Mère
l'Agenda
Volume 8
(Au début de cette conversation, Mère exprime un vif mécontentement parce que sa prétendue note au sujet des Arabes et des Israélites1 a été publiée dans «Mother India» sous le titre: «Les Juifs et les Arabes». Mère proteste contre l'emploi du mot «Juif» qui ne concerne qu'une seule tribu israélite et qui a pris un sens péjoratif.)
Ça a été employé tellement comme une insulte...
Enfin, grâce à cela, probablement parce que cette note a paru, cela a remis les choses dans l'atmosphère, et ce matin il y a eu une expérience très-très concrète quelque part...
C'est une chose curieuse, c'est comme si tout d'un coup on sortait d'une atmosphère conventionnelle de pensée, qui est comme une atmosphère terrestre (je ne veux pas dire que ce soit une pensée ordinaire, je veux dire que c'est dans le champ de la mentalité humaine), et alors, il y a au-dessus quelque chose qui voit les choses tout à fait différemment. C'est comme si... Oui, d'ordinaire on les voit comme cela (geste d'en dessous), et «ça», ça voit comme cela (geste d'au-dessus), alors quand on entre là, ce sont des choses que l'on sait ici (on les sait, ce n'est pas nouveau), mais c'est vu d'un regard tout à fait différent. Et alors naturellement, c'est noté d'une façon différente aussi... (Mère cherche une note)
C'est venu de deux façons. Ce sont des choses vues, n'est-ce pas, vues. Les mots viennent après pour essayer de transcrire ce qui est vu. Et la première chose qui est venue était ainsi:
«Les chrétiens divinisent la souffrance pour en faire un moyen de salut de la terre.»
Puis c'est venu juste avec une petite différence (ce sont des subtilités, mais...). Au point de vue intellectuel, ce sont des subtilités et cela n'a pas de valeur, mais là-haut, c'est comme si l'on touchait plus ou moins au cœur des choses, c'est-à-dire à l'essence – l'essence profonde des événements. Et alors, c'est venu tout simplement comme cela:
«Le christianisme déifie la souffrance pour en faire l'instrument du salut de la terre.»
C'est difficile à expliquer parce que c'est l'état de conscience qui est différent... Maintenant, c'est un souvenir, mais à ce moment-là c'était une vision – une vision très-très profonde, très aiguë, qui dépassait naturellement tout ce qui s'est passé sur la terre, mais aussi toutes les façons d'exprimer ce qui s'est passé. La personnalité du Christ, toutes ces choses, c'était tellement différent! et cela devenait, oui, peut-être symbolique pourrait-on dire, mais ce n'est pas cela... Et en même temps, cela situait cette religion parmi toutes les autres et à une place très définie dans l'évolution terrestre (dans l'évolution de la conscience terrestre).
L'expérience a duré une demi-heure, mais tout-tout était différent – tout était différent non pas dans son apparence: tout était différent dans sa signification profonde... Est-ce que la différence était dans ma conscience active? Je ne sais pas. Je veux dire: est-ce que j'ai touché une région de conscience qui était nouvelle pour moi? C'est possible. Mais cela m'a paru une vision de la terre et de l'histoire de l'homme, tout à fait différente.
Je me souvenais à ce moment-là de ce que Sri Aurobindo avait écrit: «Les hommes aiment la souffrance, et c'est pourquoi le Christ est toujours sur sa croix à Jérusalem»,2 et ça, c'était comme... (souriant) une sorte de mousse de pensée qui était tout à fait à la surface, tout en haut, qui était baignée dans la lumière d'en haut, et qui était la façon intellectuelle d'exprimer ce que je voyais (geste du dessus) qui venait d'en haut... Au point de vue lumière, c'était une expérience très intéressante.
Et vue d'en haut, comment était l'histoire?
