et je les ai mises au panier! (Mère rit) C'était le résultat d'études, d'observations tous ces jours-ci.
Tant que Sri Aurobindo était là, ça ne s'approchait pas de moi parce que je comptais sur lui pour la perception exacte de ce qui devait être et de ce qui devait disparaître; donc c'était tout à fait loin de ma conscience, je ne m'en occupais pas; ce n'est revenu qu'après, quand j'ai dû prendre tout le travail.
Mais à dire vrai, si l'on peut garder toujours dans sa conscience, clairement, d'une façon vivante, CE QUI DOIT ÊTRE, non pas avec l'illusion que c'est comme cela (les illusions ne doivent pas être là), mais une vision claire, positive, de ce qui doit être, en dépit de tout ce qui le dément... on serait très fort. Et cette nécessité commence à s'imposer: c'est cela que l'on me demande maintenant. On sait que ce n'est pas comme ce doit être (Dieu sait qu'on le sait!), mais garder une ignorance volontaire de ces démentis afin de garder active dans la conscience la vision de ce qui doit être – je sens que c'est cela, le vrai pouvoir créateur.
N'est-ce pas, le fait de ne plus avoir le soutien physique de la présence de Sri Aurobindo a été un coup qui aurait pu être mortel (je l'ai empêché d'être mortel en fermant une porte, parce qu'il m'avait demandé de continuer et que j'ai décidé de continuer), mais cela a rendu certaines choses assez difficiles parce qu'il était nécessaire d'avoir une perception constante de ce qui est à faire et un effort constant pour changer ce qui est en ce qui doit être... Probablement, c'est une période de travail qui doit être achevée maintenant, et il me demandait la capacité de vivre dans le côté positif. Le malheur, c'est que le corps lui-même est une sorte de contradiction – mais il m'a été suggéré que ces contradictions du corps proviennent du fait que j'admets dans la conscience toutes les contradictions, et que, par conséquent, elles sont dans le corps. Au lieu de regarder le corps et de dire: «Ah! c'est encore là» (telle limitation, telle étroitesse), je devrais regarder seulement ce qui doit être, et le corps serait obligé de suivre.
Il semble que ce soit la préparation du programme pour l'année prochaine – beaucoup-beaucoup de chemin à faire pour y arriver. Mais enfin, il y a encore quelques jours (!)
Il y a des tas de victoires que je ne peux pas encore remporter! C'est évidemment une incapacité, il y a des limitations; ça doit venir d'une attitude qui n'est pas complètement ce qu'elle doit être.
La Présence du Seigneur est là, son Action est là, d'une façon que je pourrais presque appeler perpétuelle parce que les moments où... Ça ne se retire jamais, mais les moments où Ce n'est pas actif, où Ça devient un peu passif, sont beaucoup moins fréquents que les moments où C'est actif – beaucoup moins, il y a une grande différence. Et pourtant, le résultat que ça devrait avoir n'est pas là. Par conséquent, comme Ça se sert de ce corps et de cette ambiance (de Mère), il doit y avoir quelque chose qui atténue, qui diminue, qui altère, qui... Je pourrais donner des exemples tout à fait précis, concrets, mais enfin cela concerne certaines gens ici et par conséquent je n'en parle pas. Et c'est cela qui m'a fait chercher pourquoi-pourquoi?...
J'ai l'impression qu'il y a quelque chose qui pousse pour supprimer de ma conscience active ce discernement si aigu, si impératif, tu sais aigu, avec une vision... (comme j'ai eu l'autre jour la vision de la Proximité et de l'éloignement), une vision d'une exactitude presque microscopique. Évidemment, c'est une aide pour éliminer toutes les choses qui ne doivent pas être, mais maintenant on veut que cette attitude aille dans le «background», en arrière, et que la conscience active voie d'une façon constante et presque exclusive seulement CE QUI DOIT ÊTRE.
C'est-à-dire qu'il y a des mouvements d'élimination, de rejet, des mouvements (une seconde) de transformation, et puis il y a des mouvements de construction – il semble que le moment soit venu d'entrer dans le mouvement de construction.
La conscience corporelle est encore très timide; très timide dans le sens qu'elle n'a pas confiance en elle-même; elle a l'impression que si elle n'est pas tout le temps vigilante, à regarder-regarder-regarder, observer, discerner, il y a des choses (geste en dessous) qui peuvent passer, et qui ne doivent pas passer. C'est cela qui retarde. Et c'est pour cela que cette certitude vient de plus en plus: pas de critique, pas de critique, pas de critique, ne pas voir ce qui ne doit pas être – voir seulement CE QUI DOIT ÊTRE.
C'est une grande victoire à remporter, grande victoire.
