Mère
l'Agenda
Volume 7
J'aurais une question à te poser. En fait, c'est la question que je voulais te poser la dernière fois... Quand on est dans cette Conscience éternelle, être avec un corps ou être sans corps ne fait pas beaucoup de différence, mais quand on est soi-disant «mort», je voudrais savoir si la perception du monde matériel reste claire et précise, ou si elle devient aussi vague et imprécise que peut l'être la conscience des autres mondes quand on est de ce côté-ci, dans ce monde-ci? Sri Aurobindo parle d'un jeu de cache-cache, mais le jeu de cache-cache est intéressant si un état d'être ne prive pas de la conscience des autres états?
Hier ou avant-hier, pendant toute la journée, depuis le matin jusqu'au soir, quelque chose disait: «Je suis... je suis ou j'ai la conscience du mort sur la terre.» Je traduis par des mots, mais c'était comme s'il était dit: «C'est comme cela qu'est la conscience d'un mort vis-à-vis de la terre et des choses physiques... Je suis un mort qui vit sur la terre.» Suivant la position de la conscience (parce que la conscience change de position tout le temps), suivant la position de la conscience, c'était: «C'est comme cela que sont les morts vis-à-vis de la terre», puis: «Je suis absolument comme un mort vis-à-vis de la terre», puis: «Je vis comme un mort vit sans la conscience de la terre», puis: «Je suis tout à fait comme un mort qui vit sur la terre...», et ainsi de suite. Et je continuais à parler, à agir, à faire comme d'habitude.
Mais il y a longtemps que c'est comme cela.
Pendant très longtemps, plus de deux ans, je voyais le monde comme cela (mouvement ascendant, d'un degré à un autre surplombant), et maintenant je le vois comme cela (mouvement descendant). Je ne sais pas comment expliquer cela parce que cela n'a rien de mentalisé, et les sensations non mentalisées ont un certain flou qui est difficile à définir. Mais les mots et la pensée étaient à une certaine distance (geste autour de la tête), comme quelque chose qui regarde et qui apprécie, c'est-à-dire qui dit ce que cela voit – quelque chose qui est autour. Et aujourd'hui, deux ou trois fois, c'était extrêmement fort (je veux dire que l'état dominait toute la conscience), une espèce d'impression (ou de sensation ou de perception, mais ce n'est rien de tout cela): je suis un mort qui vit sur la terre.
Comment expliquer cela?
Et alors, par exemple, pour la vision, la précision objective manque (Mère fait le geste de ne pas voir par les yeux). Je vois à travers et par la conscience. Pour l'audition, j'entends d'une tout autre manière; il y a une sorte de «discrimination» (ce n'est pas «discernement»), quelque chose qui choisit dans la perception, quelque chose qui décide (décide, mais pas arbitrairement: automatiquement) de ce qui est entendu et de ce qui n'est pas entendu, de ce qui est perçu et de ce qui n'est pas perçu. C'est déjà là dans la vision, mais c'est encore plus fort pour l'ouïe: pour certaines choses, on n'entend qu'un ronflement continu; d'autres choses, on les entend très claires, comme du cristal; d'autres sont floues, on entend à moitié. La vue, c'est la même chose: tout est comme derrière un brouillard lumineux (très lumineux, mais un brouillard, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de précision), et puis tout d'un coup, il y a une chose qui est absolument précise et claire, une vision de détail la plus précise. Généralement, la vision est l'expression de la conscience des choses. C'est-à-dire que tout semble de plus en plus subjectif, de moins en moins objectif... Et ce ne sont pas des visions qui s'imposent à la vue ou des bruits qui s'imposent à l'audition: c'est une espèce de mouvement de conscience qui rend certaines choses perceptibles et certaines comme un arrière-plan très imprécis.
La conscience choisit ce qu'elle veut voir.
