Mère
l'Agenda
Volume 10
(Le «guérisseur» dont il va être question ici, reviendra souvent dans cet Agenda et jouera un rôle décisif dans la vie du disciple, en ce sens qu'il lui fera soudain comprendre, par l'absurde, qui est vraiment Mère.)
On t'a parlé de ce guérisseur?... Il y a un homme qui a écrit de France, qui est (je crois) fils de cultivateur, enfin pas du tout intellectuel, et qui s'est aperçu accidentellement que ses mains avaient le pouvoir de guérir, et alors il a écrit une très longue lettre (tout ce qu'il a fait, comment il s'est développé, etc.), et finalement il est tombé sur ton livre,1 et quand il a lu le livre, ça a été pour lui une révélation (il n'avait pas l'esprit philosophique, ni rien), il a dit: «Est-ce que par hasard, sans le savoir, je suivrais le yoga de Sri Aurobindo?» Alors il m'a écrit pour me raconter tout et me demander cela.
Comment cet homme sans éducation a lu le livre et ça a été comme une révélation!... Il a dit qu'il aimerait venir ici pour quelques semaines – en fait, il va venir, il a déjà pris son billet. Ce sera intéressant.
Oui, sûrement.
C'est un homme... je ne sais pas, je crois qu'il est âgé maintenant; il a travaillé dans le métro, des choses comme cela, mais ses parents étaient de la terre et cultivaient.
Il a raconté plusieurs de ses expériences, qui sont étranges. Ça n'a pas l'air du tout des guérisseurs habituels, ça a l'air... Il a l'air d'avoir quelque chose.
Il s'est aperçu que ses mains guérissaient sur lui-même, en imposant sa main... D'après sa lettre, ça a l'air d'être un pouvoir dans la famille, parce qu'il avait une nièce, je crois, qui guérissait les animaux en imposant ses mains.
Mais ce que j'ai trouvé intéressant, c'est un homme sans éducation – sans éducation, sans instruction –, qui a lu ton livre et qui a senti «la Chose».
Oh! mais ceux-là sont beaucoup plus réceptifs que les autres!
Oh! oui.
(silence)
Tu sais que j'ai envoyé mon «Sannyasin» à Paris, et l'éditeur qui avait publié «L'Orpailleur» n'en a pas voulu. Il a trouvé que c'étaient des «spéculations», des «abstractions».2
Oh!... C'est un imbécile, ton monsieur?
Alors il y a ici F, qui a lu mon livre (je ne sais pas pourquoi j'ai été poussé à le lui donner, parce que je n'en avais pas l'intention), elle l'a lu et ça l'a beaucoup touchée, paraît-il. Elle a une amie en France et elle veut essayer de le faire présenter à un autre éditeur.3
(Mère approuve de la tête)
Qu'est-ce que tu penses de ce «Sannyasin»?
Moi, je pense que ça va bien.
Moi, je pense que ton livre est très bien.
Tu penses, oui?
Oui.
Eh bien, ça me fait du bien de l'entendre dire!
Mais non, ton livre est très bien! Mais c'est un livre de demain, ce n'est pas un livre d'hier. Et ton monsieur est probablement un monsieur d'hier.
Moi, j'ai bon espoir.
(silence)
N'est-ce pas, pour que l'on ne sente rien en lisant ce livre, cela veut dire qu'on est com-plè-te-ment bouché intérieurement – c'est le mental qui tourne en rond.
Mais ce qui est très étrange, c'est que pour ces gens... Tout ce qui, pour nous, est abstrait et faux, est pour eux concret et vrai!
Oui.
C'est très étrange.
Oui, c'est vrai.
C'est exactement le contraire!
Oui, exactement, ils vivent dans le Mensonge complètement.