Et elle est d'autant plus grande et d'autant plus difficile que (certainement pour les nécessités du travail) je ne suis entourée que de gens qui sont de l'autre côté. Je n'ai autour de moi pas un seul optimiste. Tout ce que l'on me dit, tout ce que l'on m'apporte, c'est toujours la vision (plus ou moins claire, plus ou moins complète) de ce qui doit s'en aller; mais la vision de ce qui doit être... je ne l'ai jamais trouvée que dans Sri Aurobindo.
Ce n'est que par bouffées, par éclairs, de temps en temps, et seulement quand il écrivait (jamais quand il parlait) que l'on trouvait cette espèce de chose aiguë, de discernement aigu, comme dans ce que nous avons traduit la dernière fois. Autrement quand il parlait, quand il était avec les gens, jamais il n'y avait de critique négative.
Autrement personne.
Depuis ma toute petite enfance (cinq ans, mes souvenirs à cinq ans) et pendant plus de quatre-vingts années, j'ai toujours été entourée de gens qui m'apportaient avec abondance la révolte, le mécontentement, et puis alors, de plus en plus, des cas (certains cas qui ont été très aigus et qui le sont encore) d'ingratitude foncière – pas à mon égard, ça n'a aucune espèce d'importance: à l'égard du Divin. L'ingratitude... c'est une chose qui m'a été très-très douloureuse souvent: que cela puisse être. C'est l'une des choses que j'ai vue dans la vie, qui me paraissait la plus... la plus intolérable, cette espèce d'acidité âpre contre le Divin: que les choses soient comme elles sont, que toute cette souffrance ait été tolérée. Alors ça prend des formes plus ou moins ignorantes, plus ou moins intellectuelles, plus ou moins... mais c'est cette espèce d'acidité. Et ça prend quelquefois des formes personnelles, ce qui rend la lutte encore plus difficile parce qu'on ne peut pas mélanger des questions de personnes là-dedans – ce n'est pas une question personnelle, c'est une erreur de penser qu'il y ait aucun mouvement dans le monde qui soit «personnel»; c'est la conscience ignorante de l'homme qui le rend personnel, mais ce ne l'est pas: ce sont des attitudes terrestres.
C'est venu avec le Mental; les animaux n'ont pas ça. Et c'est pour cela que je sens une douceur dans les animaux, même soi-disant les plus féroces, qui n'existe pas chez l'homme.
(long silence)
Et pourtant, de tous les mouvements, celui peut-être qui donne le plus de joie – de joie sans mélange, qui n'ait pas cette teinte d'égoïsme –, c'est la gratitude spontanée.
C'est quelque chose de très spécial. Ce n'est pas l'amour, ce n'est pas le don de soi... C'est une joie très pleine. Très pleine.
C'est une vibration très spéciale qui ne ressemble à rien d'autre qu'elle-même. C'est quelque chose qui vous élargit, qui vous remplit – qui est si ardente!
C'est certainement, parmi tous les mouvements à la portée de la conscience humaine, celui qui vous sort le plus de votre ego.
Et quand ça peut être une gratitude sans mobile, cette vibration-là (au fond, la vibration de ce qui existe pour la Cause de l'existence)... alors beaucoup-beaucoup de barrières disparaissent immédiatement.
(Mère reste longtemps en contemplation dans cette vibration de gratitude)
Quand on peut entrer dans cette vibration-là dans sa pureté, on s'aperçoit tout de suite que c'est une vibration de la même qualité que celle de l'Amour: elle n'a pas de direction. Ce n'est pas quelque chose qui va d'une chose à une autre, ce n'est pas d'ici à là (geste de bas en haut) ou de là à ici... c'est (geste rond) simultané et total.
Je veux dire que ce n'est pas quelque chose qui a besoin des deux pôles pour exister; ce n'est pas aller d'un pôle à l'autre et de l'autre pôle à ça: c'est une vibration qui, dans sa pureté, est la même que la vibration d'Amour, qui ne va pas d'ici à là et de là à là, les deux pôles de l'existence.
Ça existe en soi pour sa joie d'être. (Et ce que je dis là, abîme beaucoup.)
Comme l'Amour.
Les hommes ont répété à satiété que rien n'existe s'il n'y a pas ces deux pôles, et que ce sont ces deux pôles qui sont la cause de l'existence et que tout tourne autour de ça (Mère hoche la tête), mais ce n'est pas comme cela. C'est-à-dire que l'homme, dans sa conscience extérieure ordinaire, ne peut rien comprendre en dehors de cela, voilà. C'est entendu. Mais dans son essence (Mère hoche encore la tête), ce n'est pas comme cela.
Au fond, la gratitude est seulement une très légère teinte de coloration de la Vibration essentielle d'Amour.
(méditation)
This text will be replaced |