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Mère

Entretiens

 

Le 5 octobre 1955

L'enregistrement   

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Cet Entretien est basé sur Le Grand Secret, «Le Savant».

J’avais l’intention de supprimer les derniers monologues et d’aller tout de suite à la réponse de l’Inconnu, parce que ça ne suscitait pas... il me semblait que ça ne suscitait pas suffisamment de questions pour légitimer tout le temps qu’on passerait à lire... Mais il se trouve que, justement pour celui-ci, «Le Savant», quelqu’un, qui n’est pas ici d’ailleurs, a posé deux questions qui me paraissent intéressantes. Alors, je vous lirai «Le Savant» aujourd’hui, et la semaine prochaine nous prendrons directement «L’Inconnu».

(Après la lecture du «Savant» par la Mère, Pavitra s’apprête à lire les questions) Alors, vous allez les lire, Pavitra? Vous ne voyez pas clair? On peut rallumer.

(Pavitra) Non, non, ça va, Mère.

«Le Savant parle de deux postulats avec lesquels il s’est engagé à la recherche des secrets de la Nature et qui se seraient effrités peu à peu.

«Pour moi, dit-il, l’ignorance était le premier de nos maux, sinon le seul...

«N’en est-il pas vraiment ainsi?»

C’est-à-dire que la question est celle-ci, posée pleinement: est-ce que l’ignorance n’est pas le premier et peut-être même le seul mal de l’humanité?

La Science, c’est-à-dire ce qui considère le monde au point de vue le plus matériel, l’a déclaré; et l’un des plus grands maîtres spirituels, l’un des plus grands révélateurs et esprits qui aient cherché la solution des maux de l’humanité sur le plan extrême opposé, a dit la même chose — je parle du Bouddha. Et tous les deux ont à la fois raison et tort, dans ce sens qu’ils ne voient chacun qu’un côté de la question. Il est certain qu’on peut toujours réduire la difficulté à un certain aspect, et que cela rend le problème plus facile à résoudre, quoiqu’il ne soit pas sûr que la solution soit absolument effective. Mais en tout cas, si nous parlons d’ignorance, si nous regardons le problème sous l’angle de l’ignorance — que c’est parce que l’homme n’a pas la connaissance qu’il ne peut pas être sauvé —, cela paraît évident. Mais de quelle connaissance s’agit-il?

Le Savant vous dira: étudiez les lois de la Nature, sachez tout ce qu’elle peut vous enseigner, et elle vous donnera la connaissance qui vous permettra de maîtriser la vie, et d’en devenir le propriétaire au lieu d’être possédé par elle. Mais voilà, d’après ce que nous venons de lire, qu’à mesure qu’il étudie et qu’il cherche, sincèrement et de plus en plus profondément, il s’aperçoit qu’il y a quelque chose qui lui échappe, parce qu’il arrive tout naturellement à la limite du monde matériel et, là, il est en face d’un précipice; il ne peut plus faire de recherches dans ce qui est au-delà, parce que les mêmes méthodes ne suffisent pas.

Mais si nous prenons la question par l’autre bout, nous verrons que l’ignorance dont le Bouddha parlait n’était pas du tout celle qui consistait à ne pas savoir que si on absorbe un poison, on est empoisonné; ou que si on garde sa tête sous l’eau sans respirer, on est sûr d’être noyé; ce n’est même pas de ne pas savoir comment la Nature construit les atomes. Mais, pour lui, l’ignorance consistait à croire que le monde était réel, et que la vie pouvait être bonne si on avait la chance de vivre dans des conditions favorables. Venir au monde, c’était naître à l’ignorance; c’était le résultat, selon lui, d’un désir de vivre; et comme ce désir de vivre était en lui-même l’ignorance suprême, si on abolissait le désir, tout naturellement au bout d’un certain temps on abolirait la vie, puisqu’elle en est le résultat — la vie, le monde et toute cette apparence malsaine et néfaste.

Alors, pour lui, sortir de l’ignorance, c’était sortir de cette fausse conviction que le monde était quelque chose de réel, et surtout de ce désir de vivre qui était la stupidité suprême. Seulement, lui, s’est trouvé devant un autre problème qui était au moins aussi sérieux, sinon encore plus, que le problème du Savant. C’est que son remède n’était bon qu’individuellement; il ne pouvait s’appliquer qu’à un nombre extrêmement restreint d’individus qui avaient déjà passé par des expériences innombrables, à travers des vies tout aussi innombrables, pour attendre le moment où ils étaient prêts à comprendre cette vérité, et à se libérer du monde en se libérant du désir, et à disparaître dans le Nirvâna.

