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Mère

l'Agenda

Volume 13

5 avril 1972

(Il est tout d’abord question des traducteurs des «Notes sur le Chemin». L’un d’eux veut abandonner le travail.)

C’est l’ego qui exige que les choses soient faites en gardant la considération pour lui – (riant) Monsieur Ego veut que l’on garde la considération!... Il proteste violemment avant de s’en aller.

Oh! j’ai vu des choses tellement intéressantes, mon petit! J’ai eu des heures où j’étais le spectateur: la conscience était le spectateur d’une rencontre de l’Ego avec la conscience du surhomme... (riant) c’était comme une bataille! Et l’ego se défendait d’une façon tellement habile! C’était comme s’il disait: «Voyez, si vous me renvoyez, le monde deviendra un enfer!» Et alors il montrait les scènes les plus effroyables, il disait: «Si je me retire de celui-là, voilà ce qu’il fera; si je me retire de ça, voilà ce qui arrivera...» (Mère rit) Et alors, des choses horribles, tu sais, les catastrophes les plus épouvantables!... Ça a duré pendant des heures.

Je ne dors pas la nuit, n’est-ce pas, mais je reste très immobile, et alors je suis le spectateur de toutes ces scènes.

Si c’était raconté en détail, ce serait vraiment intéressant... peut-être plus tard?

(silence)

*
*   *

Les personnages de l’histoire

La conversation qui suit nous oblige à mettre au point la situation telle qu’elle était chez Mère. Mais, hélas, nous étions encore à moitié aveugle, parce que Mère, justement, nous entourait d’un tel cocon de lumière que nous ne pouvions pas voir vraiment ce qui se passait – elle savait notre caractère impétueux, et elle savait que nous n’aurions jamais supporté la situation et les manigances des gens si nous avions compris réellement ce qui se passait. Mais peu à peu, certaines choses ont filtré dans notre conscience.

Nous assistions à une tragédie, sans le savoir.

La «tragédie», c’est après, quand c’est fait. Sur le moment, ce sont des êtres qui passent, avec leurs gestes comme tous les jours, leurs vaines paroles, et des petites volontés sourdes, ni pires, ni meilleures que les autres, qui ne savent pas très bien leur sens ni où elles vont. Et pourtant, la tragédie est déjà faite dans ce petit geste, cet acte vain, ces quelques paroles comme le vent qui passe. Comment était la guerre de Troie, «tous les jours»? ou la mort d’Alexandre, un «beau jour»? Le destin s’empare de quelques êtres et cristallise soudain un grand moment de l’Histoire, mais les comparses n’étaient ni «cruels» ni «bons»: ils étaient tellement comme l’homme de tous les jours, avec une petite différence de cœur. Et chacun joue son rôle, en blanc ou noir, pour un imprévisible but où tout est consolé.

Mais en attendant...

Il y avait donc autour de Mère: Pranab, son «gardien», un ancien boxeur, être violent et orgueilleux dont les défauts évidents étaient l’envers d’un Amour qu’il n’a jamais voulu accepter, parce qu’il aurait fallu se soumettre. «Un orgueil for-mi-da-ble», nous disait Mère un jour.1 Il n’avait aucune foi, sauf en ses biceps, et il était frustré de voir ses rêves de «surhomme» sans réalisation physiologique concrète. Il était parfaitement dévoué à sa façon, c’est-à-dire à la façon du sportif qui a perdu la partie qu’il espérait gagner, mais qui suit les règles du jeu jusqu’au bout. Il traitait Mère comme une brute et lui parlait comme une brute, mais il la servait brutalement et sans ménager ses peines, quoique avec une impatience grandissante. Il a servi Mère plus de vingt-cinq ans. Vis-à-vis de Satprem, Pranab avait une aversion instinctive, comme il avait une aversion pour Pavitra (qu’il a si mal traité) et pour tout ce qui dépassait un peu son intellect primaire – Pranab ne pouvait aimer que ce qu’il pouvait dominer. Et il était parfaitement xénophobe: les «sahibs», comme il disait, oubliant, ou peut-être pas, que Mère aussi était «une étrangère». Jamais, il n’y a eu d’échanges de paroles entre Pranab et Satprem, leurs mondes étaient complètement différents et les occupations de l’un ne touchaient pas à celles de l’autre. Simplement, il manifestait son agacement ou son mépris pour Satprem lorsqu’il entrait pesamment dans la chambre de Mère et trouvait Mère en contemplation, tenant les mains de Satprem – peut-être était-il impatient d’un Amour qui lui échappait. Nous ne lui avons jamais dit un mot. Il ne nous a jamais rien dit.