Il n'y a rien de personnel – rien de personnel. Il y a évidemment l'impression d'un choix et d'une décision, mais il n'y a aucune impression de choix et de décision personnels – d'ailleurs, le «personnel» se réduit à la nécessité de faire intervenir ça (Mère pince la peau de ses mains). Comme pour manger, c'est très bizarre – c'est très bizarre... C'est comme quelqu'un qui assiste à un corps, qui n'est même pas une chose très précise et très définie mais une sorte de conglomérat qui se tient ensemble; et qui assiste à... quelque chose qui se passe! Non, c'est vraiment un état bizarre. Aujourd'hui, depuis le moment où je me suis levée jusqu'à présent, c'était très fort, cela dominait toute la conscience. Et même, il y a des moments où on a l'impression qu'un rien vous ferait perdre le contact (geste de décrochage, comme si le lien avec le corps était rompu), et que c'est seulement si l'on reste bien immobile et bien indifférent – indifférent – que ça peut continuer.
Dans la conscience des gens autour de moi toute la matinée, cela s'est traduit par (tout cela est perçu très clairement), par la pensée: «Oh! Mère est TRÈS fatiguée.» Mais il y a cette espèce d'état d'indifférence non réceptive des vibrations autour qui permet de continuer, autrement on sent que... (même geste de décrochage) quelque chose se dérangerait sérieusement. Une ou deux fois, j'ai dû rentrer au-dedans et m'immobiliser. Et alors ça continue. Et justement, au moment où c'était comme cela, est venu quelque chose qui me disait (mais tout cela sans mots): «Quand Satprem sera là, tu comprendras.» Et alors il y a eu une tranquillité, parce que le moment était... (comment dire?) il était très incertain. Et il y a eu comme une détente: «Tu comprendras quand il sera là, tu auras l'explication.»
Ces expériences sont toujours précédées par une sorte de rapprochement très intime et très intérieur de la Présence Suprême, avec une sorte de suggestion: «Es-tu prête à n'importe quoi?» (c'était avant-hier dans la nuit). Naturellement, j'ai dit: «N'importe quoi.» Et la Présence devient d'une intensité si merveilleuse qu'il y a une sorte de soif de tout l'être que ce soit constamment comme cela. Il n'y a plus que Ça qui existe, il n'y a plus que Ça qui ait une raison d'être. Et là-dedans, vient cette suggestion: «Es-tu prête à n'importe quoi?»
Je parle du corps. Il ne s'agit pas des êtres intérieurs, il s'agit du corps.
Et le corps dit toujours oui, il fait comme cela (geste d'abandon). Pas de choix, pas de préférence, même pas d'aspiration: un abandon total, total. Et alors, il me vient des choses comme celle-là; hier toute la journée, c'était: «Un mort qui vit sur terre.» Avec la perception, pas encore très prononcée mais suffisamment claire, d'une très grande différence dans la manière de vivre avec celle des autres, tous les autres, les gens qui me parlent, les gens avec lesquels je vis. Ce n'est pas encore tranché ni net ni très précis, mais c'est très clair – c'est très clair, c'est très perceptible. C'est une autre manière de vivre.
On aurait tendance à dire que ce n'est pas un gain du point de vue de la conscience, puisque les choses s'estompent Je ne sais pas, est-ce un gain, cette façon d'être?
Ce ne peut être qu'une transition. C'est un mode transitoire.
Au point de vue conscience, c'est un gain formidable! Parce que tous les esclavages, toutes les attaches avec les choses extérieures, tout cela est fini, tout à fait tombé – tout à fait tombé, une liberté absolue. C'est-à-dire qu'il n'y a plus que Ça, le Maître Suprême qui est maître. À ce point de vue, cela ne peut être qu'un gain. C'est une réalisation tellement radicale... Cela paraît être un absolu de liberté, quelque chose que l'on considère comme impossible à réaliser en vivant la vie ordinaire sur la terre.