N'est-ce pas, Sri Aurobindo dit: «L'homme aime la souffrance, et c'est pourquoi le Christ est toujours sur sa croix à Jérusalem», et puis j'ai dit: le christianisme (je veux dire l'origine universelle, enfin terrestre, de ce qui s'est traduit sur la terre par la religion chrétienne), l'action de cette religion sur la terre a été de «déifier la souffrance» parce qu'il était NÉCESSAIRE que les hommes comprennent – non seulement comprennent mais sentent et adhèrent à la raison d'être (la raison d'être universelle) de la souffrance sur la terre comme moyen d'évolution. Au fond, on pourrait dire qu'ils ont sanctifié la souffrance pour qu'elle soit reconnue comme un moyen indispensable à l'évolution de la terre.
Et alors, maintenant, cette action-là a été plus qu'exploitée et devrait être dépassée, et c'est pour cela qu'il est nécessaire de quitter cela pour trouver autre chose.
Une fois, tu avais dit aussi: «Ce n'est pas un corps crucifié, mais un corps glorifié qui sauvera le monde.»3
Oui. Alors un chrétien m'a envoyé une image du Christ sur la croix, et puis, juste au-dessus, le Christ ressuscité dans son ascension vers le ciel – ils le prennent comme cela!
Ça se passe là-haut.
Oui, montant vers le ciel.
(long silence)
Est-ce que tu as eu parfois cette espèce de vision très globale, dans le temps et dans l'espace, où chaque chose prend sa place et où tout est coordonné par une conscience totale?... (Ce doit être nouveau seulement pour moi.) C'est une vision de connaissance. Constamment, ma conscience, la conscience là (geste au-dessus et autour) est une conscience d'action. Depuis le commencement de ces éclatements d'Amour qui sont créateurs, c'est une conscience d'action, c'est toujours l'action – l'action, l'action, l'action perpétuelle; au fond, la création constante. Mais ce matin, ce n'était pas l'action: c'était (riant) la «constatation» je pourrais dire, la constatation de cette action comme une espèce de vision, comme on voit un tableau, n'est-ce pas. Au lieu d'être sur le plan intellectuel le plus haut, celui qui est absolument compréhensif, qui met chaque chose à sa place, c'était... (comment expliquer cela?) C'est une connaissance par vision subjective. Ce n'est pas la vision de quelque chose qui vous est étranger: c'est le même état de conscience que celui qui fait, mais au lieu de faire seulement, il voit en même temps. C'était cela, l'expérience de ce matin. C'était assez nouveau dans le sens que je n'ai eu cela que de temps en temps comme cela, mais jamais avec cette totalité, cette clarté, et cette espèce d'absolu-là. C'est la sensation d'une connaissance évidente, absolue, indiscutable – ce n'est pas «essayer d'exprimer quelque chose»: c'est voir. C'est vraiment voir, voir, mais voir... pas voir une chose après l'autre: voir tout en même temps, une totalité dans l'espace et dans le temps. Et alors chaque détail avec une précision complète, qui permet d'écrire une chose comme cela (la note sur le christianisme).
Pour être claire, il faut que je raconte tout. J'ai eu l'occasion hier de parler à quelqu'un de cette constante présence de Sri Aurobindo, qui voit, qui dit, qui fait, tout le temps, ici. Alors, après avoir parlé, je me suis dit: «Comment se fait-il que ce cerveau...» Parce que je crois te l'avoir dit, quand Sri Aurobindo a quitté son corps, je suis restée plusieurs fois, plusieurs jours de suite, pendant une ou deux heures debout à côté de son lit, et je sentais – je sentais matériellement – ce qui sortait de son corps entrer dans le mien. Au point que je me souviens d'avoir dit: «Eh bien, si quelqu'un nie la survie, j'ai la preuve qu'elle est.» Alors je me disais: «Pourquoi ce cerveau (de Mère) fonctionne-t-il selon sa routine habituelle maintenant que la conscience de la Présence est constante?» Et ce matin, j'ai eu cette expérience, et en ayant l'expérience, j'ai eu l'impression: c'était comme cela que Sri Aurobindo voyait! (Riant) Ce doit être cela!... Et j'ai remarqué depuis quelque temps, que dès qu'il y a, pour ce corps-ci ou pour d'autres corps, pour des événements, pour... dès qu'il y a quelque chose qui se formule (ce n'est ni un désir ni une aspiration, mais c'est quelque chose comme cela, comme la perception vivante d'une possibilité qui devrait se réaliser – quelquefois cela vient) et ça se fait! Ça se fait automatiquement, immédiatement. Et alors ce matin, pendant, oh! une demi-heure, c'était si charmant, si agréable, l'impression: «Ah! eh bien, voilà! c'est comme cela que l'on doit voir les choses!»
