Mère
l'Agenda
Volume 5
103 – Vivékânanda, exaltant le Sannyâsa,1 disait que dans toute l'histoire de l'Inde, il n'y avait qu'un Janaka.2 Il n'en est rien, car Janaka n'est pas le nom d'un seul individu: c'est une dynastie de rois maîtres d'eux-mêmes et le cri de triomphe d'un idéal.
104 – Parmi les milliers et les milliers de Sannyasins3 vêtus d'ocre, combien sont parfaits? C'est le petit nombre des accomplissements et le grand nombre des approximations qui justifient un idéal.
105 – S'il y a eu des centaines de Sannyasins parfaits, c'est parce que le Sannyâsa a été partout prêché et abondamment pratiqué; qu'il en soit de même pour la liberté idéale, et nous aurons des centaines de Janaka.
106 – Le Sannyâsa a une robe officielle et des signes extérieurs, c'est pourquoi les hommes se figurent le reconnaître aisément; mais la liberté d'un Janaka ne s'affiche pas: elle porte la robe du monde; Nârada lui-même était aveugle à sa présence.
107–Il est dur d'être dans le monde, homme libre, tout en vivant la vie ordinaire des hommes; mais justement parce que c'est dur, il faut tenter de l'accomplir.
Ça paraît tellement évident!
C'est évident, mais c'est difficile.
N'est-ce pas, être libre de tout attachement, ça ne veut pas dire fuir les occasions d'attachement. Tous ces gens qui affirment leur ascétisme, non seulement fuient mais préviennent les autres qu'ils ne doivent pas essayer!
Ça me paraît tellement évident. Quand on a besoin de fuir une chose pour ne pas l'éprouver, ça veut dire que l'on n'est pas au-dessus, on est encore à ce niveau-là.
Tout ce qui supprime et diminue, ou amoindrit, ne libère pas. La liberté doit être éprouvée dans la totalité de la vie et des sensations.
Justement, il y a eu toute une période d'études à ce sujet, sur le plan purement physique... Pour être au-dessus de toute erreur possible, on a tendance à supprimer les occasions d'erreur; par exemple, si l'on ne veut pas dire de paroles inutiles, on ne parle plus. Les gens qui se vouent au silence s'imaginent que c'est contrôler la parole – ce n'est pas vrai! c'est seulement supprimer l'occasion de parler, et par conséquent de dire des choses inutiles. Pour la nourriture, c'est la même chose: ne manger que juste ce qu'il faut... Dans l'état transitoire où nous nous trouvons, nous ne voulons plus vivre cette vie entièrement animale fondée sur les échanges matériels et la nourriture, mais ce serait folie de croire que l'on est arrivé à l'état où le corps peut subsister absolument sans nourriture (pourtant, il y a déjà une grande différence puisque l'on est en train d'essayer de trouver l'essence nutritive des choses pour diminuer le volume), mais la tendance naturelle, c'est le jeûne – c'est une erreur!
De crainte de nous tromper dans nos actions, nous ne faisons plus rien; de crainte de nous tromper dans nos paroles, nous ne disons plus rien; de crainte de manger pour le plaisir de manger, on ne mange plus rien – ce n'est pas la liberté, c'est tout simplement réduire la manifestation à son minimum; et l'aboutissement naturel, c'est le Nirvâna. Mais si le Seigneur voulait seulement le Nirvâna, il n'y aurait que le Nirvâna! Il est évident qu'il conçoit la coexistence de tous les contraires, et que, pour Lui, ce doit être le commencement d'une totalité. Alors on peut, évidemment, si l'on se sent fait pour cela, choisir une seule de Ses manifestations, c'est-à-dire l'absence de manifestation. Mais c'est encore une limitation. Et ce n'est pas la seule manière de Le trouver, il s'en faut!
C'est une tendance très répandue, qui provient probablement d'une suggestion ancienne, ou peut-être d'une pauvreté, d'une incapacité: réduire-réduire, réduire ses besoins, réduire ses activités, réduire ses paroles, réduire sa nourriture, réduire sa vie active, et tout ça devient si étriqué! Dans l'aspiration de ne plus faire de fautes, on se supprime l'occasion de les faire – ce n'est pas une guérison.
Mais l'autre chemin est beaucoup-beaucoup plus difficile.
Oui, je pense par exemple aux gens qui vivent en Occident, qui vivent la vie d'Occident: ils sont constamment avalés par le travail, des rendez-vous, des téléphones... ils n'ont pas une minute pour purifier ce qui tombe constamment sur eux et pour se ressaisir. Dans ces conditions, comment peuvent-ils être des hommes libres? Comment est-ce possible?
