Mère
l'Agenda
Volume 10
Cette Conscience est vraiment extraordinaire, elle a un sens de l'humour, tu sais!... Elle est en train de faire l'éducation du corps, à commencer par balayer toutes les notions morales. Et alors, le corps est spontanément dans une espèce d'adoration, et cette Conscience, tout d'un coup, lui a montré un grand, énorme serpent, avec deux formidables dents, qui était comme cela (dressé devant Mère), et en même temps, elle donnait l'explication: «Les dents du poison... C'est la Bonté Suprême qui a inventé ça, n'est-ce pas...» Tu sais, d'une façon si... C'est irrésistible. Et alors, ce pauvre corps restait comme cela, un peu sidéré... Il s'est aperçu qu'il n'avait jamais pensé à cela! Il avait pris les choses comme elles sont, le monde comme il est, et il n'avait jamais pensé à cela: «Comment cela peut-il exister, ça?»... (Riant) Il lui a fallu un quart d'heure pour se remettre d'aplomb.
Et tout le temps, c'est comme cela. C'est une lutte acharnée contre toutes les conventions possibles. Et en même temps, c'est comme si elle tâchait d'inculquer le sens d'un pouvoir irrésistible. Et qui n'est pas un pouvoir personnel, du tout; ça n'a rien à voir avec la personne; seulement on doit être en accord avec la Conscience qui régit le monde, et cette Conscience a un pouvoir irrésistible. Mais elle balaye toutes les notions – toutes les notions –, vous fait voir la stupidité des notions que l'on a ensemble (dans la même conscience) et dont l'une naturellement contredit l'autre – tout cela. Et alors, dès que l'on est tranquille (après une chose comme ce serpent: ça dure une minute, deux minutes, dix minutes, cinq minutes, cela dépend des cas, mais une fois que l'on reste comme cela, paisible), il y a une espèce de sens d'immensité sans limites, d'une... en anglais, on appelle cela ease [aise], c'est-à-dire une chose extrêmement paisible, et vibrante en même temps, où on a l'impression que tout est – tout-tout – est harmonieux, comme cela, tout. Et c'est comme cela dans une grande intensité de lumière qui a une tendance à être dorée (mais ce n'est pas doré, je ne sais pas ce qu'est cette couleur-là, mais ça a tendance à être comme cela), une lumière comme cela. Et alors, si l'on reste là, tout va bien – tout va bien: le corps va bien, tout va bien. Et dès que l'on sort de ça et que l'on entre dans les autres mouvements, alors on voit que tout-tout est... que c'est un monde de contradictions, que tout est contradiction: chaos et contradictions. Et là, tout est parfaitement harmonieux.
Ce pauvre corps, il prend ses leçons comme cela.
Alors il n'essaie plus de rien comprendre. Il a compris qu'il ne peut pas comprendre; il dit: «Bien, qu'on fasse de moi ce que l'on veut.»
Ce serpent, tu sais... Pourquoi tout d'un coup cette vision? Je ne sais pas... J'étais dans un état où j'essayais d'établir une harmonie générale – probablement, c'était trop limité ou incomplet ou... Et alors ce serpent est venu.1 N'est-ce pas, l'univers, c'est le Seigneur manifesté, et alors ce corps, c'est pour lui la perfection de toute façon, mais évidemment il est incapable de comprendre; et tout d'un coup ce serpent est venu comme cela, et c'est venu de telle façon qu'il s'est dit: «Tiens! je n'y avais jamais pensé» (ce n'est pas vrai, n'est-ce pas). Il y a toutes les théories qui expliquent le mal comme l'action des forces adverses dans l'univers, mais ça paraît tout à fait enfantin. Et comme toujours, ça a montré quelque chose de très subtil dans le jeu des forces (et alors pour essayer de faire comprendre [le mal], est née l'idée d'une «suite dans le temps», ce qui est absurde, c'est-à-dire les créations successives). Et il y avait une chose très subtile, qui était que ces dents empoisonnées, c'est une défense, ce n'est pas une attaque, et elle prouvait que c'était la défense parce que les dents empoisonnées ont existé après l'attaque – mais comment expliquer cela, je ne sais pas.