Le deuxième personnage de l’entourage de Mère était son médecin, le Dr Sanyal. Un être parfaitement dévoué et sans calcul, clair, mais sans foi aucune, sauf en sa médecine et en les moyens médicaux. Il a vécu quelque vingt ans près de Mère sans comprendre ce qu’elle faisait et en semant dans sa conscience corporelle tous ses doutes et ses impossibilités médicales. Mère en a plusieurs fois parlé dans cet Agenda.

Le troisième personnage était le serviteur de Mère, Champaklal, qui avait été aussi le serviteur de Sri Aurobindo. Un homme au cœur pur, simple et d’un dévouement total. De lui, il n’y a rien à dire, sauf notre respect. Il venait d’un village du Goudjérat et il était arrivé directement à l’ashram, cinquante ans plus tôt, à l’âge de 18 ans. Entre Sri Aurobindo et son village, il n’y a rien eu. Il ne comprenait rien à ce qui se passait – simplement, il servait et faisait ce qu’on lui disait.

Le quatrième et dernier personnage était la nouvelle assistante de Mère. Elle va apparaître dans la conversation qui suit. C’était justement l’être sur lequel nous étions le plus aveugle parce qu’elle était jeune et affectueuse – mais elle était complètement sous la coupe de Pranab et aveuglée par ses passions. Nous nous étions bien aperçu qu’elle épiait nos conversations, ce qui introduisait déjà un trouble dans l’atmosphère et freinait invisiblement les paroles de Mère – est-il besoin de dire que Mère sentait tout ce qui se passait dans l’atmosphère. Que de fois elle s’est arrêtée, invisiblement interrompue, et elle nous disait: «Je ne peux pas parler» – mais ce n’était pas simplement par essoufflement. Donc, déjà, l’atmosphère de nos conversations n’était plus ce qu’elle avait été pendant quinze ans, jusqu’en 1970. Mais en plus, un très triste fait nouveau s’est produit, par notre faute. Nous avions vu que Mère parlait souvent à propos d’Auroville, ou avec l’un ou l’autre des disciples, et nous regrettions que ces paroles fussent perdues – il nous semblait que la moindre de ses paroles avait tant d’importance pour le monde, même si nous n’étions pas encore en état de comprendre vraiment tout ce qu’elle disait. Après en avoir parlé à Mère, nous nous sommes donc arrangé pour obtenir un appareil d’enregistrement sur cassettes, aisément maniable. Il avait été convenu avec Mère que son assistante enregistrerait les conversations importantes et nous les passerait pour que nous les joignions à l’Agenda. D’abord, nous nous sommes aperçu que l’assistante gardait les enregistrements, mais nous n’avons voulu rien dire par une sorte de crainte innée chez nous d’avoir l’air d’«accaparer» ou de nous mettre en avant, et nous ne savions pas très bien sur les ordres de qui elle agissait. Puis, peu à peu, l’assistante a complètement cessé de nous donner les enregistrements, même ceux de Mère avec Sujata. Déjà, la situation était si fragile dans la chambre de Mère, que nous n’avons voulu rien dire de peur de créer un éclat qui serait retombé sur Mère. Déjà aussi, nous avions senti l’invisible barrage contre la présence de Sujata, dont le nom était systématiquement barré des listes d’entrevues à la moindre occasion, ainsi que celui des quelques jeunes filles qui représentaient les éléments gentils, et muets, de l’Ashram. Et comment pouvions-nous protester lorsque l’on disait à Sujata: «Mère ne peut pas... Mère est malade...»? Une fois, Sujata l’a dit à Mère, mais lorsque le fait s’est reproduit trois, quatre et dix fois, il n’y avait plus rien à dire. Sans le savoir, Satprem sentait aussi sa propre présence chez Mère, menacée et fragile. En fait, nous étions seuls au milieu d’une sourde alliance d’oppositions. Pourquoi l’opposition? Nous n’en savons rien, sauf la petitesse humaine qui ne comprend pas et abhorre tout ce qui la dépasse. Même le fils de Mère était jaloux que nous ayons cette place près d’elle, sans parler des autres, les «menteurs» purs et simples, comme disait Mère, qui dirigeaient, et dirigent encore, les affaires de l’Ashram. Et finalement, mais beaucoup plus tard, nous nous sommes aperçu que ce fameux appareil à cassettes, dont nous ne recevions même plus les enregistrements, servaient à enregistrer clandestinement nos propres conversations avec Mère... pour le compte de qui?