Ici on est à l'autre extrême.
(silence)
Non, la solution, c'est de n'agir que sous l'impulsion divine, de ne parler que sous l'impulsion divine, de ne manger que sous l'impulsion divine. C'est cela qui est difficile, parce que, naturellement, on confond immédiatement l'impulsion divine avec les impulsions personnelles!
C'était cela, l'idée, je crois, de tous les apôtres du renoncement: supprimer tout ce qui vient du dehors ou d'en bas de façon que si quelque chose d'en haut se manifeste, on soit en état de le recevoir. Mais au point de vue collectif, c'est un processus qui peut prendre des milliers d'années! Au point de vue individuel, c'est possible; mais alors il faut garder intacte l'aspiration à recevoir la vraie impulsion – pas cette aspiration à la «libération» complète mais l'aspiration à l'identification active avec le Suprême, c'est-à-dire ne vouloir que ce qu'il veut, ne faire que ce qu'il veut, n'exister que par Lui, en Lui.
Alors on peut essayer la méthode du renoncement, mais c'est la méthode de celui qui veut se couper des autres. Et peut-il y avoir une intégralité dans ce cas-là?... Ça ne me paraît pas possible.
Afficher publiquement ce que l'on veut faire, ça aide considérablement. Ça peut susciter des objections, des mépris, des conflits, mais c'est largement compensé par l'«attente» publique, si l'on peut dire: par ce que les autres attendent de vous. C'était certainement la raison de ces robes: prévenir les gens. Évidemment, cela peut attirer sur vous le mépris de certaines personnes et des mauvaises volontés, mais il y a tous ceux qui sentent: «Il ne faut pas toucher ça, ne pas s'en occuper, ça ne me regarde pas.»
Je ne sais pour quelle raison, mais ça m'a toujours paru un cabotinage – ce peut ne pas l'être, et dans certains cas ce ne l'est pas, mais c'est tout de même une façon de dire aux gens: «Ah! voilà ce que je suis.» Et je dis que ça peut aider, mais il y a des inconvénients.
C'est encore de l'enfantillage.
Tout cela, ce sont des moyens, des étapes, des marches, mais... la vraie liberté, c'est d'être libre de tout – de tous les moyens aussi.
(silence)
C'est une restriction, un resserrement, tandis que la Vraie Chose, c'est l'épanouissement, l'élargissement, l'identification avec le tout.
Quand on se réduit, se réduit, se réduit, on n'a pas le sentiment de se perdre, ça vous enlève la crainte de se perdre – on devient quelque chose de solide et de compact. Mais la méthode de l'élargissement – l'élargissement maximum –, là, il faut... il ne faut pas avoir peur de se perdre.
C'est beaucoup plus difficile.
Qu'est-ce que tu as à dire?
Je me demandais justement comment c'est possible dans un monde extérieur qui vous absorbe constamment?
Ah! il faut en prendre et en laisser.
Il est certain que les monastères, les retraites, la fuite dans les bois ou dans les cavernes, sont nécessaires pour contrebalancer la suractivité moderne, et pourtant ça existe moins maintenant qu'il y a mille ou deux mille ans. Mais il me semble que c'était une incompréhension – ça n'a pas duré.
C'est évidemment l'excès d'activité qui rend nécessaire l'excès d'immobilité.
Mais comment trouver le moyen d'être ce qu'il faut dans les conditions ordinaires?
Comment ne tomber ni dans un excès ni dans l'autre?
Oui, vivre normalement, et être libre.
Mon petit, c'est pour cela que l'on a fait l'Ashram! C'était cela, l'idée. Parce que, en France, j'étais tout le temps à me demander: «Comment a-t-on le temps de se trouver? Comment a-t-on même le temps de comprendre le moyen de se libérer?» Alors j'avais pensé: un endroit où les besoins matériels sont suffisamment satisfaits pour que si, vraiment, on veut se libérer, on puisse se libérer. Et c'est sur cette idée que l'Ashram a été fondé, pas sur une autre: un endroit où les gens aient des moyens d'existence suffisants pour avoir le temps de penser à la Vraie Chose.
(Mère sourit) La nature humaine est telle que la paresse a pris la place de l'aspiration (pas pour tous, mais enfin d'une façon assez générale) et la licence ou le libertinage, la place de la liberté. Ce qui tendrait à prouver que l'espèce humaine doit passer par une période de manipulation brutale afin d'être prête à se retirer plus sincèrement de l'esclavage à l'activité.