(Mère semble regarder un monde de choses simultanées et tâtonne dans les mots)
En tout cas, c'était encore un tournant décisif dans le développement de ce corps. Il a encore eu l'impression que tout ce qu'il savait, tout ce qu'il croyait, tout cela, c'est... rubbish comme l'on dit en anglais [des bêtises], et que, à moins que l'on ne soit dans cette Conscience absolument lumineuse et absolument tranquille et contenant tout... [on ne peut pas comprendre]. «Contenant» donne encore l'impression d'une limite; ce n'est pas «contenant» tout, mais c'est plus vaste que tout ce qui existe. Cette Conscience est plus vaste que le monde qui est manifesté; c'est une espèce, presque de sensation, qu'il y a une Conscience qui est plus vaste: le monde manifesté «tient une place» dans cette Conscience (comment expliquer?), ce n'est pas toute la Conscience... (C'est probablement la difficulté du corps à être tout à fait réceptif, et pourtant c'est LUI qui doit comprendre...) Et ça paraît être l'attitude qu'il faut garder. Est-ce une attitude?... – C'est une manière d'être. Une manière d'être. D'abord, il n'y a pas de limites (mais ça, c'est une vieille expérience qu'il a depuis longtemps), pas de limites: il y a une sorte de capacité de s'identifier aux choses; mais ça, comme une conséquence de la Volonté qui fait agir (de cette Volonté «centrale», pourrait-on dire, qui fait agir). Et lui, il est comme cela... (geste répandu). C'est devenu tellement aigu, cette impression de... Les deux choses (deux choses absolument contradictoires) sont devenues tellement intenses: l'une, qui est une absolue incapacité de rien comprendre à rien, que ça échappe à la compréhension de toute façon; et puis, en même temps, il y a que progressivement les limites du pouvoir diminuent, s'estompent, s'amoindrissent. Ce Pouvoir... c'est devenu fantastique! Fantastique, le Pouvoir.
Et en même temps, ça a montré (oh! tout le temps, tout le temps elle est à enseigner quelque chose), ça a montré comment les gens qui ont encore le sens de l'ego, quand ils reçoivent un peu de ce Pouvoir (c'est-à-dire que ce Pouvoir se sert d'eux), l'espèce d'affolement que cela produit, et pourquoi: n'est-ce pas, l'ego devient formidable. Et ça, c'était pour montrer, pour comprendre bien la nécessité de l'état dans lequel il se trouve (il n'a presque plus le sens de son existence, un minimum; c'est surtout rappelé par des choses qui grincent encore tout à fait matériellement). Mais si, là, à ce moment-là, il sait, ou il peut, il a le temps, ou bien il sait entrer dans cet état de... la difficulté s'évanouit comme par miracle, en un moment. Il y a même eu quelque chose pour montrer comment, comme ça (Mère tient ses deux index étroitement serrés, puis baisse très légèrement l'index de la main droite), il y a la souffrance – comme ça, il y a la souffrance –, et puis quand c'est comme ça (Mère lève légèrement l'index de la main gauche), ça n'existe plus. (Mère recommence le même geste:) Comme cela, la souffrance; comme cela, ça n'existe plus. Pour que le corps sache exactement dans quelle position la souffrance n'existe plus.
Et ça, c'est tout le temps, tout le temps, nuit et jour, tout le temps, tout le temps, continu – une chose après l'autre, une chose après l'autre. Il faudrait passer des heures à raconter.
Ce matin, j'ai vu quelqu'un, et pendant dix minutes, ça a été une expérience continue de la façon de travailler: comment l'Action se produit... Quelqu'un me parle: je vois en même temps comment est la chose telle qu'elle est, et l'opposition avec ce que cette personne dit – les deux. Et tout cela n'est pas mental: c'est une expérience concrète... On me donne une nouvelle (par exemple, de quelque chose qui s'est passé quelque part), on me dit des mots, et alors en même temps, la chose elle-même est la, et je vois la différence entre ce que l'on dit et ce qui a été. Et ça, c'est perpétuel, tout le temps... Les gens viennent (je vois des gens en quantité, c'est effrayant, il n'y en a jamais tant eu), je vois des gens: je vois en avant ce qu'ils pensent être et ce qu'ils veulent paraître; derrière, ce qu'ils sont vraiment – sans effort, sans recherche, automatiquement. Et c'est tout un effet de cette Conscience... Et alors, quand je parle, en même temps que je parle et que j'essaie d'expliquer, il y a ce que je dis et la différence entre ce que je dis et ce qui est... (Souriant) Alors ça rend la parole un peu difficile!