Mais comment multiplier suffisamment ces conversions finales, pour en arriver à ce que le monde disparaisse? Cela paraît impossible, puisque le processus est progressif, et qu’il faut passer par tous les stades de la vie consciente jusqu’à ce qu’on arrive à l’état où l’on est prêt pour s’enfuir dans le Nirvâna. Et alors, pendant tout ce temps-là, qu’est-ce qui arrive à tous ces pauvres gens, pas seulement aux gens, aux bêtes aussi, et aux plantes, à toute cette vie qui souffre et lutte et peine? Alors, même dépourvue de tout espoir... Parce qu’au moins les savants vous disent: «Nous allons vous trouver le moyen de vous rendre la vie plus confortable.» Ils n’ont pas l’air d’avoir découvert ça très bien, parce que ce genre de confort complique la vie et ne la rend pas plus agréable, mais enfin, au moins, ils vous donnent une lueur d’espoir, tandis que l’autre vous dit: «Attendez, attendez, quand votre tour viendra, vous passerez de l’autre côté.» Mais en attendant, on n’est pas heureux. Alors, peut-être pourrait-on dire que cette façon d’aborder le problème n’est pas tout à fait suffisante, parce que c’est une façon purement et exclusivement mentale, et qu’elle ne peut satisfaire que les gens qui ont une vie mentale, et ce n’est pas la majorité. C’est d’ailleurs cela qui a fait que toutes les religions se sont vulgarisées, même celles qui avaient au début quelque chose de très haut et de très vrai à donner; elles ont été obligées de le réduire à la taille de la conscience humaine. Parce que l’humanité souffre, et que ce n’est pas avec de belles idées qu’on la guérit.

Il faut autre chose. Ça, nous le verrons peut-être à la fin, quand nous en arriverons là. Pour le moment...

(Pavitra) «Le deuxième postulat, c’est qu’il nous est possible de connaître l’univers, tel qu’il est réellement, de saisir objectivement ses lois.

«L’espèce de régularité que nous constatons dans l’univers et que nous traduisons en ce que nous appelons lois de la Nature, a-t-elle une existence indépendante de nous? Ou bien ces prétendues lois n’existent-elles que dans notre esprit? N’est-il pas possible de connaître l’univers dans sa réalité, tel qu’il est en lui-même, indépendamment de l’observateur ou du penseur?»

Oui, il y a un moyen: c’est par identification. Mais évidemment, c’est un moyen qui échappe tout à fait aux processus physiques. Je pense que cette impuissance provient seulement du procédé employé, parce qu’on est resté dans une conscience tout à fait superficielle; et le phénomène qui s’est produit la première fois se produit encore une seconde fois. Si vous poussez votre investigation assez loin, vous arrivez tout d’un coup à un moment où vos procédés physiques ne valent plus rien. Et au fond, on ne peut connaître que ce que l’on est. Alors, si vous voulez connaître l’univers, il faut devenir l’univers. Vous ne pouvez pas devenir l’univers physiquement, n’est-ce pas; mais il y a peutêtre un moyen de devenir l’univers: c’est dans la conscience.

Si vous identifiez votre conscience à la conscience universelle, alors vous savez ce qui se passe.

Mais c’est le seul moyen; il n’y en a pas d’autres. C’est un fait absolu qu’on ne connaît que ce que l’on est, et si l’on veut connaître quelque chose, il faut le devenir. Alors, n’est-ce pas, il y a beaucoup de gens qui disent: «C’est impossible», mais c’est parce qu’ils restent dans un certain plan. Il est tout à fait évident que si vous restez non pas seulement dans le plan matériel, mais même dans le plan mental, vous ne pouvez pas connaître l’univers, parce que le mental n’est pas universel; c’est seulement un moyen d’expression de l’univers; et ce n’est que par une identification essentielle que vous pouvez alors savoir les choses, non pas du dehors au dedans mais du dedans au dehors. Ce n’est pas impossible. C’est tout à fait possible. Cela a été fait. Mais ça ne peut pas se faire avec des instruments, si perfectionnés qu’ils soient. Là, il faut encore faire intervenir quelque chose d’autre, d’autres régions, d’autres réalités que les réalités purement matérielles, y compris le mental qui appartient à la vie physique, la vie terrestre.

