Mère
l'Agenda
Volume 11
(Ces jours derniers, Mère a eu une légère infection de l'œil gauche, puis un abcès dentaire – le disciple aussi.)
Après l'œil, c'étaient les dents... Une chose après l'autre. Enfin...
Simplement, ça continue.
(silence)
Tu as vu la plaquette (sur Auroville et les religions)? C'est bien... Je l'ai distribuée à Auroville. Les gens d'«Auromodèle» viennent à tour de rôle le mardi après-midi (il en vient cinq ou six tous les mardi), alors hier je leur ai donné ça.
Mais j'en vois aussi; l'un après l'autre ils viennent me voir.
Ah!
Oui, on a l'impression qu'ils commencent à s'éveiller un peu.
Oui-oui, ça commence à remuer.
Il y en a plusieurs qui sont gentils...
Qu'est-ce qu'ils te racontent, ça m'amuserait de savoir?
La plupart ont des problèmes d'action, ou de manque d'action plutôt.
Oui.
Et des problèmes de relation entre eux, etc. Alors j'essaie... je leur dis ce qui me vient sur le moment. J'essaie de leur faire comprendre la grande chose qui est derrière.
Oui, ça leur fait du bien. Ils ont besoin d'être guidés.
Mais il y en avait même un qui m'avait demandé si je pourrais aller là-bas!...
(Mère rit)
Alors je leur ai dit: écoutez!... non, faire des discours c'est tout à fait inutile, mais tous ceux qui veulent venir comme cela, je peux individuellement dire quelque chose pour eux, mais pas collectivement.
(Mère approuve)
Ça, tu sais, c'est une prière que je fais souvent: savoir ce qu'il faut dire aux gens.
Oui.
(silence)
Il y a un nouvel ambassadeur de France à Delhi (l'ancien était... oh! il était terrible, terrible de stupidité), on en a envoyé un nouveau, et Maurice Schumann1 lui a écrit une lettre en lui disant qu'il était particulièrement intéressé par l'Ashram et qu'il voulait avoir des renseignements – cet individu n'est même pas venu! Et alors (riant) il a écrit (je l'ai su parce que Schumann a écrit à Baron qui a envoyé la lettre à A), ce monsieur a écrit qu'il n'avait pas eu le temps de venir, mais qu'il avait demandé des renseignements à D!2 (Mère rit) Alors D a écrit... tu comprends ce que cela peut être!
Ils ont insisté beaucoup (le Consulat) sur le mauvais accueil des gens des villages. Ils ont même dit que les villageois avaient jeté des pierres à nos gens d'Auroville... Naturellement, ils (les D) ne pouvaient faire que du gâchis, tandis qu'au contraire, ça a l'air de marcher tout à fait bien.
R (l'architecte d'Auroville) a demandé à me voir ce soir.
Ah! tiens, pourquoi?
Comme ça. Je ne sais pas. Simplement prendre contact.
R, ça bouge dedans! (Mère rit beaucoup) Il est tiraillé entre le vieil homme qui est plein d'attaches là-bas, et la nouvelle vie, la nouvelle conscience qui commence à être intéressante.
(long silence)
Il y avait encore des choses intéressantes de Sri Aurobindo, tu les as?
(le disciple lit les derniers Aphorismes reçus)
518 – Tant que tu n'auras pas appris à t'empoigner avec Dieu...
(Mère rit de bon cœur)
...comme un lutteur avec son camarade, la force de ton âme te sera à jamais cachée.
517 – O dupe de ta faiblesse, ne couvre pas la face de Dieu d'un voile de terreur, ne t'approche pas de Lui avec une faiblesse suppliante. Regarde! tu verras sur Sa face non pas la solennité du Roi ni du Juge, mais le sourire de l'Amant.3
Je ne me souviens plus... Mais il y a autre chose après, non?...
Après, non, mais avant:
516 – Celui qui a fait, ne serait-ce qu'un peu de bien aux êtres humains, même s'il est le pire des pécheurs, est accepté de Dieu dans les rangs de ceux qui L'aiment et Le servent. Il verra la face de Dieu.
Et tu réponds:
«L'effort de Sri Aurobindo a toujours été de libérer ses disciples, ou même ses lecteurs, de tout préjugé, de toute moralité conventionnelle.»
