Mère
l'Agenda
Volume 6
À la suite d'un ancien Entretien (du 14 mars 1951)
J'ai envie de te poser une question très simple. Tu dis: «Si l'on avait toujours le sentiment que c'est le meilleur qui arrive en toutes circonstances, on n'aurait pas peur...» Est-ce que vraiment c'est le meilleur qui arrive en toutes circonstances?
C'est le meilleur étant donné l'état du monde – ce n'est pas un meilleur absolu.
Il y a deux choses: d'une façon totale et absolue, à chaque instant, c'est le meilleur possible pour le But divin du tout; et pour celui qui s'est consciemment branché sur la Volonté divine, c'est le plus favorable à sa propre réalisation divine.
Je crois que c'est l'explication correcte.
Pour le tout, c'est toujours, à chaque instant, ce qui est le plus favorable à l'évolution divine. Et pour les éléments consciemment branchés sur le Divin, c'est le meilleur pour la perfection de leur union.
Seulement, il ne faut pas oublier que c'est constamment en changement, que ce n'est pas un meilleur statique; c'est un meilleur qui, s'il était conservé, ne serait pas le meilleur le moment d'après. Et c'est parce que la conscience humaine a toujours tendance à vouloir conserver statiquement ce qu'elle trouve bon ou considère comme bon qu'elle s'aperçoit que c'est insaisissable. C'est cet effort pour conserver qui fausse les choses.
(silence)
J'ai regardé cela quand j'ai voulu comprendre la position du Bouddha qui reprochait à la Manifestation son impermanence; pour lui, la perfection et la permanence étaient une même chose. Dans son contact avec l'univers manifesté, il avait constaté un changement perpétuel, par conséquent il avait conclu que le monde manifesté était imparfait et devait disparaître. Et le changement (l'impermanence) n'existe pas dans le Non-manifesté, par conséquent le Non-manifesté est le vrai Divin. C'est en regardant, en me concentrant sur ce point qu'en effet j'ai vu que sa constatation était correcte: la Manifestation est absolument impermanente, c'est une perpétuelle transformation.
Mais dans la Manifestation, la perfection est d'avoir un mouvement de transformation ou de déroulement identique au Mouvement divin, au Mouvement essentiel. Tandis que tout ce qui appartient à la création inconsciente ou tamasique1 essaye de conserver identique son existence, au lieu de durer par la transformation constante.
C'est pour cela que certains esprits ont postulé que la création était le résultat d'une erreur. Mais on trouve toutes les conceptions possibles: la création parfaite, puis une «faute» qui a introduit l'erreur; la création elle-même qui est un mouvement inférieur et qui doit prendre fin puisqu'il a commencé; puis la conception des Védas suivant ce que Sri Aurobindo nous en a dit, qui était un déroulement ou une découverte progressive et infinie – indéfinie et infinie – du Tout par Lui-même... Naturellement, tout cela, ce sont des traductions humaines. Pour le moment, tant que l'on s'exprime humainement, c'est une traduction humaine; mais suivant la position première du traducteur humain (c'est-à-dire une position qui admet «l'erreur» primordiale, ou «l'accident» dans la création, ou la Volonté consciente suprême depuis le commencement dans un déroulement progressif), les conclusions ou les «descentes» dans l'attitude yoguique sont différentes... Il y a les nihilistes, les «nirvânistes» et les illusionnistes, il y a toutes les religions (comme la chrétienne) qui admettent l'intervention diabolique sous une forme ou une autre; et puis le védisme pur, qui est l'éternel déroulement du Suprême dans une objectivation progressive. Et suivant les goûts, on est ici, on est là ou là, et il y a des nuances. Mais suivant ce que Sri Aurobindo a senti comme la vérité la plus totale, suivant cette conception d'un univers progressif, on est amené à dire qu'à chaque minute, c'est le mieux possible pour le déroulement du tout qui se produit. C'est d'une logique absolue. Et je crois que toutes les contradictions ne peuvent venir que d'une tendance plus ou moins prononcée pour ceci, cela, cette position, cette autre; tous les esprits qui admettent l'intrusion d'une «faute» ou d'une «erreur» et le conflit qui en résulte entre des forces qui tirent en arrière et des forces qui tirent en avant, naturellement peuvent contester la possibilité. Mais on est obligé de dire que celui qui est spirituellement branché sur la suprême Volonté ou la suprême Vérité, pour lui, c'est nécessairement, à chaque instant, le mieux pour sa réalisation personnelle qui se produit – dans tous les cas, c'est comme cela. Le mieux inconditionné ne peut être admis que par celui qui voit l'univers comme un déroulement, une prise de conscience du Suprême par Lui-même.