C’était la fin. L’atmosphère était tellement pourrie que, évidemment, cela ne pouvait plus durer longtemps – Mère suffoquait là-dedans. Nous avons nous-même découvert plus tard, dans notre propre corps et par expérience directe, que les mauvaises pensées créent une oppression et une angoisse comme si l’on manquait d’air. Mais même lorsqu’on nous fermera la porte de Mère, un an et un mois plus tard, presque jour pour jour, le 19 mai 1973, nous ne POUVIONS PAS croire que c’était la fin, nous étions convaincu que c’était la dernière étape et qu’enfin Mère allait secouer l’esclavage de la nourriture: la dernière attache avec la vieille physiologie. Mais nous le savons, son «gardien» ne la laissera pas. Dans son discours du 4 décembre 1973, il déclare: «Au début [à partir du 20 mai], elle a refusé de prendre toute nourriture et de boire, mais d’une manière ou d’une autre nous l’avons persuadée.»2 Elle a lutté tant qu’elle a pu, et puis... Et quelquefois, il nous semble que sa petite voix balbutiait là-haut: «Où est Satprem? Où est Satprem?...» et le silence. Si nous avions forcé le barrage, cet Agenda n’aurait jamais vu le jour. La conversation suivante est donc prophétique en un sens.

Mère était ainsi entourée de ces quatre personnages: un serviteur fidèle, mais sans compréhension, un médecin sans foi, un gardien violent et despotique, et ce petit être aveugle et aveuglé, qui obéissait à ses passions et à Pranab.

Désormais les faits parleront d’eux-mêmes.

*
*   *

(Après un silence, Mère reprend la conversation.)

Le corps est affaibli par la transformation, le docteur dit qu’il donne des signes de faiblesse.

Et ce qui est vrai, c’est qu’il y a une espèce de tension quand il doit faire un trop gros effort. Mais ça, je pense que ça passera. Je suis convaincue – je te l’ai dit déjà – que si je vais jusqu’à cent ans, à cent ans je serai forte.

Mais, douce Mère, l’autre jour tu as reparlé à Sujata de cette possibilité que ton corps devienne apparemment privé de vie, «mort», n’est-ce pas...

Oui.

... pour les nécessités de la transformation, et que si cela se produisait, il faudrait veiller à ce que l’on ne t’envoie pas dans le trou...

Oui.

Mais pourquoi?... Cette pensée t’est revenue à nouveau, que tu allais peut-être être obligée de...

Oui... Je ne sais pas. Mais je voudrais qu’il y ait quelqu’un qui empêche de faire cette bêtise, parce que tout le travail serait perdu.

Oui, sûrement. Mais il y aura des gens comme K ici qui seront là [le disciple se tourne vers la porte de la salle de bains et fait signe à l’assistante de Mère de s’approcher].

Oui.

Il y a des gens comme K qui seront près de toi.

Oui, mon petit, mais K est une jeune fille, elle n’a pas d’autorité.

Si-si-si, douce Mère! (K rit)

(Sujata:) Mais justement, douce Mère, nous aussi, nous n’avons pas d’autorité.

Il faut des gens qui aient une autorité et qui disent (Mère parle fortement): il ne faut pas – Mère ne veut pas.

(Satprem:) Eh bien, oui, douce Mère, mais je ne vois guère que K ou Sujata près de toi – les autres, que vont-ils dire, n’est-ce pas?

Oui, mais toi?

Moi, quelle voix? Qui m’écoutera? On dira que je suis fou, moi – on ne me laissera même pas entrer chez toi!3

(Mère rit avec une sorte de surprise)

C’est vrai, on ne me laissera pas rentrer chez toi. Mais des gens présents, comme K ou comme Sujata, celles-là, avec leur foi, peuvent faire quelque chose – ou Pranab. Mais Pranab, ça, il n’y a que toi qui...