Après, j'ai dû m'occuper d'autres choses, mais c'est là. Et c'était la question: «Pourquoi? Pourquoi n'y a-t-il pas dans ce cerveau la capacité de percevoir et de transcrire les choses... comme il l'avait!»
Alors la conclusion. J'ai toujours entendu dire (je ne sais pas si c'est vrai) que les hommes pensent d'une certaine manière et les femmes pensent d'une autre. Au point de vue extérieur, ce n'est pas visible, mais peut-être que l'attitude – l'attitude mentale – est différente. L'attitude mentale du côté Prakriti, c'est toujours l'action, toujours l'action; l'attitude mentale du côté Pourousha,4 c'est la conception: la conception, la vision d'ensemble, et la constatation aussi, comme s'il observait ce que Prakriti a fait et qu'il voyait comment c'est fait. Maintenant je comprends cela. C'est comme cela. Alors, naturellement, il n'y a pas d'homme (ici sur la terre), pas d'homme qui soit exclusivement masculin; il n'y a pas de femme exclusivement féminine, parce que tout cela a été mélangé, remélangé. De même, il n'y a pas, je ne pense pas qu'il y ait une seule race qui soit absolument pure: tout cela est fini, mélangé (c'est une autre façon de recréer l'Unité). Mais il y a eu des tendances. C'est comme ce qui a été écrit là à propos des Israélites et des Musulmans, c'est seulement une façon de dire; si l'on me disait: «Vous avez dit cela», je dirais: «Oui, j'ai dit cela, je peux dire autre chose aussi et beaucoup d'autres!» C'est une façon de choisir certaines choses, de les mettre en avant pour une action (c'est toujours pour une action). Mais pour le moment, tout est comme cela: mélangé, mélangé partout en vue d'une unification générale – il n'y a pas une seule nationalité qui soit pure et séparée des autres, ça n'existe plus. Mais pour une certaine vision, il y a le rôle essentiel de chaque chose, sa raison d'être, sa place dans l'histoire universelle. C'est comme cette impression si forte que les Chinois sont lunaires, que quand la lune s'est refroidie, des êtres ont réussi à venir sur la terre et que ces êtres-là sont à l'origine de la nation chinoise; mais maintenant ça ne laisse qu'une trace – une trace qui est le souvenir de la distinction. Et partout c'est comme cela; si l'on regarde les individus de chaque nation, dans chaque nation il y a de tout, mais avec le souvenir... le souvenir d'une spécialité qui a été sa raison d'être dans le grand déploiement terrestre.5
(Mère entre en contemplation)
Il était là si présent, si concret, tu l'as senti, Sri Aurobindo?
Je me suis arrêtée à cause de l'heure.
Quand il est comme cela, tu es dedans – tu n'es pas au-dehors, tu es dedans. Il est comme cela, englobant. Tu es dedans.
Il y a une partie de ton atmosphère (geste au-dessus de la tête du disciple) qui est tout à fait, tout à fait unie, comme cela, pas de différence.
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1 Voir conversation du 21 juin 1967. Ce n'était pas une note de Mère, mais la transcription approximative d'une notation d'une disciple, que l'on a tout simplement publiée comme si c'étaient les paroles de Mère.
2 Aphorisme 35 – «Les hommes sont encore amoureux de la douleur. Quand ils voient quelqu'un qui est trop haut pour la douleur ou pour la joie, ils le maudissent et s'écrient: "O insensible!" C'est pourquoi le Christ est encore pendu à sa croix de Jérusalem.»
3 Regarde le Agenda I du 1 janvier 1957.
4 Prakriti-Pourousha: les deux principes éternels, féminin et masculin, qui peuvent se traduire par le Devenir et l'Être, la Nature et l'âme, la Force et la Conscience.
5 Il existe un enregistrement de cette conversation. La suite n'a pas été conservée.