Mais écoute, hier, j'ai vu une douzaine de jeunes gens et jeunes filles qui venaient, je crois, d'Amérique (il y en avait de toutes nationalités), et ils avaient demandé à me voir. J'avais dit: je ne tiens pas à les voir. Mais ils avaient demandé, et L s'est laissé apitoyer et il me les a amenés. Mon petit, si tu savais à quel point c'est CREUX!... Creux, juste des mots. Ils m'ont posé des questions!... «Qu'est-ce que c'est que la responsabilité?»... Et il y en a une qui m'a dit: «Qu'est-ce que c'est que le Divin?» (tout cela, ce sont des gens ultra-modernes, n'est-ce pas, qui ne sont pas assez bêtes pour croire à une divinité quelconque! Ils sont beaucoup au-dessus de ça), elle m'a demandé avec un petit air narquois: «Qu'est-ce que c'est que le Divin?» Alors je l'ai regardée (Mère a l'air de s'amuser beaucoup), et puis je lui ai dit (je traduis): «Le Divin, c'est la perfection qu'il faut que vous réalisiez.» Ça, je me suis amusée!... Il n'y avait rien à dire! (Mère rit)
Oui, il n'y a plus rien à dire!4
(silence)
Dans une cinquantaine d'années, ton livre sera très célèbre. Mais il est en avance. Mais il se peut qu'il y ait des gens qui aient du flair – c'est une question de flair: ils ne comprennent rien mais ils sentent.5
(long silence)
Je me suis demandé si l'on ne pourrait pas avoir une maison d'édition à Auroville, parce qu'Auroville est une ville internationale et on pourrait avoir une maison d'édition INTERNATIONALE. Il y aurait des livres de toutes les langues. Ce serait intéressant.
Auroville commence à être assez connu en Amérique. Il y a une dame (je te l'ai dit) qui pense venir avec un bateau pour 1972 – elle est très intéressée par Auroville et elle fait des réunions, elle est en rapport avec le gouvernement. Ça a l'air d'aller assez bien là-bas. Alors on pourrait avoir une maison d'édition en plusieurs langues.
Ce qu'il faudrait avoir aussi, et qui a un pouvoir si formidable, c'est le cinéma.
Ah!
Avoir un studio.
Tiens, F m'a dit que ce livre, elle le voyait en cinéma.
Oui, c'est bien possible.
Ce serait intéressant.
Parce que l'on touche des millions d'hommes avec le cinéma. Et on a tout: on a la lumière, la musique, les couleurs, les visages... on a tout!
Mais ce serait possible.
Seulement ce sont des capitaux formidables.
Oui.
Mais ça m'amuserait beaucoup de travailler à faire un film... Je trouve que c'est un moyen d'expression si complet: les images, la musique, tout y est.
Tu connais Paolo?... Il fait du cinéma. Pourquoi ne feriez-vous pas cela ensemble?... Il va revenir.
J'ai l'impression qu'il y a là un moyen de travail extraordinaire.
Oui.
Un livre touche, mais c'est encore assez limité, tandis qu'un film, ce sont des millions d'hommes qui sont touchés tout de suite. Alors faire un beau film, un vrai film...
Ah! mais avec ce livre-là, on ferait un très bon film! Tu pourrais voir cela quand Paolo va revenir, il a l'habitude.
Ça ne fait rien, ça pourrait commencer par l'Italie, puis ça irait en France, puis... Ça va partout.
Oui, c'est une idée!
Le pouvoir d'une belle image!... Ça rentre si facilement, on peut convertir tant de gens – ouvrir, en tout cas, ouvrir les portes.
(long silence)
Et la... (comment s'appelle cette chose... je n'arrive plus à retrouver le mot, tu sais le cinéma que l'on a chez soi?)...
Télévision.
Télévision... Mais ce serait mieux en cinéma qu'en télévision.
Oui, la télévision, c'est très restreint. Et puis le public de la télévision est généralement assez vulgaire. Ça touche beaucoup de monde aussi, mais c'est limité.
Je te dis cela parce que l'idée d'Y est d'avoir la télévision à Auroville (ils sont en train de s'en occuper). Un, centre récepteur et émetteur – pas dépendre d'autres: avoir un poste de télévision à Auroville même.
Mais la télévision est très bien adaptée pour les diffusions scientifiques, techniques, documentaires, information – sur ce plan-là, c'est très utile.
Oui, mais pas pour la littérature.
Pas pour la beauté des images.