C'est merveilleux à quel point ce n'est pas cette conscience active qui écrit: ça me paraît tout à fait étranger!... Mais avant-hier, j'ai écrit quelque chose, et en écrivant je me disais: «Tiens, ça intéressera Satprem.» Et je ne me souviens plus du tout non plus!
C'est très curieux.
Je suis comme cela (geste immobile au front), et puis tout d'un coup, je prends mon crayon et j'écris. Et je sais ce que j'écris au moment où je l'écris, et après c'est fini.
(Mère cherche le cahier de S.S. à côté d'elle)
Dans celui-ci, j'écris tous les deux jours. Seulement il enlève tout, alors je ne sais pas. Ça, c'est le dernier. Tu me diras si l'on comprend.
Il demande:
«Est-ce que le sens de la douleur physique n'existe plus dans la conscience cosmique?»...
Alors tu dis:
«Dans la conscience cosmique, certainement elle existe...
La conscience cosmique, c'est la conscience universelle, la conscience matérielle; là, elle existe. D'ailleurs je le sais, parce que c'est une conscience que j'ai constamment, alors je sais que la douleur existe.
Mais c'est après:
«C'est dans la Conscience Suprême, Divine, qu'elle n'existe pas. C'est-à-dire que la nature de la sensation change et que les opposés disparaissent pour être remplacés par quelque chose qui est indéfinissable dans notre langage.»
C'est clair?
Oui-oui, c'est clair!
Il y a beaucoup de choses comme cela (dans le cahier de S.S.), mais je ne sais pas ce qu'il en fait... Tu pourrais le lui demander4...
(silence)
Tiens! (Mère frotte son œil gauche), c'était mieux et puis c'est redevenu rouge encore?
Non, je ne vois pas, douce Mère.
Ça brûle...
Oh! mais tu sais, dedans, c'est comme ça (geste de bataille). Tout à fait, tout à fait l'impression (et une impression très concrète) du Mensonge qui se débat contre la Vérité.
Et de temps en temps, une petite expérience de... trois, quelques secondes: absolument inimaginable, merveilleuse, et puis hop! plus rien... C'est un véritable champ de bataille.
Est-ce que nous suivons un peu ton expérience?... Ou qu'est-ce qu'il faudrait faire pour être mieux dans le mouvement?
(après un silence)
Mais j'ai eu pour toi (c'était la dernière fois que je t'ai vu), j'ai eu pour toi l'impression que tu suivais bien. J'ai l'impression (désignant Sujata) qu'elle suit aussi bien. Il y en a qui commencent à avoir des expériences. Il y en a qui en ont, mais qui ne le savent pas! (Mère rit) Ça a de l'effet. Je ne peux pas dire, ça a de l'effet.
La plus grosse difficulté, toujours, c'est le mental, parce qu'il veut comprendre à sa manière. C'est cela, la difficulté... Il y en a qui iraient beaucoup plus vite s'ils n'avaient pas cela. Ils ont l'impression que s'ils ne comprennent pas mentalement, ils n'ont pas compris.
Oui, ça, je comprends très-très bien!
Oui, oh! oui. Mais je crois que tu vas vite, j'ai l'impression que tu vas vite.
Mais la substance, c'est cela, comment... [la changer]?
Ah!... ça, même le corps ne... [sait pas]. Je te dis, c'est comme cela: de temps en temps, une fois, deux fois, trois fois par jour au plus, ou la nuit une fois: quelques secondes... (Mère ouvre des yeux émerveillés), et puis poff! parti.
Le corps ne s'inquiète pas, mais il y a la pression (des gens) du dehors: «Est-ce qu'il changera ou est-ce que tout ça sera... sera tout simplement du travail de préparation pour une autre existence?...» Il ne se le demande pas: les autres se le demandent. Et alors, il y a aussi la pression de toutes les pensées ordinaires, imbéciles...
Oh! oui.
Mais ça m'est égal, ça ne me gêne pas beaucoup. Je suis habituée. Ça ne gêne pas la conscience, mais ça donne quelquefois des difficultés.