Mais Pranab... Pranab croira que je suis morte!

Oui, c’est cela.

N’est-ce pas.

Oui... Oui, Pranab ne croit pas, il n’a pas la foi.

(Mère hoche la tête)

Moi, je crois seulement que c’est la foi de gens comme – justement de ces «petites filles» comme K ou Sujata, avec leur foi, qui auront l’autorité. C’est tout ce que je crois. Il faut qu’elles soient là.

(Mère approuve de la tête,
Sujata reste silencieuse jusqu’à la fin)

C’est possible, ce n’est pas sûr que ça arrive [cette transe profonde]. Quelquefois – justement quand je vois toutes les choses –, je suis... C’est cette faiblesse qui fait que je parle avec difficulté, n’est-ce pas; je m’exprime avec difficulté; alors tout d’un coup je sens... je sens comme un... je ne sais pas, je ne peux pas dire que c’est une fatigue ni un épuisement mais... c’est comme si la vie s’en allait- – et la conscience est plus vivante, plus forte que jamais!

C’est le corps tout d’un coup qui ne sait pas s’il pourra tenir le coup, voilà.

Alors, à cause de cela, l’apparence peut être très trompeuse.

(Satprem en aparté à K:) Mais quelqu’un comme Champaklal, est-ce qu’il peut comprendre ça?

(K:) Je ne crois pas.

N’est-ce pas, la difficulté, c’est le gouvernement: un tas d’idiots qui ne savent rien mais qui veulent suivre les règles.

(Satprem:) Non-non, douce Mère, ça je t’assure...

(K:) Non, non!

(Satprem:) En tout cas, aussi longtemps que nous vivrons, on fera tout ce qu’on pourra pour veiller...

Oui.

Ça, c’est sûr.

Mon petit...

(silence)

Non, je crois que rien n’arrivera, douce Mère.

(K:) Moi aussi.

(Satprem:) Je crois que rien n’arrivera. Et que si, pour les nécessités, tu dois rester pendant un certain nombre de jours en état apparent de samâdhi, eh bien, tu seras protégée, et puis ça se passera bien, c’est tout.

(Mère approuve de la tête)

Il suffit qu’il y ait UNE personne qui ait vraiment la foi.

Oui, OUI, c’est ça. Oui, c’est ça. Oui.

Eh bien, il y en a au moins trois ici qui ont vraiment la foi!

(Mère rît) Oui.

Et quatre! (entre Vasoudha, l’ancienne assistante de Mère.)4

(L’heure sonne Mère prend les mains du disciple semble rassurée long silence)

Alors K a encore enregistré un tas de choses – elle vous les a donnés?

Ce matin?

(K:) Pas aujourd’hui: hier.

(Satprem:) Hier, oui, douce Mère. Ce n’est pas encore vu.

Seulement je ne parle plus avec la force que j’avais, parce que j’ai de la difficulté. Ce que je dis n’a pas la puissance qu’il y avait avant.

Mais il y a la puissance derrière!

Oui, la conscience est plus forte qu’elle n’a jamais été.

Mais oui!... Non-non, moi je trouve que la puissance est toujours là derrière... Tu ne parles pas comme un orateur évidemment!...

Voilà! Il s’en faut!

Enfin, mes enfants, voilà, on fera ce qu’on peut, on fera de son mieux.

Mais oui, et tu seras entourée et... on ne te lâchera pas.

Bien. Oui, c’est ça, bien! (Mère rit)

Au revoir, mon petit.

(à Sujata avec beaucoup de tendresse)

Mon petit5...

*
*   *

Post-Scriptum

«On ne te lâchera pas...» Comme ces mots semblent encore résonner, huit ans après, avec un terrible point d’interrogation. Et que pouvions-nous faire? Un esclandre? inutile, qui aurait simplement déchaîné la meute avant que nous n’ayons le temps de mettre en sécurité cet Agenda. Les faits, les voici, tels qu’ils ont été racontés par Pranab lui-même dans un discours public du 4 décembre 1973:

(traduction)