(silence)
À dire vrai, toutes ces choses n'ont aucune importance (!) parce que ce qui est, de toute façon dépasse entièrement et absolument tout ce que la conscience humaine peut en penser. Ce n'est que lorsqu'on cesse d'être humain que l'on sait; mais dès que l'on s'exprime, on redevient humain, et alors on cesse de savoir.
C'est incontestable.
Et à cause de cette incapacité, il y a aussi une sorte de futilité à vouloir absolument réduire le problème à ce que l'entendement humain peut en comprendre. En ce cas, il est très sage de dire comme disait Théon: «Nous sommes ici, nous avons un travail à faire, et ce qu'il faut, c'est de le faire aussi bien que nous le pouvons, sans nous préoccuper du pourquoi ni du comment.» Pourquoi le monde est-il comme il est?... Quand nous serons capables de comprendre, nous comprendrons.
Au point de vue pratique, c'est évident.
Seulement chacun prend une position... J'ai tous les exemples ici, j'ai un petit échantillonnage de toutes les attitudes, et je vois très bien les réactions; je vois la même Force – la même Force unique – agissant dans cet échantillonnage et produisant naturellement des effets différents; mais ces effets «différents», pour la vision profonde, sont très superficiels: c'est seulement «Il leur plaît de penser ainsi, voilà, alors il leur plaît de penser ainsi.» Mais à dire vrai, la marche intérieure, le développement intérieur, la vibration essentielle, ça ne l'affecte pas – pas du tout. L'un aspire de tout son cœur au Nirvana, et l'autre aspire de toute sa volonté à la manifestation supramentale, et dans tous les deux le résultat vibratoire est à peu près le même. Et c'est toute une masse de vibrations qui de plus en plus se prépare à... à recevoir ce qui doit être.
Il est un état – un état essentiellement pragmatique, spirituellement pragmatique – où, de toutes les futilités humaines, la plus futile est la métaphysique.
*
* *
Peu après, Sujata demande à Mère la permission de consulter un oculiste:
C'est simplement pour ajuster des verres?
Examiner aussi.
Examiner? Mon petit, tu vois dix personnes, ces dix personnes te diront dix choses différentes! L'instabilité du diagnostic est pour moi une chose tout à fait certaine. Parce qu'il n'y a pas deux cas pareils – il y a des analogies, il peut même y avoir des familles de cas, mais il n'y a pas deux cas pareils; par conséquent, en chacun, il y a des variations; et à moins que le monsieur ne soit très intuitif, il commence à raisonner, et alors il est sûr de se tromper, ou de dire des «vagueries» comme: «Vous êtes myope» ou «Vous êtes presbyte» (!) C'est au point qu'il n'y a pas deux cas de cataracte pareils – il y a des symptômes qui se répètent et qui sont très analogues, d'une analogie très proche, mais il n'y a pas deux cas pareils. Et ceux qui sont vraiment sincères vous le disent, mais il n'y en a pas un sur mille (!) Et ils vous font de grands discours – avec autorité, ils vous annoncent quelque chose qu'ils ne savent pas.
(À Satprem:) Ton frère ne serait pas content s'il m'entendait!
Si!
Il serait content, n'est-ce pas. Ton frère est un homme sincère.
