Mère
l'Agenda
Volume 9
Ah! avant que nous ne commencions à travailler, j'ai reçu ça...
(Mère tend d'abord une lettre)
«Voici quelques pages de notre numéro sur Auroville, la cité de l'amour gardée par les quatre Mères.»
Signé: Y
(Puis Mère tend un dépliant qui représente...)1
Si tu comprends, tu me le diras.
Tu as compris?
Non.
Tu n'as pas compris? Moi, je croyais que tu allais m'expliquer!
C'est tout embrouillé là-dedans.
Est-ce que c'est un serpent qui se mord la queue?
C'est vraiment, exactement, une construction mentale.
Ah! oui.
Et le texte... Il n'y a pas la moindre petite chose qui vibre de vérité là-dedans.
Oui, c'est tout à fait construit.
Il n'y a pas une flamme, il n'y a rien là-dedans.
Et de quel amour parle-t-elle? Ça a l'air tout à fait de l'amour sexuel.
Ça a l'air d'être très humain.
(Mère rit) Très-très humain, oui.
J'ai regardé beaucoup et je me suis demandé si cela n'allait pas être justement la conception moderne du yoga?
Oui, ils sont pleins de ces histoires de «yoga sexuel». Ils ne pensent qu'à cela, ils ne parlent que de cela. La «cité de l'amour», moi ça me semble...
Mais ce mot, dès que l'on s'en sert de la façon ordinaire, c'est comme cela.
Je ne sais pas quoi faire.
Ça ne me semble pas intéressant.
Moi, je ne trouve pas cela intéressant DU TOUT. Mais est-ce que ce n'est pas dangereux, voilà?
C'est tout de même donner une idée fausse d'Auroville. C'est sujet à toutes sortes d'ambiguïtés.
(Mère regarde les petits dessins qui accompagnent et qui ressemblent à trois lignes entremêlées)
Il y a toujours un, deux, trois. S'il n'y avait que deux encore, mais toujours un, deux, trois, c'est-à-dire l'union et le résultat!
Et le dessin principal, c'est exactement une image du ventre, ça se situe dans le ventre.
Oh! mais alors c'est encore pire!
C'est cela que ça évoque, on a l'impression d'une image viscérale.
C'est affreux!
Quelque chose qui est tout replié sur soi, enfermé sur soi.
Oui, c'est cela.
Je n'aime pas cela.
Moi non plus.
Et Z a une maladie qui n'arrive que quand on a des désirs sexuels réprimés. Et il n'arrive pas à s'en débarrasser parce qu'il ne se débarrasse pas de la cause... Ils sont en plein là-dedans.
Qu'est-ce que je dois faire de ça?
C'est dommage si, à l'inauguration d'Auroville, c'est cela qu'on distribue.
C'est pire que cela: ils vont avoir une conférence pour les enfants, et les enfants vont poser des questions, et il y aura là une dizaine de personnes pour répondre, mais ce sera surtout Y et Z. Alors ces enfants arrivent avec l'idée de trouver quelque chose d'un peu vrai, et puis ils vont trouver ça.
La «cité de l'amour», ce ne sera probablement pas compris comme ce doit être compris. Et tu sais que la revue «Planète» envoie Monsieur D pour faire un article sur Auroville, et ce D, je l'ai vu il y a un an quand il est venu ici, et c'est le grand adepte justement du «yoga de la sexualité».2 Et j'ai eu toute une conversation avec lui, une conversation si vive qu'après, j'ai reçu comme une révélation et j'ai écrit toute une lettre sur le problème de la sexualité dans le yoga. Et c'est un homme qui est pourri de ces histoires-là. Il est envoyé par «Planète». Alors si on lui montre ça, la «cité de l'amour»...
C'est ennuyeux.
Je crois que cela s'est aggravé, mon petit, parce que je me souviens, quand j'ai demandé à Y de s'occuper de l'éducation d'Auroville, elle était encore assez convenable. Je crois que ça lui a tourné sur le cerveau.
Eh bien, c'est l'histoire du petit R que l'on éduque avec de la musique et des caresses. C'est la même histoire. Enfin la «cité de l'amour», zut! Auroville, ce doit être quelque chose qui doit vous élancer vers d'autres concepts que ces petites choses-là. Moi, je suis allé là-bas, un jour; eh bien, c'est émouvant, cet endroit...