«Le 17 novembre au soir, je suis arrivé [dans la chambre de Mère] vers 19h05. Le Dr Sanyal était déjà là en train d’examiner Mère. Dyouman aussi était venu [celui qui apportait la nourriture de Mère]. Je me suis approché et j’ai tâté le pouls de Mère; il battait toujours, mais à de longs intervalles. Il y avait encore une respiration. Puis, lentement, tout s’est arrêté. Le docteur a fait un massage extérieur du cœur, sans résultat. Il a déclaré alors que Mère avait quitté son corps. Il était 19h25. Étant présent et sentant ma responsabilité, j’ai réfléchi à ce que je devais faire. Étaient présents à ce moment-là, André [le fils de Mère], Champaklal [le serviteur de Mère], le Dr Sanyal, Dyouman, Koumoud [l’assistante] et moi-même. J’ai parlé à André et je lui ai dit que je voulais attendre un peu, puis descendre le corps de Mère en bas, dans le hall de méditation, pour que les gens puissent la voir: “Nous garderons le corps de Mère en sorte qu’il ne soit pas dérangé, puis nous déciderons de ce qu’il faut faire.” André était d’accord avec ma proposition. Il voulait rester avec nous, mais comme il n’était pas bien portant, j’ai suggéré qu’il rentre chez lui et se repose jusqu’au lendemain. Il est sorti. Nous sommes restés et nous avons discuté de ce qu’il fallait faire.

«Nous avons donc pensé que si les gens apprenaient tout de suite le décès de Mère, ils se précipiteraient et la foule pousserait des clameurs pour la voir. Il y aurait du bruit, des cris, une terrible confusion. Ainsi, nous avons pensé qu’il fallait garder l’événement secret pendant un certain temps. Le Dr Sanyal nous a dit aussi que nous ne devions pas déranger le corps avant plusieurs heures. Nous avons donc laissé Mère telle qu’elle était jusqu’à 11h du soir, puis, quand les portes de l’Ashram eurent été fermées, nous nous sommes mis à nettoyer son corps avec de l’eau de Cologne, nous lui avons mis une jolie robe et arrangé tout. Puis Dyouman est descendu et a appelé Nolini. Nolini est monté, a tout vu et demandé ce que nous allions faire. Je l’ai informé de mon plan. Il a dit que Mère lui avait raconté une fois que s’il nous semblait qu’elle avait quitté son corps, nous ne devions pas nous presser, seulement voir que son corps soit gardé comme il faut et attendre. J’ai répondu: “C’est exactement ce que nous allons faire; nous avons nettoyé son corps, autrement les fourmis et les insectes seraient venus; nous lui avons mis une nouvelle robe et nous la descendrons tranquillement, soigneusement, pour la poser en bas dans le hall de méditation, puis, au bout de quelque temps, nous appellerons les gens.» Il était d’accord avec notre proposition... À 2h du matin environ, nous avons descendu le corps de Mère, l’avons déposé sur le lit et avons arrangé tout. Puis je suis sorti et j’ai appelé quatre ou cinq de mes lieutenants. Je leur ai expliqué ce qu’ils devaient faire: appeler d’abord les photographes, puis les «trustees» [les dirigeants de l’Ashram], puis ceux qui étaient proches de Mère... À partir de 3h du matin, ceux qui avaient été appelés sont venus. Nous avions déjà préparé là-haut une déclaration pour la Presse et pour «All India Radio” de façon qu’aucune information inexacte ne circule. Nous avons donné notre déclaration à Udar afin qu’il la mette en circulation. À 4h 15 du matin, nous avons ouvert les portes de l’Ashram afin que les gens puissent la voir et lui rendre un dernier hommage.»

Ainsi, six heures trente-cinq minutes après la prétendue «mort» de Mère, ils l’ont descendue, ils ont sorti son corps de la tranquillité et de la protection de son atmosphère, puis ils l’ont livrée en pâture à des milliers de visiteurs sous des néons brûlants et dans le ronronnement des ventilateurs... huit heures quarante-cinq minutes après.

Quelle complicité générale liait tous ces gens qui tous savaient parfaitement que le corps de Mère devait être laissé en paix dans sa chambre, qui tous connaissaient les «instructions» de Mère?

On aurait voulu se débarrasser d’elle qu’on n’aurait pas couru plus vite.