J'ai connu un ou deux docteurs sincères, et ils m'ont avoué tout à fait nettement que c'était comme cela. Je leur ai dit: «Au point de vue spirituel, il ne peut pas y avoir deux cas pareils. La Nature ne se répète jamais – il y a des familles, il y a des analogies, il y a des similitudes, mais il n'y a pas deux cas pareils; et par conséquent, vous savez très bien que vous ne savez pas. L'immense complication des possibilités de la réalité physique, quand vous voulez l'étudier sur son plan, est telle qu'à moins d'avoir une perception directe et intime, vous ne pouvez pas savoir ce qui arrivera.»
Maintenant que le corps sait un peu, quand il y a quelque chose qui ne va pas, qui se détraque pour une raison ou une autre (ce peut être une raison de transformation, ce peut être une raison d'attaques – il y a d'innombrables raisons), mes cellules commencent à dire: «Non! pas de docteur, pas de docteur, pas de docteur!...» Elles sentent que ça va cristalliser le désordre, le durcir et enlever la plasticité nécessaire pour répondre aux forces profondes; et alors le désordre suivra un cours extérieur, matériel... qui n'en finit plus – je n'ai pas le temps d'attendre.
Je ne dis jamais cela aux gens qui me demandent, jamais; je leur dis toujours: «Allez voir le docteur et faites ce qu'il vous dit», parce que, à moins que le corps lui-même (certaines personnes ont cela, mais il n'y en a pas beaucoup, très peu), à moins que le corps lui-même ne dise: «Non-non-non! je ne veux pas», alors il est prêt; mais si le corps est là à vous dire: «Peut-être que le docteur me tirera d'embarras, peut-être qu'il trouvera...» – Allez-y, allez-y! faites ce qu'il vous dit.
Il faut que les cellules commencent à sentir que c'est un danger d'arrêt dans le progrès, de remise en contact avec la vieille-histoire-qui-n'en-finit-plus: «Si cette histoire vous amuse, nous allons la recommencer.» Eh bien, ça ne les amuse plus, elles n'ont pas envie de la recommencer.
(À Sujata:) Mais c'est autre chose, si tu as un docteur gentil, de bonne volonté, très patient, qui ait une grande expérience des verres et qui en ait une magnifique collection (!), si tu vas le voir et qu'il s'en donne la peine, il pourra t'aider. Mais un monsieur qui du haut de sa prétendue science va te dire: «Tu as ceci et cela et cette déformation...»
(Sujata:) Je crois qu'il n'y a aucune déformation, rien, c'est plutôt à l'intérieur, comme si les canaux n'étaient pas propres, alors la vue ne traverse pas.
(Mère rit) Ce n'est pas très scientifique ce que tu dis!
(Satprem:) Ses sinus sont en mauvais état.
Alors, n'est-ce pas, il y a le Monsieur chirurgien qui dira: «On va opérer», (riant) et il y a le Monsieur qui n'est pas chirurgien qui voudra faire des injections... Non, pour t'aider à lire ou à travailler, tu peux choisir des verres; et puis, mon remède à moi, c'est de te mettre très tranquille – très tranquille –, avec les coudes sur une table et les yeux dans les paumes, puis, à ce moment-là, si tu peux dans ton cœur avoir une aspiration et que tu dises au Seigneur: «Seigneur, prends possession de Ton domaine, entre dans Ton royaume ici, fais un petit nettoyage», comme cela... Même en formulant la chose d'une façon tout à fait enfantine (le Seigneur n'est pas un pontife, il n'aime pas les cérémonies: il aime la sincérité), là, comme ça (geste du cœur), quelque chose qui dit: «Oh! oh!...», qui vraiment veut – c'est tout. Lui dire comme cela: «Viens ici, viens, entre dans mes yeux, viens-viens-viens, regarde avec ces yeux.» C'est beaucoup plus fort que tout le reste.
Seulement, c'est très bien de prendre des verres pour t'aider dans ton travail en attendant. Mais tu n'as pas besoin d'un pontife pour cela; tu as besoin d'un homme de bonne volonté qui sache choisir des verres...
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1 Tamasique: qui appartient à l'inertie ou à l'obscurité (tamas).