Cela correspond à l'expérience de liberté absolue que l'on a dans les parties supérieures de l'être quand on ne dépend plus du tout du corps. Mais ce qui est remarquable (j'insiste beaucoup là-dessus), c'est la conscience DU CORPS qui a ces expériences... et c'est un corps qui est encore visiblement ici (!)
Évidemment, il n'y a plus rien de ce qui donne aux êtres humains la «confiance de la vie». Il paraît n'y avoir plus aucun support du monde extérieur; il n'y a plus que... la Volonté suprême. Pour traduire avec les mots ordinaires, eh bien, le corps a l'impression de vivre uniquement parce que le Seigneur suprême veut qu'il vive, autrement il ne pourrait pas vivre.
Oui, mais il me semble qu'un état de perfection devrait tout embrasser, c'est-à-dire que l'on peut être dans l'état suprême sans que cela abolisse l'état matériel.
Mais ça ne l'abolit pas.
Oui, mais tu dis quand même que c'est «loin», que c'est «derrière un voile», que cela n'a plus son exactitude et sa précision.
Ça, c'est une perception purement humaine et superficielle. Je n'ai pas du tout l'impression d'avoir rien perdu, au contraire! J'ai l'impression d'un état très supérieur à celui que j'avais.
Même du point de vue matériel?
Ce que le Seigneur veut est fait – c'est tout; ça commence là et ça finit là.
S'il me disait... Quoi qu'il veuille que le corps fasse, il peut le faire; il ne dépend plus des lois physiques.
Ce qu'il veut voir, il le voit; ce qu'il veut entendre, il l'entend.
Incontestablement.
Et quand Il veut voir ou Il veut entendre matériellement, il voit parfaitement et il entend parfaitement.
Oh! parfaitement. Il y a des moments où la vision est plus précise qu'elle n'a jamais été. Mais c'est fugitif: ça vient et ça passe; parce que, probablement, c'est seulement comme une assurance de ce qui sera. Mais par exemple, la perception de la réalité intérieure des gens (pas de ce qu'ils croient être, ni de ce qu'ils prétendent être, ni de ce qu'ils paraissent être – tout cela disparaît), mais la perception de leur réalité intérieure est infiniment plus précise qu'avant. Je vois une photographie, par exemple, il n'est plus question de voir «à travers» quelque chose: je vois presque uniquement ce qu'EST cette personne. Le «à travers» diminue au point que parfois cela n'existe pas du tout.
Naturellement, si une volonté humaine voulait s'exercer sur ce corps, si une volonté humaine disait: «Il faut que Mère fasse ceci ou il faut que Mère fasse cela, ou il faut qu'elle puisse faire ceci, il faut qu'elle puisse faire...», elle serait complètement déçue, elle dirait: «Elle n'est plus bonne à rien», parce que ça ne lui obéirait plus. Et constamment les êtres humains exercent leur volonté les uns sur les autres, ou l'être humain lui-même reçoit les suggestions et les manifeste comme sa propre volonté, sans s'apercevoir que tout cela, c'est le Mensonge extérieur.
(silence)
Il y a une sorte de certitude dans le corps que si, même pendant l'espace de quelques secondes, je perdais le contact («je» veut dire le corps) perdait le contact avec le Suprême, instantanément il mourrait. Ce n'est plus que le Suprême qui le tient en vie. C'est comme cela. Alors, naturellement, pour la conscience ignorante et stupide des êtres humains, c'est une condition lamentable – pour moi, c'est la condition vraie! Parce que, pour eux, instinctivement, spontanément, d'une façon pour ainsi dire absolue, le signe de la perfection, c'est la puissance de la vie, la vie ordinaire... Eh bien, elle n'existe plus du tout – c'est complètement parti.
Oui, bien des fois, plusieurs fois, le corps a posé la question: «Pourquoi est-ce que je ne sens pas Ta Puissance et Ta Force en moi?» Et la réponse était toujours une réponse souriante (on traduit avec des mots, mais ce n'est pas avec des mots), la réponse est toujours: «Patience-patience, il faut être PRÊT pour que ce soit.»
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