Pranab lui-même déclare impudemment dans son discours:

«Il y a une chose que Mère m’a répétée souvent, il y a longtemps, et à d’autres aussi. Elle disait que tout le travail qu’elle faisait dans son corps pourrait être gâché de deux façons: d’une part, cette force qu’elle tirait en elle pouvait être si forte et si grande que le corps ne pourrait pas la supporter et qu’il se briserait;6 et d’autre part, si elle entrait dans une transe profonde et qu’elle avait l’air d’avoir quitté son corps, et si, par erreur, nous la mettions dans le Samâdhi [tombeau], son travail serait absolument gâché. Et elle avait laissé des instructions afin que nous donnions à son corps la protection nécessaire et que nous veillions sur lui, et que c’est seulement quand nous serions absolument sûrs qu’elle avait quitté son corps que nous pouvions la mettre dans le Samâdhi. Je crois que nous avons fait ce qu’elle voulait.»

Et en effet, ils ont fait tout ce qu’il fallait pour en être absolument «sûrs». La sortir de sa chambre, c’était la faire mourir définitivement.

Personne ne nous a averti. Nous ne faisions pas partie de ceux qui étaient «proches» de Mère. C’est le frère de Sujata, Abhay Singh (lui-même averti par la rumeur publique), qui nous a fait porter un mot. Nous sommes arrivés vers 6h du matin, stupéfaits, pour trouver ces milliers de gens qui défilaient – nous n’avions pas vu Mère depuis six mois. À peine étions-nous là depuis cinq minutes, que Nolini nous a fait appeler pour traduire en français cette déclaration à la Presse et son propre «message» – ils avaient tous leur «message» tout prêt. Il nous a mis dans les mains son papier, nous étions sidéré, nous avons lu comme un automate (en anglais):

«Le corps de Mère appartenait à la vieille création. Il était fait pour servir de support au corps nouveau. Il a bien servi. Le nouveau corps viendra... Si elle faisait revivre ce corps, elle ferait revivre les vieilles difficultés du corps – elles ont été éliminées autant qu’elles pouvaient l’être dans ce corps. Pour une nouvelle mutation, il fallait un nouveau procédé. La “mort” était la première étape de ce procédé.»

Nous avons relu encore une fois, saisi d’une colère muette: «Le corps de Mère appartenait à la vieille création...». Nous avons regardé tous ces gens qui nous regardaient dans la chambre de Nolini. Il y a eu un silence terrible. Alors j’ai dit NON. «Je ne traduirai pas ça.» Ils nous ont regardé comme si nous étions devenu fou. Nous sommes sorti.

Les ventilateurs, la foule compacte, la lumière brûlante sous les feuilles de zinc. Sa silhouette blanche et comme plongée dans une concentration presque féroce, et si puissante. Crier... Crier quoi – à QUI? Est-ce que notre cri l’aurait fait remonter dans sa chambre? Est-ce qu’ils allaient annuler leur message et leurs déclarations toutes faites? Il n’y avait personne pour entendre. Ils avaient tout bien arrangé. Ils étaient tous d’accord.

L'enregistrement du son fait par Satprem    

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1 Voir Agenda VIII du 2 août 1967.

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2 Reste à savoir ce qu’était cette méthode de persuasion. Nous ne pouvons pas nous empêcher de penser à cette vision que nous avons eue onze ans plus tôt (voir Agenda II du 11 février 1961), où Mère était «morte», «parce qu’elle avait mangé un grain de riz».

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3 Et en effet... le 19 mai 1973, six mois avant le départ de Mère, Pranab nous fermera la porte de Mère, ainsi qu’à tout le monde, y compris Sujata.

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4 Atteinte d’un cancer, elle ne pouvait plus servir Mère activement, mais venait la voir tous les jours pour quelques moments. Son absence est une vraie tragédie. Eût-elle été là que rien n’aurait pu se passer – elle savait, elle comprenait. Pendant tant d’années, elle a veillé avec une telle discrétion non seulement sur Mère, mais sur l’intimité et le secret de nos conversations, regardant à ce que personne ne dérange et surtout à ce que personne n’empiète sur le temps que Mère nous consacrait. Jamais nous ne dirons assez notre gratitude pour elle et notre infini regret. Il y avait quelqu’un qui comprenait dans toute cette meute, et ce quelqu’un a été enlevé à Mère – pourquoi?

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5 Il existe un enregistrement de cette conversation.

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6 Ce qui n’était pas le cas, puisqu’elle s’est «éteinte comme une chandelle», au dire de Pranab.

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