On peut tout savoir, mais il faut connaître le moyen. Et le moyen ne s’apprend pas dans des livres, cela ne peut pas s’écrire avec des chiffres. Ce n’est qu’en pratiquant. Et alors là, cela demande une abnégation, une consécration, une persévérance et une obstination encore beaucoup plus considérables que celles que les savants les plus sincères, les plus honnêtes, les plus désintéressés ont jamais montrées. Mais je dois dire que la méthode de travail scientifique est une discipline merveilleuse; et ce qui est curieux, c’est qu’aussi la méthode préconisée par le Bouddha pour se débarrasser des désirs et de l’illusion du monde, est l’une des plus merveilleuses disciplines qu’on ait jamais eues sur la terre. Elles sont aux deux bouts, elles sont toutes deux excellentes; ceux qui suivent l’une ou qui suivent l’autre en toute sincérité, se préparent vraiment pour le yoga. Il suffit d’un petit déclic, quelque part, qui leur permette de sortir de leur point de vue un peu trop étroit d’un côté ou de l’autre, pour pouvoir entrer dans une intégralité qui les mènera, elle, vers la Vérité et la maîtrise suprêmes.

Je ne sais pas si l’ignorance est le plus grand obstacle sur le chemin de l’humanité. Nous avons dit que c’était un obstacle qui est presque exclusivement mental et que l’être humain est beaucoup plus complexe qu’un être mental, quoiqu’il soit suprêmement mental; puisque c’est sa nouvelle création dans le monde, il représente la dernière possibilité de la Nature, et en cela, naturellement, sa vie mentale a pris une proportion formidable, parce qu’il a la fierté d’être le seul être à l’avoir sur la terre. Il n’en fait pas toujours bon usage, mais enfin c’est comme ça. Mais ce n’est pas là qu’il trouvera la solution. Il faut qu’il aille au-delà. Voilà.

Maintenant quelqu’un d’autre a-t-il une question? Non? Personne? (À un enfant) Tu as une question, toi?

Mère, depuis l’âge de pierre jusqu’à notre âge, si nous regardons, l’homme a fait seulement un progrès dans le mental, c’est-à-dire dans le domaine scientifique, et pourquoi aucun progrès dans son...

Tu crois ça, toi? Qui t’a dit cela?

C’est ici [dans le texte] qu’on a dit que nous sommes presque à l’âge de pierre...

Ah! ah! c’est lui (montrant Pavitra) qui l’a dit. (rires)

Peut-être qu’il avait à préparer son mental d’abord. À l’âge de pierre, son mental était un peu «rustique», il n’y avait pas grand-chose. Il fallait qu’il le développe avant de pouvoir le dépasser. Ça a pris longtemps, mais on est tout de même arrivé à quelque chose.

Il est de toute évidence qu’au point de vue purement mental, le mental physique, eh bien, on a fait du chemin depuis l’âge de pierre. On dit que nous n’avons pas fait beaucoup de progrès parce qu’il y a autre chose que l’on n’a pas beaucoup cultivé; parce que nous étions justement beaucoup trop occupés à jouer avec un nouvel instrument; hein! c’est si intéressant d’avoir un nouveau jeu, là. On jouait avec ça, on essayait tous les moyens de s’en servir. Au point de vue pratique c’était surtout des applications comme jeux, hein! Même cette bombe atomique, c’est encore une façon de jouer; elle est un peu macabre, mais enfin c’est encore un jeu. Ce n’est pas avec une vision claire, définie, un plan, une organisation pour faire avancer le tout vers le but, le vrai but. Ce n’est pas ça. C’était tout à fait... c’est encore... comme des enfants dans une cour de récréation: on invente, on cherche, on joue, on trouve, on se bouscule, on se bat, on s’entend, on se querelle, on découvre, on détruit, on construit. Mais il y a un plan, derrière; il y a eu un plan; il y a encore un plan; il y a de plus en plus un plan. Et peut-être que tout cela, qui joue à la surface, malgré tout, ça mène vers quelque chose qui va se produire un jour; peut-être que si on en parle maintenant et que nous pensions tant à cette chose, c’est peut-être que... il faut bien qu’à un moment donné, ça se produise, hein! Ça peut se produire lentement, par étapes, mais enfin il y a un moment où ça commence à se produire. Alors c’est peut-être qu’on est arrivé à ce moment-là.

Mais enfin il ne faut pas anticiper, nous en parlerons la prochaine fois.

Voilà, c’est tout?

Plus de questions? Rien? (À un enfant) Tu n’as rien à dire, toi, ce soir?

Non? Bon. Alors, au revoir, mes enfants.