N'est-ce pas, le corps n'a pas un temps très agréable, mais enfin il ne se plaint pas; mais quelquefois, tout d'un coup, il est émerveillé de voir comme... comme c'est miraculeusement arrangé pour lui. Et puis la minute d'après, il ne le sent plus. C'est ça, c'est surtout ça!
Ces inconvénients (Mère touche sa joue) semblent encore très réels, et pour quelques secondes, ils ne le sont plus – mais ils ne disparaissent pas (parce que ça ne dure pas assez longtemps, je suppose).
(silence)
Si l'on pouvait savoir exactement ce qui fait balancer d'un côté ou de l'autre...
Oui-oui-oui.
Il y a évidemment une tentative de le faire savoir au corps, et il se trouve tout d'un coup... en dehors de toutes les habitudes, de toutes les actions, réactions, conséquences, etc.; et là, c'est comme ça (Mère ouvre des yeux émerveillés), et puis ça disparaît.
C'est si nouveau pour la conscience matérielle que chaque fois, on se sent comme sur... on the verge, au bord du dérangement mental (dérangement de conscience – ce n'est pas du dérangement mental; le mental n'a rien à voir, heureusement! ça, c'est une aide merveilleuse qui m'a été donnée). Mais la conscience, la conscience a une minute d'affolement.
Parce que dès le début et tout le temps, il y a une espèce de bon sens qui est enraciné dans l'être et qui se refuse à l'imagination; qui dit: «Je ne veux pas m'imaginer ceci, je ne veux pas m'imaginer cela...» Et alors, la conscience ne prend les choses que quand elles sont tout à fait concrètes – n'est-ce pas, c'est trop facile de commencer à broder et à... Pas ça. Tout à fait pratique, concret.
Mais c'est un obstacle, ce sens pratique?
Ah! ce n'est pas un obstacle! pour moi, c'est une garantie.
Non, je vois trop clairement, trop de gens qui ont une petite expérience, et avec cette expérience (geste d'enrouler une pelote énorme), ils font toute une construction mentale, et alors... Tu sais quand le mental s'en mêle...
(silence)
Mais je me suis dit plusieurs fois que si, tout d'un coup, on donnait à une chenille, par évolution accélérée, des yeux d'homme...
Oui!
Ce serait affolant.
Oui, c'est cela.
Eh bien, toutes proportions gardées, ce doit être quelque chose d'un peu similaire.
Oui, c'est ça!... Justement, le corps a assez de bon sens pour... Il SAIT qu'il n'est pas malade – ça, il sait que ce n'est pas une maladie, que c'est justement une tentative de transformation, il le sait très bien... Et au point de vue psychologique, ça a de l'importance et ça aide beaucoup, mais... il y a tous les siècles d'habitudes.
(Mère entre en méditation)
L'atmosphère est très bonne... J'ai justement été comme cela (geste penché sur le disciple, pour savoir s'il «suivait le mouvement» j, c'était magnifique. Ton atmosphère est très bonne. C'est très bien. Et très paisible mentalement, presque complètement silencieux.
Très agréable!5 (Mère rit)
Oui, tu pourrais demander à S.S. (l'homme au cahier) qu'il te donne tout ce qui n'est pas absolument personnel. Il y en a qui sont tout à fait indifférentes, mais de temps en temps, il y aura une réponse intéressante.
Je vais lui demander.
(le disciple pose son front sur les genoux de Mère)
Le corps, la conscience du corps est en train de changer très rapidement. Et son attitude est tout à fait différente, il s'universalise bien; il n'a plus... (Mère touche ses mains pour indiquer la séparation du corps) ça devient de plus en plus mince et... irréel.6
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1 Le ministre des Affaires Étrangères, qui était venu à Pondichéry en septembre 1947, après avoir été intéressé par les propos du gouverneur Baron. Il avait rencontré Mère et Sri Aurobindo et se proposait de créer un Institut culturel franco-indien sous la direction de Sri Aurobindo.
2 Le consul de France à Pondichéry, qui déteste particulièrement l'Ashram.
3 Nous avons conservé l'enregistrement de cette lecture... à cause du rire de Mère.
4 l'enregistrement magnétique commence ci-après.
5 Le paragraphe suivant a été omis de l'enregistrement.
6 Il existe un enregistrement de cette conversation.