Je ne connais pas, je n'ai jamais vu.
C'est un tout petit écran comme cela.7
Moi, j'aimais beaucoup le cinéma. J'ai toujours pensé que l'on pourrait en faire quelque chose.
Oh! oui, c'est un moyen extraordinaire.
(silence)
Mais tu pourrais toi-même changer ton bouquin en film?
Oui. Il y a un travail à faire mais c'est possible.
Mon idée, c'est par Paolo, mais naturellement il faudrait... Paolo pourrait te donner des indications techniques, mais il faudrait que ce soit toi qui le fasses.
Oui, c'est possible à faire, sûrement.
J'ai l'impression que si je lui en parle, il le ferait volontiers.
Le mouvement en Italie va très bien.
Ils sont beaucoup plus réceptifs, en Italie.
Ah! c'est qu'ils ont eu des expériences pénibles, mon petit. Ils savent ce que c'est que d'être brimés.
Et puis ils n'ont pas cette arrogance intellectuelle – ça, c'est français.
(long silence)
Il y a quelqu'un qui vient d'écrire d'Amérique (je crois que c'est d'Amérique), ils sont en train de préparer un film qu'ils pensent être une «révolution»: il est question d'Hitler et de la guerre et des enfants!... Mais c'est vieux! Ils ne savent pas comme c'est vieux-vieux-vieux!
Il faudrait que ce livre soit en film: en italien si c'est pour l'Italie, en français et en anglais, et alors (souriant) on verrait... Il faudrait que l'on en tire trois films différents, tu comprends!
Oui, ce serait très amusant!
Pour voir...
Non, ce serait intéressant. En Amérique, en France et en Italie. Ce serait très intéressant de comparer!
Moi, j'ai vu des images de ton livre, j'en ai vues – je vois toujours des images. Encore maintenant, je vois des images... C'est dans ce livre-là que tu parles de quelqu'un qui a rêvé qu'il était mort?
Oui.
Ça, je le vois. Et puis la fin. La fin aussi, je vois. Je vois plusieurs images. Alors, cela m'intéresserait beaucoup de savoir lequel prendrait ces images-là – ces images sont quelque part dans un monde subtil.
On va s'occuper de ça.
Même si ça prend quelques années, deux ou trois ans, ça ne fait rien. Ça ne fait rien.
Mais tu auras une suite?
(le disciple ouvre les mains)
Il faut une suite.
Envoie-la moi!
Oui.
(long silence)
*
* *
(Puis Mère reparle de la dernière conversation sur les matérialisations et de la lettre du disciple, où celui-ci disait: «Mais Savitri va chercher Satyavan dans la mort!... Donc Mère va ramener Sri Aurobindo?»)
J'ai reçu ton mot... Mais tu sais que Sri Aurobindo a dit qu'il ne voulait revenir sur terre que dans un corps de surhomme8... un corps supramental.
(silence)
Il y a tout de suite un tas de problèmes qui se sont posés... N'est-ce pas, il y a une différence considérable entre la vie humaine et la vie animale – il y aura une différence considérable entre la vie surhumaine et la vie humaine (la vie supramentale et la vie humaine). Mais alors, dans quel sens?... Prend des choses tout à fait... tout à fait pratiques. Auront-ils des maisons? Comment vivront-ils?...
On conçoit que l'on ne mange plus, que ce soit un autre procédé de préservation, mais...
Pas besoin de maison!
(Mère n'entend pas et poursuit)
Vie individuelle ou vie collective? Habitation construite, ou habitation... spontanée?
Ils n'ont pas besoin de maison, ils se retirent à l'intérieur!
Tu crois qu'ils peuvent se rendre invisibles?
Oui, se retirera l'intérieur.
Ah! c'est ce qui m'était venu, mais je ne...
Ils se retirent et ils se projettent, comme cela [geste de contraction et d'expansion].
(Mère approuve et «regarde»)
C'était ce qui m'était venu. (Riant) C'était même... ce n'était pas venu en pensée du tout: c'était venu EN FAIT – un Sri Aurobindo qui devient visible, qu'on entend, qui... et puis (Mère rit) qui disparaît!