Le premier mouvement est bien comme cela: «Enfin! trouver l'endroit où l'on peut se concentrer, se trouver soi-même, vivre vraiment sans avoir la préoccupation des choses matérielles...» C'est la première aspiration (c'est même là-dessus – en tout cas au début – que les disciples étaient choisis), mais ça ne dure pas! Les choses deviennent faciles, alors on se laisse aller. On n'a pas de contraintes morales, alors on fait des bêtises.
Mais on ne peut même pas dire que ce soit une erreur de recrutement – on serait tenté de le croire, mais ce n'est pas vrai; parce que le recrutement s'est fait sur un signe intérieur assez précis et clair... C'est probablement une difficulté de garder sans mélange l'attitude intérieure. C'est justement cela que Sri Aurobindo voulait, essayait; il disait: «Si je trouve cent personnes, ça me suffit.»
Mais ça n'a pas été cent pendant longtemps, et je dois dire que quand c'était cent, c'était déjà mélangé.
Beaucoup de gens sont venus attirés par la Vraie Chose, mais... on se relâche. C'est-à-dire: une impossibilité de se maintenir ferme dans sa position vraie.
Oui, j'ai remarqué que dans l'extrême difficulté des conditions extérieures du monde, l'aspiration est beaucoup plus intense.
N'est-ce pas!
C'est beaucoup plus intense, c'est presque une question de vie ou de mort.
Oui, c'est cela! C'est-à-dire que l'homme est encore si fruste qu'il a besoin des extrêmes. C'est ce que Sri Aurobindo disait: pour que l'Amour soit vrai, il fallait la Haine; l'Amour vrai ne pouvait naître que sous la pression de la haine.4 C'est cela. Eh bien, il faut accepter les choses telles qu'elles sont et tâcher d'aller plus loin, c'est tout.
C'est probablement pour cela qu'il y a tant de difficultés – les difficultés s'accumulent ici: difficultés de caractère, difficultés de santé et difficultés de circonstances –, c'est parce que la conscience s'éveille sous l'impulsion des difficultés.
Si tout est facile et paisible, on s'endort.
C'est comme cela aussi que Sri Aurobindo expliquait la nécessité de la guerre: dans la paix, on s'avachit.
C'est dommage.
Je ne peux pas dire que je trouve cela très joli, mais ça paraît être ainsi.
Au fond, c'est ce que Sri Aurobindo dit aussi dans The Hour of God [L'Heure de Dieu]: «Si vous avez la Force et la Connaissance et que vous ne profitiez pas de l'occasion, eh bien... malheur à vous.»
Ce n'est pas du tout une vengeance, ce n'est pas du tout une punition, mais vous attirez une nécessité, la nécessité d'une impulsion violente – réagir contre une violence.
(silence)
C'est une expérience que j'ai d'une façon de plus en plus claire: le contact avec cet Amour divin véritable, pour qu'il puisse se manifester, c'est-à-dire s'exprimer librement, ça demande une PUISSANCE chez les êtres et dans les choses... qui n'existe pas encore. Autrement, tout se disloque.
Il y a des tas de détails très probants, mais naturellement comme ce sont des «détails» ou des choses très personnelles, on ne peut pas en parler; mais sur la preuve ou les preuves d'expériences répétées, je suis obligée de dire ceci: quand cette Puissance d'Amour PUR – merveilleuse, n'est-ce pas, qui dépasse toute expression –, dès qu'elle commence à se manifester amplement, librement, c'est comme si des quantités de choses s'écroulaient tout de suite: elles ne peuvent pas tenir. Elles ne peuvent pas tenir, c'est dissous. Alors... alors tout s'arrête. Et cet arrêt, que l'on pourrait croire une disgrâce, c'est le contraire! c'est une Grâce infinie.
Rien que la perception un tout petit peu concrète et tangible de la différence entre la vibration dans laquelle on vit d'une façon normale et presque continue, et cette Vibration-là; rien que la constatation de cette infirmité, que j'appelle nauséeuse – vraiment, ça donne la nausée –, ça suffit à tout arrêter.
Pas plus tard qu'hier, ce matin, il y a de longs moments où cette Puissance se manifeste, puis tout d'un coup, il y a comme une Sagesse – une Sagesse incommensurable – qui fait que tout se détend dans une tranquillité parfaite: «Ce qui doit être sera, ça prendra le temps qu'il faudra.» Et alors tout va bien. Comme cela, tout va bien immédiatement. Mais la Splendeur s'éteint.