(silence)
Aussi, au point de vue général, il y a comme une démonstration. L'homme donne une grande importance à la vie et à la mort – c'est pour lui une grande différence et un événement assez capital (!) – et alors, on me montre à quel point le déséquilibre qui se traduit dans les circonstances par ce que les hommes appellent la «mort» (et qui n'est qu'une mort tout à fait apparente), comme tout le temps les deux, pour ainsi dire, sont là: cette Harmonie contenant tout, qui est l'essence même de la Vie, et cette... cette division (c'est une espèce de division, oui, de morcellement), morcellement, division apparente, irréelle, qui a une existence artificielle, et qui est la cause de la mort; comment les deux sont imbriquées de telle façon que l'on peut passer de l'un à l'autre à n'importe quel moment et à n'importe quelle occasion. Et ce n'est pas du tout comme les hommes croient, qu'il faut quelque chose de «grave» – ce n'est pas cela, ça peut être avec la chose la plus futile! C'est simplement être ici ou être là (du tranchant de la main, Mère fait un geste de très légère bascule), et voilà. Et alors, être ici (légère bascule à gauche) et y rester, c'est fini; être ici et puis être là (geste entre les deux), être ici une seconde et être là, ça fait une vie comme cela, avec des souffrances, des ennuis – toutes sortes de choses. Et être là (légère bascule à droite), c'est la Vie perpétuelle, le Pouvoir absolu et... on ne peut même plus parler de «paix», n'est-ce pas, c'est... quelque chose d'immuable. Et en même temps, tout est là: cet état-là et cet état-ci sont là tous les deux. Et l'homme fait une espèce d'amalgame plus ou moins maladroit de ces deux choses.
Mais quelques secondes du vrai état dans sa pureté, c'est... c'est un pouvoir formidable. Seulement... c'est encore loin-loin.
Mais je me souviens du temps où, quand il y avait une minute ou un moment de cet État, le corps avait peur – pas «peur», mais inquiet. Ça remonte à peu près à... je ne sais pas, un peu plus de dix ans. Et il y a eu toute une courbe. Maintenant, c'est à rebours: quand il se sent dans cet État, il se sent normal – il sent que c'est normal. Mais il semble que toute la construction du monde est un frein encore, qu'il y a quelque chose... Et c'est à ce «quelque chose» que cette Conscience travaille. Il y a un changement dans la conscience terrestre qui doit avoir lieu pour que ça puisse s'établir.
Mais c'est une Action constante.
(silence)
J'avais peut-être autre chose à te dire, je ne me souviens plus... (Mère regarde autour d'elle, trouve un papier) C'est peut-être ça.
Why do men want to worship...
(Mère rit) C'est encore cette Conscience!
It is much better to become than to worship!2
(Mère répète énergiquement) Better to become! Why do men want to worship the Divine [Mieux vaut devenir! Pourquoi les hommes veulent-ils adorer le Divin?]; better to become! [mieux vaut devenir!]3
C'est tout à fait cette Conscience! C'est son genre.4
Et elle a réponse à tout, tout le temps. Maintenant, elle est devenue tout à fait active... J'ai reçu une lettre d'Y racontant ce que font tous ces jeunes qui sont arrivés pour Auroville (ils ont une place maintenant: c'est le bureau de =1, c'est quelque part derrière la bibliothèque ou devant la bibliothèque), ils ont un appartement et ils font toutes sortes de choses, y compris des «danses improvisées», et alors Y m'a écrit cela (avec beaucoup d'éloges, d'ailleurs, sur les choses), puis elle m'a dit: «Mais ce qui est important, c'est de savoir ce que Sri Aurobindo et puis vous, en pensez?» (Mère sourit.avec ironie). Et alors (riant), cette Conscience m'a fait répondre en lui disant: «Vous n'avez qu'à voir que ça ne dégénère pas...» Et elle a dit (je ne me souviens plus parce que ce n'est pas moi qui ai écrit): «Voir que ça reste...», je ne sais plus les mots. Mais c'était d'une ironie, mon petit, impayable! Et je le lui ai envoyé.
Et tout le temps, tout le temps, ça dit, ça répond. Ça m'oblige à écrire: «Réponds ça... Dis ça...» Elle a pris la place du mental, tu comprends.
C'est tout à fait intéressant.
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1 Peut-être Mère veut-elle dire que le «poison» est une arme non pas pour faire «mal», mais pour briser les limites «harmonieuses» dans lesquelles on allait s'enfermer.
2 «Pourquoi les hommes veulent-ils adorer – il vaut beaucoup mieux devenir qu'adorer!»
3 Plus tard, Mère a ajouté: «C'est la paresse de changer qui fait qu'on adore.»
4 Il existe un enregistrement de cette conversation. La fin n'a pas été conservée.