Ça, c'est merveilleux, mon petit! Ce serait merveilleux.
(Mère sourit et reste à regarder)
Tout un ensemble de choses qui auraient le pouvoir d'être visibles ou invisibles: d'apparaître au moment où il y a une raison d'être, de disparaître quand ce n'est plus nécessaire... Ça ouvre des horizons magnifiques!
Mais c'est déjà comme cela dans le physique subtil.
Oui – oui, mais...
Au fond, c'est l'écran entre la vie et ce que les gens appellent la «mort» qui... qui doit disparaître. Parce que quand je dis que ces êtres «se retirent à l'intérieur», eh bien, pour nous, ils deviennent «morts», tu comprends? Pour les êtres humains, c'est qu'ils sont morts. Mais en fait, il faudrait qu'il y ait un passage.
Non-non! mais il reste un corps que l'on détruit ou que l'on enterre.
Oui, mais dans cet être supramental, justement il ne reste pas de «corps»: il s'intériorise (c'est-à-dire que pour les humains, il devient «mort») ou il s'extériorise, c'est-à-dire qu'il devient vivant pour les êtres humains – passer d'un état à l'autre à volonté.
Mais ça, c'est toute mon expérience: que ce n'est pas vrai, qu'il n'y a pas «la vie et la mort».
Eh bien, oui, justement! il n'y a pas. Mais seulement il y a quand même un voile ou un écran entre les deux états.
Mais ça, c'est encore comme cela – on peut prévoir un moment où il n'y en a plus.
Oui! alors quand il n'y en aura plus, justement Sri Aurobindo pourra passer.
Oh! ça, il serait constamment là, il apparaîtrait constamment.
Comment faire tomber l'écran?
Ah!...
Comment passer?
(long silence)
On va voir ça. Ça ouvre un... tout un champ d'expérience.
(Mère reste longtemps à «regarder», puis tout à coup a l'air très amusée)
Je viens d'avoir une vision... de ce que sera une vie où les êtres du supramental seront mélangés à la vie physique... Ce sera... Tu sais, pour les trois quarts de l'humanité, ce sera une épouvante terrible! Quelqu'un qui apparaît tout d'un coup (Mère rit), et puis juste au moment où l'on veut lui dire quelque chose, ploff! il n'y a plus personne!
Tu vois ça d'ici... le brigand qui est sur le point de faire son mauvais coup, et quelqu'un qui apparaît... et au moment où il veut se défendre, poff! (Mère rit) il n'y a plus personne.
Un moyen d'action for-mi-da-ble!
Alors, au fond, plus tard, quand cette vie-là sera installée, ce ne sera plus que le résidu intransformable qui... qui sera vraiment la mort. Et ça, ça va aller en diminuant.
(silence)
On va voir! (Mère rit)
J'ai l'impression que des portes se sont ouvertes.9
(Mère regarde l'avenir)
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1 L'Aventure de la Conscience.
2 «Tout ce qui est pour vous le plus vital et le plus important paraîtra abstractions et spéculations.» Un ami du disciple chez ce même éditeur, nous a donné l'explication suivante: «Parleriez-vous du Vietnam, du problème noir, du L.S.D., du Tiers-monde, de Marcuse: nous serons a priori intéressés, même si nous ne sommes pas d'accord avec vous. Mais les majuscules nous font peur. La paix sociale, c'est un sujet. La Paix, non.»
3 À Gallimard, qui ne répondra pas.
4 Parmi les questions posées, il y avait aussi: «Quel devrait être le but de notre vie?» À quoi Mère a répondu: «Matériellement parlant: être malin. Spirituellement parlant: être sincère.» (!)
5 Quatre ans plus tard, fin 1973, au moment du départ de Mère, Robert Laffont prendra ce livre.
6 Le passage suivant a été omis de l'enregistrement.
7 L'enregistrement reprend ci-après.
8 Pendant longtemps, il arrivait que Mère mélangeât surhomme et supramental, mais elle veut dire évidemment supramental et non surhomme.
9 Il existe un enregistrement de cette conversation.