Il n'y a qu'à être patient.
Sri Aurobindo l'a écrit aussi: «Aspire intensément, mais sans impatience»... La différence entre l'intensité et l'impatience est très subtile (tout est une différence de vibration); c'est subtil, mais ça fait toute la différence.
Intensément, mais sans impatience... C'est cela: il faut être dans cet état-là.
Et puis pendant très longtemps, très longtemps, se contenter des résultats intérieurs, c'est-à-dire des résultats de réactions personnelles et individuelles, de contacts intérieurs avec le reste du monde; ne pas espérer ou vouloir trop tôt que les choses se matérialisent. Parce que l'on a une hâte qui généralement retarde les choses.
Si c'est comme ça, c'est comme ça.
Nous vivons – les hommes, je veux dire –, vivent harcelés. C'est une espèce de sentiment semi-conscient de la durée si courte de leur vie; ils n'y pensent pas, mais ils le sentent d'une façon semi-consciente; et alors ils sont tout le temps à vouloir – vite-vite-vite – passer d'une chose à l'autre, faire une chose vite pour passer à la suivante, au lieu que chaque chose vive dans son éternité propre. On est toujours à vouloir: en avant, en avant, en avant... Et on gâte le travail.
C'est pour cela que certains ont prêché: le seul moment important est le moment présent – pratiquement ce n'est pas vrai, mais au point de vue psychologique ce devrait être vrai. C'est-à-dire, vivre au maximum de sa possibilité à chaque minute, sans prévoir ou vouloir ou attendre ou préparer la suivante. Parce que l'on est tout le temps pressé-pressé-pressé... et on ne fait rien de bien. Et on est dans une tension intérieure qui est tout à fait fausse – tout à fait fausse.
Tous ceux qui ont essayé d'être sages l'ont toujours dit (les Chinois l'ont prêché, les Indiens l'ont prêché): vivre dans le sens de l'Éternité. En Europe aussi, on a dit qu'il faudrait contempler le ciel, les astres, et s'identifier à leur infinitude – toutes choses qui vous élargissent et vous apaisent.
Ce sont des moyens, mais c'est indispensable.
Et j'ai observé cela dans les cellules du corps: on dirait qu'elles sont toujours en hâte de faire ce qu'elles ont à faire de peur qu'elles n'aient pas le temps de le faire. Alors elles ne font rien convenablement. Les gens brouillons (il y a des gens qui bousculent tout, leurs mouvements sont brusques et brouillons), ont cela à un grand degré, cette espèce de hâte: faire vite, faire vite, faire vite... Hier, quelqu'un s'est plaint de douleurs rhumatismales dans le dos et il m'a dit: «Oh! ça fait perdre tant de temps, je fais les choses si lentement!» J'ai dit (Mère rit): «Et puis après!» – Il n'était pas content. N'est-ce pas, se plaindre quand on a mal, ça veut dire que l'on est douillet, et puis c'est tout, mais dire: «Je perds tant de temps, je fais les choses si lentement!», c'était le tableau très clair de cette hâte où sont les hommes – on traverse la vie en bolide... pour aller où?... patatras au bout!
À quoi ça sert?
(silence)
Au fond, la morale de tous ces aphorismes est qu'il est bien plus important d'ÊTRE que de paraître – il faut vivre et pas prétendre; et qu'il est beaucoup plus important de réaliser une chose entièrement, sincèrement, parfaitement, que de faire savoir aux autres qu'on la réalise!
C'est encore la même chose: quand on est dans la nécessité de dire ce que l'on fait, on abîme la moitié de son action.
Et pourtant, en même temps, ça vous aide à faire le point, à savoir exactement où vous en êtes.
C'était la sagesse du Bouddha quand il disait: «Le chemin du milieu», pas trop comme ceci, pas trop comme cela, pas tomber dans ceci, pas tomber dans cela – un peu de tout et un chemin équilibré... mais PUR.
La pureté et la sincérité, c'est la même chose.
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1 Sannyâsa: renoncement à la vie du monde et aux œuvres.
2 Roi de Mithilâ au temps des Oupanishads, célèbre pour sa connaissance spirituelle et sa réalisation divine, bien qu'il menât la vie ordinaire du monde.
3 Sannyasin: moine errant qui a renoncé à la vie du monde et aux œuvres.
4 Regarde les aphorismes 88-92