Oh! c'est beau.
C'est beau, c'est émouvant, on a l'impression qu'il y a vraiment quelque chose qui va se créer. Alors la «cité de l'amour»...
Mais je n'ai jamais dit qu'Auroville était la cité de l'amour, jamais, pas une fois!
C'est un mot qui est trop mal employé. Il vaut mieux ne pas en parler.
Justement, ce mot, on ne peut l'employer qu'avec le mot divin après. C'est la seule manière. Si l'on enlève le mot divin, il devient impossible. Et ces gens-là se refusent à employer le mot divin.
Oui, ça leur fait peur.
Alors, qu'est-ce que nous allons faire?... Si je lui renvoie son papier sans rien dire, elle dira que j'ai approuvé; si je lui dis que ça ne va pas, elle va devenir encore plus furieuse... Et elle s'occupe de tout, se mêle de tout (et légitimement dans un sens, puisque je lui ai dit que je la chargeais de l'éducation). Mais c'est après qu'elle est devenue comme cela. À ce moment-là, elle était un peu hurluberlue, mais encore très convenable.
C'est ennuyeux.
(Mère reste un instant silencieuse) Est-ce que je lui envoie ceci:
«Se méfier du mot amour s'il n'est pas suivi de l'adjectif divin, parce que dans la mentalité générale, ce mot évoque la sexualité.»
Simplement, rien d'autre, pas d'opinion de ce qu'elle a fait, mais ça. (Mère écrit sa note)
Je le trouve nocif, son papier, parce que non seulement il n'apporte rien, mais il ouvre la porte à des ambiguïtés. Et il n'apporte rien: les «hippies» aussi sont des «fils de l'amour», c'est leur grande doctrine.
Pour dire la vérité, quand j'ai ouvert ce papier, j'ai eu une impression dégoûtante.
Non, si j'avais confiance en elle, je le mettrais autrement – je mettrais immédiatement: «...Ce qui est un désastre au point de vue spirituel.» Seulement... ça ne sert à rien de mettre les gens en colère.
Elle n'a pas confiance du tout, elle se croit infiniment supérieure. Seulement, au point de vue politique, elle a très grand soin de ne pas entrer en conflit visible (avec Mère) parce qu'elle sent que cela gênerait son action.
Elle voulait – et elle a dit que moi, j'avais autorisé (ce qui est un croc-en-jambe à la vérité) –, elle voulait ouvrir un club de LSD à Auroville. Parce que je lui ai écrit... N'est-ce pas, en étant aussi objective que possible, j'ai écrit que cela ne pourrait être utilisé que sous le contrôle de gens qui ont la connaissance spirituelle et le pouvoir pour contrôler et assister. Alors elle a tourné cela et elle a dit: «Mère a autorisé à condition qu'il y ait un contrôle de gens qui savent.» Voilà. Les gens qui savent, naturellement...3
Au fond, dans la vie, dans l'action, tout ce qui arrive, c'est afin que le mouvement de transformation et d'ascension soit aussi rapide que possible. Peut-être qu'il y a des époques – il y a un rythme et il y a des époques qui sont plus favorables à l'harmonie, mais à une harmonie stagnante, et qu'alors on essaye de supprimer, ou en tout cas de comprimer tous les mouvements dangereux et qui risquent d'arrêter le progrès et même de mener vers la destruction; mais il y a d'autres moments où il y a une très forte poussée vers la transformation, et ma foi... avec le risque d'un dégât possible. Et certainement, depuis 1956, on voit visiblement qu'il y a quelque chose qui pousse-pousse-pousse pour hâter le mouvement et... ça produit des extravagances qui sont très dangereuses.
C'est avec cette connaissance et cette certitude – cette vision des choses – que le plus souvent je me tiens en témoin qui n'intervient pas. Ce ne serait que si ça devenait vraiment vilain, alors on est obligé d'intervenir.
On verra.
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1 Le dessin est intraduisible, mais il ressemble assez bien à des viscères, vus en coupe.
2 Voir Agenda VIII du 28 janvier 1967.
3 L'enregistrement de cette conversation n'a pas été conservé, sauf le dernier fragment qui suit.